Chant XXV
 

ARGUMENT. – Roger, après avoir jeté dans le puits l’écu enchanté, délivre Richardet, frère de Bradamante, du supplice du feu auquel il avait été condamné, et apprend de lui la cause de sa condamnation. Tous les deux passent au château d’Aigremont, où Roger donne de ses nouvelles à Bradamante par une lettre. Puis, en compagnie de Richardet et d’Aldigier, il se met en chemin pour empêcher que Maugis et Vivian soient livrés aux Mayençais. Il rencontre un chevalier sur le lieu même où devait se faire la livraison des deux guerriers de la maison de Clermont.

 

Oh ! quel violent combat se livrent, dans un cœur juvénile, le désir de la gloire et la fougue de l’amour ! À la vérité, on ne pourrait dire lequel de ces deux sentiments l’emporte sur l’autre, car ils sont tour à tour vainqueurs. En cette circonstance, les deux chevaliers obéirent à la rigoureuse loi du devoir et de l’honneur, en suspendant leur querelle amoureuse pour voler au secours de leur camp.

Toutefois, ce fut encore Amour qui l’emporta ; car, si leur dame ne leur avait point ordonné d’en agir ainsi, la cruelle bataille ne se serait terminée qu’avec le triomphe de l’un d’eux, et c’est en vain qu’Agramant et son armée auraient réclamé leur aide. Amour n’est donc pas toujours funeste ; s’il est souvent nuisible, il est parfois utile.

Les deux chevaliers païens, ayant différé toute querelle, s’en vont maintenant au secours de l’armée d’Afrique, et se dirigent vers Paris, accompagnés de leur gente dame. Avec eux chemine aussi le petit nain qui avait suivi les traces du Tartare, et avait conduit jusqu’à lui le jaloux Rodomont.

Ils arrivent dans un pré, où plusieurs chevaliers se délassaient au bord d’un ruisseau. Deux d’entre eux étaient désarmés ; les deux autres avaient leur casque. Une dame, fort belle de visage, était avec eux. Je vous dirai ailleurs qui ils étaient, non maintenant, car j’ai à vous parler auparavant de Roger, du brave Roger qui, comme je vous l’ai raconté, avait jeté dans un puits l’écu enchanté.

Il était à peine éloigné d’un mille, qu’il vit venir en grande hâte un des courriers que le fils de Trojan avait envoyés à ses chevaliers pour réclamer leur concours. Ce courrier lui apprit que Charles tenait en un tel péril l’armée sarrasine, que si elle n’était promptement secourue elle y laisserait bien vite l’honneur et la vie.

Roger, à cette nouvelle, fut assailli par un grand nombre de pensées diverses qui lui vinrent toutes à la fois à l’esprit. Mais ce n’était ni le lieu ni le moment de réfléchir longtemps au meilleur parti à prendre. Il laissa partir le messager, et tourna bride vers l’endroit où la dame le pressait tellement d’aller, qu’elle ne lui donnait pas même le temps de se reposer.

En suivant le chemin qu’ils avaient pris tout d’abord, ils arrivèrent, au déclin du jour, dans une ville que le roi Marsile possédait au beau milieu de la France et qu’il avait prise, pendant la dernière guerre, au roi Charles. Roger ne fut arrêté par personne aux ponts-levis ou aux portes, bien que tout autour des remparts il y eût une grande quantité d’hommes d’armes.

La damoiselle qui l’accompagnait étant connue de ces gens, on le laissa passer librement et sans même lui demander d’où il venait. Il arriva à la grande place et la trouva pleine de monde, et éclairée par le feu d’un bûcher. Tout au milieu se tenait, le visage couvert de pâleur, le jouvenceau condamné à mort.

À peine Roger eut-il levé les yeux sur cet infortuné qui penchait vers la terre sa figure inondée de larmes, qu’il crut voir Bradamante, tellement le jeune homme lui ressemblait. Plus il regardait son visage et sa personne, et plus il lui semblait que c’était elle, « C’est Bradamante – se dit-il – ou je ne suis plus Roger !

» Emportée par une trop grande ardeur, elle aura pris la défense du condamné, et sa tentative ayant échoué, elle aura, je le vois, été faite prisonnière. Ah ! pourquoi s’est-elle tant pressée, puisque je ne pouvais pas me trouver à côté d’elle pour tenter l’entreprise ? Mais je rends grâce à Dieu d’être venu encore à temps pour la sauver. »

Et, sans plus tarder, il saisit son épée, car il avait rompu sa lance dans sa lutte à l’autre château, et pousse son destrier au milieu de la foule. Son épée décrit un cercle et ouvre à l’un le front, à l’autre la gorge, à un troisième la joue. La populace fuit en criant ; un grand nombre restent sur place éclopés ou la tête fracassée.

Telle une bande d’oiseaux qui, sur les bords d’un étang, voltigent en sûreté et pourvoient à leur nourriture ; si quelque faucon fond à l’improviste sur eux du haut des airs, et en saisit un dans ses serres, tout le reste s’éparpille en fuyant ; chacun s’inquiète peu de son voisin et ne songe qu’à son propre salut. Ainsi vous auriez vu faire tous ces gens, dès que le brave Roger se fut précipité sur eux.

À quatre ou six, plus lents à fuir que les autres, Roger abat la tête de dessus les épaules. Il en partage autant jusqu’à la poitrine, et un nombre infini jusqu’aux yeux et jusqu’aux dents. Je sais bien qu’ils n’avaient point de casques, mais ils étaient cependant couverts de coiffes en fer luisant ; et quand bien même ils eussent eu des casques, ils n’en auraient pas été moins taillés, ou peu s’en faut.

La force de Roger était bien supérieure à celle qu’on trouve chez les chevaliers de notre époque. Elle surpassait également celle de l’ours, du lion ou de quelque autre animal féroce que ce soit, de nos pays ou d’ailleurs. La foudre seule pouvait l’égaler, ou bien le grand diable{84}, non pas celui de l’enfer, mais celui de mon seigneur, qui va avec le feu et qui se fait faire place au ciel, à terre et sur mer.

À chacun de ses coups, un homme tombait à terre, et souvent deux à la fois. Il lui arriva même d’en tuer quatre et jusqu’à cinq d’un coup, de sorte qu’il en eut bien vite occis une centaine. Son glaive, qu’il avait tiré, taillait comme du lait l’acier le plus dur. Falérine, pour donner la mort à Roland, avait forgé la cruelle épée{85} dans les jardins d’Orgagna.

Elle se repentit dans la suite de son œuvre, car ce fut avec cette même épée qu’elle vit détruire son jardin. Quel carnage, quelles ruines ne devait-elle pas faire maintenant entre les mains d’un tel guerrier ! Si jamais Roger déploya une force et une fureur peu communes, si jamais sa vaillance se manifesta pleinement, ce fut ce jour-là, alors qu’il croyait venir au secours de sa dame.

La foule fuyait devant lui comme le lièvre devant les chiens lancés. Ceux qui restèrent morts sur place furent nombreux. Ceux qui s’enfuirent furent plus nombreux encore. Pendant ce temps, la dame avait délié les liens qui retenaient les mains du jeune homme, et l’avait armé de son mieux, en lui mettant une épée à la main et un bouclier au cou.

Celui-ci, qui avait été si indignement traité, brûlait de se venger le plus possible sur tous ces gens ; aussi, par l’énergie qu’il déploya en cette circonstance, montra-t-il qu’il méritait le titre de preux et de vaillant. Le soleil avait déjà noyé les roues dorées de son char dans la mer d’occident, lorsque Roger, victorieux, sortit du château, accompagné du jouvenceau.

Quand le jeune garçon se trouva en sûreté hors des portes, il exprima, avec beaucoup de gentillesse et de courtoisie, sa reconnaissance à Roger qui s’était exposé à la mort pour le sauver, et cela sans le connaître. Il le pria de lui dire son nom, afin qu’il sût à qui il avait une telle obligation.

« Je vois – se disait Roger – le beau visage, les belles manières, les traits charmants de ma Bradamante, mais je ne reconnais pas la douceur de son parler si suave. Il ne me semble pas non plus que c’est ainsi qu’elle devrait remercier son amant fidèle. Mais si cependant c’est bien Bradamante, comment a-t-elle sitôt oublié mon nom ? »

Pour sortir de cette incertitude, Roger lui dit poliment : « Je vous ai vu ailleurs à ce que je pense, mais je ne puis me souvenir où. Dites-le-moi, si vous vous le rappelez, et faites-moi le plaisir de m’apprendre aussi votre nom, pour que je sache quel est celui que mon aide a sauvé aujourd’hui du feu. »

« Il se peut que vous m’ayez vu en effet – répondit celui-ci – mais je ne sais où ni quand. Je vais aussi de mon côté, parcourant le monde, et cherchant çà et là les aventures extraordinaires. Peut-être avez-vous vu une sœur à moi, qui a endossé l’armure et porte l’épée au flanc. Nous sommes jumeaux, et elle me ressemble tellement, que, dans notre famille, on ne peut nous distinguer l’un de l’autre.

» Vous ne seriez pas le premier, ni le second, ni même le quatrième qui auriez été pris à cette ressemblance, puisque mon père, mes frères, et jusqu’à celle qui nous a donné le jour à tous deux, ne savent pas nous distinguer. Il est vrai que la chevelure que je porte courte et rare, comme tous les hommes, et les longs cheveux de ma sœur, arrangés en tresses, faisaient la seule différence qui existât entre nous ;

» Mais depuis qu’un jour elle fut blessée à la tête – il serait trop long de vous dire comment – et que, pour la guérir, un serviteur de Jésus lui eut taillé les cheveux au niveau de l’oreille, aucune différence ne subsista plus entre nous, si ce n’est le sexe et le nom. Je suis Richardet, et ma sœur s’appelle Bradamante. Je suis le frère de Renaud ; elle en est la sœur.

» Et si cela ne vous ennuyait pas de m’écouter, je vous dirais une chose qui vous stupéfierait ; je vous dirais ce qui m’advint, par suite de cette ressemblance. C’est une aventure qui, après m’avoir causé beaucoup de joie au commencement, a failli amener mon martyre. » Roger, à qui l’on n’aurait pu raconter de plus douce histoire que celle où était mêlé le souvenir de sa dame, le pria de continuer, et le jeune chevalier lui dit :

« Il y a quelque temps, ma sœur, passant dans les bois d’alentour, fut blessée par une troupe de Sarrasins qui la surprit sans son casque qu’elle avait déposé sur la route. On fut obligé de lui couper ses longs cheveux, pour la guérir d’une cruelle blessure qu’elle avait reçue à la tête. Depuis cette époque, elle errait par la forêt, les cheveux ainsi coupés courts.

» Elle arriva un jour près d’une fontaine ombreuse. Se trouvant fatiguée, elle descendit de cheval, délaça son casque et s’endormit sur l’herbe tendre. Je ne crois pas, en vérité, qu’on puisse inventer une fable aussi intéressante que cette histoire véridique. Soudain arriva Fleur-d’Épine, dame d’Espagne, qui était venue pour chasser dans le bois.

» En voyant ma sœur revêtue entièrement de son armure, excepté le visage, et portant l’épée en guise de quenouille, elle la prit pour un chevalier. À force de considérer sa figure et ses grâces viriles, elle s’en sentit le cœur épris. Elle l’invita à la suivre à la chasse, et parvint à l’attirer loin de ses compagnons, dans l’endroit le plus touffu.

» Seule avec elle en ce lieu solitaire où elle ne craint pas d’être surprise, elle lui découvre peu à peu, par ses gestes et ses paroles, la blessure dont son cœur est atteint. Ses yeux ardents et ses soupirs enflammés montrent son âme consumée de désir. Tantôt son visage pâlit ; tantôt il se colore d’une vive rougeur ; enfin elle se hasarde à prendre un baiser.

» Ma sœur s’était bien aperçue que la dame s’était trompée à son endroit. Ne pouvant lui venir en aide, en cette circonstance, elle se trouvait dans un grand embarras. Il vaut mieux, pensa-t-elle, la détromper de sa fausse croyance, et me faire connaître pour une femme gentille, que de me laisser passer pour un homme ridicule.

» Et elle disait vrai ; car c’eût été vraiment une infamie de la part d’un homme, de rester comme un marbre devant une si belle dame, pleine de grâces et d’agaceries, et de se borner à la payer de paroles, en tenant l’aile basse comme un coucou. De son air le plus aimable, ma sœur lui explique comme quoi elle est une damoiselle ;

» Qu’elle cherche à acquérir la gloire des armes, comme jadis Hippolyte et Camille. Elle lui dit qu’elle était née en Afrique, sur le bord de la mer, dans la cité d’Arzille{86}, et que, dès sa plus tendre enfance, elle avait été habituée à manier l’écu et la lance. » Cette confidence n’amortit pas une étincelle du feu qui consumait la dame énamourée. Le remède venait trop tard pour guérir la plaie faite par le trait qu’Amour avait enfoncé si profondément.

» Le visage de Bradamante ne lui en paraît pas moins beau, son regard moins doux, ses manières moins séduisantes. Elle ne peut reprendre possession de son cœur qui déjà ne lui appartient plus. En voyant ma sœur sous cet habit, il lui semble impossible de ne pas se consumer de désir pour elle, et quand elle songe que c’est une femme, elle soupire, elle pleure, et montre une douleur immense.

» Quiconque aurait ce jour-là été témoin de son désespoir et de ses pleurs, aurait pleuré avec elle, “Quels tourments – disait-elle – furent jamais plus cruels que les miens ? À tout autre amour, coupable ou permis, je pourrais espérer une fin désirée ; je saurais séparer la rose de ses épines. Seul mon désir est sans espoir.

» ”Si tu voulais, Amour jaloux de mon heureux destin, me faire sentir tes rigueurs, ne pouvais-tu te contenter de me faire subir les maux ordinaires aux autres amants ? Parmi les hommes, ni parmi les animaux, je n’ai jamais vu une femelle s’éprendre d’amour pour une autre femelle. Une femme ne paraît point belle aux autres femmes, pas plus que la biche à la biche et la brebis à la brebis.

» ”Sur la terre, dans les airs, au sein des ondes, je suis seule à souffrir une telle cruauté de ta part, et tu as voulu, en agissant ainsi, montrer, par une funeste erreur, jusqu’où peut aller ton pouvoir. L’épouse du roi Ninus, qui aima son fils, éprouva un désir impie et coupable ; il en fut de même pour Myrrha, qui aima son père, et pour Pasiphaë, la Crétoise, qui s’éprit d’un taureau. Mais mon désir est plus extravagant encore qu’aucun de ceux-là.

» ”Dans les cas que je viens de citer, la femelle prit toujours un mâle pour objet de ses désirs ; elle pouvait espérer les satisfaire, et, comme je l’ai entendu dire, elle y réussit en effet. Pasiphaë entra dans une vache de bois ; les autres arrivèrent à leur but par des moyens variés. Mais quand bien même Dédale me prêterait son ingénieux concours, il ne pourrait délier ce nœud-ci fait par la nature, cette maîtresse souveraine et trop prévoyante.”

» Ainsi se plaint, se consume, gémit la belle dame, sans pouvoir apaiser son ennui. Tantôt elle se frappe le visage, tantôt elle s’arrache les cheveux, cherchant à se venger d’elle-même. Ma sœur, toute contristée d’une telle douleur, en pleure de pitié. Elle s’efforce de la détourner de son fol et vain désir ; mais elle ne réussit pas et ses paroles sont vaines.

» Fleur-d’Épine, qui réclame un secours et non des consolations, se lamente et se plaint de plus en plus. Déjà le jour approchait de sa fin, et le soleil rougissait tout l’occident. Il était l’heure de chercher un abri, si l’on ne voulait point passer la nuit dans le bois. La dame invita Bradamante à venir avec elle dans sa demeure qui était peu éloignée de là.

» Ma sœur ne sut pas lui refuser cette faveur, et elles vinrent toutes les deux dans ce lieu même où la populace scélérate et félonne m’aurait jeté au feu, si tu n’étais arrivé. Dès qu’elles furent rentrées dans le palais, la belle Fleur-d’Épine combla ma sœur de caresses, et lui ayant donné des vêtements de femme, la fit reconnaître à chacun pour une dame,

» Afin que personne, arguant de son aspect viril, ne pût en prendre prétexte pour la blâmer. Elle espérait aussi que, les vêlements d’homme portés par Bradamante ayant causé son mal, elle pourrait, en la voyant sous son aspect véritable, chasser de son esprit la pensée qui l’obsédait.

» Elles partagèrent le même lit, mais leur repos fut loin d’être le même, car l’une dormit tranquillement, tandis que l’autre ne cessa de pleurer et de gémir, sentant son désir de plus en plus impérieux. Et si parfois le sommeil la prenait, il lui semblait, dans un songe aussi rapide que trompeur, que le ciel l’avait exaucée, et avait changé le sexe de Bradamante.

» Comme le malade brûlé par une soif ardente, s’il vient à s’endormir avec cette envie qui le consume, se voit, dans son sommeil troublé et inquiet, entouré d’eaux de toutes parts, ainsi Fleur-d’Épine s’imagine dans son rêve que son désir est satisfait. Elle se réveille, et veut s’assurer aussitôt de la main si c’est la vérité, mais, hélas ! elle se convainc toujours que ce n’est qu’un vain songe.

» Que de prières, que de vœux elle adressa, pendant cette nuit, à Mahomet et à tous les dieux, pour leur demander de changer, par un miracle éclatant, le sexe de sa compagne ! Mais tous ses vœux restèrent sans effet. Peut-être même le ciel se riait-il d’elle. La nuit s’acheva enfin, et Phébus, montrant sa blonde tête hors de la mer, vint rendre la lumière au monde.

» Dès que le jour eut paru, et qu’elles eurent quitté le lit, Fleur-d’Épine sentit redoubler sa douleur, car Bradamante, désireuse de sortir d’un pareil embarras, parlait déjà de partir. La gente damoiselle veut qu’en partant elle accepte en don un magnifique genêt, tout harnaché d’or, et une soubreveste richement brodée de sa propre main.

» Fleur-d’Épine, après l’avoir accompagnée pendant quelque temps, rentra toute en pleurs dans son château. Ma sœur, ayant pressé le pas, arriva le même jour à Montauban. Nous tous, ses frères, ainsi que notre pauvre mère, nous l’entourâmes en lui faisant fête, car, n’ayant pas reçu depuis longtemps de ses nouvelles, nous étions fort inquiets, et nous craignions qu’elle ne fût morte.

» Nous vîmes avec étonnement, quand elle ôta son casque, que ses cheveux, qui auparavant se répandaient tout autour de sa tête, étaient coupés court. Nous admirâmes également la soubreveste de voyage dont elle était revêtue. Et elle, du commencement jusqu’à la fin, nous raconta toute l’aventure que je viens de vous dire : comment elle avait été blessée dans un bois, et comment, pour se guérir, elle avait dû laisser couper sa belle chevelure.

» Et comment ensuite, s’étant endormie sur la rive d’un ruisseau, survint une belle chasseresse, qui, trompée par sa fausse apparence, s’éprit d’elle. Elle dit comment celle-ci l’attira loin de ses compagnons ; elle ne nous cacha rien des tourments de cette damoiselle, et son récit nous remplit l’âme de pitié. Elle nous apprit enfin comment elle en reçut l’hospitalité, et tout ce qui s’était passé jusqu’à son retour au château.

» J’avais beaucoup entendu parler de Fleur-d’Épine, et je l’avais déjà vue à Saragosse et en France. Ses beaux yeux et son doux visage avaient grandement excité mes désirs. Mais je n’avais pas cru devoir laisser grandir cette passion naissante, estimant qu’aimer sans espoir est un songe, une folie. Or, mon ancienne flamme, revenant en moi avec violence, se ralluma soudain.

» Amour ourdit lui-même les nœuds dans lesquels je plaçai mon espoir ; aurait-il pu en être autrement ? Dès qu’il m’eut ressaisi, il m’enseigna la manière dont j’obtiendrais de ma dame ce que je désirais. La fraude était facile à imaginer ; cette ressemblance avec ma sœur, qui en avait trompé tant d’autres, tromperait encore, sans aucun doute, cette jeune donzelle.

» Le ferais-je ou ne le ferais-je pas ? Enfin il me sembla qu’il est toujours bon de chercher à obtenir ce que l’on désire. Je ne fis part de mon intention à qui que ce fût, et ne voulus prendre le conseil de personne. J’allai, la nuit, à l’endroit où ma sœur avait déposé ses armes ; je les pris et, sur son propre cheval, je partis, sans attendre le lever de l’aurore.

» Je partis pendant la nuit, Amour me guidant, pour retrouver la belle Fleur-d’Épine, et j’arrivai à sa demeure avant que la lumière du soleil se fût cachée dans l’océan. Ce fut à qui s’en irait, en courant, porter le premier à la reine l’heureuse nouvelle, dans l’espoir de s’attirer ses bonnes grâces et d’en recevoir quelque don généreux.

» Tous m’avaient pris, comme tu l’as fait toi-même, pour Bradamante ; d’autant plus que j’avais les mêmes vêtements et le même cheval que celle-ci, lorsqu’elle était partie, le jour d’avant. Fleur-d’Épine vient au bout d’un moment et m’accueille avec une telle fête, de telles caresses, avec un visage si content et si joyeux, qu’une plus grande joie ne se pourrait voir au monde.

» Elle me jette ses beaux bras autour du cou, m’étreint doucement sur son cœur, et me baise sur la bouche. Tu peux juger si dans ce moment Amour, qui dirigeait sur moi sa flèche, me frappa en plein cœur ! Elle me prend par la main, et me mène en toute hâte dans sa chambre. Elle veut me débarrasser elle-même de mes armes, depuis le casque jusqu’aux éperons, et ne permet pas que d’autres s’occupent de ce soin.

» Puis, s’étant fait apporter une de ses robes les plus riches et les plus ornées, elle me la passe de sa propre main, et comme si j’eusse été une femme, elle m’habille et réunit mes cheveux dans un filet d’or. Moi, je baissais modestement les yeux ; rien dans mes gestes n’aurait pu faire soupçonner que je n’étais pas une femme. J’adoucis si bien ma voix, qui aurait pu me trahir peut-être, que personne ne s’aperçut de la vérité.

» Nous nous rendîmes ensuite dans une salle où se trouvaient un grand nombre de dames et de chevaliers, par lesquels nous fûmes reçus avec les honneurs qu’on accorde d’habitude aux reines et aux grandes dames. Là je ris plus d’une fois en moi-même des regards lascifs que me lançaient les chevaliers, qui ne savaient pas ce qui se cachait de valide et de gaillard sous mes vêtements de femme.

» La nuit était fort avancée lorsqu’on se leva de table, laquelle avait été chargée des mets les plus recherchés, selon la saison. Sans attendre que je lui demande la chose pour laquelle j’étais venu, la dame m’invite d’elle-même, et par courtoisie, à partager sa couche pour cette nuit.

» Les dames et les damoiselles se retirent, ainsi que les pages et les camériers. Restés seuls ensemble, nous nous déshabillons et nous nous mettons au lit à la lueur des torches qui éclairaient comme si c’eût été jour. Alors, je commençai : “Ne vous étonnez pas, madame, si je reviens si vite près de vous. Vous vous imaginiez sans doute me revoir Dieu sait quand.

» ”Je vous dirai d’abord la cause de mon départ, puis je vous expliquerai celle de mon retour. Si j’avais pu, madame, en restant près de vous, contenter votre ardeur, j’aurais voulu vivre et mourir à votre service, sans vous quitter un seul instant. Mais comprenant combien ma vue vous était cruelle, je m’éloignai, ne pouvant faire mieux.

» ”La fortune me conduisit au milieu d’un bois inextricable, où j’entendis soudain retentir des cris ; on eût dit une femme qui aurait appelé à son secours. J’y cours, et sur un lac aux eaux de cristal, je vois un faune qui avait pris avec ses hameçons une damoiselle qu’il tenait toute nue au milieu de l’eau. Le cruel se préparait à la dévorer vivante.

» ”Je me précipitai vers lui, et l’épée à la main – je ne pouvais lui venir en aide d’une autre façon – j’arrachai la vie au féroce pêcheur. Aussitôt la damoiselle saute dans l’eau : ‘Tu ne m’auras pas – dit-elle – secourue en vain. Tu en seras bien récompensé, et richement, pour tout ce que tu voudras demander ; car je suis une nymphe, et j’habite au sein de ces eaux limpides.

» ” ’Je puis accomplir des choses merveilleuses et forcer les éléments et la nature à m’obéir. Demande-moi tout ce qui sera en mon pouvoir, et laisse-moi le soin de te satisfaire. À mon commandement, la lune descend du ciel, le feu se congèle et l’air se solidifie. Plus d’une fois, avec de simples paroles, j’ai fait trembler la terre, et j’ai arrêté le soleil.’

» ”Pour répondre à cette offre, je ne lui demandai ni des trésors, ni la puissance, ni de riches domaines. Je ne lui demandai pas de me donner plus de vaillance et plus de vigueur, ni de me faire vaincre dans toutes les rencontres que j’aurais. Je lui demandai seulement de me donner un moyen quelconque de satisfaire votre désir. Sans plus préciser ma demande, je m’en remis complètement à son expérience.

» ”Je lui eus à peine exposé mon désir, que je la vis plonger de nouveau. Elle ne me fit pas d’autre réponse que de me lancer quelques gouttes de l’eau enchantée. À peine cette eau m’a-t-elle touchée au visage, que, je ne sais comment, je me sens toute changée. Je le vois, je le sens, et à peine cela me paraît vrai. Je me sens, de femelle, devenu mâle.

» ”Et si ce n’était que vous pouvez vous-même vous en assurer sur-le-champ, vous ne le croiriez pas. Comme je l’étais dans l’autre sexe, je suis encore tout prêt à vous obéir. Commandez ; toutes mes forces sont désormais, et seront toujours dressées et promptes pour votre service.” Ainsi je lui dis, et je fis en sorte qu’elle pût s’assurer avec la main de l’exacte vérité.

» Il arrive souvent que celui qui avait perdu tout espoir de posséder l’objet sur lequel toutes ses pensées étaient concentrées, et qui, dans son désespoir d’en être privé, s’affligeait et se consumait de colère et de rage, vient par la suite à posséder cet objet. Alors sa longue crainte d’avoir semé sur le sable, sa désespérance, lui oppressent tellement le cœur et le disposent tellement au doute, qu’il n’en croit pas son propre témoignage, et reste tout interdit.

» Ainsi la dame, bien qu’elle voie, bien qu’elle touche ce qu’elle avait tant désiré, n’ose croire à ses yeux, à sa main, à elle-même, et doute d’être encore endormie. Il faut lui montrer, par de bonnes preuves, qu’elle sent bien réellement ce qu’elle croit ne sentir qu’en songe. “Fasse Dieu – dit-elle – si tout cela n’est qu’un rêve, que je dorme toujours, et que je ne me réveille plus jamais !”

» Ce ne furent pas les rumeurs du tambour, ni les sons de la trompette qui préparèrent l’amoureux assaut ; mais des baisers, à l’instar de ceux des colombes, donnaient le signal tantôt de la lutte, tantôt du repos. Nous nous servîmes d’armes tout autres que les flèches et les frondes. Quant à moi, je montai sans échelle à l’assaut de la forteresse, et j’y plantai à plusieurs reprises mon étendard, après avoir renversé l’ennemie sous moi.

» Si ce même lit avait retenti, la nuit précédente de soupirs et de plaintes, il put, la nuit suivante, entendre les éclats de rire, les doux jeux, la fête éclatante, les cris de volupté. L’acanthe flexible n’enlace pas les colonnes et les chapiteaux de nœuds plus nombreux, que ceux formés par nos cous, nos flancs, nos bras, nos jambes, nos poitrines.

» La chose fut tenue assez secrète entre nous pour que nos plaisirs durassent plusieurs mois. Mais quelqu’un s’en étant aperçu par la suite, en instruisit, pour mon malheur, le roi Marsile. Vous qui m’avez délivré des mains de ses satellites, sur la place où le bûcher était déjà allumé, vous pouvez comprendre désormais le reste. Dieu sait que j’en éprouve une douleur cruelle. »

C’est ainsi que Richardet entretenait Roger et rendait ainsi à tous deux leur voyage nocturne moins pénible. Ils arrivèrent cependant vers un coteau entouré de précipices et de roches escarpées. Un chemin montueux, étroit et plein de pierres permettait d’arriver péniblement au sommet où s’élevait le château d’Aigremont, confié à la garde d’Aldigier de Clermont.

Ce dernier était le fils bâtard du comte de Boves, et le frère de Maugis et de Vivian. Ceux qui l’ont donné comme fils légitime de Gérard ont avancé une chose téméraire et fausse. Qu’il fût l’un ou l’autre, la vérité est qu’il était vaillant, prudent, libéral, courtois, humain, et qu’il faisait bonne garde, de nuit et de jour, autour des murailles du château appartenant à ses frères.

Le chevalier accueillit courtoisement, comme il le devait, son cousin Richardet qu’il aimait comme un frère. Roger fut aussi le bienvenu par égard pour lui. Cependant Aldigier ne vint pas à leur rencontre avec l’air joyeux qui lui était habituel. Son visage, au contraire, était triste, car il avait reçu le jour même une nouvelle qui l’avait fort affligé.

Au lieu de salut, il aborda ainsi Richardet : « Frère, nous avons une nouvelle qui n’est pas bonne. J’ai su aujourd’hui, par un messager très sûr, que l’infâme Bertolas de Bayonne s’est entendu avec la cruelle Lanfuse, et lui a donné de riches présents, pour qu’elle lui livrât tes bons cousins Maugis et Vivian.

» Depuis le jour où Ferragus les a faits prisonniers, elle les a toujours tenus en un lieu secret et sombre. Enfin elle vient de conclure ce traité déloyal et cruel avec celui dont je te parle. Elle doit les livrer demain au Mayençais, sur les confins de ses domaines et de ceux de Bayonne. Bertolas viendra en personne lui payer le prix du plus illustre sang qui soit en France.

» J’en ai immédiatement avisé notre Renaud par un courrier que j’ai fait partir à francs étriers, mais je ne crois pas qu’il puisse arriver à temps, car il a trop de chemin à faire. Je n’ai pas avec moi assez de gens pour tenter une sortie. Mon envie est grande de les secourir, mais je ne puis rien. Cependant une fois que le traître les aura en son pouvoir, il les fera mourir. De sorte que je ne sais que faire et que dire. »

La fâcheuse nouvelle déplut fort à Richardet, et, par cela même, contraria vivement Roger. Les voyant tous deux se taire et ne prendre aucun parti, il leur dit avec feu : « Soyez tranquilles ; je prends sur moi toute cette entreprise. Mon bras ira, a travers mille épées, rendre la liberté à vos frères.

» Je ne veux le concours ni l’aide de personne. Je crois que je suffirai seul à terminer cette affaire. Je vous demande seulement quelqu’un qui me conduise à l’endroit où doit se faire l’échange. Je vous ferai entendre jusqu’ici les cris de ceux qui seront présents à ce honteux marché. » Ainsi il dit, et ce n’était pas chose nouvelle pour un des deux frères, qui avait eu des preuves de sa valeur.

L’autre l’écoutait, mais comme on écoute quelqu’un qui parle beaucoup sans savoir de quoi il parle. Mais Richardet, le prenant à part, lui raconta comment il avait été sauvé du bûcher par lui, et lui certifia qu’il ferait, en temps et lieu, beaucoup plus que ce dont il se vantait. Aldigier lui prêta alors une plus grande attention, et lui prodigua les marques du plus grand respect et de la plus grande estime.

Puis, à sa table, où régnait l’abondance la plus copieuse, il lui donna la place d’honneur, comme il eût fait à son suzerain. Là, il fut convenu que, sans chercher l’aide de personne, on délivrerait les deux frères. Enfin le sommeil vint fermer les yeux aux maîtres et aux valets. Roger seul ne dormit pas ; une pensée importune lui pesait sur le cœur et le tenait éveillé.

La nouvelle du siège qu’avait à soutenir Agramant, nouvelle qu’il avait apprise le jour même, lui tenait au cœur. Il voyait bien que le moindre retard apporté à voler à son secours était pour lui un déshonneur. De quelle infamie, de quelle honte ne se couvrira-t-il pas, s’il s’en va avec les ennemis de son maître ? Ne lui reprochera-t-on pas comme une lâcheté, comme un grand crime, de s’être fait baptiser en un pareil moment ?

En tout autre temps, on aurait pu facilement croire que la vraie religion l’a seule touché. Mais maintenant qu’Agramant assiégé a plus que jamais besoin de son aide, chacun croira plutôt qu’il a cédé à la crainte, à une coupable lâcheté, qu’à l’entraînement d’une croyance meilleure. Voilà ce qui agite et tourmente le cœur de Roger.

D’un autre côté il souffrait à l’idée de s’éloigner sans la permission de sa reine. Ces deux pensées contraires le plongeaient tour à tour dans le doute et l’incertitude. Il avait d’abord espéré revoir Bradamante au château de Fleur-d’Épine, où ils devaient aller ensemble, comme je l’ai dit plus haut, pour secourir Richardet.

Puis il se souvint qu’elle lui avait promis de se retrouver avec lui à Vallombreuse. Il se dit que si elle y était allée, elle avait dû s’étonner de ne l’y point trouver. S’il pouvait au moins lui envoyer une lettre ou un messager, afin qu’elle ne se tourmentât point de ce que non seulement il lui avait désobéi, mais de ce qu’il était parti sans lui en faire part !

Après avoir combiné divers projets, il pense que le mieux est de lui écrire tout ce qui lui était arrivé, et bien qu’il ne sache pas comment il pourra lui faire parvenir sa lettre, il ne veut pas tarder davantage. Peut-être trouvera-t-il sur son chemin quelque message fidèle. Sans plus de retard, il saute hors du lit, et se fait apporter du papier, de l’encre, des plumes et de la lumière.

Les camériers discrets et prévenants donnent à Roger ce qu’il demande, et il commence sa lettre. Les premières lignes sont consacrées aux salutations d’usage. Puis il raconte les avis qu’il a reçus au sujet de son roi qui réclame son aide. Il ajoute que s’il tarde à lui porter secours, Agramant périra ou tombera aux mains de ses ennemis.

Il poursuit en disant qu’en cette circonstance et en présence d’un appel si pressant, elle verra elle-même quel blâme énorme il encourrait, s’il refusait l’aide qu’on lui demande ; que devant être son mari, il devait se garder de toute tache, car il ne fallait pas qu’elle, si pure en tout, fût souillée par la moindre faute.

Si jamais il s’est efforcé d’acquérir, par ses œuvres, un nom illustre, et si, après l’avoir gagné, il en est fier, il doit chercher à le conserver intact. C’est ce qu’il fait en ce moment. Il est avare de la pureté de ce nom, puisqu’il doit le partager avec elle. Elle sera sa femme, et leurs deux corps ne devront avoir qu’une âme.

Aussi, ce qu’il lui avait déjà dit de vive voix, il le lui redisait encore par cette lettre : lorsque, l’heure sera venue où il sera dégagé de sa foi envers son roi, s’il n’est pas mort auparavant, il se fera chrétien de fait comme il l’est déjà d’intention. Puis il ira la demander pour femme à son père, à Renaud et à ses autres parents.

« Je désire – ajoutait-il – qu’il vous agrée que j’aille faire lever le siège autour de mon seigneur, afin que la foule ignorante se taise et n’ait pas le droit de dire : Pendant qu’Agramant fut puissant, Roger ne l’abandonna ni jour ni nuit ; maintenant que la fortune se déclare en faveur de Charles, il porte sa bannière vers le vainqueur.

» Quinze ou vingt jours, je pense, me suffiront pour dégager le camp des Sarrasins des ennemis qui l’assiègent. Pendant ce temps, je chercherai des raisons convenables pour me retirer. Je vous demande de m’accorder ce délai au nom de mon honneur. Puis le reste de ma vie sera tout à vous. »

Roger se répand en semblables propos que je ne saurais vous dire jusqu’au bout. Il en ajoute beaucoup d’autres, et ne termine sa lettre que lorsqu’il voit la feuille toute remplie. Puis il plie la lettre, la scelle et la met sur sa poitrine, dans l’espoir que le jour suivant il trouvera quelqu’un qui puisse la porter secrètement à sa dame.

La lettre close, il se jette de nouveau sur son lit où il peut enfin fermer les yeux et trouver quelque repos. Le sommeil vient en effet secouer sur son corps fatigué ses rameaux trempés dans l’eau du Léthé. Il repose jusqu’à ce que les nuages roses et blancs viennent parsemer de fleurs les contrées joyeuses du lumineux orient, et que le jour s’élance de sa demeure dorée.

Dès que les oiseaux, dans les vertes branches, eurent commencé à saluer le jour naissant, Aldigier qui voulait servir de guide à Roger et à son compagnon, et les conduire à l’endroit où ils devraient empêcher ses deux frères d’être livrés aux mains de Bertolas, fut le premier sur pieds. Les deux autres chevaliers, à son appel, sautèrent également hors du lit.

Après qu’ils se furent habillés et bien armés, Roger se mit en route avec les deux cousins ; il les avait longtemps priés, mais en vain, de le laisser se charger tout seul de l’entreprise. Mais il leur eût semblé manquer aux lois de la courtoisie que de le laisser aller seul au secours de leurs frères. Ils se montrèrent en cela fermes comme des rocs, et ne consentirent pas à le laisser partir seul.

Ils arrivèrent à l’endroit où Maugis devait être échangé contre des présents. C’était une vaste plaine tout exposée aux rayons du soleil. On n’y voyait ni myrtes, ni cyprès, ni frênes, ni hêtres. Quelques humbles plantes poussaient sur le gravier nu, où jamais houe ni charrue n’avait passé.

Les trois vaillants guerriers s’arrêtèrent dans un sentier qui traversait cette plaine. Là ils aperçurent un chevalier dont l’armure était damasquinée d’or et qui, pour insignes, portait, sur un champ de sinople, le bel oiseau qui vit plus d’un siècle{87}. En voilà assez, seigneur ; je me vois arrivé à la fin de ce chant, et je demande à me reposer.