- Soupe ! Soupe !

Ainsi, elle avait cru avoir affaire à une variante de sa nourriture de base. J'eus la sottise de dire :

- Non, madame, ce n'est pas de la soupe, c'est de la sauce. On ne mange pas cela de la même façon.

Le kyste sembla trouver que j'étais byzantin avec mes précisions ridicules et il hurla de plus belle.

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Juliette et moi aurions voulu être ailleurs. La dispute ne cessait d'empirer, aucun apaisement ne s'annonçait. Palamède recourut alors à une solution à laquelle même Salomon n'eût pas songé : il enleva la cuiller du récipient, la lécha, puis but le contenu de la saucière d'un trait. Ensuite, il la déposa, l'air d'avoir trouvé ce chocolat ignoble.

Il y eut une dernière clameur kystique, déchirée :

- Soupe !

Après quoi, la chose se tassa, matée, désolée. Elle ne toucha pas à son assiette.

Ma femme et moi, nous étions révoltés. Quel sale type ! S'être forcé à laper une sauce qu'il n'aimait pas, sous prétexte d'enseigner les bonnes manières à cette malheureuse handicapée ! Pourquoi ne tolérait-il pas que son épouse ait du plaisir ? J'étais prêt à me lever afin de préparer une casserole entière de chocolat fondu pour ce pauvre mammifère. Mais j'eus peur une nouvelle fois de la réaction du tortionnaire.

Dès cet instant, Bernadette nous inspira une sympathie pleine de tendresse.

Après le dîner, nous réinstallâmes la masse de notre invitée dans le canapé tandis que le docteur se laissait tomber dans son fauteuil. Juliette proposa des cafés. Monsieur accepta ; madame, qui boudait, n'émit aucun son.

Ma femme n'insista pas et disparut à la cuisine. Dix minutes plus tard, elle revint avec trois cafés et une grande tasse de chocolat fondu.

- De la soupe, dit-elle en la tendant à la chose avec un gentil sourire.

Palamède eut l'air plus mécontent que jamais, mais il n'osa pas protester. J'eus envie d'applaudir : comme d'habitude, Juliette avait eu plus de courage que moi.

Le kyste lampait la sauce avec des beuglements de volupté. C'était répugnant, mais nous étions ravis. La colère rentrée de son mari nous rendait encore plus heureux.

Je me lançai dans un monologue sur le rôle de Parménide quant à l'élaboration du vocabulaire philosophique. J'eus beau être odieux, harassant, confus et aride, mes hôtes ne donnèrent aucun signe d'exaspération.

Peu à peu, je compris qu'ils appréciaient ma logorrhée. Non parce qu'elle les intéressait, mais parce qu'elle les berçait. Madame Bernardin n'était autre qu'un énorme organe digestif. Le bruit monotone qui sortait de ma bouche lui procurait ce merveilleux calme dont rêvent les viscères. La voisine passait une soirée exquise.

A 11 heures pile, le docteur la hissa hors du canapé. Si "impossible" n'est pas français,

"merci" n'est pas Bernardin. En l'occurrence c'était nous qui avions envie de les remercier, puisqu'ils partaient.

Ils n'étaient restés que trois heures, ce qui eût frisé l'insulte de la part d'invités ordinaires. Seulement, trois heures passées avec les époux Bernardin laissaient l'impression du double. Nous étions vannés.

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Palamède s'éloigna dans la nuit en tirant son poids mort matrimonial. On eût dit un gros marinier traînant une péniche.

Le lendemain matin, nous nous étions réveillés avec l'exécrable sensation d'avoir commis une erreur. Laquelle? Nous ne le savions pas, mais nous ne doutions pas que nous allions en subir les conséquences.

Nous n'osions pas en parler. Laver la vaisselle de la veille nous parut un bienfait : les pauvres soldats ont le goût des tâches fastidieuses car elles calment.

Quand vint l'après-midi, nous n'avions pas encore échangé un mot. En regardant par la fenêtre, Juliette tira la première salve, d'une voix anodine :

- Crois-tu qu'elle était déjà comme ça, quand il l'a épousée ?

- Je me pose la même question. A la voir, il semble impossible qu'elle ait été normale un jour. D'autre part, si elle était déjà... comme ça, pourquoi l'a-t-il épousée ?

- Il est médecin.

- Se marier avec un tel cas, ce serait pousser la conscience professionnelle un peu loin.

- Ca arrive, non ?

- Il faut reconnaître que cela reste la suggestion la moins improbable.

- Alors, monsieur Bernardin est un saint.

- Un drôle de saint ! Rappelle-toi l'affaire de la sauce au chocolat.

- La soupe. Oui. Tu sais, quand on vit depuis quarante-cinq ans avec ce genre de personne, on change peut-être.

- C'est sans doute ça qui l'a rendu aussi mal embouché. Quand on a cessé de parler depuis quarante-cinq années...

- Elle parle, pourtant.

- Elle est capable de s'exprimer, certes. Mais aucune conversation n'est possible, tu l'as vu. En fait, tout s'explique : si Bernardin est venu s'installer dans ce trou perdu, c'est pour cacher sa femme. S'il est devenu cette espèce de brute, c'est à force de la côtoyer, de ne côtoyer qu'elle. Et s'il s'impose chez nous deux heures par jour, c'est que ce qui reste d'humain en lui a besoin d'humanité. Nous sommes sa dernière planche de salut : sans nous, il sombrerait dans l'état larvaire de sa moitié.

- Je commence à comprendre pourquoi nos prédécesseurs sont partis.

- Et c'est vrai qu'ils avaient été bien évasifs sur le sujet...

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- C'est surtout nous qui ne voulions rien savoir. Nous sommes tombés amoureux de la Maison. Si l'on nous avait dit qu'il y avait des rats dans la cave, nous nous serions bouché les oreilles.

- Je préférerais les rats.

- Moi aussi. Il y a des dératiseurs, il n'y a pas de dévoisineurs.

- Et puis les rats, il ne faut pas leur faire la conversation. C'est ça le pire : devoir faire la conversation.

- En l'occurrence, devoir entretenir un monologue !

- Oui. Il est terrible de penser qu'il n'existe aucun moyen légal pour se protéger contre ce genre de nuisances. Aux yeux du droit, monsieur Bernardin est le voisin idéal : il est silencieux, c'est le moins qu'on puisse dire. Il ne fait rien d'interdit.

- Quand même, il a failli casser notre porte.

- Si seulement il l'avait cassée ! Nous aurions un excellent motif pour nous plaindre à la police. Là, nous n'avons rien. Si nous allions dire aux gendarmes que Palamède s'impose chez nous deux heures par jour, ils nous riraient au nez.

- La police nous interdit-elle de lui fermer la porte?

- Juliette, nous en avons déjà parlé.

- Parlons-en encore. Moi, je suis prête à ne plus lui ouvrir.

- J'ai peur que ce ne soit enraciné en moi. Il y a cette phrase dans la Bible : "Si on frappe à ta porte, ouvre."

- Je ne te savais pas si chrétien.

- Je ne sais pas si je le suis. Mais je sais qu'il m'est impossible de ne pas ouvrir, si on frappe à ma porte. C'est trop profond. Il n'y a pas que l'inné qui soit irréversible. Il y a aussi des caractères acquis auxquels on ne peut renoncer. Des réflexes civiques de base. Par exemple, il me serait impossible de ne plus dire bonjour aux gens, de ne plus leur tendre la main.

- Tu crois qu'il va venir, aujourd'hui ?

- On parie ?

Je fus pris d'un rire nerveux.

Il n'était ni 3 heures 59 ni 4 heures 01 quand on frappa à la porte.

Juliette et moi avons échangé le regard des premiers chrétiens livrés aux lions dans une arène.

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Monsieur Bernardin me donna son manteau et alla prendre possession de son fauteuil. L'espace d'un instant, je me dis qu'il avait sa tête des mauvais jours. La seconde d'après, je me rappelai qu'il avait cette figure-là tous les jours.

Je ne pouvais pas ne pas être parodique en sa présence : c'était un mécanisme d'autodéfense élémentaire. Je demandai sur le ton le plus mondain :

- Vous n'êtes pas venu avec votre charmante épouse ?

Il eut pour moi un regard épais. J'affectai de ne pas le remarquer.

- Ma femme et moi, nous adorons Bernadette. Les présentations sont faites, à présent.

Vous ne devriez plus hésiter à l'amener avec vous.

J'étais sincère : tant qu'à subir notre tortionnaire, je le trouvais plus pittoresque en compagnie de sa moitié.

Palamède me contemplait comme si j'étais le dernier des mufles. Il parvenait encore à me décontenancer. Je me mis à bredouiller :

- C'est vrai, je vous l'assure. Peu importe qu'elle soit... différente. Nous l'aimons beaucoup.

Une voix de molosse finit par me répondre :

- Ce matin, elle était malade !

- Malade ? La pauvre, qu'est-ce qu'elle a ?

Il prit sa respiration pour lâcher une phrase triomphale et revancharde :

- Trop de chocolat.

Regard victorieux : il était ravi que sa femme fût malade car cela lui donnait une magnifique occasion de nous accuser.

Je fis celui qui n'avait pas compris :

- La malheureuse ! Elle est si fragile.

Quinze secondes de fulminations.

- Non, elle n'est pas fragile. Votre nourriture est trop riche.

Il était clair qu'il avait décidé de nous provoquer. Mur mou, j'esquivai :

- Détrompez-vous. Vous savez, les femmes sont des mécanismes si délicats... De la porcelaine de Chine ! Une émotion et elles ne digèrent plus.

J'eus du mal à m'empêcher de rire à l'idée que je traitais ce monstre de porcelaine de Chine. Le voisin, lui, ne trouvait pas cela drôle : je vis sa grosse face se congestionner. Au comble de la colère, il éructa :

- Non ! C'est vous ! C'est votre femme ! C'est le chocolat !

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Essoufflé de rage, il haussa le menton pour marquer l'irréfutabilité de son argument.

Je n'allais quand même pas lui demander pardon. Plein de bon sens, je souris :

- Oh, ce n'est pas grave, quand on a épousé un grand médecin...

Il se congestionna à nouveau, secoua la tête, mais ne trouva rien à dire.

- Cher Palamède, racontez-moi comment vous avez rencontré votre épouse, demandai je sur un ton de joueur de golf.

Il parut si outré de ma question que je le crus sur le point de partir en claquant la porte. Hélas, je prenais mes désirs pour des réalités. Il finit par marmonner :

- A l'hôpital.

C'était bien ce que je soupçonnais, mais je jouai l'imbécile :

- Bernadette était infirmière ?

Quinze secondes de mépris silencieux.

- Non.

J'avais oublié qu'il ne fallait pas lui laisser la possibilité d'utiliser l'un de ses deux mots préférés. Suite à ce "non", j'eus beau le pousser jusqu'à ses derniers retranchements, je n'obtins plus la moindre information sur les origines de madame.

Il se calma. Peu à peu, il prit conscience de son triomphe. Certes, nous l'avions mis dans une situation très délicate, nous l'avions forcé à nous montrer sa femme et nous étions passés outre à son interdiction dans l'affaire du chocolat, ce qui constituait une insulte contre son autorité maritale.

Mais, en fin de compte, le gagnant, c'était lui, bien sûr. Pour l'emporter dans ce combat implacable, il ne servait à rien d'être le plus intelligent, le plus subtil, il ne servait à rien d'avoir le sens de l'humour et d'être capable d'arroser l'autre de torrents d'érudition.

Pour vaincre, il fallait être le plus pesant, le plus immobile, le plus oppressant, le plus impoli, le plus vide.

C'était sans doute le mot qui le résumait le mieux : vide. Monsieur Bernardin était d'autant plus vide qu'il était gros : comme il était gros, il avait plus de volume pour contenir son vide. Ainsi en est-il à travers l'univers : les fraises des bois, les lézards et les aphorismes sont denses et évoquent la plénitude, quand les courges géantes, les soufflés au fromage et les discours d'inauguration sont enflés à proportion de leur vacuité.

Rien de rassurant à cela : les pouvoirs du vide sont terrifiants. Il est régi par des lois implacables. Par exemple, le vide refuse le bien : il lui barre la route avec obstination. En revanche, le vide ne demande qu'à se laisser envahir par le mal, comme s'il entretenait avec lui des relations anciennes, comme si l'un et l'autre éprouvaient du plaisir à se retrouver pour raconter des souvenirs communs.

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S'il y a une mémoire de l'eau, pourquoi n'y aurait-il pas une mémoire du vide ? Une mémoire faite de xénophobie vis-à-vis du bien ("Toi, je ne te connais pas, alors je ne t'aime pas, et je ne vois pas pourquoi ça changerait") et d'accointances avec le mal ("Cher vieux camarade, tu as laissé chez moi tant de traces de tes séjours répétés, tu es ici chez toi ! ").

Certes, il y aura toujours des gens pour dire que le bien et le mal n'existent pas ce sont ceux qui n'ont jamais eu affaire au vrai mal. Le bien est beaucoup moins convaincant que le mal : c'est parce que leur structure chimique est différente.

Comme l'or, le bien ne se rencontre jamais à l'état pur dans la nature : il est donc normal de ne pas le trouver impressionnant. Il a la fâcheuse habitude de ne rien faire ; il préfère se donner en spectacle.

Le mal, lui, s'apparente à un gaz : il n'est pas facile à voir, mais il est repérable à l'odeur. Il est le plus souvent stagnant, réparti en nappe étouffante ; on le croit d'abord inoffensif à cause de son aspect, et puis on le voit à l'œuvre, on se rend compte du terrain qu'il a gagné, du travail qu'il a accompli, et on est terrassé parce que, à ce moment-là, il est déjà trop tard. Le gaz, ça ne s'expulse pas.

Je lis dans le dictionnaire : "Propriétés des gaz : expansibilité, élasticité, compressibilité, pesanteur." On jurerait une description du mal.

Monsieur Bernardin n'était pas le mal, il était une grande outre vide où sommeillait le gaz maléfique. Je l'avais d'abord cru inactif parce qu'il restait des heures à ne rien faire. Ce n'était qu'une apparence : en réalité, il était en train de me détruire.

A 6 heures, il partit.

Le lendemain, il arriva à 4 heures et s'en alla à 6 heures.

Le surlendemain, arrivée à 4 heures, départ à 6 heures.

Et ainsi de suite.

Certaines personnes ont des "5 à 7", c'est le nom pudique des rendez-vous coquins. Je propose que "4 à 6" désigne le contraire.

- Quand même, il a épousé une infirme.

- Est-ce une circonstance atténuante ?

- Imagine un peu ce que doit être la vie avec cette femme.

- Je vais te faire lire La Pitié dangereuse.

- Emile, les livres ne sont pas la clef de tout.

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- Bien sûr que non. Mais les livres aussi, ce sont des voisins, des voisins de rêve, qui viennent chez vous seulement quand vous les appelez, et qui s'en vont dès que vous ne voulez plus les voir. Considérons que Zweig est un voisin.

- Et qu'est-ce qu'il dit, ce voisin ?

- Il dit qu'il y a une bonne et une mauvaise pitié. Je ne suis pas sûr que monsieur Bernardin pratique la bonne.

- Avons-nous le droit de le juger ?

- Avec un mufle pareil, nous avons tous les droits. A-t-il le droit de s'imposer chez nous deux heures par jour ?

- J'essayais néanmoins de dire que, au départ, son désir d'épouser Bernadette avait dû être généreux.

- Tu as vu comment il la traitait, l'autre soir ? Tu trouves ça généreux ? Il ne suffit pas de prendre en charge une handicapée pour être un saint.

- Un saint, non. Un brave homme.

- Ce n'est pas un brave homme. La bonté mal pratiquée n'est pas de la bonté.

- S'il ne l'avait pas épousée, que serait-elle devenue ?

- Nous n'en savons rien. Comment était-elle, il y a quarante-cinq ans ? En tout cas, elle n'aurait pas été plus malheureuse sans lui.

- Et lui, comment était-il, il y a quarante-cinq ans ? Je ne peux pas imaginer qu'il a été jeune et mince.

- Il n'était peut-être pas mince.

- Mais il était jeune, tu te rends compte ?

- Certaines personnes ne sont jamais jeunes.

- Enfin, il a bien fallu qu'il fasse des études de médecine ! Un demeuré peut-il y parvenir ?

- Je vais finir par le croire.

- Non, ce n'est pas possible. Je pense plutôt qu'il a très mal vieilli. Cela peut arriver.

Nous-mêmes, comment serons-nous dans cinq ans ?

- Une chose est sûre : tu ne seras pas comme elle.

Juliette rit et se mit à mugir :

- Soupe ! Soupe !

Je me réveillai au milieu de la nuit, frappé par une évidence que je n'avais pas encore osé me formuler : monsieur Bernardin était l'emmerdeur mythologique.

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Certes, nous savions déjà qu'il était un emmerdeur. Mais cela ne suffisait pas beaucoup de gens peuvent être qualifiés de tels. Notre voisin, lui, représentait le type pur.

Je passai en revue les figures des mythologies anciennes ou modernes que je connaissais. L'éventail des personnages possibles y apparaissait. Tout le monde y était, sauf l'emmerdeur archétypal. Il y avait des fâcheux, d'envahissants bavards, d'exaspérants séducteurs, des dames embêtantes au superlatif, des enfants à jeter par la fenêtre. Cependant, il n'y avait personne qui s'apparentât à notre tortionnaire.

Il m'avait été donné de rencontrer celui qui, à part emmerder son prochain, n'avait pas l'ombre d'une activité ou d'une raison d'être. Médecin ? Je ne l'avais jamais vu soigner personne. Poser une main sur le front de Juliette ou empêcher Bernadette de lamper de la sauce au chocolat ne constituaient pas une activité médicale.

En vérité, monsieur Bernardin n'était sur terre que pour emmerder. La preuve, c'est qu'il n'avait pas un atome de plaisir à vivre. Je l'avais observé : tout lui était désagréable. Il n'aimait ni boire, ni manger, ni se promener dans la nature, ni parler, ni écouter, ni lire, ni regarder de belles choses, rien. Le plus grave, c'est qu'il n'avait même pas de plaisir à m'emmerder : il le faisait à fond, parce que c'était sa mission, mais il n'en retirait aucune joie.

Il avait l'air de trouver très emmerdant de m'emmerder.

Si au moins il avait été comme ces vieilles chipies qui éprouvent une jouissance perverse à enquiquiner les autres ! L'idée de son bonheur m'eût consolé.

Ainsi, il s'empoisonnait la vie en empoisonnant la mienne. C'était un cauchemar. Pire

: les rêves les plus affreux ont une fin, alors que mon épreuve ne se terminerait pas.

En effet, j'examinais l'avenir : il n'y avait aucune raison pour que la situation évoluât.

Rien, à l'horizon, qui pût ressembler à un dénouement.

Si cette maison n'avait pas été la Maison, nous eussions pu partir. Nous aimions trop notre clairière. Si Moïse avait eu le temps d'habiter la Terre promise, aucun Bernardin n'eût pu le décider à s'en aller.

Une autre hypothèse était la solution de toute existence humaine : la mort. Le décès naturel de notre voisin. C'eût été parfait. Hélas, il avait beau avoir soixante-dix ans et être gros, il ne semblait pas mourant. D'ailleurs, les médecins n'ont-ils pas une espérance de vie supérieure à la moyenne ?

La dernière possibilité était celle que Juliette ne cessait de suggérer : refuser de l'accueillir. Bien entendu, c'était ce que j'eusse dû faire. C'était la sagesse dans la légalité. Et si je n'avais pas été un pauvre petit professeur effaré, j'en eusse trouvé la force. Hélas, on ne choisit pas qui l'on est. Je n'avais pas choisi d'être pusillanime, cela m'avait été imposé.

Non sans dérision, je me pris à penser que c'était le destin. On n'enseigne pas le grec et le latin pendant quarante années si l'on n'est pas féru de mythologie. Il y avait donc, sinon une justice, au moins une cohérence dans ce coup du sort : c'était à moi, philologue, qu'il revenait de rencontrer une nouvelle figure archétypale.

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C'était comme si j'avais été un spécialiste des maladies hépatiques qui, vers la fin de sa vie, aurait contracté une cirrhose du foie une malchance qui, somme toute, serait tombée sur la personne adéquate.

Je me retournai dans le lit en souriant, car je venais de comprendre une vérité désolante et drôle, à savoir que le sens était la consolation des faibles.

Certes, des armées de philosophes s'en étaient rendu compte avant moi. Mais la sagesse des autres n'a jamais servi à rien. Quand arrive le cyclone, la guerre, l'injustice, l'amour, la maladie, le voisin, on est toujours seul, tout seul, on vient de naître et on est orphelin.

- Et si on achetait la télévision ? Juliette faillit renverser la cafetière.

- Tu es fou.

- Pas pour nous. Pour lui. Comme ça, quand il viendrait ici, on l'installerait devant la télévision et on serait tranquilles.

- Tranquilles, avec ce bruit infernal ?

- Tu exagères. C'est vulgaire, mais pas infernal.

- Non, c'est une très mauvaise idée. De deux choses l'une : soit monsieur Bernardin n'aime pas la télévision, et il sera encore plus mécontent qu'avant, mais ne délogera pas pour autant. Soit il aime la télévision et il passera quatre heures, cinq heures, sept heures par jour chez nous.

- Horreur. Je n'y avais pas pensé. Et si on leur offrait la télévision ?

Elle éclata de rire.

A cet instant, le téléphone sonna. Nous nous regardâmes avec terreur. Cela faisait près de deux mois que nous vivions à la Maison, et nous n'avions encore jamais reçu un coup de téléphone.

Juliette balbutia :

- Tu crois que..

Je me mis à pester :

- Evidemment que c'est lui ! Qui d'autre que lui ? Ca ne lui suffit plus, les 4 à 6 ! Ca commence au petit déjeuner, maintenant !

- Emile, je t'en prie, ne décroche pas, dit ma femme d'une voix suppliante.

Elle était livide.

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Je jure que je ne voulais pas décrocher. Mais il se passa la même chose que quand il frappait à la porte : ce fut plus fort que moi. Je me sentais mal, l'air n'entrait pas. Et cette sonnerie qui n'arrêtait pas ! Ce qui confirmait l'identité de l'appelant.

Mort de honte et à bout de nerfs, je me ruai sur le récepteur et décrochai en regardant Juliette qui avait caché son visage derrière ses mains.

Quelle ne fut pas ma stupeur d'entendre, à la place du borborygme attendu, la plus charmante et juvénile des voix féminines :

- Monsieur Hazel, je ne vous réveille pas ?

Le souffle me revint à l'instant.

- Claire !

Ma femme eut l'air aussi surpris et heureux que moi. Claire était la meilleure élève que j'aie eue en quarante ans. Elle avait passé son baccalauréat l'année précédente. Nous nous sentions comme ses grands-parents.

La petite Claire m'expliqua qu'elle venait d'obtenir son permis de conduire. Elle avait acheté d'occasion une voiture qui tenait encore la route et rêvait de s'en servir pour venir nous voir.

- Mais bien sûr, Claire ! Rien ne pourrait nous faire plus de plaisir.

Je lui expliquai le chemin. Elle annonça qu'elle arriverait le surlendemain vers 3

heures de l'après-midi. J'allais commencer à me réjouir quand je songeai à monsieur Bernardin.

Hélas, la jeune fille était déjà en train de me dire au revoir. Je n'eus pas le temps de lui suggérer une autre heure rapide comme une hirondelle, elle avait raccroché.

- Elle vient après-demain, annonçai-je sur un ton mi-figue mi-raisin.

- Samedi ! Quelle joie ! J'avais si peur de ne plus la revoir !

Juliette était aux anges. Il me fallut du courage pour ajouter :

- Elle arrivera à 3 heures. J'ai voulu proposer une autre heure mais...

- Ah.

Sa joie retomba un peu. Pourtant, elle trouva le moyen de rire :

- Qui sait ? Ce sera peut-être très drôle, comme rencontre.

Je me demandais si elle croyait ce qu'elle suggérait.

Claire était une jeune fille d'un autre temps. Je ne dis pas cela parce qu'elle avait étudié le latin et le grec pendant son adolescence ; elle n'avait pas eu besoin de cette 51 | P a g e

bizarrerie pour ne pas appartenir à son époque. Son visage était si doux que ses contemporains ne la trouvaient pas jolie, et elle souriait tant que les jeunes la prenaient pour une écervelée.

Elle traduisait Sénèque et Pindare à la lecture, en un français élégant et subtil : elle n'avait même pas l'air de se rendre compte de cette faculté. Mais ses condisciples en avaient conscience et tiraient argument de ce prodige pour la mépriser. J'ai souvent remarqué que les lycéens détestent l'intelligence.

Claire voguait au-dessus de tout cela avec majesté. Une véritable amitié était née entre elle et moi. Ses parents étaient des braves gens qui ne cessaient de lui reprocher son goût des langues anciennes : ils auraient été si heureux de la voir choisir des études sérieuses telles que la comptabilité et le secrétariat. Apprendre une langue morte leur paraissait la perte de temps la plus consternante qui se pût concevoir. Et en apprendre deux !

J'avais invité Claire à déjeuner. Elle devait avoir quinze ans cette année-là Juliette avait eu un coup de foudre pour elle, et cela avait été réciproque. Nous nous trouvions trop âgés pour être ses parents, nous la considérions comme notre petite-fille.

Il s'était créé entre nous trois un lien d'une force rare. Claire était devenue la seule personne du monde extérieur qui nous importât.

Elle portait son prénom à merveille : il émanait d'elle une lumière qui captait le regard. Elle faisait partie de ces êtres d'exception dont la simple présence suffit à rendre heureux.

Claire avait dix-huit ans maintenant, mais elle n'avait pas changé : nous ne l'avions plus vue depuis une dizaine de mois et rien n'avait altéré cette affection profonde qui nous unissait.

Elle m'appelait toujours "monsieur Hazel", alors qu'elle usait du prénom de Juliette depuis leur rencontre. Je n'en étais pas vexé : après tout, ma femme était mon enfant, ce qui la rendait plus proche de la jeune fille.

Claire n'était chez nous que depuis dix minutes et nous en étions déjà illuminés. Cela ne tenait pas tant à ce qu'elle racontait qu'à sa manière d'être. Sa gaieté nous éclaboussait.

Nous étions si contents qu'elle ne nous ait pas oubliés. Le monde extérieur nous indifférait mais, elle, elle nous était nécessaire.

On frappa à la porte. Déjà 4 heures ! Et moi qui m'étais promis d'avertir la petite de cette visite inopportune, afin qu'elle puisse comprendre.

- Oh, vous attendiez quelqu'un ? Je vais m'en aller...

- Claire, non ! Je vous en supplie.

Monsieur Bernardin paraissait outré que nous ayons eu l'audace de recevoir quelqu'un pendant les heures qui désormais lui appartenaient. Il marmonna entre ses dents quand elle lui dit bonjour, armée de son sourire exquis. Juliette et moi étions gênés de sa grossièreté, comme si nous en avions été responsables.

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Il se laissa tomber dans son fauteuil et ne bougea plus. La jeune fille le regardait avec un étonnement plein de gentillesse. Elle devait croire qu'il était notre ami et que, pour cette raison, il fallait lui parler.

- C'est une bien belle région que vous habitez ! s'exclama-t-elle d'une voix charmante.

Le tortionnaire sembla excédé, l'air de penser : "Comme si j'allais m'abaisser à parler à une péronnelle qui ose s'imposer pendant mes heures !"

Il ne daigna pas ouvrir la bouche. J'étais consterné. Claire le crut dur d'oreille et répéta sa remarque plus fort : il la regarda comme si elle était une harengère. J'aurais voulu le gifler. Je me contentai de répondre à sa place.

- Monsieur Bernardin est notre voisin. Il vient ici chaque jour, de 4 heures à 6 heures.

Je pensais que Claire comprendrait la nature de ces visites, qu'il était visible que nous étions les victimes d'un tortionnaire. Hélas, ce n'était pas si manifeste que cela la jeune fille crut que nous avions une vraie amitié pour lui. Peut-être même pensa-t-elle que c'était nous qui l'invitions. Il y eut un froid. Un froid irrémédiable. La petite n'osait plus parler à l'intrus, elle ne s'adressait désormais qu'à nous, mais elle avait perdu son naturel et son ton allègre.

Quant à Juliette et moi, nous étions si crispés que nous parlions d'un air emprunté. Nos sourires sonnaient faux.

C'était abominable.

Claire ne tint pas le coup longtemps. Vers 5 heures, elle fit mine de partir. Nous voulûmes la retenir ; elle assura qu'elle avait un rendez-vous, qu'elle ne pouvait s'y dérober.

Je la raccompagnai jusqu'à sa voiture. A peine étais-je seul avec elle que je tentai de lui expliquer la situation :

- Vous comprenez, il nous est difficile de ne pas le recevoir, c'est le voisin, mais...

- Il est gentil. C'est une bonne compagnie pour vous, me coupa la jeune fille qui voulait me tirer d'embarras.

Les mots me restèrent dans la gorge. Pour la première fois de ma vie, on me parlait sur un ton condescendant, et c'était Claire, ma petite-fille, qui me parlait comme ça ! C'était elle, dont j'avais été si longtemps le professeur préféré, elle qui m'avait admiré, qui avait donné un sens à ma pauvre carrière, c'est elle qui maintenant usait envers moi de cette douceur pauvre que l'on réserve aux vieillards !

Elle me serra la main avec un sourire affectueux et triste dans lequel je lisais "Allons, je ne peux pas vous en vouloir d'avoir votre âge."

- Vous reviendrez, n'est-ce pas ? Claire, vous reviendrez ?

- Oui oui, monsieur Hazel ; embrassez Juliette, me répondit-elle avec un regard d'adieu.

Le véhicule disparut dans la forêt. Je savais que je ne reverrais jamais mon élève.

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Quand je revins au salon, ma femme me demanda avec angoisse :

- Est-ce qu'elle reviendra ?

Je répétai la réponse de la jeune fille :

- Oui oui.

Juliette sembla rassurée. Sans doute ignorait-elle cette spécificité linguistique : en mathématiques, plus par plus font plus, alors que le mot oui multiplié par deux équivaut toujours à une négation.

Monsieur Bernardin, lui, eut l'air de comprendre car je vis passer dans son œil éteint l'expression du triomphe.

La respiration de Juliette était devenue celle du sommeil. Je pouvais enfin me laisser aller.

Je quittai le lit et je descendis l'escalier sur la pointe des pieds. Il était plus de minuit.

Sans allumer la lumière, je m'assis dans ce fauteuil maudit que le tortionnaire s'était attribué.

Je me rendis compte qu'à force de supporter le poids de notre voisin, il s'était creusé en son centre.

J'essayais de me mettre à la place de Claire. Si fine fût-elle, elle n'avait pu s'en remettre qu'aux apparences, et je ne devais pas lui en vouloir.

J'avais accumulé les erreurs. Si je n'avais fait aucun commentaire sur la venue de monsieur Bernardin, la jeune fille aurait pu comprendre qu'il s'agissait d'un fâcheux. Mais j'avais précisé qu'il venait tous les jours de 4 heures à 6 heures. Elle en avait donc conclu que cet imbécile était un ami.

Plus grave : je devais la remercier de l'avoir pensé. Comment aurait-elle imaginé que je puisse me laisser envahir ? Si on lui avait dit que son professeur vénéré s'avérait incapable de fermer sa porte à un mufle pareil, elle ne l'aurait pas cru. Elle m'estimait trop pour cela.

Comble des combles, je m'en tirais à bon compte ! Il y avait de quoi rire. Pourtant, j'étais au bord des larmes. J'entendais la voix de Claire qui pensait tout haut : "A cet âge-là, on ne supporte plus la solitude. On préfère une compagnie, si encombrante soit-elle, à l'impression d'être abandonné. Quand même, de la part d'un homme qui m'a enseigné la sagesse des Anciens, qui méprisait les attitudes grégaires et qui révérait. Siméon le Stylite, en arriver là ! Il m'avait dit qu'il se retirait à la campagne pour fuir le monde, comme Jansénius à Ypres. Et le voici qui invite chaque jour ce bonhomme grossier. Enfin, il faut être indulgent.

La vieillesse est un naufrage. Mais je n'ai pas envie de voir couler le bateau : c'est au-dessus de mes forces. Et je ne veux surtout plus me retrouver avec ce type. Je me demande comment Juliette le supporte... Je n'irai plus les voir. Je préfère garder mon souvenir intact. D'ailleurs, ils ont un ami, ils n'ont plus besoin de moi."

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J'essayais de faire taire cette voix. Je me maudissais. Si seulement j'avais eu le temps de lui expliquer, en la conduisant à sa voiture ! Mais j'en avais eu le temps ! Pourquoi avais-je manqué cette occasion ?

Pour la première fois de ma vie, je comprenais que j'étais vieux. C'était le regard d'une jeune fille affectueuse qui me l'avait appris : la révélation n'en était que plus terrible.

J'étais vieux par ma faute. Aujourd'hui, on ne peut plus incriminer l'âge : soixante cinq ans, cela ne signifie plus rien. Je ne pouvais donc m'en prendre qu'à moi-même.

Et il y avait de quoi. Pour singulière qu'elle fût, ma faute n'en était pas moins méprisable. Je m'étais rendu coupable d'une forme particulière de faiblesse : j'avais renoncé à mon idéal de bonheur et de dignité. En langage vulgaire, j'acceptais qu'on m'emmerde. Et je l'acceptais pour rien, au nom de rien : les conventions que j'avais invoquées pour me justifier n'existaient pas.

C'était une conduite de vieillard. Je méritais d'être vieux puisque j'avais des attitudes de vieux.

Et Juliette : à supposer que j'aie eu le droit de me rendre malheureux, au nom de quoi avais-je fait si peu de cas de son bonheur à elle ? J'avais privilégié celui que je méprisais aux dépens de celle que j'aimais. Elle n'avait pourtant pas manqué de me conseiller, et sa suggestion était si simple, si facile à appliquer : il suffisait de ne plus ouvrir la porte ! Etait-il donc insurmontable de ne pas ouvrir sa porte à l'envahisseur ?

Je n'avais rien vu venir. Jamais je n'aurais imaginé qu'une faiblesse aussi insignifiante entraînerait de telles conséquences. Il ne fallait pas me le cacher : l'abandon de Claire me poignardait le cœur. Cette petite avait été le seul être humain à m'estimer en toute connaissance de cause et, par là même, à me grandir à mes propres yeux. Nul besoin d'être vaniteux pour avoir besoin, au moins une fois dans sa vie, de se sentir regardé avec admiration par quelqu'un d'intelligent. A fortiori si l'on approche de la vieillesse et que ce quelqu'un est jeune.

Et si, en plus, on se prend d'affection pour sa jeune admiratrice, elle devient l'individu le plus nécessaire : Claire était la garantie extérieure de ma valeur. Aussi longtemps qu'elle m'estimerait, je me ferais l'effet d'être une personne de qualité.

Cette nuit-là, je me trouvais risible, médiocre, indigne. Ma vie entière me semblait à l'avenant.

J'avais été un petit professeur dans un lycée de province, j'avais enseigné, durant quarante années, des langues mortes dont le monde se fichait, j'avais, au nom de principes glorieux, tenu ma femme recluse loin des joies ordinaires et le peu de bénéfice que j'en avais tiré, cette admiration profonde chez une élève douée, je ne l'avais même plus. Dans les yeux de la jeunesse, j'avais lu ce qu'il restait de moi : un pauvre vieux.

Tchékhovien, je regardai par la fenêtre en murmurant : "Toute vie est échec. Toute vie est échec." En cela, mon existence était ordinaire, tellement ordinaire, le plus banal des enlisements.

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Je m'enfonçai dans le trou que monsieur Bernardin avait creusé en son fauteuil, je cachai mon visage derrière mes mains et je pleurai.

A 4 heures de l'après-midi, l'instrument de ma perte arriva chez moi. Je le subis comme on subit une inondation. Je ne lui dis pas un mot. Je ne m'étais pas rasé ce matin-là : je passai ces deux heures à caresser mon menton qui piquait, avec l'étrange conviction que cette barbe était une production du corps de mon tortionnaire.

A 6 heures, il partit.

Ce soir-là, Juliette me demanda quand Claire reviendrait.

- Elle ne reviendra plus.

- Mais... hier, elle t'a dit que...

- Hier, je l'ai priée de revenir, et elle a répondu : "Oui oui". Cela veut dire non.

- Enfin, pourquoi ?

- Je l'ai lu dans ses yeux : elle ne viendra plus nous voir. C'est ma faute.

- Qu'est-ce que tu lui as dit ?

- Rien.

- Je ne comprends pas.

- Si, tu comprends. Ne me force pas à t'expliquer. Tu as très bien compris.

Ma femme ne prononça plus un mot de toute la soirée. Elle avait un regard de morte.

Le lendemain matin, elle avait 39° de fièvre. Elle garda le lit. Je restai à son chevet.

Elle s'endormit souvent, d'un sommeil mauvais, agité.

A 4 heures, on frappa à la porte.

J'étais à l'étage, mais mon ouïe s'était surdéveloppée, ces derniers temps, comme celle d'un animal en alerte.

Un miracle se produisit. Je sentis monter en moi une impulsion d'une force inconnue.

Ma cage thoracique se dilata, ma mâchoire se contracta. Sans réfléchir une seconde, je dévalai l'escalier, j'ouvris la porte et, les yeux exorbités, je dévisageai mon adversaire.

Sa grosse face ne s'apercevait de rien. Alors, mes lèvres s'écartèrent et déversèrent le contenu de ma fureur. Je hurlai :

- Foutez le camp ! Foutez le camp et ne revenez plus jamais, sinon je jure que je vous casse la gueule !

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Monsieur Bernardin ne réagit pas. Son registre d'expressions était limité et l'étonnement n'y figurait pas. Son visage se contenta de se rembrunir ; je crus y lire aussi une vague perplexité qui porta ma rage à son comble.

Je me jetai sur lui, l'attrapai par les revers de son manteau et, avec une énergie d'athlète, je le secouai comme un prunier en criant :

- Foutez le camp, espèce d'emmerdeur ! Et que je ne vous voie plus jamais !

Je le rejetai en arrière comme un paquet d'ordures. Il faillit tomber mais il rétablit son équilibre juste à temps. Il ne m'adressa pas un regard.

Il se retourna et, de sa démarche lente et lourde, il s'en alla.

Ahuri, je contemplai la masse qui s'éloignait. C'était donc si facile ! J'étais médusé de joie et de triomphe : je venais de vivre la première colère de mon existence et j'en étais ivre !

Combien Horace avait tort de la qualifier de folie : au contraire, la colère était une sagesse, si seulement elle avait pu me frapper plus tôt !

Je claquai la porte avec un geste de gifle c'étaient soixante-cinq années de faiblesse que je giflais. J'éclatai d'un rire sonore. Gai et fort comme un général victorieux, je montai l'escalier en quatre sauts et j'atterris au chevet de Juliette à qui je clamai mon haut fait à la manière d'une chanson de geste :

- Tu te rends compte ! Il ne viendra plus, maintenant, plus jamais ! Je te jure que s'il revient, je lui casse la figure !

Ma femme eut un sourire dolent. Elle soupira :

- C'est bien. Mais Claire non plus ne viendra plus.

- Je vais lui téléphoner.

- Que lui diras-tu ?

- La vérité.

- Tu lui avoueras que tu t'es laissé envahir pendant deux mois, sans broncher ? Tu avoueras que tu lui ouvrais la porte, alors qu'il aurait été si normal de ne pas le faire ?

- Je lui dirai qu'il menaçait de casser notre porte !

- Alors, tu avoueras que tu as rampé devant lui ? Que tu n'as même jamais prononcé les mots qui nous auraient libérés ? Qu'est-ce qui t'empêchait de lui dire avec fermeté de ne plus venir ?

- Je lui dirai ce que j'ai fait aujourd'hui. Je me suis racheté, non ?

Douce et triste, Juliette me regarda dans les yeux.

- Fallait-il en arriver à une telle extrémité ? Ta conduite d'aujourd'hui est excessive.

Tu as été grossier et violent. Tu as perdu le contrôle de toi-même. Tu n'as pas agi, tu as explosé.

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- Tu ne nieras pas l'efficacité de la manœuvre ! On se fiche de la correction du système. Avoue que Bernardin ne méritait pas mieux.

- Bien sûr. Mais as-tu réellement l'intention de raconter ton attitude à Claire ? Crois-tu qu'il y ait lieu de se vanter ?

Je ne trouvai rien à répondre. Ma joie avait dégonflé. Ma femme se retourna dans le lit et murmura :

- De toute façon, elle ne nous a pas laissé son numéro de téléphone. Ni son adresse.

Le lendemain, à 4 heures de l'après-midi, on ne frappa pas à notre porte.

Le surlendemain non plus. Et ainsi de suite.

A 3 heures 59, j'éprouvais encore tous les symptômes de l'angoisse : difficultés à respirer, sueurs glacées, le chien de Pavlov n'était pas mon cousin.

A 4 heures pile, j'avais les sens si alertés que j'étais comme absent à moi-même.

Dès 4 heures 01, un tressaillement victorieux me parcourait le corps : je devais me retenir pour ne pas me mettre à faire des bonds.

Si j'emploie un imparfait itératif, ce n'est pas pour rien : ce conditionnement dura des jours et des jours.

Le reste de mes journées se décrispa plus vite : je désappris cet odieux sentiment d'attente, mais ce qui le remplaça ne s'apparentait pas au bonheur. Le syndrome Bernardin avait laissé des séquelles : je me levais le matin avec une profonde impression d'échec. Je ne parvenais cependant pas à me raisonner, et pour cause : cette sensation était de l'ordre de l'irrationnel.

En effet, si je comparais mon sort du moment (fin mars) à celui de mon arrivée à la Maison (début janvier), je constatais que j'étais revenu à la case départ : les conditions étaient redevenues identiques. Il n'y avait plus un tortionnaire qui venait gâcher mes journées, et ces dernières se déroulaient comme je les avais toujours rêvées, hors du monde et hors du temps, dans le silence le plus profond.

Bien sûr, il y avait eu l'affaire Claire mais quand j'étais venu m'installer ici, je n'avais jamais imaginé ni espéré que la jeune fille nous rendrait visite. J'avais donc toutes les raisons de considérer que notre bonheur nous était restitué intact, et qu'il suffisait de s'y replonger comme dans une eau tiède.

Pourtant, je découvrais que j'en étais incapable. Les deux mois d'oppression de monsieur Bernardin avaient cassé quelque chose dont j'ignorais la nature et dont je ressentais cependant la destruction avec une acuité douloureuse.

Par exemple, si Juliette ne m'aimait certes pas moins qu'avant, il n'y avait plus entre nous ce climat d'enfance idyllique. Elle ne me faisait plus aucun reproche quant à ma conduite passée et semblait même l'avoir oubliée. Cela ne m'empêchait pas de sentir en elle 58 | P a g e

une tension constante : elle n'avait plus cette merveilleuse capacité d'abandon et d'écoute que je lui avais toujours connue.

Nous n'étions pas malheureux, certes. Nous avions seulement perdu une chose aussi inconnue qu'essentielle. Je me rassurais comme je le pouvais, invoquant surtout l'argument suprême : le temps. Il ne manquerait pas d'effacer cet écueil. Bientôt le souvenir s'émousserait, bientôt son évocation nous amuserait.

Je croyais tant en cette guérison que je la devançais : déjà je badinais sur le sujet, j'éclatais de rire en rappelant certains épisodes de l'invasion, ou en mimant la démarche pesante de Palamède, ou encore en m'effondrant dans le fauteuil désormais creux que nous persistions à nommer "son" fauteuil sans avoir à préciser l'antécédent de ce pronom.

Juliette riait aussi. Mais, était-ce un fantasme de ma part ? j'avais l'impression que le cœur n'y était pas.

Parfois, je la voyais s'arrêter devant la fenêtre et regarder longuement la maison des voisins, avec une expression de désolation insondable.

Je ne risque pas d'oublier la nuit du 2 au 3 avril. Mon sommeil n'avait jamais été d'une grande qualité ; depuis l'affaire Bernardin, il s'était encore détérioré. Il me fallait des heures pour m'endormir. Je me tournais et me retournais dans mon lit en pestant contre Bernanos qui affirmait que l'insomnie était le comble de l'aboulie. Evidemment, quand on a la foi qui déplace les montagnes, dormir doit être un jeu d'enfant. Mais, quand on a un médecin obèse pour seul environnement métaphysique, la paix de l'âme devient inaccessible.

Cela faisait des heures que je m'énervais au lit. Même la respiration hypnotique de Juliette ne parvenait pas à me calmer. J'en arrivais à m'irriter de tout, y compris du silence de la forêt. Les bruits de la ville rendaient les insomnies moins angoissantes. Ici, il n'y avait guère que le murmure de la rivière pour me raccrocher à la vie, il était si ténu que je devais tendre l'oreille pour l'entendre, et cet effort infime empêchait mon corps de se relâcher.

Peu à peu, l'eau se mit à chanter plus fort. Que se passait-il ? Une brusque crue ? La clairière allait-elle être inondée ? Mon cerveau confus commençait déjà à élaborer des plans, monter les meubles à l'étage, construire un radeau.

Un accès de conscience me fit soudain remarquer que ce bruit n'avait rien d'aquatique

: au contraire, c'était un bourdonnement mécanique et huileux, comme un ronronnement de voiture.

J'ouvris les yeux pour mieux réfléchir. Ce véhicule que j'entendais n'avançait pas. Or, ce son continu était plutôt lointain, du moins, je le croyais, car les décibels semblaient devoir franchir des obstacles pour arriver ici.

Mon esprit décida qu'il s'agissait d'une équipe de bûcherons en train de tronçonner des arbres dans les environs. Il y crut cinq minutes puis il se rendit compte de l'inanité de cette supposition : pourquoi travailleraient-ils à une heure pareille ? D'ailleurs, les cris d'une tronçonneuse n'avaient rien à voir avec ce vrombissement régulier.

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Je finis par quitter le lit. J'enfilai de vieilles chaussures et un paletot et je sortis de la Maison. Le bruit venait de chez les Bernardin. Pourtant, aucune de leurs fenêtres n'était éclairée.

J'en conclus qu'ils disposaient d'une espèce de générateur pour se ravitailler en électricité. Curieux, cependant, que je ne l'aie jamais entendu fonctionner auparavant. Et quelle idée d'attendre la nuit pour le mettre en marche ! Enfin, de la part d'un tel emmerdeur, il n'y avait pas lieu de s'en étonner.

C'était donc ça ! Notre voisin ne pouvait plus nous torturer de 4 heures à 6 heures ; pour se rattraper, il n'avait rien trouvé de mieux que de brancher sa machine la nuit.

Sacré Palamède ! Ce procédé dérisoire était bien digne de lui. Car enfin, il se dérangeait d'abord lui-même, avec ce tapage nocturne qu'il devait percevoir dix fois plus fort dans son lit. C'était une démarche identique à la précédente, au fond : quand il nous envahissait deux heures par jour, cela l'emmerdait encore plus que nous. Sa devise semblait être : "Gâchons notre vie dans l'espoir que cela gâche aussi la vie des autres."

Je lui répondais à haute voix : "Si tu t'imagines que ta nouvelle trouvaille nous dérange, mon pauvre ami ! Tu devrais voir dormir Juliette. Si je n'étais pas insomniaque, je ne l'aurais jamais entendu, ton compresseur ! Tandis que toi, tu dois avoir l'impression d'habiter un réacteur nucléaire, en ce moment !"

Ragaillardi, je traversai le petit pont qui enjambe la rivière et j'arpentai le territoire des Bernardin. Quelle belle nuit ! Aucune étoile au firmament, rien que des nuages couleur d'ébonite, pas un pouce de vent, le printemps encore immobile au creux de l'air.

En contournant leur maison, je m'aperçus qu'il y avait de la lumière dans leur garage ce devait être le lieu où ils avaient installé leur générateur. D'ailleurs, le bruit venait de là. Le voisin avait sans doute oublié d'éteindre la lampe.

Je marchai jusqu'à la fenêtre pour voir la machine. Une fumée emplissait le garage, il me fallut du temps pour distinguer ce qui s'y passait. C'était le moteur de la voiture qui tournait.

En un quart de seconde, je compris. Je me ruai sur la porte : elle était fermée à clé.

Alors je bondis vers la fenêtre que je cassai d'un coup de coude, j'enjambai le mur, je retombai à l'intérieur, j'éteignis le contact de l'automobile et, sans prendre le temps de regarder le corps qui gisait par terre, je soulevai la porte du garage.

Puis je traînai Palamède par les aisselles et le transportai à l'air libre.

Son pouls battait encore, mais le gros homme semblait dans un état critique. Son teint était gris et une sorte de vomissement baveux lui recouvrait le menton. Que faire ? C'était lui, le médecin ! Ce n'était pas moi, professeur de latin et grec, qui pouvais lui rendre la vie.

Il fallait téléphoner aux urgences. Pas de chez lui. J'avais trop peur de tomber sur Bernadette. Je courus à la Maison, j'appelai les premiers soins. "On vous envoie une ambulance", me répondit-on, mais l'hôpital était au diable Vauvert.

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Fou de nervosité, je retournai au chevet du voisin. J'avais l'impression que son corps émettait une sorte de râle. Je ne savais pas si c'était bon ou mauvais signe. Je lui secouais les bras, comme si cela pouvait le faire revenir à la vie.

Je me mis à l'apostropher :

- Espèce d'emmerdeur ! Tu ne recules devant rien, hein ? Tu irais jusqu'à crever, rien que pour nous emmerder ! Ca ne va pas se passer comme ça, mon vieux ! Je ne te laisserai pas mourir, tu entends ? On n'a jamais vu un pareil fouteur de merde que toi sur terre !

Ca n'avait pas l'air de lui faire beaucoup d'effet. C'était sur moi que ces imprécations agissaient. Je ne m'en privai pas.

- Qu'est-ce que tu t'imagines ? On n'est pas au théâtre, ici ! Il ne suffit pas de baisser le rideau quand on estime que c'est fini. Et si la pièce est si mauvaise, eh bien, c'est ta faute !

Moi aussi, je pourrais être une larve amorphe : tout le monde a en soi un gros tas immobile, il suffit de se laisser aller pour qu'il apparaisse. Personne n'est la victime de personne, sinon de soi-même. Bon prétexte, que d'avoir épousé une anormale pour s'autoriser à devenir un demeuré. Si tu l'as épousée, c'est parce qu'il y avait déjà en toi un abruti qui reconnaissait en elle sa moitié et son idéal. Dès le début, elle t'allait comme un gant, Bernadette ! Je n'ai jamais rencontré un couple aussi bien assorti. Quand on a trouvé la femme de sa vie, on ne se suicide pas ! C'est vrai : qu'est-ce qu'elle deviendrait, sans toi ? Tu as pensé à ça, avant de transformer ton garage en chambre à gaz ? Qu'est-ce que tu croyais ? Qu'on allait s'occuper d'elle ? Et puis quoi encore ? Pour qui nous prends-tu ? Pour l'Armée du Salut ?

Je criais de plus en plus fort, comme un détraqué :

- Quelle idée, aussi, quand on est médecin, de choisir un suicide pareil ? Tu n'avais pas un paquet de pilules qui traînait ? Non, évidemment, il a fallu que tu optes pour le moyen le plus dégoûtant. Le mauvais goût en toute chose, telle est ta devise. A moins que... oui, c'était la seule méthode qui te laissait une porte de sortie ! Si tu avais avalé des médicaments ou si tu t'étais pendu, je n'aurais jamais pu t'entendre. Avec ta bagnole, tu avais une chance que je te sauve la vie. Et je suis tombé dans le panneau, comme d'habitude. Je me demande ce qui m'empêche de t'y remettre, de rallumer ton moteur et de refermer la porte. Oui, qu'est ce qui m'empêche de t'y remettre ?

Si la sirène de l'ambulance n'avait pas retenti à ce moment-là, je crois que, dément comme je l'étais, je l'aurais fait.

Les infirmiers l'embarquèrent et repartirent dans un bruit assourdissant.

Je faillis les implorer de m'emmener, moi aussi. Quelque chose en moi ne fonctionnait plus. Je titubai jusqu'à la Maison où je tombai sur Juliette, effarée : les hurlements de l'ambulance l'avaient réveillée. Sans ménagement, je lui racontai l'affaire. Elle pâlit et s'écroula sur une chaise. Elle cacha son visage dans ses mains en murmurant :

- Quelle horreur ! Quelle horreur !

Sa réaction acheva de me rendre fou :

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- Tu veux dire : "Quel monstre !" Je t'interdis de le plaindre ! Tu ne comprends pas qu'il jouait la comédie dans le seul but de nous emmerder ?

- Enfin, Emile...

- On dirait que tu ne le connais pas ! Et moi, comme un crétin, j'ai marché dans son cinéma. Maintenant, il va pouvoir invoquer le droit des martyrs ! Il fallait le laisser crever, bien sûr. Non seulement j'ai raté une superbe occasion de nous débarrasser de lui, mais en plus, désormais, nous serons obligés de nous conduire comme des saint-bernard avec lui, nous l'aurons sur le dos tout le temps.

Juliette me dévisagea avec effroi. Pour la première fois en soixante années, elle me parla sèchement :

- Tu te rends compte de ce que tu dis ? C'est toi, le monstre ! Comment peux-tu croire une pareille abomination ? Si tu n'avais pas eu une insomnie, tu ne l'aurais jamais entendu, et il serait mort à l'heure qu'il est. Tu as parlé comme un assassin, un véritable assassin.

- Un assassin ! Tu oublies que je lui ai sauvé la vie.

- C'était ton devoir ! A partir du moment où tu étais au courant de ce qui se passait, c'était ton devoir. Si tu l'avais laissé mourir, tu aurais été un assassin. Et ce que tu viens de dire est ignoble.

"Si elle savait que j'ai failli le remettre dans sa chambre à gaz !" pensai-je, mais je n'étais plus très content de moi.

- Et Bernadette ? ajouta-t-elle, radoucie.

- Je ne l'ai pas vue. A mon avis, elle n'est au courant de rien.

- Est-ce qu'il ne faut pas la prévenir ?

- Tu crois qu'elle comprendrait ? En ce moment, je parie qu'elle dort. C'est ce qu'elle a de mieux à faire.

- Demain, en se réveillant, elle verra qu'il n'est pas là. Ce sera la panique pour elle.

- Attendons demain.

- Toi, tu voudrais qu'on aille se recoucher et qu'on se rendorme ! Comme si on pouvait encore trouver le sommeil après ça !

- Qu'est-ce que tu suggères ?

- Que toi tu ailles à l'hôpital et que moi j'aille chez elle.

- Tu es folle ? Elle a cinq fois ton volume. Elle pourrait te tuer !

- Elle est inoffensive.

- J'aurais trop peur pour toi. C'est moi qui irai. A l'hôpital, ils n'ont aucun besoin de moi.

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- Je t'accompagne.

- Non. Quelqu'un doit rester à la Maison. C'est notre numéro de téléphone que j'ai donné aux ambulanciers.

- Alors vas-y et veille-la. Il faut qu'il y ait quelqu'un auprès d'elle, quand elle sortira du sommeil, pour qu'elle n'ait pas le temps de s'inquiéter.

- Je trouve que nous sommes bien gentils avec ces gens.

- Emile, c'est la moindre des choses ! Et si tu n'y vas pas, j'y vais, moi.

Je soupirai. Il n'y a pas que des avantages à avoir une femme au cœur d'or. Mais elle avait raison au moins sur un point : je n'aurais pas été capable de m'endormir.

Je pris une lampe de poche et j'embrassai mon épouse comme un soldat partant au front.

La porte qui reliait leur garage à leur intérieur n'était pas verrouillée. J'entrai : le halo de ma lampe éclaira une cuisine. Une odeur fétide me remplit les poumons : je n'osai imaginer ce que les Bernardin avaient mangé. Des épluchures jonchaient le sol. Je ne cherchai pas à les identifier, je n'avais qu'une idée : quitter ce dépotoir au plus tôt et rejoindre une nappe d'air respirable.

J'ouvris la porte de la cuisine et la fermai derrière moi pour empêcher la propagation du remugle. Pas de chance : une puanteur identique sévissait dans le salon. C'était infect.

Comment des êtres humains pouvaient-ils vivre là-dedans ? A fortiori, comment un médecin pouvait-il braver à ce point les règles les plus élémentaires de l'hygiène ?

Mon nez analysait les composantes de ce bouquet : un fond de vieux poireaux, de graisse avariée, de transpiration de bouc et, ce qui était le plus étrange et le plus désagréable, un puissant relent de métal oxydé. Ce dernier parfum était le pire, car il ne renvoyait à rien d'humain, d'animal ou de végétal : je n'avais jamais rien senti d'aussi malsain.

Je trouvai un interrupteur et j'allumai : ce que je vis me donna une terrible envie de rigoler. Quand le mauvais goût atteint un tel degré, on ne peut qu'en rire. Je fus néanmoins étonné : en général, un ameublement kitsch donne plutôt dans l'excès de confort, le trop douillet, ce que les Allemands qualifient de "gemütlich". Ici, on se serait cru dans un tram qu'une concierge eût voulu décorer : c'était à la fois sordide, froid et ridicule.

Sur les murs, aucun tableau, sinon le diplôme de médecin de Palamède, encadré à la manière grandiloquente d'un portrait de Staline. Qu'un homonyme de Charlus poussât aussi loin le sens du laid et du vulgaire, c'était un comble !

L'hilarité allait l'emporter quand je me rappelai ma mission. Je montai à l'étage. Un tapis de poussière collante recouvrait l'escalier. Arrivé au sommet, je m'immobilisai et je tendis l'oreille. Il me sembla percevoir un râle.

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Je fus tenté de m'enfuir. Ce bruit rauque ne pouvait s'assimiler à un ronflement : ce que j'entendais évoquait le plaisir sexuel d'un animal. Je refusai cette éventualité : je n'aurais pas pu la supporter.

La première porte du couloir donnait sur un débarras. La deuxième aussi. La dernière sur une salle de bains. Je dus me rendre à l'évidence : l'un des débarras était une chambre à coucher.

Je revins à la deuxième porte et l'ouvris le râle m'avertit que j'y étais. Terrorisé, je pénétrai dans l'antre de Bernadette. Ma lampe caressa des objets non identifiables puis, au bout de sa course, trébucha sur une paillasse recouverte d'une masse mouvante.

C'était elle. Ses paupières étaient fermées : je fus rassuré en comprenant que l'espèce de mugissement correspondait à la respiration du sommeil. Elle dormait.

J'allumai : un lustre hideux répandit une lumière de bloc opératoire. Madame Bernardin n'en fut pas incommodée. Il est vrai que, si ses propres décibels ne la réveillaient pas, rien ne le pouvait.

Le couple faisait chambre à part. J'en conclus que Palamède occupait l'autre débarras.

Il n'y avait pas place pour un autre corps, et surtout pas pour un obèse, sur le tas de chiffons qui servait de lit au kyste.

Pour des motifs dont je préfère ne pas sonder la nature, je me sentis soulagé à l'idée qu'ils ne dormaient pas ensemble. D'ailleurs, cela tombait bien : grâce à cette séparation nocturne, Bernadette ignorait la tentative de suicide et gagnait quelques heures de tranquillité.

Je m'assis auprès d'elle sur un pouf en synthétique et entrepris de la veiller. En face de moi, une grosse horloge indiquait 4 heures du matin : je souris en songeant que je les envahissais à l'heure diamétralement opposée à la leur. Je me rendis compte alors qu'il y avait dans cette pièce trois autres horloges et un réveil : ils indiquaient la même heure à la seconde près. En me remémorant le salon, l'escalier et le couloir, je m'aperçus qu'ils étaient eux aussi constellés d'horloges : sans doute étaient-elles toutes ponctuelles à la perfection, comme celles de cette pièce.

Ce détail, déjà insolite en soi, frappait davantage au milieu d'un tel laisser-aller leur demeure était sale, jamais aérée, les chambres regorgeaient de caisses en carton remplies de vieilleries dégoûtantes, et pourtant, au cœur de ce sinistre abandon, quelqu'un veillait à ce que l'heure soit omniprésente et d'une exactitude maladive.

Je commençais à comprendre pourquoi Palamède arrivait toujours à l'heure pile. S'il avait voulu se meubler un intérieur suicidaire, il n'eût pas pu mieux trouver cette maison à la fois horrible, désespérante, méphitique, grotesque, crasseuse, inconfortable, enfin et surtout cette prolifération d'horloges réglées au centième de seconde, rappelant cinq fois par pièce que le temps nous écrasait, ce devait être cela, l'enfer.

Un jappement de madame Bernardin ramena mon attention sur elle. Etait-elle asthmatique pour produire ce râle ? Le calme de son attitude le contredisait. Je l'observai : un cycle soulevait son énorme poitrine comme une montgolfière qui, arrivée au faîte de son 64 | P a g e

gonflement, s'effondrait en un seul et brusque affaissement, provoquant à chaque fois ce soupir de monstre. Il ne fallait donc pas s'inquiéter, c'était un phénomène explicable par les lois de la physique.

A la réflexion, je n'avais jamais vu dormir avec autant de conscience : on eût dit qu'elle s'y appliquait. En examinant ce qui lui tenait lieu de visage, je fus stupéfait d'y découvrir une véritable volupté. Je me souvins que, dans le couloir, j'avais assimilé ce bruit à un orgasme bestial : ce soupçon sexuel était une erreur, mais Bernadette éprouvait bel et bien du plaisir.

Le sommeil la faisait jouir.

J'en fus curieusement ému. Il y avait quelque chose de touchant dans la délectation de ce gros tas. Je me surpris à penser qu'elle était très au-dessus de son mari : sa vie n'était pas absurde, puisqu'elle connaissait le plaisir. Elle aimait dormir, elle aimait manger. Peu importait que ces activités fussent nobles ou non : la volupté élève, quelle qu'en soit la source.

Palamède, lui, n'aimait rien. Je ne l'avais jamais vu dormir, mais il y avait lieu de penser qu'il le faisait avec dégoût, comme le reste. Pour la première fois, je me rendis compte que nous avions inversé les données : ce n'était pas lui qui était à plaindre pour avoir passé quarante-cinq années avec elle, c'était elle. Je me demandai si elle éprouvait des sentiments.

Comment accueillerait-elle la nouvelle de la tentative de suicide ? Comprendrait-elle le sens de ce mot ?

Je murmurai avec une sorte d'affection :

- S'il était mort, qui est-ce qui aurait veillé sur toi ? Peux-tu te servir de tes mains, enfin, de tes tentacules ? Comment occupes-tu tes journées ? On ne peut pas manger et dormir sans interruption. Sais-tu à qui tu me fais penser ? A Régine, la chienne de ma grand-mère. Enfant, je l'adorais. Une vieille bête énorme qui partageait sa vie entre le sommeil et la nourriture. Elle ne se réveillait que pour manger, elle se rendormait à la seconde où elle avait fini. Pour qu'elle bouge de dix mètres, il fallait la traîner. Ton emploi du temps est-il identique à celui de Régine ?

Il y avait au moins cinquante ans que j'avais oublié la grosse chienne. Je souris à ce souvenir.

- Les gens se moquaient d'elle. Moi, je l'aimais. Je l'avais observée : elle avait décidé de ne vivre que pour le plaisir. Quand elle mangeait, sa queue frétillait. Quand elle dormait, elle était comme toi : sa chair regorgeait de volupté. Au fond, elle et toi, vous êtes des philosophes.

A mes yeux, il n'y avait rien d'insultant à comparer quelqu'un à une bête. Quiconque a pratiqué les auteurs grecs et latins sait l'estime que l'on doit au Règne. Inutile de préciser

"règne animal", puisque, ô justesse du vocabulaire, il n'y a pas de règne humain.

Je contemplais madame Bernardin avec attendrissement. Son sommeil capitonné dans sa graisse était le plus apaisant des spectacles. Je me pris à espérer qu'elle ne se réveillât jamais.

L'invraisemblable se produisit : moi que tout prédisposait à l'insomnie, en particulier cette nuit-là, je m'endormis sur le pouf synthétique, bercé par le râle de Bernadette.

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Je m'éveillai en sursaut. Du fond de sa paillasse, le kyste osait à peine me regarder ; il exprimait son intimidation par de minuscules grognements.

Une armada d'horloges m'assenèrent qu'il était 8 heures du matin. Je me rappelai ma mission. Embarrassé, je commençai avec douceur :

- Bernadette... Votre mari a eu un petit accident. Il est à l'hôpital. N'ayez aucune crainte, il est hors de danger.

Madame Bernardin ne réagit pas. Elle continuait à me contempler. Je crus nécessaire d'expliquer :

- Il a essayé de se suicider. Je l'en ai empêché. Vous comprenez ?

Je n'ai jamais su si elle avait compris. Elle reposa la tête sur sa paillasse. Un poète eût dit qu'elle avait l'air pensif : en réalité, elle n'avait aucun air.

Lâche, découragé et perplexe, je m'en allai. Après tout, j'avais accompli mon devoir.

Qu'eussé je pu faire de plus ?

Au sortir de la demeure des voisins, la pureté de l'air me frappa. Elle m'éblouit davantage que la lumière. Comment avais-je réussi à respirer dans cet antre nauséeux ? Il me sembla qu'il était bon de faire partie des vivants.

A la Maison, Juliette courut dans mes bras.

- Emile, j'avais si peur !

- Des nouvelles de l'hôpital ?

- Oui, il va bien. Il rentrera après-demain. Les médecins l'ont interrogé sur le motif de son geste. Il n'a rien répondu.

- Le contraire m'eût étonné !

- Ils lui ont demandé s'il allait recommencer. Il a dit non.

- A la bonne heure. Est-ce qu'ils savent qu'il est lui-même docteur ?

- Aucune idée. Pourquoi ? Qu'est-ce que cela change ?

- Il me semble seulement que le suicide d'un médecin a de quoi attirer l'attention.

- Plus qu'un autre ?

- Peut-être. En quelque sorte, c'est une violation du serment d'Hippocrate.

- Raconte-moi plutôt comment Bernadette a pris la chose.

Je retraçai les dernières heures. Je me complus à décrire l'intérieur de la maison Bernardin. Juliette criait de répulsion et rigolait presque en même temps.

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- Crois-tu que l'on doive s'occuper d'elle ? demanda-t-elle.

- Je n'en sais rien. Nous risquerions de lui causer plus de mal que de bien.

- Il faut au moins la nourrir. Nous lui apporterons de la soupe.

- Du chocolat fondu ?

- Comme dessert. En plus d'une grande casserole de soupe aux légumes. Je suppose qu'elle mange beaucoup.

- Ca va être sa fête. A mon avis, elle va passer deux jours merveilleux, sans son mari.

- Qui sait ? Peut-être l'aime-t-elle.

Je ne dis rien, mais il me paraissait impossible d'aimer Palamède.

A Mauves, nous avons acheté la quasi-totalité des légumes de l'épicerie. De retour du village, nous avons préparé une marmite de soupe. Je regardais ce déluge bouillonner au fond du fait-tout, recrachant poireaux et céleris vers la surface : on eût dit une tempête en mer, avec valse d'algues et de plancton. J'imaginais le devenir de ce brouet océanique dans les entrailles du kyste : un véritable déjeuner de baleine, tant par la nature que par la quantité.

Vers midi, Juliette et moi avons transporté un plateau de l'autre côté de la rivière.

Nous n'étions pas trop de deux pour une telle charge : une marmite de soupe et une petite casserole de sauce au chocolat. Ma femme rit de dégoût en entrant dans la cuisine :

- C'est pire que ce que tu m'avais raconté !

- L'odeur ou l'aspect ?

- Tout !

Il n'y avait personne en bas. Nous sommes montés à l'étage : madame Bernardin n'avait pas quitté sa paillasse. Elle ne dormait pas, elle ne faisait rien : sa sérénité lui tenait lieu d'occupation. Juliette se lança dans des effusions dont la sincérité me surprit :

- Bernadette, j'ai beaucoup pensé à vous. Votre courage est admirable. L'hôpital a téléphoné : votre mari va très bien, il sera de retour après-demain.

Nous n'avons jamais su si elle avait compris ou même écouté : elle avait toléré le baiser de ma femme, le regard fixé sur la petite casserole. Son flair en identifia aussitôt le contenu. Elle, si calme, se mit à glousser en lançant ses tentacules vers l'objet de délices.

- Oui, nous vous avons préparé deux soupes différentes. Il faut commencer par la grande; l'autre, c'est le dessert.

L'obèse ne voulait rien entendre. Après tout, en quoi l'ordre des plats nous importait-il ? Juliette lui donna la saucière : la voisine trépignait, salivait avec fracas. Ses tentacules se 67 | P a g e

refermèrent autour du trésor qu'elle brandit jusqu'à son orifice buccal. Elle en but le contenu d'une traite en mugissant comme un hybride de phacochère et de cachalot.

Le spectacle de ce plaisir réjouissait et répugnait à la fois : un coin de la bouche de ma femme souriait, tandis que le coin opposé s'empêchait de vomir.

Le kyste reposa la casserole vide : il en avait léché les parois, de sorte qu'elle fût immaculée. La longue langue ressortit encore pour lessiver le menton et la moustache. Il se passa alors une chose émouvante : madame Bernardin poussa un soupir, un interminable soupir de bien-être, avec une pointe de déception parce que c'était fini.

Juliette versa de la soupe aux légumes dans un bol et le lui tendit. Bernadette renifla avec curiosité, lapa un coup et parut éprouver de la sympathie pour notre brouet. Elle l'avala avec des bruits d'évier.

- J'aurais dû passer la soupe, dit ma femme en voyant que les lambeaux de verdure n'entraient pas dans l'orifice buccal et restaient collés au menton, comme du varech sur une plage.

Ensuite, la voisine émit un rot melvillien et se laissa retomber sur la paillasse.

L'espace d'une seconde, je crus lire dans son regard une expression de reine-mère disant à ses sujets :

- Merci, braves gens, vous pouvez disposer.

Elle ferma les yeux et s'endormit aussitôt.

Le râle de son sommeil se conjuguait à une digestion aussi sonore qu'une lessiveuse.

Attendri et révulsé, je chuchotai :

- On laisse la casserole et on s'en va.

Le lendemain, Juliette passa la soupe.

Deux jours d'affilée, nous avons retrouvé la marmite vidée et madame remplie. Elle ne quittait pas sa chambre, sauf pour ses besoins, nous étions soulagés qu'il ne fallût pas l'aider pour cette dernière fonction.

- Si tu veux mon avis, Bernadette est en train de passer les jours les plus heureux de sa vie.

- Tu crois ? demanda ma femme.

- Oui. D'abord, ta cuisine est certainement meilleure que celle de son mari comme la nourriture est l'essentiel de son existence, ce changement est pour elle une merveilleuse révolution. Mais le mieux, c'est que nous lui fichons la paix. Je suis persuadé que Palamède la force à se lever, à descendre au salon sans aucune raison.

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- Pourquoi ferait-il ça ?

- Pour l'emmerder. C'est son obsession.

- Peut-être aussi pour la laver. Ou pour la changer.

Je ris en pensant à la chemise de nuit de madame Bernardin : une titanesque robe en polyester imprimé de fleurs des champs, avec une collerette en dentelle de village.

- Tu ne crois pas qu'on devrait lui donner un bain ? suggéra Juliette.

L'espace d'un instant, je vis une baignoire pleine de chairs blanchâtres.

- Je propose qu'on laisse cette tâche à son mari.

Le surlendemain, l'hôpital téléphona : on nous donna le feu vert pour récupérer l'autre moitié du couple.

- J'irai seul. Tu as la soupe du kyste à préparer.

Au volant de la voiture, je me trouvai insensé d'aller le chercher. "On devrait le leur laisser", pensai-je.

Au secrétariat, on me fit signer une liasse de papiers incompréhensibles. Monsieur Bernardin, impavide, m'attendait dans un couloir. L'ennui universel pesait sur sa chaise.

Quand il me vit, il prit cet air mécontent qu'il avait toujours pour moi. Il ne dit rien, souleva la masse de son corps et me suivit. Je remarquai que les infirmières n'avaient pas lavé ses vêtements, lesquels portaient encore des traces de vomissures.

Pendant le trajet en voiture, il ne prononça pas un mot. Cela m'arrangeait bien. Je lui racontai que nous avions nourri sa femme durant son absence. Il ne réagissait à rien, ne regardait rien ; je me demandai si l'intoxication au gaz n'avait pas ravagé le peu de facultés mentales qui lui restaient.

Il faisait splendide, ce jour-là : c'était un début d'avril comme on les décrit dans les manuels scolaires, avec des fleurs légères comme des héroïnes de Maeterlinck. Je me dis que, si j'avais réchappé à une tentative de suicide, un printemps aussi délicieux m'aurait chaviré le cœur au point d'en pleurer : ce paysage saturé de renouveau m'aurait semblé lié à ma propre résurrection et m'aurait réconcilié en profondeur avec ce monde que j'avais voulu quitter.

A l'évidence, Palamède était imperméable à tout cela. Je ne l'avais jamais vu aussi tassé sur lui-même.

J'arrêtai la voiture devant sa porte. Au moment de le quitter, je lui demandai s'il avait besoin d'aide.

- Non, répondit sa voix bougonne.

Il avait donc conservé l'usage de la parole, si l'on peut appeler usage une utilisation aussi parcimonieuse.

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La question qui me brûlait les lèvres s'échappa de ma bouche :

- Savez-vous que c'est moi qui vous ai sauvé la vie ?

Pour la première fois, monsieur Bernardin fut terrifiant d'éloquence. Non qu'il renouvelât son vocabulaire, mais il exploita son silence et son regard comme un rhéteur patenté. Il planta des yeux outrés dans les miens, se tut jusqu'à la limite du supportable et, quand la durée de mon apnée lui parut suffisante, se contenta de dire :

- Oui.

Puis il se retourna et entra chez lui. Glacé, je regagnai la Maison. Juliette me demanda comment il allait. Je répondis :

- Comme d'habitude.

- J'ai préparé encore plus de soupe qu'hier. Je l'ai mise en bonne vue sur la table de leur séjour.

- C'est gentil mais, à l'avenir, laisse-le se débrouiller.

- Tu ne crois pas que cela lui ferait plaisir si je cuisinais à sa place ?

- Juliette, tu n'as pas encore compris rien ne lui fait plaisir !

Le lendemain matin, la casserole trônait devant notre porte ; on n'avait pas touché au contenu.

C'était une fin de non-recevoir.

Les semaines s'écoulèrent. Contrairement à ce que j'avais redouté, le voisin ne vint pas chez nous une seule fois. C'était à peine s'il mettait le nez dehors. Pourtant, la douceur du mois d'avril était comme une provocation : Juliette et moi passions des heures dans le jardin.

Nous y prenions le déjeuner et même le petit déjeuner. Nous faisions de longues promenades en forêt, où les oiseaux nous jouaient Le Sacre du printemps revu et corrigé par Janacek.

Palamède ne sortait que pour aller au village en voiture. Les commissions constituaient l'unique élément social de son existence.

Arriva mai, le mois de toutes les mièvreries, je dis cela sans aucune ironie : le pauvre citadin que j'avais toujours été se délectait sans retenue des mille afféteries de la nature et ne dédaignait aucun lieu commun. Les minauderies du muguet me plongeaient dans les émois les plus sincères.

Je racontai à ma femme la légende de la forêt des lilas, comme m'y incitaient les déflagrations bleues et blanches du jardin. Juliette assura qu'elle n'avait jamais entendu une aussi belle histoire ; il fallut que je la lui dise chaque jour.

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Monsieur et madame Bernardin devaient être insensibles à ce kitsch printanier : on ne les voyait jamais dans leur jardin. Leurs fenêtres étaient toujours fermées, comme s'ils craignaient de dilapider leur précieuse puanteur.

- Ca vaut bien la peine d'habiter la campagne, dit Juliette.

- N'oublie pas que s'il a choisi de vivre ici, c'est pour cacher sa femme. Palamède se fout éperdument des petites fleurs.

- Et elle ? Je suis sûre qu'elle les aime et qu'elle serait ravie de les voir.

- Il a honte d'elle, il ne veut pas la montrer.

- Mais nous savons déjà à quoi elle ressemble ! Il n'y aurait personne d'autre que nous pour l'apercevoir.

- Le bonheur de Bernadette ne l'obsède pas.

- Quel salaud ! Séquestrer cette malheureuse ! Et nous tolérons cela ?

- Que veux-tu qu'on fasse? Il n'y a rien d'illégal dans son attitude.

- Et si on allait la chercher pour la conduire dehors, ce serait illégal ?

- Tu as vu comment elle marche ?

- Pas pour marcher. On la mettrait dans le jardin pour qu'elle voie les fleurs, pour qu'elle respire l'air.

- Il ne nous donnerait jamais son accord.

- On ne le lui demandera pas ! On le prendra au dépourvu, on ira chez lui en disant :

"Nous venons chercher Bernadette pour passer l'après-midi avec nous sur notre terrasse."

Qu'est-ce qu'on risque ?

Peu enthousiaste, je dus convenir qu'elle avait raison. Après le déjeuner, nous allâmes frapper à leur porte (je pensais que c'était le monde à l'envers). Personne n'ouvrit. Je me mis à taper comme une brute, à l'exemple de Palamède cet hiver, mais je n'avais pas sa force. Il n'y eut aucune réaction.

- Et dire que moi, je me croyais obligé de lui ouvrir ! m'exclamai-je, les poings en feu.

Juliette finit par entrer d'autorité. Le courage de cette fillette de soixante-cinq ans me stupéfiait. Je la suivis. Le remugle de cet intérieur cauchemardesque avait encore empiré.

Monsieur Bernardin était vautré dans un fauteuil du salon, environné d'horloges. Il nous regarda avec une lassitude exaspérée, l'air de penser que nous étions des voisins bien envahissants, ce qui, venant de lui, était un comble.

Sans lui dire un mot, comme s'il n'existait pas, nous montâmes à l'étage. Le kyste reposait sur sa paillasse. Il portait une chemise de nuit rose avec des marguerites blanches.

Juliette l'embrassa sur les deux joues :

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- On va vous conduire dans le jardin, Bernadette ! Vous verrez comme il fait beau.

Madame Bernardin se laissa tracter de bonne grâce : nous lui tenions chacun une main. Elle descendit les marches une par une, à l'exemple des enfants de deux ans. Nous passâmes devant Palamède sans expliquer où nous allions, sans même le regarder.

Comme il n'y avait pas de chaise à la taille du monstre, j'avais étendu sur l'herbe un drap jonché de coussins. Nous y avions déposé la voisine ; couchée sur le ventre, elle contemplait le jardin avec une expression proche de l'étonnement. Son tentacule droit caressait les pâquerettes : il en ramena une à un centimètre de ses yeux, pour l'examiner.

- Je crois qu'elle est myope, dis-je.

- Tu te rends compte que sans nous, cette femme n'aurait jamais vu une pâquerette de près ? s'indigna Juliette.

Bernadette soumit la nouveauté à chacun de ses sens : après avoir regardé le végétal, elle le huma, puis l'écouta, ensuite le promena sur son front, enfin le mastiqua et l'avala.

- Sa démarche est incontestablement scientifique ! m'extasiai-je. Cette personne est intelligente !

Comme pour démentir mes paroles, la créature se mit à tousser d'une manière répugnante jusqu'à ce que la pâquerette ressorte : cette nourriture ne lui convenait pas.

Au prix d'un effort pathétique, elle se tourna sur le dos ; puis elle se laissa retomber, haletante et inerte. Ses yeux se fixèrent sur le bleu du ciel et n'en bougèrent plus. Il n'y avait aucun doute : elle était heureuse. Cela la changeait du plafond obscur de sa chambre.

Vers 4 heures, Juliette alla chercher du thé et des petits gâteaux. Elle s'approcha de la gisante et lui glissa des morceaux de sablé dans l'orifice buccal. Notre invitée poussait des gloussements : elle aimait ça.

A notre grande stupeur, nous entendîmes un hurlement :

- Elle ne peut pas manger ça !

C'était Palamède qui, depuis des heures, nous épiait derrière la fenêtre de son salon, attendant que nous commettions une "erreur". Au vu de notre crime, il était sorti sur le pas de la porte pour nous rappeler à l'ordre.

Royale, ma femme reprit son flegme et continua à nourrir le kyste, comme s'il ne s'était rien passé. Je n'en menais pas large et s'il venait nous rouer de coups ? Il était bien plus fort que nous.

Mais la manœuvre de Juliette l'intimida. Décontenancé, il resta dix minutes sur le seuil à contempler notre désobéissance. Après quoi, pour partir en beauté, il cria derechef :

- Elle ne peut pas manger ça !

Il disparut dans son entrepôt d'horloges.

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A la tombée du soir, nous avons reconduit madame Bernardin chez elle. Nous sommes entrés sans frapper. Le mari nous gratifia d'un : "Et si elle est malade, ce sera votre faute !"

- Vous seriez content, n'est-ce pas, si votre femme était malade ? avait dit Juliette.

Nous l'avons réinstallée sur sa paillasse. Elle semblait épuisée par tant d'émotions.

Il fallait s'y attendre : le lendemain, il avait fermé à double tour toutes les portes de sa demeure.

- Il séquestre sa femme, Emile ! Et si on appelait la police ?

- Hélas, il n'y a toujours rien d'illégal dans son attitude.

- Même si on précise qu'il a tenté de se suicider ?

- Le suicide n'est pas illégal non plus.

- Et s'il était en train de tuer sa femme ?

- Nous n'avons aucune raison de le soupçonner.

- Enfin, quoi, tu te rends compte qu'il l'enferme seulement parce qu'elle a grignoté des sablés ?

- Il veut peut-être qu'elle maigrisse.

- Ca lui servirait à quoi, de maigrir, avec la vie qu'elle mène ? Et puis, il ne s'est pas regardé, lui !

- Le fond de l'affaire, nous le connaissons. Monsieur Bernardin n'éprouve aucun plaisir à vivre : il ne peut tolérer que sa femme ne soit pas comme lui. Hier, il l'a vue s'extasier devant une pâquerette, se pâmer devant le bleu du ciel, puis éructer de délectation en mangeant des gâteaux. C'est plus qu'il n'en peut supporter.

- Et tu ne trouves pas ça dégoûtant, d'empêcher une pauvre vieille anormale de jouir de la vie ?

- Si, Juliette ! Le problème n'est pas là : aussi longtemps qu'il restera dans la légalité, nous ne pourrons rien faire.

- Je me demande ce qui me retient de casser une fenêtre pour aller chercher Bernadette.

- En ce cas, c'est lui qui serait en droit d'appeler la police. Nous serions bien avancés.

- Peut-on vraiment ne pas réagir ?

- Je vais te dire une chose terrible : hier, en désirant lui offrir un beau moment, nous avons nui à cette malheureuse. Elle est enfermée par notre faute, à présent. Je crois qu'il vaut mieux limiter les dégâts. Plus nous voudrons l'aider, plus nous aggraverons son sort.

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L'argument porta. Juliette ne parla plus de secourir le kyste. Mais il était clair que cette affaire l'obsédait. Le printemps n'arrangeait rien : chaque jour était plus suave que le précédent. Je finissais par espérer qu'il pleuve : le beau temps désolait ma femme. En promenade, elle disait :

- Elle ne voit pas ces groseilliers sanguins. Elle ne voit pas ces feuillages vert tendre.

Inutile de préciser qui désignait ce "elle". Le moindre bourgeon devenait une pièce à conviction et allongeait un réquisitoire qui, je le sentais bien, était le mien et non celui du voisin.

Un matin, j'explosai :

- Au fond, tu me reproches de l'avoir empêché de se suicider !

Elle répondit d'une petite voix ferme :

- Non, pas du tout. Il fallait l'empêcher.

Elle avait de la chance d'en être si convaincue. Moi, je ne l'étais plus. Je me mordais les doigts de l'avoir sauvé. Je me donnais tort à cent pour cent.

D'ailleurs, n'était-il pas le premier à me le reprocher ? Il me l'avait exprimé avec une rare éloquence, le jour où je l'avais ramené de l'hôpital.

Le pire, c'est qu'à présent je l'approuvais. Je me mettais dans sa peau et j'en arrivais à cette conclusion effroyable : il avait eu mille fois raison de vouloir mourir.

Car la vie, pour lui, ce devait être l'enfer. Il n'éprouvait aucun des plaisirs de l'existence : je commençais enfin à comprendre que ce n'était pas sa faute. Ce n'était pas lui qui avait choisi d'être frigide des cinq sens il était né comme cela.

J'essayais d'imaginer son sort : ne rien ressentir en voyant la beauté de la forêt, en écoutant les arias qui bouleversent les autres, en humant le parfum d'une tubéreuse, en mangeant ou en buvant, en caressant ou en étant caressé. Cela revenait à dire qu'aucun art ne l'avait jamais touché. Et qu'il ignorait le désir sexuel.

Il y a des gens assez bêtes pour employer l'expression "être aveuglé par ses sens". Ont-ils songé à la cécité de ceux que les sens n'éclairent pas ?

Je me surprenais à frissonner : quel néant que la vie de monsieur Bernardin ! Si l'on considère que les sens sont les portes de l'intelligence, de l'âme et du cœur, que lui restait-il ?

Même le mysticisme s'apprend par le plaisir. Pas forcément par sa pratique, mais à coup sûr par sa notion : les moines interdits de chair ont au moins la prescience de ce dont ils se privent. Et le manque instruit autant, sinon plus, que la pléthore. Or, Palamède ne souffrait d'aucun manque ; on ne manque de rien quand on n'aime rien.

La vie des saints n'a-t-elle pas prouvé que l'extase religieuse est un orgasme ? S'il existait une transe de la frigidité absolue, cela se saurait.

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Hélas, il n'était pas nécessaire d'en arriver à de pareilles extrémités pour conclure au néant du voisin : non pas le néant grandiose que décrit Hugo, mais le néant minable, pitoyable, ridicule et sordide. Le néant bougon d'un pauvre type.

Un pauvre type qui, last but not least, n'avait jamais aimé personne, ni songé que l'on pût aimer. Certes, je ne voulais pas sombrer dans le sentimentalisme des concierges : on peut vivre sans aimer, il suffit pour s'en convaincre de regarder le sort commun des hommes.

Seulement, les hommes étrangers à l'amour ont tous autre chose : le tiercé, le poker, le football, la réforme de l'orthographe, n'importe quoi, peu importe, du moment qu'ils peuvent s'y oublier.

Monsieur Bernardin, lui, n'avait rien. Il était en prison en lui-même. Aucune fenêtre dans son cachot. Et quel cachot ! Le pire celui d'un vieil obèse abruti.

Soudain, je compris son obsession des horloges : à l'inverse des vivants, Palamède bénissait la fuite du temps. L'unique lumière, au fond de sa geôle, c'était sa mort et les vingt-cinq horloges de sa maison scandaient le rythme lent et sûr qui l'y conduisait. Après le trépas, il ne serait plus présent à son absence, il n'aurait plus de chair pour contenir son vide, il deviendrait le néant au lieu de le vivre.

Une nuit, dans un sursaut de volonté, cet homme avait voulu s'évader de son pénitencier : il lui avait fallu du courage pour prendre cette décision. Et moi, ignoble garde-chiourme, j'avais rattrapé le malheureux en cavale. Fier comme un délateur, je l'avais ramené à sa prison.

Tout s'expliquait : depuis le commencement, son attitude était celle d'un bagnard. Au début, quand il s'imposait chez moi deux heures par jour, c'était le pauvre tôlard qui n'avait rien d'autre à faire que d'envahir la cellule d'un autre. Sa gloutonnerie, alors qu'il n'aimait pas manger, était typique de ceux qui avaient atteint le paroxysme de l'ennui. Son sadisme envers sa femme, c'était encore un comportement d'incarcéré : le besoin pathétique d'imposer ses propres souffrances à une victime. Son laisser-aller, sa saleté, sa déchéance physique se retrouvaient chez les condamnés à perpétuité.

C'était tellement clair ! Comment n'avais-je pas compris plus tôt ?

Une nuit, je m'éveillai en sursaut avec cette pensée peu avouable : "Pourquoi ne recommence-t-il pas ? Il paraît que les suicidaires sont récidivistes. Qu'attend-il pour recommencer ?"

Peut-être craignait-il que je l'en empêche à nouveau. Comment l'avertir que cette fois je ne lui mettrais plus de bâtons dans les roues ?

Se reposa alors la question du mode de suicide : pourquoi avait-il choisi le gaz d'échappement ? Etait-ce dans l'espoir qu'on le sauve ? Non, les chances étaient trop ténues.

Il devait l'avoir choisi par masochisme : encore une attitude de prisonnier. Ou encore un acte symbolique : cet homme, qui vivait étouffé en lui-même, voulait mourir asphyxié. Il lui eût été cent fois plus simple et moins douloureux de s'injecter un poison, mais fallait-il exclure que cette brute ait eu, à la manière de tous les suicidés, le besoin de laisser un message ? Les 75 | P a g e

autres laissent une lettre, ce qu'il n'eût pas été capable d'écrire. Sa signature à lui, c’eût été ce trépas ô combien barbare qui contenait son épitaphe en filigrane : "Je meurs comme j'ai vécu."

La nuit du 2 au 3 avril, sans ma maudite insomnie, monsieur Bernardin eût trouvé le salut. A présent, nous étions début juin. Un projet atroce me tenta : et si je lui envoyais un mot ? "Cher Palamède, Maintenant j'ai compris. Vous pouvez recommencer, je ne vous dérangerai plus." J'enfonçai ma bouche dans l'oreiller pour ne pas m'esclaffer à haute voix.

Ensuite, cette idée se mit à me paraître moins monstrueuse. Je finis même par l'envisager avec sérieux. A première vue, une telle lettre semblait cynique et criminelle mais, à y réfléchir, c'était ce dont mon voisin avait besoin. Il fallait l'aider.

Soudain, je ne pus plus attendre. Cette missive était d'une urgence capitale ! Je devais la rédiger à l'instant. Je me levai, descendis au salon, pris une feuille et y écrivis les deux phrases libératrices. Je traversai le pont et je glissai le pli sous la porte des Bernardin.

Un sentiment de béatitude et de soulagement m'envahit. J'avais accompli mon devoir.

Je retournai au lit et m'endormis avec l'impression idyllique d'avoir été le messager de l'amour divin. Des séraphins chantaient dans ma tête.

Le lendemain, en me levant, il me sembla avoir rêvé. Peu à peu, je m'aperçus de la réalité de mon acte : j'avais bel et bien écrit cette lettre infâme ! Et j'avais été jusqu'à la glisser sous sa porte ! J'avais perdu la raison.

Sous le regard stupéfait de Juliette, je pris sa pince à épiler et je sortis en courant.

Couché par terre devant la porte de la maison voisine, j'introduisis la pince dans la rainure, à l'aveuglette, pour récupérer le papier. Mes tentatives furent infructueuses le pli était trop loin, ou, alors, Palamède l'avait déjà lu.

Horrifié, je retournai chez nous.

- Peux-tu m'expliquer pourquoi tu te vautres devant leur porte avec ma pince à épiler

?

- Je lui ai glissé une lettre cette nuit. Je la regrette. Mais je n'ai pas réussi à la rattraper.

- Qu'avais-tu écrit ?

Je n'eus pas le courage d'avouer la vérité.

- Des injures. Du genre : "Vous êtes immonde d'enfermer votre femme, etc."

Les yeux de Juliette étincelèrent.

- Bravo. Je suis contente que tu n'aies pas récupéré l'enveloppe. Je suis fière de toi.

Elle me prit dans ses bras.

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Je passai la journée à me détester. Le soir, je me couchai tôt et m'endormis comme si j'avais cherché à me fuir. A 2 heures du matin, je m'éveillai : plus moyen de fermer l'œil.

Ce fut alors que je compris une chose effrayante sur mon propre compte : il y avait un autre Emile Hazel. En effet, pendant cette insomnie, je me donnai raison d'avoir écrit cette lettre. Je n'éprouvais plus la moindre honte. Au contraire, j'étais heureux de mon acte.

Étais-je un nouveau docteur Jekyll ? Je refusai cette hypothèse par trop romanesque.

En revanche, je compris que la nuit avait sur moi une influence gigantesque. Mes pensées nocturnes envisageaient toujours le pire et ne laissaient jamais place à des possibilités telles que l'amélioration, l'espoir ou même l'inoffensive indifférence. Durant mes insomnies, tout était tragique et tout était de ma faute !

Se posa alors une question singulière lequel des deux Emile Hazel avait raison ? Le diurne, un peu lâche et qui retirait son épingle du jeu ? Ou le nocturne, l'écœuré, le révolté prêt aux actions les plus hardies pour aider les autres, à vivre ou à mourir ?

Je résolus d'attendre le lendemain pour le savoir. Or, le matin, je pensais le contraire de mes ruminations insomniaques. J'étais à nouveau prêt à toutes les compromissions.

Quelques jours plus tard, je fus rassuré. Monsieur Bernardin se portait comme un charme et je me trouvais grotesque d'avoir supposé que ma lettre l'influencerait.

J'imaginais Palamède ramassant mon papier, le lisant et secouant la tête avec ce mépris qu'il éprouvait à mon endroit depuis le début. Je soupirais de soulagement.

Il m'était enfin donné de comprendre le mythe de Pénélope, dont j'étais loin d'être la seule victime : n'anéantissons-nous pas tous, la nuit, le personnage que nous nous composons le jour, et réciproquement ? La femme d'Ulysse jouait le jeu des prétendants en tissant sa toile et redevenait, à la faveur de l'obscurité, l'héroïne hautaine de la négation. La lumière favorisait la molle comédie de la civilité, les ténèbres ne laissaient de l'humain que sa rage destructrice.

- A ton avis, Juliette, pourquoi ne tente-t-il pas à nouveau de se suicider ? Il paraît que les suicidaires sont récidivistes. Alors pourquoi ne recommence-t-il pas ?

- Je ne sais pas. Je suppose qu'il a compris la leçon.

- Quelle leçon ?

- Qu'on ne le laissera pas faire.

- A supposer que nous ayons les moyens de le surveiller !

- Il a peut-être repris goût à la vie.

- Tu trouves qu'il en a l'air ?

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- Comment le savoir ?

- Regarde-le.

- Impossible : il s'enferme chez lui.

- Précisément. Il habite le Paradis terrestre, c'est le plus joli printemps du monde et il s'enferme chez lui.

- Il y a des gens qui ne sont pas sensibles à ces choses-là.

- Et à quoi est-il sensible, à ton avis ?

- Aux horloges, sourit-elle.

- En effet. Il aime les horloges comme Dame la Mort aime sa faux. Alors, je repose ma question : qu'attend-il pour sa deuxième tentative de suicide ?

- On jurerait que tu le voudrais.

- Non. J'essaie seulement de le comprendre.

- Tout ce que je peux te dire, Emile, c'est ceci : il me semble que même si on désire mourir, se tuer doit être une épreuve effrayante. J'ai lu le témoignage d'un parachutiste : il disait que c'était le deuxième saut dans le vide qui terrorisait le plus.

- Donc, à ton avis, s'il ne recommence pas, c'est qu'il a peur ?

- Ce serait humain, non ?

- En ce cas, te rends-tu compte du désespoir de ce pauvre type ? Il veut mourir et il ne parvient plus à trouver le courage de se suicider.

- C'est bien ce que je pensais : tu voudrais qu'il recommence !

- Juliette, ce que je veux n'a aucune importance. Ce qui compte, c'est ce que lui veut.

- Et tu as envie de l'aider, au fond ?

- Mais non !

- Alors, pourquoi me parles-tu de cela ?

- Pour que tu cesses de juger son sort avec tes yeux. Toi, on t'a mis dans le crâne que la vie était une valeur.

- Même si on ne me l'avait pas mis dans le crâne, je le penserais. J'aime vivre.

- Es-tu incapable de concevoir qu'il y ait des gens qui n'aiment pas vivre ?

- Es-tu incapable de concevoir qu'il y ait des gens qui puissent changer d'avis ? Il peut apprendre à aimer la vie.

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- A soixante-dix ans ?

- Il n'est jamais trop tard.

- Tu es une indécrottable optimiste.

- Tu disais que les suicidaires étaient récidivistes. Tu ne crois pas que tous les êtres humains sont récidivistes ?

- "Les êtres humains sont récidivistes" : poétique, mais je ne comprends pas.

- Il n'y a rien qu'un être humain fasse une seule fois. Si un être humain fait une chose un jour, c'est que c'est dans sa nature. Chaque personne passe son temps à reproduire les mêmes actes. Le suicide n'est qu'un cas particulier. Les assassins se remettent à tuer, les amoureux retombent amoureux.

- Je ne sais pas si c'est vrai.

- Moi, j'y crois.

- Tu crois donc qu'il va tenter à nouveau de se suicider ?

- C'était à toi que je pensais, Emile. Tu l'as sauvé. Tu ne te contenteras pas de le sauver une seule fois.

- Comment veux-tu que je le sauve ?

- Je ne sais pas.

Elle ajouta avec un sourire radieux :

- Ce n'est pas mon affaire. Le sauveur, c'est toi, pas moi.

Depuis que je lui avais menti au sujet de la fausse lettre d'injures, Juliette me regardait comme une sorte de Messie. C'était crispant.

- Au fond, Juliette, nous sommes idiots. Pourquoi nous donner du mal à aider un homme que nous détestons ? Même les chrétiens n'en font pas tant.

- Nous aimons Bernadette. Aussi longtemps que Palamède ira mal, il se vengera sur sa femme. La seule manière d'aider cette malheureuse, c'est de sauver son mari.

- Le sauver de quoi ?

L'incendie des genêts prit fin. Ce fut le tour de la glycine.

Etre malheureux en juin est aussi inconvenant que d'être heureux en écoutant du Schubert. C'est ce qui rend ce mois intolérable : pendant trente jours, le moindre état d'âme convainc de sa propre impolitesse. Le bonheur forcé est un cauchemar.

La glycine aggrave la situation. Je ne connais pas de vision plus déchirante qu'une glycine en fleur : ces grappes bleues pleurant le long des courbes du tronc-liane ont raison de 79 | P a g e

mon peu de flegme et me transforment en un grotesque débordement lamartinien. Quand j'étais petit, je passais les dimanches chez ma grand-mère. Une glycine escaladait le mur de sa maison. En juin, cette pluie bleue me lacérait le cœur. Déjà, je n'y comprenais rien : j'éclatais en sanglots dont le ridicule ne m'échappait pas.

L'antidote de la glycine est l'asperge, autre tribut du mois de juin. J'ai remarqué qu'il était impossible d'éprouver du chagrin en en mangeant. Le problème est que l'on ne peut pas en avaler vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Il m'eût fallu bien des bottes d'asperges en ce début juin pour évacuer mes angoisses.

La nuit, je contemplais le sommeil de Juliette comme le Christ aux Oliviers regardant dormir ses disciples : elle avait reçu à la naissance le calme et la confiance, elle comptait sur moi pour entretenir ces deux cadeaux qui m'avaient été refusés.

L'insomnie devient plus supportable hors du lit. J'allais au jardin. La fraîcheur nocturne me chavirait, la glycine m'achevait. Les Japonais polis s'écrivent des lettres où il n'est question que des fleurs du moment ; les autres se moquent de ce rituel que l'on dit insignifiant. Si j'étais nippon, je serais sans doute un grand épistolier : ce formalisme me permettrait d'étaler des sentiments de jeune fille mièvre sans que personne ne s'en aperçoive.

L'équation ne tenait pas : Juliette exigeait que je sauve monsieur Bernardin. Or, mon intime conviction était que seule la mort pouvait le tirer de sa prison. Mais ma femme ne voulait pas qu'il meure. Et même si elle l'avait voulu, il ne semblait plus disposé à se suicider.

En regardant la glycine, je pris une décision qui me parut terrible : désormais, j'accepterai que Juliette ne me comprenne plus.

Cette résolution eut des effets dès le lendemain. Je vis la voiture du voisin qui revenait du village. Je me précipitai à sa rencontre.

- Palamède, je dois vous parler.

Sans un mot, il glissa les clefs dans la serrure du coffre, mais il ne l'ouvrit pas. Il resta debout, immobile près de l'auto.

- Vous avez reçu ma lettre ?

Quinze secondes de silence.

- Oui.

- Qu'en avez-vous pensé ?

- Rien.

Réponse éloquente.

- Moi, j'y ai beaucoup repensé. Et je venais vous dire que je confirme : si vous recommencez, je ne vous empêcherai plus.

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Silence. Je repris

- J'ai réfléchi : je vous ai compris, Palamède. Maintenant, je sais que c'est pour vous la seule solution. J'ai eu du mal à l'admettre, car enfin c'est le contraire de ce que l'on m'a toujours appris. Vous savez ce que c'est : "La vie est la valeur suprême, le respect de la vie humaine..." Grâce à vous, je sais que c'est de la foutaise : ça dépend d'un individu à l'autre, comme n'importe quoi sur terre. Et la vie, ça ne vous convient pas : c'est clair. Je vous jure que je m'en veux : je regrette de vous avoir tiré du garage.

Silence de mille tonnes.

- Je me doute bien qu'une seconde tentative doit être insurmontable. Et cependant, si étrange que cela puisse paraître, je viens vous y encourager. Oui, Palamède. Je devine qu'un tel acte exige une force d'âme dont je serais incapable : mais moi, j'aime la vie, c'est différent.

Vous, je vous exhorte à avoir cette détermination.

Sans m'en apercevoir, je me mettais à parler avec fougue : je m'emportais comme Cicéron prononçant la première Catilinaire.

- Songez surtout à ce qui se passerait si vous ne le faites pas. Vous ne pouvez pas continuer comme ça. Regardez ce qu'est votre existence : votre vie n'est pas une vie ! Vous êtes une masse de souffrance et d'ennui. Plus grave : vous êtes le néant. Et le néant souffre, nous le savons depuis Bernanos. Bien sûr, vous ne l'avez pas lu, vous ne lisez jamais, d'ailleurs vous ne faites jamais rien. Vous n'êtes rien et sans doute n'avez vous jamais rien été. Cela ne me dérangerait pas si vous étiez seul, mais ce n'est pas le cas : vous vous vengez de votre sort sur votre femme qui, même si elle n'a pas l'apparence d'une femme, est cent fois plus humaine que vous. Vous la séquestrez, vous voulez la plier à votre néant. C'est abject. Si l'on est incapable de vivre sans opprimer quelqu'un, il vaut mieux ne pas vivre.

Je commençais à me sentir bien. Le feu de l'art oratoire me remplissait d'énergie.

- Que comptez-vous faire aujourd'hui, Palamède ? Je vais vous raconter votre journée

: après avoir rentré les commissions, vous allez tomber dans votre fauteuil et regarder quatre horloges jusqu'à l'heure du déjeuner. Vous allez préparer de la nourriture infâme, vous en gaverez Bernadette avant de vous en gaver vous-même, alors que vous détestez manger, et particulièrement cette bouffe infecte. Puis vous vous écroulerez à nouveau dans le fauteuil et vous dévisagerez le temps qui passe et qui meut la petite et la grande aiguille. Nouvelle épreuve alimentaire, ensuite vous vous coucherez et ce sera le plus mauvais moment de votre journée : je devine que, comme moi, vous êtes insomniaque et si mes insomnies sont sordides, que doivent être les vôtres ? L'insomnie d'un gros porc qui s'emmerde et qui n'espère même pas dormir puisqu'il n'aime pas ça. Car vous n'aimez rien, Palamède Bernardin ! Quand on n'aime rien, il faut mourir. Vous n'allez pas me dire que vous n'avez pas dans votre trousse de médecin des pilules qui puissent vous y aider. Ce sera plus facile que les gaz d'échappement. Courage, Palamède ! Il vous suffit d'ouvrir la bouche, d'avaler un tube de comprimés avec un verre d'eau, de vous coucher, et ce sera fini, l'ennui, le vide, le calvaire de la nourriture, les horloges, votre femme et les insomnies ! Il n'y aura plus rien et vous ne serez plus là pour vous en rendre compte. Ce sera le salut, Palamède, le salut ! Pour l'éternité.

J'avais les joues brûlantes.

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Il se passa une chose monstrueuse et que je n'aurais pas crue possible : le voisin se mit à rire. On a l'hilarité qu'on peut : la sienne était pauvre et faible, mais d'autant plus atroce. On eût dit qu'il avait intériorisé la maladie de Parkinson : on voyait trembler ses tripes et de sa bouche sortaient des théories de petits cris.

C'était un spectacle révulsant. En plus, le rieur me regardait dans les yeux. Vaincu, humilié, écœuré, je retournai chez moi.

Ce fut dans la nuit qui suivit que mon dessein prit tournure.

Monsieur Bernardin possédait le rire. D'aucuns en auraient conclu qu'il était un homme, d'autres qu'il était le diable.

Pour ma part, je m'interrogeais surtout quant à la signification de ce rire. Avait-il trouvé ma harangué risible ? Ceci eût suggéré qu'il fût un homme de goût : hypothèse irrecevable.

Non, ce devait être un rire ironique. Je l'interprétai en ces termes : "Ca t'arrangerait bien, que je me suicide, hein ? Tu cesserais de te sentir coupable. Tout ce que tu viens de dire est vrai, mais tu m'as fait rater la seule chance de quitter cette vie de merde. Non, ce n'est pas facile, même avec des médicaments. Il m'a fallu soixante-dix années pour avoir le courage d'essayer. Il me faudrait soixante-dix années de plus pour avoir celui de recommencer. C'est encore plus dur quand on sait comment c'est. Et toi, toi qui as gâché mon évasion, toi qui as ruiné mon espérance, tu as le culot de venir me dire ça ! Tu n'es pas gêné ! Eh bien, mon cher, si tu veux réellement que je meure, tue-moi. Si tu veux te racheter, il n'y a pas d'autre moyen : tue-moi !"

On se trompe beaucoup sur le langage des fleurs. Désormais, je comprenais le cri de la glycine. Tout en elle était supplications ; sa manière de s'accrocher au mur comme on se pend à la robe d'une reine, de laisser tomber ses grappes bleues comme des lamentations éplorées, j'entendais sa supplique menaçante : "La vie est une longue plainte, une torture insondable dont on pourrait me libérer."

Aucune des objections que je m'adressais à moi-même ne tenait : il n'avait pas la moindre raison de vivre, il n'avait pas la moindre raison de ne pas mourir, je n'avais pas la moindre excuse de ne pas le tuer.

Je choisis la date du solstice d'été c'était un peu kitsch comme détermination, mais je manquais tant de courage que j'avais besoin de m'entourer d'une certaine solennité. Le cérémonial a toujours servi à se mettre du plomb dans la cervelle. Sans la grandiloquence des rites, on n'aurait de force pour rien.

Cette décision me calma, ou plutôt elle changea la nature de mon angoisse, ce qui était une forme de rémission.

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Je m'exécuterais la nuit, puisque l'Emile Hazel nocturne était à la fois plus sombre et plus hardi. Je ne dis rien à Juliette.

J'attendis qu'il n'y ait plus le moindre souvenir de lumière dans le ciel. Ma femme dormait à poings fermés. Je traversai le pont. Les portes de la maison voisine étaient toutes fermées à double tour. Je cassai la vitre du garage avec mon coude, comme je l'avais fait quand j'avais cru sauver monsieur Bernardin.

Je montai à l'étage et j'entrai dans le débarras qui servait de chambre à mon bourreau.

Son lit semblait un monument d'inconfort. Il faisait noir, mais j'y voyais comme un chat : je distinguai aussitôt les yeux ouverts du gros homme couché. J'avais eu raison de le croire insomniaque.

Pour la première fois, il ne me regardait pas d'un air mécontent. Des profondeurs de son indifférence montait une sorte de soulagement : il savait pourquoi je venais.

Il ne dit rien et je ne dis rien ; nous n'étions pas à l'opéra. Messager de la Grande Dame, je ne pris pas une faux, mais un oreiller. Je commis mon acte de compassion.

Personne ne peut imaginer combien c'est facile.

Quand un obèse de soixante-dix ans meurt dans son lit, personne ne se pose de questions.

Je demandai au policier si Juliette et moi pouvions prendre en charge la femme du défunt : il n'y eut pas d'objection. On nous dit même que nous étions de braves gens.

A l'enterrement, Bernadette fut une veuve très présentable.

Il n'y a rien de plus lent que les frais d'hôpital. Fin septembre arriva la note des soins que Palamède avait reçus début avril, suite à sa tentative de suicide. C'était moi qui avais inscrit mon nom sur les fiches administratives et qui les avais signées ; c'était donc à moi qu'on réclamait l'argent.

Je payai avec le sourire. Il me semblait que c'était justice : après tout, si je n'avais pas commis la sottise de le tirer de son garage, il n'y aurait pas eu de frais d'hôpital.

En outre, depuis sa mort, j'éprouvais de l'amitié pour mon voisin. Syndrome connu : on aime ceux à qui l'on a fait du bien. Dans la nuit du 2 au 3 avril, je croyais avoir sauvé la vie de monsieur Bernardin. Quelle erreur, quelle égoïste erreur !

En revanche, le 21 juin, je ne m'étais pas donné en spectacle, je n'avais pas jugé le sort d'autrui avec mes propres critères, je n'avais pas accompli un exploit qui me vaudrait l'estime des gens normaux ; au contraire, j'étais allé au rebours de ma nature, j'avais fait passer le salut de mon prochain avant le mien, sans aucune chance d'être approuvé par mes pairs, j'avais piétiné mes convictions, ce qui n'est pas grand-chose, mais aussi ma passivité native, 83 | P a g e

ce qui est considérable, pour exaucer le désir d'un pauvre homme, pour que soit exaucée sa volonté, et non la mienne.

Enfin, je m'étais conduit d'une manière généreuse : la vraie générosité est celle que personne ne peut comprendre. Dès que la bonté entre dans le domaine de l'admirable, elle n'est plus de la bonté.

Car c'était pendant la nuit du solstice que, au sens profond de cette expression, j'avais sauvé la vie de Palamède Bernardin.

Juliette ne sait rien. Je ne le lui dirai jamais. Si elle se doutait que l'homme qui partage son lit est un assassin, elle mourrait d'horreur.

A la faveur de son ignorance, elle a estimé que le trépas du voisin était une bonne chose : elle allait enfin pouvoir s'occuper de Bernadette. La maison des Bernardin est devenue claire, propre et aérée. Chaque jour, ma femme passe au moins deux heures avec le kyste. Elle lui apporte des plats cuisinés, des fleurs, des livres d'images. Elle me propose souvent de l'accompagner ; je refuse, parce que l'idée d'assister au bain de Bernadette me glace.

- C'est ma meilleure amie, m'a dit Juliette après quelques mois.

La comtesse de Ségur en eût pleuré d'attendrissement.

Aujourd'hui, il neige, comme il y a un an, lors de notre arrivée ici. Je regarde tomber les flocons. "Quand fond la neige, où va le blanc ?" demandait Shakespeare. Il me semble qu'il n'y a pas de plus grande question.

Ma blancheur a fondu et personne ne s'en est aperçu. Quand je me suis installé à la Maison, il y a douze mois, je savais qui j'étais : un obscur petit professeur de grec et de latin, dont la vie ne laisserait aucune trace.

A présent, je regarde la neige. Elle fondra sans laisser de trace, elle aussi. Mais je comprends, maintenant, qu'elle est un mystère.

Je ne sais plus rien de moi.

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