Les catilinaires.

(1995)

Editions Albin Michel, juillet 1995.

I.S.B.N. : 2.226.07876.2

Copyright : Editions Albin Michel, S.A. 1995, 22 rue Huyghens, 75014 Paris.

A Béatrice Commengé.

"Je te nommerai guerre et je prendrai sur toi les libertés de la guerre et j'aurai entre les mains ton visage obscur et traversé..."

Yves Bonnefoy.

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On ne sait rien de soi. On croit s'habituer à être soi, c'est le contraire. Plus les années passent et moins on comprend qui est cette personne au nom de laquelle on dit et fait les choses.

Ce n'est pas un problème. Où est l'inconvénient de vivre la vie d'un inconnu ? Cela vaut peut-être mieux : sachez qui vous êtes et vous vous prendrez en grippe.

Cette étrangeté ordinaire ne m'aurait jamais gêné s'il n'y avait pas eu, quoi ? Je ne vois pas comment dire, si je n'avais pas rencontré monsieur Bernardin.

Je me demande quand a commencé cette histoire. Des dizaines de datations conviendraient, comme pour la guerre de Cent Ans. Il serait correct de dire que l'affaire a commencé il y a un an ; il serait juste aussi de dire qu'elle a pris sa tournure il y a six mois. Il serait cependant plus adéquat de situer son début aux alentours de mon mariage, il y a quarante-trois ans. Mais le plus vrai, au sens fort du terme, consisterait à faire commencer l'histoire à ma naissance, il y a soixante-six ans.

Je m'en tiendrai à la première suggestion tout a débuté il y a un an.

Il y a des maisons qui donnent des ordres. Elles sont plus impérieuses que le destin : au premier regard, on est vaincu. On devra habiter là.

A l'approche de mes soixante-cinq ans, Juliette et moi cherchions quelque chose à la campagne. Nous avons vu cette maison et aussitôt nous avons su que ce serait la maison.

Malgré mon dédain des majuscules, je me dois d'écrire la Maison, car ce serait celle que nous ne quitterions plus, celle qui nous attendait, celle que nous attendions depuis toujours.

Depuis toujours, oui : depuis que Juliette et moi sommes mari et femme. Légalement, cela fait quarante-trois années. En réalité, nous avons soixante ans de mariage. Nous étions dans la même classe au cours préparatoire. Le jour de la rentrée, nous nous sommes vus et nous nous sommes aimés. Nous ne nous sommes jamais quittés.

Juliette a toujours été ma femme ; elle a aussi toujours été ma sœur et ma fille - bien que nous ayons le même âge à un mois près. Pour cette raison, nous n'avons pas eu d'enfant. Je n'ai jamais eu besoin d'une autre personne : Juliette est tout pour moi.

J'étais professeur de latin et de grec au lycée. J'aimais ce métier, j'avais de bons contacts avec mes rares élèves. Cependant, j'attendais la retraite comme le mystique attend la mort.

Ma comparaison n'est pas gratuite. Juliette et moi avons toujours aspiré à être libérés de ce que les hommes ont fait de la vie. Etudes, travail, mondanités même réduites à leur plus simple expression, c'était encore trop pour nous. Notre propre mariage nous a laissé l'impression d'une formalité.

Juliette et moi, nous voulions avoir soixante-cinq ans, nous voulions quitter cette perte de temps qu'est le monde. Citadins depuis notre naissance, nous désirions vivre à la 3 | P a g e

campagne, moins par amour de la nature que par besoin de solitude. Un besoin forcené qui s'apparente à la faim, à la soif et au dégoût.

Quand nous avons vu la Maison, nous avons éprouvé un soulagement délicieux : il existait donc, cet endroit auquel nous aspirions depuis notre enfance. Si nous avions osé l'imaginer, nous l'aurions imaginé comme cette clairière près de la rivière, avec cette maison qui était la Maison, jolie, invisible, escaladée d'une glycine.

A quatre kilomètres de là, il y a Mauves, le village, où nous trouvons tout ce dont nous avons besoin. De l'autre côté de la rivière, une autre maison indiscernable. Le propriétaire nous avait dit qu'elle était habitée par un médecin. A supposer que nous ayons voulu être rassurés, c'était encore mieux : Juliette et moi allions nous retirer du monde, mais à trente mètres de notre asile, il y aurait un docteur !

Nous n'avons pas hésité un instant. En une heure, la maison est devenue la Maison.

Elle ne coûtait pas cher, il n'y avait pas de travaux à faire. Il nous paraissait hors de doute que la chance avait tenu les rênes dans cette affaire.

Il neige. Quand nous avons emménagé il y a un an, il neigeait aussi. Nous étions ravis

: ces centimètres de blancheur nous donnèrent, dès le premier soir, l'impression tenace d'être chez nous. Le lendemain matin, nous nous sentions plus dans nos murs que pendant les quarante-trois années précédentes, dans cet appartement citadin dont nous n'avions pourtant jamais bougé.

Je pouvais enfin me consacrer tout entier à Juliette.

C'est difficile à expliquer : je n'ai jamais eu l'impression d'avoir eu assez de temps pour ma femme. En soixante années, que lui ai-je donné ? Elle est tout pour moi. Elle en dit autant à mon sujet, sans que cela efface mon sentiment d'insuffisance profonde. Ce n'est pas que je me trouve mauvais ou médiocre, mais Juliette n'a jamais eu rien ni personne d'autre que moi. J'ai été et je suis sa vie. Cette pensée me noue la gorge.

Qu'avons-nous fait, ces premiers jours, à la Maison ? Rien, je crois. A part quelques promenades dans la forêt si blanche et silencieuse que nous nous arrêtions souvent de marcher pour nous regarder d'un air étonné.

A part cela, rien. Nous étions arrivés là où nous avions voulu être depuis notre enfance. Et d'emblée nous avions su que cette existence était celle à laquelle nous avions toujours aspiré. Si notre paix n'avait pas été troublée, je sais que nous aurions vécu ainsi jusqu'à la mort.

Cette dernière phrase me donne froid dans le dos. Je me rends compte que je raconte mal. Je fais des erreurs. Non pas des inexactitudes ni des contre-vérités, mais des erreurs.

C'est sans doute parce que je ne comprends pas cette histoire : elle me dépasse.

Un détail de cette première semaine dont je me souviens à la perfection : je préparais un feu dans la cheminée et, bien entendu, je m'y prenais mal. Il paraît qu'il faut des années pour réussir cet exploit. J'avais confectionné quelque chose qui brûlait ; cependant, ce ne 4 | P a g e

pouvait pas être appelé feu, car il était clair que cela ne durerait pas. Disons que j'avais donné lieu à une combustion momentanée : j'en étais déjà fier.

Accroupi près de l'âtre, j'ai tourné la tête et j'ai vu Juliette. Elle était assise dans un fauteuil bas, tout près, et elle contemplait le feu avec ce regard qui est le sien : concentration respectueuse sur la chose, en l'occurrence sur ce pauvre foyer.

Saisissement : elle n'avait pas changé d'un pouce, non pas depuis notre mariage, mais depuis notre première rencontre. Elle avait un peu grandi, très peu, ses cheveux avaient blanchi, tout le reste, c'est à-dire tout, était pareil à un point hallucinant.

Ce regard qu'elle avait pour le feu, c'était celui qu'elle avait pour l'institutrice, en classe. Ces mains posées sur ses genoux, ce port de tête immobile, ces lèvres calmes, cet air sage d'enfant intrigué d'être présent : je savais depuis toujours qu'elle n'avait pas changé, pourtant, je ne l'avais jamais su à ce point.

Cette révélation m'a broyé d'émotion. Je ne veillais plus à la flambée précaire, je n'avais d'yeux que pour la fillette de six ans avec laquelle je vivais depuis près de soixante ans.

Je ne sais pas combien de minutes cela a duré. Soudain, elle a tourné la tête vers moi et elle a vu que je la regardais. Elle a murmuré :

- Le feu ne brûle plus.

J'ai dit, comme si c'était une réponse :

- Le temps n'existe pas.

Je n'avais jamais été aussi heureux de ma vie.

Une semaine après notre arrivée à la Maison, nous avions la conviction de n'avoir jamais habité ailleurs.

Un matin, nous avons pris la voiture pour aller au village acheter des provisions.

L'épicerie de Mauves nous ravissait : elle ne vendait pas grand-chose et cette absence de choix nous mettait dans une joie inexplicable.

En rentrant, j'ai observé :

- Tu vois, la cheminée du voisin ne fume pas. On peut vivre ici depuis longtemps et ne pas être encore capable de faire du feu.

Juliette n'en revenait pas que nous ayons un garage : nous n'en avions jamais eu.

Comme j'en fermais la porte, elle dit :

- Pour la voiture aussi, cette maison est la Maison.

J'entendais les majuscules. Je souriais.

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Nous avions rangé les provisions. La neige recommençait à tomber. Ma femme déclara que nous avions bien fait d'aller aux commissions le matin. Bientôt, la route serait impraticable.

Cette idée me rendit joyeux, tout me rendait joyeux. Je dis :

- Mon proverbe favori a toujours été "Pour vivre heureux, vivons cachés." Nous y sommes, non ?

- Oui, nous y sommes.

- Je ne sais plus quel écrivain a ajouté, il n'y a pas longtemps : "Pour vivre cachés, vivons heureux." C'est encore plus vrai. Et cela nous convient encore mieux.

Juliette regardait la neige tomber. Je ne voyais que son dos, mais je savais comment étaient ses yeux.

L'après-midi même, vers 4 heures, quelqu'un frappa à la porte.

J'allai ouvrir. C'était un gros monsieur qui semblait plus âgé que moi.

- Je suis monsieur Bernardin. Votre voisin.

Qu'un voisin vienne faire la connaissance de nouveaux arrivants, a fortiori dans une clairière bâtie de deux maisons en tout et pour tout, quoi de plus normal ? En outre, il n'y avait pas plus quelconque que le visage de cet homme. Je me souviens pourtant d'être resté figé d'ahurissement, comme Robinson lors de sa rencontre avec Vendredi.

Quelques secondes pesèrent avant que je prenne conscience de mon impolitesse et que je prononce les paroles attendues

- Bien sûr. Vous êtes le docteur. Entrez.

Quand il fut au salon, j'allai chercher Juliette. Elle eut l'air apeuré. Je souris.

- Ce n'est rien qu'une petite visite de courtoisie, chuchotai-je.

Monsieur Bernardin serra la main de ma femme puis s'assit. Il accepta une tasse de café. Je lui demandai s'il habitait la maison voisine depuis longtemps.

- Depuis quarante ans, répondit-il.

Je m'extasiai

- Quarante ans ici ! Comme vous avez dû être heureux !

Il ne dit rien. J'en conclus qu'il n'avait pas été heureux et je n'insistai pas.

- Etes-vous le seul médecin, à Mauves ?

- Oui.

- Sacrée responsabilité !

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- Non. Personne n'est malade.

Il n'y avait rien d'étonnant à cela. La population du village ne devait pas dépasser cent âmes. Peu de chances, donc, de tomber sur une personne en mauvaise santé.

Je lui arrachai quelques autres renseignements élémentaires, arracher est le verbe adéquat : il répondait le moins possible. Quand je ne parlais pas, il ne parlait pas non plus.

J'appris qu'il était marié, qu'il n'avait pas d'enfant et qu'en cas de maladie nous pouvions le consulter. Ce qui me fit dire :

- Quelle aubaine de vous avoir pour voisin !

Il resta impassible. Je lui trouvais l'air d'un bouddha triste. En tout cas, on ne pouvait pas lui reprocher d'être bavard.

Pendant deux heures, immobile dans le fauteuil, il répondit à mes questions anodines.

Il mettait du temps à parler, comme s'il lui fallait réfléchir, même quand je l'interrogeais sur le climat.

Il me parut touchant : je ne doutai pas un instant que cette visite l'ennuyait. Il était clair qu'il s'y était senti obligé par une conception naïve des convenances. Il semblait attendre désespérément le moment de partir. Je voyais qu'il était trop gourd et empêtré pour oser prononcer les paroles libératrices : "Je ne vais pas vous déranger plus longtemps", ou : "Je suis content d'avoir fait votre connaissance."

Au bout de ces deux heures pathétiques, il finit par se lever. Je crus lire sur son visage ce message désemparé : "Je ne sais pas quoi dire pour partir sans être grossier."

Attendri, je volai à son secours

- Comme c'est gentil à vous de nous avoir tenu compagnie ! Mais votre femme doit s'inquiéter de votre absence.

Il ne répondit rien, enfila son manteau, prit congé et sortit.

Je le regardai s'éloigner en réprimant mon envie de rire. Quand il fut à distance, je dis à Juliette

- Pauvre monsieur Bernardin ! Comme sa visite de courtoisie lui a pesé !

- Il n'a pas beaucoup de conversation.

- Quelle chance ! Voici un voisin qui ne nous dérangera pas.

Je serrai ma femme dans mes bras en murmurant :

- Te rends-tu compte à quel point nous sommes seuls, ici ? Te rends-tu compte à quel point nous allons être seuls ?

Nous n'avions jamais rien voulu d'autre. C'était un bonheur sans nom.

Comme disait le poète cité par Scutenaire : "On n'est jamais assez rien du tout."

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Le lendemain, vers 4 heures, monsieur Bernardin vint frapper à la porte.

Comme je le faisais entrer, je pensai qu'il allait nous annoncer la visite de courtoisie de madame Bernardin.

Le docteur prit le même fauteuil que la veille, accepta une tasse de café et se tut.

- Comment allez-vous depuis hier?

- Bien.

- Votre femme nous fera-t-elle, elle aussi, l'honneur d'une visite ?

- Non.

- J'espère qu'elle va bien?

- Oui.

- Forcément. La femme d'un médecin ne peut pas être en mauvaise santé, n'est-ce pas

?

- Non.

Je m'interrogeai un instant sur ce non, songeant aux règles logiques des réponses aux questions négatives. J'eus la sottise d'enchaîner :

- Si vous étiez un japonais ou un ordinateur, je serais forcé de conclure que votre femme est malade.

Silence. Une bouffée de honte m'assaillit.

- Excusez-moi. J'ai été professeur de latin pendant près de quarante années et je m'imagine parfois que les gens partagent mes obsessions linguistiques.

Silence. Il me sembla que monsieur Bernardin regardait par la fenêtre.

- Il ne neige plus. Heureusement. Vous avez vu ce qui est tombé cette nuit ?

- Oui.

- Neige-t-il autant, chaque hiver, ici ?

- Non.

- La route est-elle parfois bloquée par la neige ?

- Parfois.

- Le reste-t-elle longtemps ?

- Non.

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- Ah. La voirie s'en occupe vite ?

- Oui.

- Tant mieux.

Si, à mon âge, je me souviens avec une telle précision d'une conversation vieille d'un an et d'une insignifiance pareille, c'est à cause de la lenteur des réponses du docteur. A chacune des questions précitées, il mettait un quart de minute avant de réagir.

Après tout, de la part d'un homme qui semblait avoir soixante-dix ans, c'était normal.

Je pensai que, dans cinq années, je l'aurais peut-être rejoint.

Timide, Juliette vint s'asseoir à côté de monsieur Bernardin. Elle le contemplait avec ce regard que j'ai déjà décrit, fait d'attention respectueuse. Ses yeux à lui restaient dans le vague.

- Encore une tasse de café, monsieur ? demanda-t-elle.

Il refusa. "Non." Je fus un rien choqué par l'absence de "merci" et de "madame". Il était clair que les mots "oui" et "non" constituaient l'essentiel de son vocabulaire. Quant à moi, je commençais à me demander pourquoi il s'incrustait. Il ne disait rien et n'avait rien à dire. Un soupçon s'insinua en ma pensée :

- Etes-vous bien chauffé, chez vous, monsieur ?

- Oui.

Ma tournure d'esprit expérimentale me poussa néanmoins à prolonger l'examen, histoire d'explorer les limites de son laconisme.

- Vous n'avez pas de feu ouvert, je crois ?

- Non.

- Vous vous chauffez au gaz ?

- Oui.

- Ca ne vous pose pas de problème ?

- Non.

Cela ne s'arrangeait pas. J'essayai une question à laquelle il n'était pas possible de répondre par oui ou par non :

- Comment occupez-vous vos journées ?

Silence. Son regard se courrouça. Il plissa les lèvres, comme si je l'avais offensé. Ce mécontentement muet m'impressionna au point de me faire honte.

- Pardonnez-moi, je suis indiscret.

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L'instant d'après, ce repli me parut ridicule. Ma question n'avait rien de choquant !

C'était lui qui était impoli, en venant nous envahir sans avoir rien à nous dire.

Je réfléchis que, même s'il avait été bavard, son comportement eût été incorrect. Et eussé je préféré qu'il m'arrosât d'un flot de paroles ? Difficile à préciser. Mais comme son silence était crispant !

J'imaginai soudain une autre possibilité il avait un service à nous demander et n'osait pas. Je lançai diverses suggestions :

- Avez-vous le téléphone ?

- Oui.

- La radio, la télévision ?

- Non.

- Nous non plus. On vit très bien sans, non ?

- Oui.

- Vous avez des problèmes de voiture ?

- Non.

- Aimez-vous lire ?

- Non.

Il avait au moins le mérite de la franchise. Mais comment pouvait-on vivre dans ce trou perdu sans le goût de la lecture ? J'en fus effrayé. D'autant qu'il avait dit, la veille, ne pas avoir de clients au village.

- Un bel endroit pour les promenades, ici. Vous vous promenez souvent ?

- Non.

J'examinai sa graisse en pensant que j'aurais dû m'en douter. "Curieux, quand même, qu'un médecin soit si gros !" me dis-je.

- Vous avez une spécialisation ?

J'obtins une réponse d'une longueur record :

- Oui, en cardiologie. Mais j'exerce comme généraliste.

Stupéfaction. Cet homme à l'air abruti était cardiologue. Cela supposait des études ardues, acharnées. Il y avait donc une intelligence dans cette tête.

Fasciné, j'inversai alors tout ce que j'avais cru : mon voisin était un esprit supérieur.

S'il mettait quinze secondes à trouver des réponses à mes questions simplistes, c'était une manière de souligner l'inanité de mes interrogations. S'il ne parlait pas, c'était parce qu'il n'avait pas peur du silence. S'il ne lisait pas, ce devait être pour un motif mallarméen, 10 | P a g e

conforme à ce que j'entrevoyais de sa triste chair. Son laconisme et sa prédilection pour les oui et les non en faisaient un disciple de saint Matthieu et de Bernanos. Ses yeux qui ne regardaient rien trahissaient son insatisfaction existentielle.

Dès lors, tout s'expliquait. S'il vivait ici depuis quarante ans, c'était par dégoût du monde. Et s'il venait chez moi pour se taire, c'était pour tenter, à l'approche de la mort, une communication d'un genre nouveau.

Je résolus de me taire aussi.

C'était la première fois de ma vie que je me taisais en tête à tête avec quelqu'un. Pour être plus exact, je l'avais déjà fait avec Juliette : c'était d'ailleurs le mode le plus fréquent de notre échange qui avait eu le temps, depuis nos six ans, de dépasser le langage. Mais je ne pouvais pas en espérer autant avec monsieur Bernardin.

Pourtant, au début, j'entrai dans son silence avec confiance. Cela paraissait facile. Il suffisait de ne plus remuer les lèvres, de ne plus chercher la phrase à dire. Hélas, tous les mutismes ne se ressemblent pas : celui de Juliette était un univers feutré, riche de promesses et peuplé d'animaux mythologiques, quand celui du docteur crispait dès le vestibule et ne laissait de l'être humain qu'une matière indigente.

J'essayai de tenir encore, comme un plongeur tente de prolonger une apnée. C'était un séjour terrible que le silence de notre voisin. Mes mains devenaient moites et ma langue sèche.

Le pire, c'est que notre hôte semblait incommodé par ma tentative. Il finit par me regarder d'un air outré, comme pour signifier : "Vous êtes bien grossier de ne pas me faire la conversation !"

Je rendis les armes. Mes lèvres pusillanimes se mirent en mouvement pour produire du bruit, n'importe quel bruit. A ma grande surprise, ce fut :

- Ma femme se nomme Juliette et moi Emile.

Je n'en revenais pas. Quelle familiarité ridicule ! Je n'avais jamais voulu informer ce monsieur de nos prénoms. Pourquoi diable mon appareil phonatoire adoptait-il ce genre de manières ?

Le docteur sembla partager ma réprobation car il ne dit rien, pas même : "Ah." Il n'y eut pas non plus dans ses yeux cet écho vague dont la traduction est : "J'ai entendu."

J'eus l'impression que nous venions de nous livrer à une partie de bras de fer et qu'il m'avait écrasé. Son visage affichait l'impassibilité du triomphe.

Et moi, misérable vaincu, je m'enfonçai :

- Quel est votre prénom, monsieur ?

Après la quinzaine de secondes rituelle, sa voix toujours atone me répondit :

- Palamède.

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- Palamède ? Palamède ! C'est merveilleux ! Ignorez-vous que c'est Palamède qui a inventé le jeu de dés, pendant le siège de Troie ?

Je ne saurai jamais si monsieur Bernardin était au courant car il ne dit rien. Quant à moi, j'étais tout à la joie de ce divertissement onomastique.

- Palamède ! Cela sied à votre côté mallarméen : "Un coup de dés jamais n'effacera le hasard !"

Notre voisin eut l'air de prendre ma remarque de haut. Il se taisait, comme si j'avais dépassé les bornes du grotesque.

- Comprenez-moi : je ris parce que votre prénom est inattendu. Mais c'est très joli, Palamède.

Silence.

- Votre père était-il, comme moi, professeur de langues anciennes ?

- Non.

"Non" : c'est tout ce que j'avais le droit d'apprendre au sujet de monsieur Bernardin père. Je commençais à trouver la situation irritante. J'ai toujours eu horreur de poser des questions aux gens. Après tout, si j'étais venu m'enterrer dans ce trou perdu, c'était pour ça.

Un observateur extérieur eût pu donner raison au docteur : d'abord parce que j'étais indiscret, ensuite parce que la sagesse n'est jamais du côté de celui qui parle. Mais cet observateur eût ignoré une donnée qui rendait ce tête-à-tête incompréhensible, à savoir que c'était ce monsieur qui s'imposait chez moi.

Je fus à deux doigts de lui demander "Pourquoi êtes-vous venu me voir ?" La phrase ne sortit pas. Elle me parut trop brusque, elle ne pouvait signifier qu'une incitation à partir.

C'était ce que je souhaitais, certes. Je n'avais cependant pas le courage de me conduire comme un rustre.

Palamède Bernardin, lui, avait ce courage : il restait assis, ne regardant rien, l'air abruti et mécontent à la fois. Etait-il conscient de la grossièreté de son attitude ? Comment le savoir ?

Pendant ce temps, Juliette était restée assise à côté de lui. Elle l'observait, elle semblait le trouver très intéressant. Elle avait l'air d'un zoologiste qui étudie le comportement d'une bête étrange.

Le contraste entre sa silhouette frêle, aux yeux habités, et la masse inerte de notre voisin ne manquait pas de sel. Je ne me sentais pas le droit d'en rire, hélas. Pour la première fois de ma vie, je regrettais ma bonne éducation.

Que diable lui dire encore ? Je grattai mon esprit à la recherche d'un sujet innocent.

- Allez-vous parfois à la ville ?

- Non.

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- Vous trouvez tout ce qu'il vous faut au village ?

- Oui.

- Il n'y a pourtant pas grand-chose à l'épicerie de Mauves.

- Oui.

"Oui." Oui ? Que voulait dire ce oui ? Un non n'eût-il pas mieux convenu ? Le démon de la linguistique me reprenait quand Juliette intervint :

- Il n'y avait pas de laitue, monsieur. Evidemment, ce n'est pas la saison. Mais c'est difficile de vivre sans laitue. En trouve-t-on au printemps ?

La question semblait dépasser les moyens intellectuels de notre hôte. Après avoir cru qu'il était un mage, j'en revins à la première hypothèse : c'était un demeuré. Car, s'il n'avait pas été idiot, il eût répondu soit "oui", soit "non", soit "je ne sais pas".

Il prit à nouveau son air incommodé. Pourtant, le propos de ma femme ne pouvait pas être taxé d'indiscrétion. J'intervins avec un respect exagéré :

- Voyons, Juliette, pose-t-on des questions ménagères à un homme tel que monsieur Bernardin ?

- Monsieur Bernardin ne mange pas de salade ?

- C'est l'affaire de madame Bernardin.

Elle se retourna vers le docteur pour poser cette question dont je me demandai si elle était candide ou impertinente :

- Est-ce que madame Bernardin mange de la salade ?

J'étais sur le point d'intervenir quand il dit, après son temps de réflexion habituel :

- Oui.

Le simple fait qu'il ait daigné répondre prouvait le bon choix de la question. C'était donc ce genre de choses que l'on pouvait lui demander. Avec la liste des légumes, nous pouvions nous en tirer quelque temps.

- Vous mangez des tomates, aussi ?

- Oui.

- Des navets ?

- Oui.

La taxinomie des primeurs était une solution merveilleuse, mais un certain sens de la décence m'empêcha de continuer. Dommage, car cela commençait à m'amuser.

Je me souviens d'avoir pataugé encore longtemps entre les silences et les questions ineptes.

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Vers 6 heures du soir, comme la veille, il se leva pour partir. Je n'y croyais plus. Je ne peux pas dire à quel point ces deux heures m'avaient paru interminables. J'étais épuisé comme si je venais de me battre contre le cyclope, pire, contre le contraire du cyclope. En effet, ce dernier s'appelait Polyphème, soit "celui qui parle beaucoup". Affronter un bavard est une épreuve, certes. Mais que faire de celui qui vous envahit pour vous imposer son mutisme ?

La veille, quand le voisin était parti, j'avais ri. Ce jour-là, je ne riais plus. Juliette me demanda, comme si j'étais omniscient :

- Pourquoi est-il venu aujourd'hui ?

Pour la rassurer, j'inventai cette réponse difficile à croire :

- Il y a des gens qui considèrent qu'une visite de courtoisie ne suffit pas. Ils en font deux. Nous en sommes quittes, maintenant.

- Ah ! Tant mieux. Il prend beaucoup de place, ce monsieur.

Je souris. Pourtant, je redoutais le pire.

Le lendemain matin, je me réveillai nerveux. Je n'osais pas m'en avouer le motif. Pour échapper à cette anxiété vague, j'élaborai un plan de campagne.

- Aujourd'hui, nous allons nous faire un sapin de Noël.

Juliette tombait des nues.

- Mais Noël est passé. Nous sommes en janvier.

- Aucune importance.

- Nous n'avons jamais eu de sapin de Noël !

- Cette année, nous en aurons un.

Comme un général, j'organisai les opérations : nous irions au village acheter le sapin et les décorations. L'après-midi, nous installerions l'arbre dans le salon et le parerions.

Il va de soi que cela m'était égal, d'avoir ou non un sapin de Noël. C'était tout ce que j'avais trouvé pour meubler mon inquiétude.

Au village, on ne vendait plus aucun sapin. Nous achetâmes quelques guirlandes et des boules multicolores, mais aussi une hache et une scie. Au retour, j'arrêtai la voiture au milieu de la forêt et, avec la maladresse des néophytes, je coupai un petit sapin. Je l'entreposai dans le coffre que je dus laisser ouvert.

L'après-midi, nous eûmes toutes les peines du monde à faire tenir l'arbre debout dans le salon. Je décrétai que l'an prochain, nous le prendrions avec ses racines et le mettrions dans un pot. Ensuite, il fallut répartir sur les branches les décorations qui étaient d'un goût 14 | P a g e

douteux. Ma femme s'amusait beaucoup : elle trouva que le sapin était pimpant comme une villageoise sortant de chez le coiffeur. Elle suggéra d'y ajouter quelques bigoudis.

Juliette semblait avoir oublié la menace qui planait sur nos têtes. Mais j'étais angoissé et je regardais ma montre à la dérobée.

A 4 heures pile, on frappa à la porte.

Ma femme murmura :

- Oh non !

A ces deux mots, je compris que mes manœuvres n'avaient pas endormi sa crainte.

Résigné, j'ouvris la porte. Notre tortionnaire était seul. Il grommela un "bonjour", me tendit son manteau et, déjà habitué, alla s'asseoir dans son fauteuil au salon. Il accepta une tasse de café et ne dit rien.

J'eus la hardiesse de lui demander, à l'instar de la veille, si son épouse allait venir, ce que je ne souhaitais pas, mais qui eût au moins donné un motif à cette visite.

L'air incommodé, il sortit l'un des grands mots de son répertoire :

- Non.

Cela commençait à ressembler à un cauchemar. Au moins notre activité du jour me procurait-elle un brillant sujet de conversation :

- Vous avez vu ? Nous avons installé un sapin de Noël.

- Oui.

Je faillis demander : "Il est beau, n'est-ce pas ?" mais je tentai une expérience scientifique par une question autrement audacieuse :

- Comment le trouvez-vous ?

Là, personne ne pouvait me taxer d'indiscrétion. Je retenais mon souffle. L'enjeu était important : monsieur Bernardin possédait-il les notions du beau et du laid ?

Après son temps de réflexion et un vague regard sur notre œuvre d'art, nous eûmes droit à une réponse ambiguë, proférée d'une voix vide :

- Bien.

"Bien" : qu'est-ce que cela signifiait dans son lexique intérieur ? Ce mot comportait-il un jugement esthétique, ou était-il d'ordre moral, "il est de bon ton d'avoir un sapin de Noël"

? J'insistai :

- Qu'entendez-vous par "bien" ?

Le docteur eut l'air mécontent. Je remarquai qu'il prenait cette expression quand mes questions excédaient le champ lexical de ses réponses habituelles. Pour un peu, il eût réussi à 15 | P a g e

me faire honte, comme les deux premiers jours, où j'en étais arrivé à croire que mes propos étaient déplacés. Cette fois, je décidai de résister :

- Cela signifie-t-il que vous le trouvez beau ?

- Oui.

Flûte. J'avais oublié qu'il ne fallait pas lui laisser l'occasion de placer ses deux mots favoris.

- Et vous, vous avez un sapin de Noël ?

- Non.

- Pourquoi ?

Visage courroucé de notre hôte. Je pensais : "C'est ça, prends ton air fâché. Il est vrai que je te pose une question d'une impolitesse rare : pourquoi n'as-tu pas de sapin ? Quel rustre je fais ! Et je ne t'aiderai pas, cette fois-ci. Tu n'as qu'à trouver la réponse tout seul."

Les secondes passaient, monsieur Bernardin fronçait les sourcils, soit qu'il réfléchît, soit qu'il ruminât sa colère d'avoir à affronter une énigme digne de celle du sphinx. Je commençais à me sentir très bien.

Quelle ne fut pas ma stupeur d'entendre Juliette suggérer d'une voix gentille :

- Peut-être que monsieur ne sait pas pourquoi il n'a pas de sapin. Souvent, on ne connaît pas les raisons de ces choses-là.

Je la regardai avec désolation. Elle avait tout fait rater.

Tiré d'affaire, notre voisin avait recouvré sa placidité. En l'examinant, je m'aperçus que ce mot ne lui convenait pas. Il n'avait rien de placide : je lui avais accolé ce terme parce qu'il est d'usage d'en qualifier les gros. Or, nulle trace de cette douceur et de ce flegme sur le visage de notre tortionnaire. Au fond, sa figure n'exprimait rien d'autre que la tristesse. Mais ce n'était pas la tristesse élégante que l'on prête aux Portugais, c'était une tristesse pesante, imperturbable et sans issue, car on la sentait fondue dans sa graisse.

A la réflexion, avais-je déjà vu des gros joyeux ? Je sondai en vain ma mémoire. Il me parut que la réputation de gaieté des obèses était infondée : la plupart d'entre eux avaient au contraire le faciès accablé de monsieur Bernardin.

Ce devait être l'un des motifs pour lesquels sa présence était si désagréable. S'il avait eu l'air heureux, j'imagine que son mutisme ne m'eût pas tant oppressé. Il y avait quelque chose d'éprouvant dans la stagnation de ce désespoir gras.

Juliette, qui était encore plus frêle que menue, avait le visage gai même quand elle ne souriait pas. Dans le cas de notre hôte, ce devait être le contraire, à supposer qu'il lui arrivât de sourire.

16 | P a g e

Suite à l'échec du questionnement sur les sapins de Noël et leur raison d'être ou de ne pas être, je ne sais plus ce que j'ai dit. Je me souviens seulement que ce fut long, long et pénible.

Quand il partit enfin, je ne pus croire qu'il fût 6 heures du soir : je pensais dur comme fer qu'il était 9 heures et je voyais le moment où il allait s'imposer à dîner. Il n'était donc resté

"que" deux heures, à l'instar de la veille et de l'avant-veille.

Avec l'injustice des gens exaspérés, je m'en pris à ma femme :

- Pourquoi es-tu venue à son secours pour le sapin de Noël ? Il fallait le laisser patauger !

- Je suis venue à son secours ?

- Oui ! Tu as répondu à sa place.

- C'est parce que ta question me semblait un peu déplacée.

- Elle l'était ! Raison de plus pour qu'on la lui pose. Ne serait-ce que pour tester le niveau de son intelligence.

- Il est cardiologue, quand même.

- Il a peut-être été intelligent dans un passé lointain. Maintenant, il est clair qu'il ne lui en reste rien.

- Tu n'as pas plutôt l'impression qu'il a un problème ? Il a un air malheureux et fataliste, ce monsieur.

- Ecoute, Juliette, tu es adorable, mais nous ne sommes pas des saint-bernard.

- Tu crois qu'il va revenir demain ?

- Comment veux-tu que je le sache?

Je me rendis compte que j'élevais la voix. Je passais mes nerfs sur ma femme, comme le dernier des médiocres.

- Excuse-moi. Ce type me met hors de moi.

- S'il revient demain, que fait-on, Emile ?

- Je ne sais pas. Qu'est-ce que tu en penses ?

Je me sentais lâche.

Elle dit avec un sourire

- Peut-être qu'il ne viendra pas demain.

- Peut-être.

Hélas, je n'y croyais plus.

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Le lendemain, à 4 heures de l'après-midi, quelqu'un frappa à la porte. Nous savions de qui il s'agissait.

Monsieur Bernardin se tut. Il avait l'air de trouver que notre manque de conversation était le comble de l'impolitesse.

Deux heures plus tard, il s'en alla.

- Demain, Juliette, à 4 heures moins 10, nous partirons nous promener.

Elle éclata de rire.

Le lendemain, à 3 heures 50, nous nous en allions à pied. Il neigeait. Nous étions ravis, nous nous sentions libres. Jamais promenade ne nous avait donné tant de joie.

Ma femme avait dix ans. Elle rejetait la tête en arrière de manière à avoir le visage face au ciel. Elle ouvrait grand la bouche et s'appliquait à avaler le plus de flocons possible. Elle prétendait les compter. De temps en temps, elle m'annonçait un chiffre invraisemblable :

- Cent cinquante-cinq.

- Menteuse.

Dans la forêt, nos pas faisaient aussi peu de bruit que la neige. Nous ne disions rien, nous redécouvrions que le mutisme équivalait au bonheur.

La nuit ne tarda pas à tomber. A la faveur de la blancheur omniprésente, la clarté surenchérit. Si le silence devait s'incarner en une matière, ce serait dans la neige.

Il était passé 6 heures quand nous regagnâmes la Maison. Les traces de pas d'un seul homme, encore récentes, menaient jusqu'à la porte puis retournaient chez le voisin. Elles nous firent éclater de rire, en particulier celles qui témoignaient d'une longue attente bredouille devant l'entrée. Nous avions l'impression de pouvoir lire dans ces empreintes ; nous y distinguions avec précision l'air mécontent de monsieur Bernardin qui avait dû penser que nous étions bien mal élevés de ne pas être là pour l'accueillir.

Juliette était hilare. Elle me parut surexcitée : la conjonction de cette promenade féerique et de la déconvenue du docteur l'avait mise en état d'ébriété mentale. Il y avait eu si peu de choses dans sa vie qu'elle réagissait à tout avec une intensité extrême.

La nuit, elle dormit mal. Le lendemain matin, elle toussait. Je m'en voulus : comment avais-je pu la laisser courir nu-tête sous la neige, avaler des centaines de flocons ?

Rien de grave, mais il serait hors de question de se promener ce jour-là.

Je lui apportai de la tisane au lit.

- Va-t-il venir, aujourd'hui ?

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Nous ne devions même plus préciser qui était "il".

- Peut-être notre absence d'hier l'aura-t-elle découragé.

- A 4 heures, les autres fois, nous avions allumé la lumière du salon. Nous pourrions ne pas l'allumer.

- Hier, nous n'avions pas allumé. Cela ne l'a pas empêché de venir.

- Au fond, Emile, sommes-nous obligés de lui ouvrir ?

Je soupirai, en pensant que la vérité sort toujours de la bouche des innocents.

- Tu as posé la bonne question.

- Tu n'as pas répondu.

- La loi ne nous force pas à lui ouvrir la porte. C'est la politesse qui nous y contraint.

- Sommes-nous obligés d'être polis ?

Elle touchait à nouveau un point sensible.

- Personne n'est obligé d'être poli.

- Alors ?

- Le problème, Juliette, ne tient pas à notre devoir, mais à notre pouvoir.

- Je ne comprends pas.

- Quand on a soixante-cinq années de politesse derrière soi, est-on capable d'en faire fi ?

- Avons-nous toujours été polis ?

- Le simple fait que tu me poses cette question prouve à quel point nos manières sont enracinées en nous. Nous sommes si polis que notre politesse est devenue inconsciente. On ne lutte pas contre l'inconscient.

- Ne pourrait-on pas essayer ?

- Comment ?

- S'il frappe à la porte et que tu es en haut, il est normal que tu ne l'entendes pas.

Surtout à ton âge. Ce ne serait même pas grossier.

- Pourquoi serais-je en haut ?

- Parce que je suis alitée, parce que tu restes à mon chevet. De toute façon, cela ne le regarde pas. Il n'y a rien d'impoli à être en haut.

Je sentais qu'elle avait raison.

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A 4 heures, j'étais à l'étage, assis dans la chambre auprès de la malade. On frappa à la porte.

- Juliette, je l'entends !

- Il n'en sait rien. Tu pourrais ne pas entendre.

- Je l'entends très bien.

- Tu pourrais être en train de dormir.

- A cette heure-ci ?

- Pourquoi pas? Je suis malade, tu t'es endormi en me tenant compagnie.

Je commençais à me sentir mal. J'avais la gorge nouée. Ma femme me prit la main comme pour me donner du courage.

- Il va bientôt arrêter.

En quoi elle se trompait. Non seulement il n'arrêtait pas, mais il frappait de plus en plus fort. Il eût fallu que je fusse au cinquième étage pour ne pas l'entendre. Or, la maison ne comptait que deux niveaux.

Les minutes passaient. Monsieur Bernardin en était arrivé à tambouriner sur notre porte comme un dément.

- Il va la casser.

- Il est fou. Fou à lier.

Il frappait de plus en plus fort. J'imaginais sa masse énorme s'abattant sur la paroi, qui finirait pas céder. Ne plus avoir de porte, par ce froid, ce serait intenable.

Puis, ce fut le comble : il se mit à frapper sans discontinuer, à intervalles de moins d'une seconde. Je n'aurais pas cru qu'il avait une telle force. Juliette était devenue livide ; elle lâcha ma main.

Il se passa une chose horrible : à l'instant, je dévalai l'escalier et j'ouvris la porte.

Le tortionnaire avait le visage tuméfié de colère. J'avais si peur que je fus incapable d'articuler un son. Je me dérobai pour le laisser entrer. Il enleva son manteau et alla s'asseoir dans ce fauteuil qu'il tenait pour le sien.

- Je ne vous avais pas entendu, finis-je par balbutier.

- Je savais que vous étiez là. La neige était vierge.

Il n'avait jamais prononcé tant de mots d'affilée. Ensuite, il se tut, prostré. J'étais terrifié. Ce qu'il venait de proférer prouvait qu'il n'était pas un demeuré. En revanche, son attitude était celle d'un fou dangereux.

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Une éternité plus tard, il dit encore une phrase :

- Hier, vous étiez partis.

Son ton de voix était celui de l'accusation.

- Oui. Nous nous promenions dans la forêt.

Et moi, j'étais en train de me justifier ! Honteux de ma pleutrerie, je m'obligeai à ajouter :

- Vous frappiez si fort...

On n'imagine pas le courage qu'il me fallut pour murmurer ces quelques mots. Mais notre voisin, lui, n'éprouvait pas le besoin de se justifier. Il frappait trop fort ? Eh bien, il avait eu raison, puisque cela m'avait fait ouvrir la porte !

Ce ne serait pas ce jour-là que j'aurais assez d'assurance pour me taire.

- Ma femme a pris froid, hier, en promenade. Elle est alitée, elle tousse un peu.

Après tout, il était médecin. Il allait peut-être enfin se montrer bon à quelque chose.

Pourtant, il se taisait.

- Pourriez-vous l'examiner ?

- Elle a pris froid, répondit-il agacé, l'air de penser : "Vous n'allez pas me déranger pour ça !"

- Rien de grave, mais à notre âge...

Il ne daigna plus répondre. Le message était clair : à moins d'une méningite, nous ne devions pas espérer ses soins.

Il se taisait à nouveau. Une bouffée de rage s'empara de moi. Quoi ! J'allais devoir consacrer deux heures entières à ce demeuré, qui ne sortait de sa torpeur que quand il s'agissait de casser ma porte, et pendant ce temps-là, ma pauvre femme malade resterait seule dans son lit ! Ah non. Je ne le supporterais pas.

Avec courtoisie, je lui dis :

- Vous voudrez bien m'excuser, mais Juliette a besoin de moi. Vous pouvez, à votre gré, vous installer au salon ou m'accompagner à l'étage...

N'importe qui eût compris qu'on le congédiait. Hélas, monsieur Bernardin n'était pas n'importe qui. Je jure qu'il me demanda, d'un ton suffoqué :

- Vous ne me donnez pas une tasse de café ?

Je n'en crus pas mes oreilles. Ainsi, cette tasse de café que nous lui avions offerte chaque jour par amabilité était devenue son dû ! Avec une certaine terreur, je me rendis compte que tout ce que nous lui avions accordé, dès la première visite, était devenu son dû : dans son cerveau primaire, une gentillesse proposée une seule fois accédait au statut de loi.

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Je n'allais quand même pas le lui servir, son café ! C'eût été un comble. Il paraît que les Américains disent à leurs hôtes : "Help yourself." Mais n'est pas américain qui veut.

D'autre part, je n'aurais pas le culot de lui refuser quoi que ce fût. Avec le manque d'audace qui me caractérise, je proposai un moyen terme :

- Je n'ai pas le temps de préparer du café. Comme je dois faire bouillir de l'eau pour la tisane de ma femme, j'en profiterai pour vous servir une tasse de thé.

Je faillis ajouter : "si vous voulez bien". J'eus le courage élémentaire de couper cela.

Quand je lui eus apporté son thé, je montai une infusion à Juliette qui, recroquevillée dans son lit, me chuchota :

- Qu'est-ce qu'il a ? Pourquoi frappait-il à la porte comme une brute ?

Elle avait les yeux agrandis par la peur.

- Je ne sais pas. Mais ne t'inquiète pas, il n'est pas dangereux.

- Tu en es sûr ? Tu as entendu la force avec laquelle il martelait cette pauvre porte ?

- Il n'est pas violent. C'est seulement un grossier personnage.

Je lui racontai que monsieur avait exigé son café. Elle pouffa.

- Et si tu le laissais seul en bas ?

- Je n'ose pas.

- Essaie. Rien que pour voir sa réaction.

- Je n'aimerais pas qu'il se mette à fouiller dans nos affaires.

- Ce n'est pas son genre.

- Quel est son genre ?

- Ecoute, c'est un rustre. Tu as le droit d'être rustre avec un rustre. Et puis, ne descends pas, je t'en prie. J'ai peur quand tu es seul avec lui.

Je souris.

- Tu as moins peur quand tu es là pour me protéger ?

A cet instant, un fracas épouvantable se fit entendre. Puis un autre semblable, ensuite un troisième. Le rythme nous confirma ce qui était en train de se passer : l'ennemi montait l'escalier. Les marches avaient l'habitude de nos poids légers, la masse de monsieur Bernardin les faisait hurler.

Juliette et moi, nous nous regardions comme des enfants enfermés dans le garde-manger d'un ogre. Aucune fuite n'était possible. Les pas lents et lourds se rapprochaient.

J'avais laissé la porte ouverte, je ne songeai pas à la fermer : à quoi cette piètre défense eûtelle servi ? Nous étions perdus.

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Au moment même, j'étais conscient du ridicule de notre peur : en vérité, nous ne risquions rien de grave. Notre voisin était une plaie, certes, mais il ne nous causerait aucun dommage. Cela ne nous empêchait pas d'être terrifiés. Déjà, nous sentions sa présence. Pour jouer le jeu, je pris la main de la malade d'un air méditatif.

Il était là. Il regardait le tableau : le mari soucieux, assis au chevet de sa femme souffrante. Je simulai la surprise :

- Oh ! Vous êtes monté ?

Comme si le bruit de l'escalier m'avait permis de l'ignorer !

L'expression de son visage résistait à l'analyse. Il semblait à la fois outré de nos mauvaises manières et suspicieux Juliette pourrait bien faire semblant d'être malade dans le seul but de manquer à son devoir de courtoisie envers lui.

Elle gémit, avec une gratitude comique :

- Ah, docteur, comme c'est gentil à vous ! Mais je crois que c'est un simple refroidissement.

Décontenancé, il vint lui poser la main sur le front. Je le regardais avec une sorte de stupeur : s'il examinait ma femme, il allait falloir que son cerveau fonctionne ! Qu'allait-il en sortir ?

Sa grosse patte finit par se soulever.

Monsieur Bernardin ne parlait pas. L'espace d'un instant, j'imaginai le pire.

- Alors, docteur ?

- Rien. Elle n'a rien.

- Elle tousse, pourtant !

- Sans doute la gorge un peu enflammée. Mais elle n'a rien.

Cette phrase, qu'un médecin normal eût prononcée d'une voix rassurante, sonnait dans sa bouche comme un constat d'insulte "Et c'est pour cette malade de pacotille que vous refusez de vous occuper de moi ?"

Je fis semblant de n'avoir rien remarqué.

- Merci, merci, docteur ! Vous me soulagez. Combien vous dois-je ?

Le payer pour avoir mis sa main sur le front de ma femme pourrait sembler étrange : je voulais surtout ne rien lui devoir.

Il haussa les épaules d'un air bourru. Et ce fut ainsi que je découvris un trait de caractère de notre tortionnaire, le simple fait qu'il eût un trait de caractère m'étonnait : l'argent ne l'intéressait pas. Se pût-il qu'il y ait eu place en lui pour des éclairs, sinon de noblesse, au moins d'absence de vulgarité ?

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Fidèle à son personnage, il se hâta de ne pas laisser trace de ce début d'impression favorable. Il avança dans la chambre et se casa sur une chaise, en face de nous.

Juliette et moi échangeâmes un regard incrédule : il n'allait quand même pas nous assaillir jusque dans notre chambre à coucher ? La situation était aussi infernale que bloquée.

A supposer que j'eusse été capable de mettre quelqu'un à la porte, comment procéder avec lui ? D'autant qu'il venait d'examiner gratuitement ma femme !

Cette dernière finit par hasarder :

- Docteur, vous... vous n'allez pas rester là ?

Son expression morne prit une nuance choquée. Quoi ! Qu'osait-on lui dire ?

- Ce n'est pas un endroit pour vous recevoir. Et puis, vous allez vous ennuyer.

Cela lui sembla admissible. Mais il eut ce propos accablant :

- Si je vais au salon, vous devez venir aussi.

Effondré, je tentai l'inutile :

- Je ne peux pas la laisser seule.

- Elle n'est pas malade.

Cela dépassait l'imagination ! Je me contentai de répéter :

- Je ne peux pas la laisser seule !

- Elle n'est pas malade.

- Enfin, docteur, elle est fragile ! A notre âge, c'est normal !

- Elle n'est pas malade.

Je regardai Juliette. Elle secouait la tête avec résignation. Si seulement j'avais eu la force de déclarer : "Malade ou pas malade, je reste avec elle ! Sortez !" Il m'était donné de comprendre à quel point j'appartenais à la race des faibles. Je me détestais.

Je me levai, vaincu, et descendis au salon avec monsieur Bernardin, laissant dans la chambre ma pauvre femme toussotante.

L'intrus s'écrasa dans son fauteuil. Il prit la tasse de thé que j'avais préparée avant de monter. Il la porta à ses lèvres. Je jure qu'il me la tendit en disant :

- C'est froid, maintenant.

Je restai un instant décontenancé.

Ensuite, un fou rire s'empara de moi : c'était énorme ! Etre grossier à un point pareil, ce n'était pas concevable. Je riais, je riais et une demi-heure de crispation fondait dans cette hilarité.

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Je pris la tasse des mains du gros monsieur que mon rire courrouçait et j'allai vers la cuisine.

- Je vous refais un thé tout de suite.

Quand il fut 6 heures, il partit. Je montai dans la chambre.

- Je t'ai entendu rire très fort.

Je lui racontai le coup du thé froid. Elle rit aussi. Après, elle sembla désemparée.

- Emile, qu'allons-nous faire ?

- Je ne sais pas.

- Il faut ne plus lui ouvrir.

- Tu as vu ce qui s'est passé tantôt. Il cassera la porte, si je ne lui ouvre pas.

- Eh bien, il cassera la porte ! Ce sera une merveilleuse occasion d'être brouillés avec lui.

- Mais la porte sera cassée. En hiver !

- Nous la réparerons.

- Elle sera cassée pour rien, car il n'y a pas moyen de se brouiller avec lui. D'ailleurs, il vaut mieux rester en bons termes c'est notre voisin.

- Et alors ?

- Il vaut mieux s'entendre avec son voisin.

- Pourquoi ?

- C'est l'usage. Et puis, n'oublie pas que nous sommes seuls ici. En plus, il est médecin.

- Etre seuls, c'était ce que nous voulions. Tu dis qu'il est médecin ; moi, je dis qu'il va nous rendre malades.

- N'exagère pas. Il est inoffensif.

- As-tu vu notre degré d'anxiété au bout de quelques jours ? Dans quel état serons-nous dans un mois, dans six mois ?

- Peut-être arrêtera-t-il à la fin de l'hiver.

- Tu sais bien que non. Il viendra tous les jours, tous les jours, de 4 heures à 6 heures !

- Il se découragera peut-être.

- Il ne se découragera jamais.

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Je soupirai.

- Ecoute, c'est vrai qu'il est embêtant.

Pourtant, nous avons une belle vie, ici, non ? C'est celle que nous avons toujours souhaitée. Nous n'allons pas nous la laisser empoisonner par un détail aussi ridicule. Un jour compte vingt-quatre heures. Deux heures, c'est le douzième d'un jour. Autant dire rien. Nous avons vingt-deux heures de bonheur quotidien. Au nom de quoi oserions-nous nous plaindre

? Tu as songé au sort de ceux qui n'ont même pas deux heures de bonheur par jour ?

- Est-ce que c'est une raison pour se laisser envahir ?

- La décence nous contraint de comparer notre vie à celle des autres. Notre existence est un rêve. J'aurais honte de protester.

- Ce n'est pas juste. Tu as travaillé quarante années pour un petit salaire. Notre bonheur d'aujourd'hui est modeste et mérité. Nous avons déjà payé le prix.

- Il ne faut pas raisonner comme ça. Rien n'est jamais mérité.

- En quoi ceci nous empêche-t-il de nous défendre ?

- De nous défendre contre un pauvre abruti, une brute avachie ? Mieux vaut en rire, non ?

- Je ne parviens pas à en rire.

- Tu as tort. Il est facile d'en rire. Désormais, nous rirons de monsieur Bernardin.

Le lendemain, Juliette était guérie. A 4 heures de l'après-midi, on frappa à la porte.

J'allai ouvrir, le sourire aux lèvres. Nous avions décidé de l'accueillir avec toute la dérision qu'il méritait.

- Oh ! Quelle surprise ! m'exclamai-je en découvrant notre tortionnaire.

Il entra, l'air bougon, et me donna son manteau. Extatique, je continuai :

- Juliette, tu ne devineras jamais qui est là !

- Qui est-ce ? demanda-t-elle du haut de l'escalier.

- C'est cet excellent Palamède Bernardin ! Notre charmant voisin !

Ma femme descendit les marches avec allégresse.

- Le docteur ? Cà alors !

A sa voix, j'entendais qu'elle se retenait de rire. Elle prit sa grosse patte entre ses mains jointes et la pressa sur son cœur.

- Ah, merci, docteur ! Sentez, je suis guérie. C'est à vous que je le dois.

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Le gros homme paraissait mal à l'aise. Il arracha sa main de celles de ma femme et marcha avec résolution jusqu'à son fauteuil. Il s'y laissa tomber.

- Désirez-vous une tasse de café ?

- Oui.

- Que pourrais-je vous offrir d'autre ? Savez-vous que vous m'avez sauvé la vie, hier ?

Qu'est-ce qui vous ferait plaisir ?

Prostré, il ne répondit rien.

- Un gâteau aux amandes ? De la tarte aux pommes ?

Nous n'avions rien de tout cela à la maison. Je me demandais si Juliette n'exagérait pas. Au moins semblait-elle s'amuser. Elle continua son énumération d'entremets imaginaires :

- Un gros morceau de cake aux fruits confits ? Une meringue ? Du pudding écossais ?

Un miroir au cassis ? Des éclairs au chocolat ?

Je doutais même qu'elle eût déjà aperçu de tels desserts dans sa vie. Le médecin commençait à prendre son air courroucé. Après un long silence fâché, il dit :

- Du café !

Ignorant sa grossièreté, ma femme s'étonna :

- Rien, vraiment ? Oh, comme c'est dommage. J'aurais tant de plaisir à vous gâter.

Grâce à vous, je renais, docteur !

Légère comme une chevrette, elle courut à la cuisine. Qu'eût-elle fait si notre hôte avait accepté l'un des gâteaux ? Goguenard, je vins m'asseoir près de lui.

- Mon cher Palamède, que pensez-vous de la taxinomie chinoise ?

Il ne dit rien. Il n'eut même pas un moment d'étonnement. Son regard las pouvait être interprété ainsi : "Il va me falloir encore subir la pénible conversation de cet individu."

Je résolus d'être accablant :

- Borges est vertigineux à ce sujet. Ne m'en veuillez pas de citer ce passage si connu des Enquêtes : "Dans les pages lointaines de certaine encyclopédie chinoise intitulée Le Marché céleste des connaissances bénévoles, il est écrit que les animaux se divisent en a) appartenant à l'Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s'agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau, 1) et cætera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches." N'est-ce pas une classification qui, pour un scientifique de votre espèce, prête à sourire, sinon à rire franchement ?

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Je pouffai de la manière la plus civilisée qui fût. Monsieur Bernardin restait de marbre.

- Ceci dit, je connais des gens que cela ne déride pas du tout. Et il est vrai qu'au-delà du comique de l'affaire, cet exemple illustre l'épineux problème de la démarche taxinomique.

Il n'y a aucune raison de penser que nos catégories mentales soient moins absurdes que celles des Chinois.

Juliette nous servit le café.

- Tu fatigues peut-être notre cher docteur par tes réflexions bien obscures...

- On ne peut pas avoir lu Aristote sans s'être soucié de ces questions, Juliette. Et il est impossible de lire ce savoureux exercice d'incongruité sans le retenir.

- Tu devrais peut-être expliquer au docteur qui est Aristote.

- Excusez-la, Palamède, elle a sans doute oublié le rôle qu'a joué Aristote dans l'histoire de la médecine. Au fond, l'idée même de catégorie est incroyable. D'où vient que l'homme a eu besoin de classifier le réel ? Je ne vous parle pas ici des dualismes, qui sont une transposition quasi naturelle de la dichotomie originelle, à savoir l'opposition mâle-femelle.

En fait, le terme de catégorie ne se justifie qu'à partir du moment où il y a plus de deux topiques. Une classification binaire ne mérite pas ce nom. Savez-vous à qui et à quand remonte la première classification ternaire, et donc la première catégorisation de l'Histoire ?

Le tortionnaire buvait son café, l'air de penser : "Cause toujours."

- Je vous le donne en mille : à Tachandre de Lydie. Vous vous rendez compte ? Près de deux siècles avant Aristote ! Quelle humiliation pour le Stagirite ! Avez-vous songé à ce qui s'est passé dans la tête de Tachandre ? Pour la première fois, un être humain a eu l'idée de répartir le réel en fonction d'un ordre abstrait, oui, abstrait nous n'en sommes plus conscients aujourd'hui, mais à la base, toute division par un chiffre supérieur à deux est abstraction pure et simple. S'il y avait eu trois sexes, l'abstraction eût commencé à la division quaternaire, etc.

Juliette me regardait avec admiration.

- C'est extraordinaire ! Tu n'as jamais été aussi passionnant !

- J'attendais, très chère, d'avoir un interlocuteur à ma mesure.

- Quelle chance que vous soyez venu, docteur ! Sans vous, je n'aurais rien connu de ce Tachandre de Lydie.

- Revenons-en à cette première expérience de taxinomie. Savez-vous en quoi consistait la catégorisation de Tachandre ? Elle découlait de ses observations du monde animal. En effet, notre Lydien était un genre de zoologiste. Il répartit les animaux en trois espèces qu'il appelle : les animaux à plumes, les animaux à poils et, tenez-vous bien, les animaux à peau. Cette dernière classe comprend les batraciens, les reptiles, les hommes et les poissons, je les cite dans l'ordre de son traité. N'est-ce pas merveilleux ? J’aime cette sagesse antique qui fait de l'humain un animal parmi les autres.

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- Je suis bien d'accord avec lui. L'homme est un animal ! s'enthousiasma ma femme.

- D'emblée, plusieurs questions se posent : où Tachandre range-t-il les insectes, les crustacés ? Il s'avère que pour lui, ce ne sont pas des animaux ! Les insectes appartiennent à ses yeux au monde de la poussière, à l'exception de la libellule et du papillon, qu'il classe parmi les animaux à plumes. Quant aux crustacés, il voit en eux des coquillages articulés. Or, les coquillages font partie des minéraux, selon lui. Quelle poésie !

- Et les fleurs, où les met-il ?

- Ne mélange pas tout, Juliette ; nous parlons des animaux. On peut aussi se demander comment le Lydien n'a pas remarqué que l'homme était poilu. Et, inversement, que l'animal à poils avait ce qui chez nous s'appelle une peau. C'est très curieux. Son critère relève de l'impressionnisme. A cause de cela, les biologistes n'ont pas manqué de tourner Tachandre en ridicule. Personne ne daigne s'apercevoir qu'il représente un saut intellectuel et métaphysique sans précédent. Car son système ternaire n'a rien d'une dyade déguisée en triade.

- Qu'est-ce que c'est, Emile, une dyade déguisée en triade ?

- Eh bien, par exemple, s'il avait réparti les animaux en lourds, légers et moyens.

Hegel n'a pas fait mieux... Que s'est-il donc passé dans le cerveau du Lydien, au moment où il a conçu cela ? Cette question m'exalte. Son intuition première a-t-elle embrassé une vision à trois critères, ou bien avait-il commencé par une dichotomie ordinaire, plumes et poils, et s'est-il aperçu en cours de route que cela ne suffisait pas ? C'est ce que nous ne saurons jamais.

Monsieur Bernardin avait l'expression d'un savetier égaré à Byzance : le plus souverain mépris. Mais il restait prostré dans "son" fauteuil.

- Les biologistes ont tort de rire de lui. La zoologie élabore-t-elle aujourd'hui des taxinomies plus intelligentes ? Voyez-vous, Palamède, quand Juliette et moi avons décidé d'aller vivre à la campagne, j'ai acheté un livre d'ornithologie, histoire de me familiariser avec mon nouvel environnement.

Je me levai pour chercher l'ouvrage.

- Le voici : Les Oiseaux du monde, Bordas, 1994. Il décrit les oiseaux en commençant par les quatre-vingt-dix-neuf familles de non-passereaux et en terminant par les soixante-quatorze familles de passereaux. Cette façon de faire est saugrenue. Décrire un être en commençant par dire ce qu'il n'est pas a quelque chose de vertigineux. Que se passerait-il si l'on s'avisait de dire d'abord tout ce qu'il n'est pas ?

- C'est vrai ! dit ma femme, fascinée.

- Imaginez, cher ami, que je me mette en tête de vous décrire en commençant par énumérer tout ce que vous n'êtes pas ! Ce serait fou. "Tout ce que n'est pas Palamède Bernardin." La liste serait longue, car il y a tant de choses que vous n'êtes pas. Par où débuter

?

- Par exemple, on pourrait dire que le docteur n'est pas un animal à plumes !

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- En effet. Et il n'est pas un emmerdeur, ni un rustre, ni un idiot.

Juliette écarquilla les yeux. Elle devint livide et mit sa main sur sa bouche comme pour s'empêcher de rire.

En revanche, le visage de notre hôte n'afficha rien. Au moment où j'avais prononcé ma dernière réplique, j'avais observé ses traits avec attention. Rien. Pas le plus furtif éclair dans son regard. Il ne cilla même pas. Pourtant, il était hors de doute qu'il avait entendu. Je dois avouer qu'il m'impressionna.

Du coup, c'était à moi de retomber sur mes pattes. Je repris au hasard :

- Il est singulier que les problèmes de taxinomie soient apparus par le biais de la biologie. Certes, ce pourrait être une fatalité logique : on ne va pas se donner du mal à inventer des catégories pour des choses aussi peu variées que, par exemple, le tonnerre. C'est le multiple et le disparate qui créent le besoin de classifier. Et quoi de plus disparate et multiple que les animaux et les végétaux ? Mais on pourrait y voir des affinités plus profondes...

Je me rendis soudain compte que ces affinités, auxquelles j'avais tant pensé, m'avaient échappé. J'étais incapable de me souvenir du résultat de vingt ans de réflexion.

Pourtant, pas plus tard que la veille, je me le rappelais encore. Ce devait être la présence ou plutôt l'oppression de monsieur Bernardin qui me bloquait le cerveau.

- Quelles sont ces affinités ? s'enquit ma femme.

- J'en suis encore à des hypothèses, mais je suis sûr qu'elles existent. Qu'en pensez-vous, Palamède ?

Nous eûmes beau attendre, il ne répondit rien. Je ne pouvais pas m'empêcher de l'admirer ; qu'il fût demeuré ou non, il avait ce courage ou ce culot que je n'avais jamais eu : ne rien répondre. Ni "Je ne sais pas", ni haussement d'épaules. Indifférence absolue. De la part d'un homme qui s'imposait chez moi pendant des heures, cela relevait du prodige. J'étais fasciné. Et je l'enviais d'en être capable. Il n'avait même pas l'air gêné, c'était nous qui l'étions

! Le comble ! J'avais tort de m'en étonner, d'ailleurs : si les rustres étaient honteux de leurs manières, ils cesseraient d'être rustres. Je me surpris à songer que ce devait être merveilleux d'être une brute. Quelle réussite : se permettre toutes les indélicatesses et en faire retomber les remords sur les autres, comme si c'était eux qui s'étaient mal conduits !

Ma prodigieuse aisance du début de l'entrevue ne tarda pas à s'estomper. J'en donnais encore les apparences, en monologuant sans trêve sur Dieu sait quel présocratique, mais je sentais bien que je n'étais plus en position de force.

Fut-ce le fruit de mon imagination ? Il me sembla voir passer sur le visage de notre voisin une expression que j'aurais pu traduire en ces termes : "Pourquoi te donnes-tu tant de mal ? J'ai gagné, tu ne peux pas ne pas le savoir. Le simple fait que j'assiège chaque jour ton salon pendant deux heures n'en est-il pas la preuve ? Si brillants que soient tes discours, tu ne pourras rien contre cette évidence : je suis chez toi et je t'emmerde."

A 6 heures, il s'en alla.

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Je ne parvenais pas à dormir. Juliette s'en aperçut. Elle dut se douter de ce que je ruminais, car elle dit :

- Tu as été très fort, cet après-midi.

- Sur le moment, c'est ce que j'ai cru. Mais je n'en suis plus si sûr.

- Toutes tes considérations philosophiques pour en venir à lui laisser entendre qu'il est un emmerdeur ! J'ai failli applaudir.

- Peut-être. Mais à quoi cela a-t-il servi ?

- A lui en jeter plein la vue.

- On n'en jette pas plein la vue à ce genre d'homme-là.

- Tu as pu constater qu'il était incapable de te répondre.

- Tu as pu constater que c'était nous qui en étions gênés, et pas lui. Rien ne le gêne.

- Comment saurais-tu ce qui se passe dans son for intérieur?

- A supposer qu'il s'y passe quelque chose, cela ne change rien à notre problème : en fin de compte, il reste assis dans notre salon.

- En tout cas, je me suis bien amusée.

- Tant mieux.

- Demain, on recommence ?

- Oui. Parce qu'il n'y a rien d'autre à faire. Je ne pense pas que tes grâces incongrues et mes débauches d'érudition parviendront à le déloger. Au moins auront-elles le mérite de nous divertir.

Nous en étions là.

L'avantage des nuisances est qu'elles poussent les individus jusque dans leurs derniers retranchements. Moi qui n'avais jamais pratiqué l'introspection, je me surpris à explorer mes tréfonds comme si j'espérais y trouver une force encore inexploitée.

A défaut d'en découvrir une, j'appris beaucoup de choses sur mon compte. Par exemple, je ne savais pas que j'étais pusillanime. En quarante années d'enseignement au lycée, je n'avais jamais eu à subir le moindre chahut. Les élèves me respectaient. Je suppose que je bénéficiais d'une certaine autorité naturelle. Mais j'avais eu tort d'en déduire que j'étais du côté des forts. En vérité, j'étais du côté des civilisés : avec ces derniers, j'avais toutes les aisances. Il avait suffi que je me retrouve confronté à une brute pour voir les limites de mon pouvoir.

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Je cherchais des souvenirs qui pussent m'être utiles ; j'en rencontrai beaucoup qui ne l'étaient pas. L'esprit a des systèmes de défense incompréhensibles : on l'appelle à l'aide et, au lieu d'apporter du secours, il n'injecte que de belles images. Et en fin de compte il n'a pas tort, car ces belles images, à défaut de tirer d'affaire, sont le salut du moment. La mémoire se conduit alors comme le marchand de cravates dans le désert : "De l'eau ? Non, mais si vous voulez, j'ai un grand choix de cravates", en l'occurrence : "Comment se débarrasser d'un oppresseur ? Aucune idée, mais rappelez-vous ces roses d'automne qui vous avaient tant charmé, il y a quelques années..."

Juliette à dix ans. Nous étions des enfants de la ville. Ma femme, à dix ans, avait les plus longs cheveux de l'école. Leur couleur et leur lustre relevaient de la maroquinerie. Nous étions mariés depuis déjà quatre années. Ces noces avaient été reconnues par l'univers entier, à commencer par nos parents, surtout par les miens qui avaient les idées larges.

Ils invitaient parfois ma femme à venir dormir à la maison, l'inverse ne se produisait jamais, car ses parents estimaient qu'il était "trop tôt". Cette restriction me laissait perplexe ; ils n'ignoraient pas que leur fille passait souvent la nuit chez moi. La transgression était donc admise dans ma maison et pas dans la leur. Je trouvais cela étrange mais ne faisais aucun commentaire, de peur de blesser Juliette.

Mes parents n'étaient pas riches : il y avait une salle de douche, pas de salle de bains.

Pour cette raison, baignoire demeure pour moi synonyme de luxe. La salle de douche n'était pas chauffée et j'ai ce souvenir dont j'ai du mal à comprendre pourquoi il me plaît tant.

Juliette et moi nous lavions ensemble depuis notre mariage sans que cela m'ait troublé le moins du monde : la nudité de ma femme faisait partie des phénomènes naturels, au même titre que la pluie ou le coucher du soleil, et il ne me serait jamais venu à l'esprit d'y voir de l'érotisme.

Sauf l'hiver. Le soir, avant de nous coucher, nous allions prendre notre douche ensemble. Il fallait se déshabiller dans cette salle glacée : c'était une aventure. Chaque fois que nous retirions un vêtement, nous poussions un hurlement à cause du froid qui nous transperçait davantage. Et quand nous nous retrouvions nus comme des orvets, nous n'étions plus qu'un long cri de souffrance glaciaire.

Nous nous glissions derrière le rideau et j'ouvrais le robinet. L'eau coulait, d'abord polaire, ce qui donnait lieu à une nouvelle salve de hurlements. Mon épouse impubère se roulait dans la tenture plastifiée pour se protéger. Puis, en un instant, la douche se mettait à cracher une pluie brûlante, et nous clamions notre stupeur avec des rires aigus.

J'étais l'homme : c'était à moi qu'il revenait de régler la température de l'eau. Tâche complexe, car au moindre frôlement du robinet le jet passait du bouillant au glacé ou inversement. Il fallait au moins dix minutes de tâtonnements pour obtenir une chaleur supportable. Pendant ce temps-là, Juliette, drapée dans son péplum en plastique, riait d'horreur à chaque renversement de tendance.

Quand l'eau était devenue bonne, je lui tendais la main pour qu'elle me rejoigne sous le jet. Le rideau se déroulait et révélait une maigreur blanche âgée de dix ans, nappée d'une énorme chevelure alezane. Sa grâce me coupait le souffle.

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Elle venait se blottir sous le faisceau liquide et mugissait de plaisir parce que j'avais réglé la température à merveille. Je prenais ses longs cheveux et je les mouillais, épaté de voir leur volume rétrécir sous l'eau. Je les serrais comme pour en faire une corde. Son dos étroit m'apparaissait alors dans sa pâleur, avec des omoplates saillantes qui semblaient des ailes repliées.

Je prenais un morceau de savon et je le frottais sur ses cheveux jusqu'à ce qu'ils moussent. Je les réunissais en une masse au sommet de sa tête, je les malaxais et les moulais en une couronne plus grosse que son crâne. Puis je savonnais son corps ; quand je passais entre ses cuisses, Juliette poussait des cris perçants parce que ça la chatouillait.

Ensuite nous nous rincions l'un l'autre pendant des heures. Nous nous sentions trop bien sous ce jet d'eau chaude, nous n'avions aucune envie de sortir. Il fallait pourtant s'y décider. Je fermais le robinet en un coup, ma femme tirait le rideau et une bouffée d'air froid nous assaillait. Nous hurlions de concert et nous nous jetions sur les serviettes.

Juliette bleuissait, je devais la frictionner. Elle riait, claquait des dents et disait : "Je vais mourir." Elle enfilait sa longue chemise de nuit blanche et m'enjoignait de la rejoindre très vite au lit pour la réchauffer.

J'arrivais dans la chambre et je ne voyais dépasser de la couette que les cheveux mouillés : c'était le seul signe tangible de sa présence car son corps mince ne suffisait pas à bomber l'édredon. Je me glissais à côté d'elle et voyais son visage farceur. "J'ai froid !" disait-elle. Alors je la prenais dans mes bras, la serrais très fort et soufflais de l'air chaud dans son cou.

Ainsi, mes seuls souvenirs enfantins que l'on pourrait qualifier d'érotiques sont liés à l'hiver. Ils me frappent par leur alternance continuelle de douleur et de plaisir : comme si j'avais eu besoin de la souffrance du froid pour que m'apparaissent non seulement les charmes adorables de mon épouse de dix ans, mais aussi les moyens d'en tirer parti.

Je me rends compte à présent que ce sont les meilleurs souvenirs de mon enfance et donc de ma vie.

Pourquoi diable avait-il fallu que j'aie un tortionnaire pour trouver dans ma mémoire un tel trésor ?

Les cheveux de Juliette étaient blancs et elle les avait coupés court. A part cela, elle n'avait pas changé. Rien en elle n'évoquait le vieillissement. En revanche, elle semblait sortir d'une longue maladie où elle aurait laissé sa toison.

Ce qui restait de sa chevelure avait maintenant une couleur ravissante qui paraissait artificielle : la blancheur bleutée d'un tutu romantique.

Et une douceur ! Une douceur qui n'était pas de ce monde. Même le duvet d'un bébé serait râpeux en comparaison. Ce devait être cela, des cheveux d'ange.

Les anges n'ont pas d'enfant, Juliette non plus. Elle est son propre enfant, et le mien.

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On n'a pas idée de la lenteur des jours. Le monde entier clame que le temps passe vite.

C'est faux.

C'était plus faux que jamais en ce mois de janvier. Pour être plus précis, chaque période de la journée avait son rythme : les soirées étaient longues et douces, les matins brefs et pleins d'espoir. En début d'après-midi, une angoisse inexprimée accélérait la cadence des minutes jusqu'au vertige. Et, à 4 heures, le temps s'embourbait.

Les choses étaient mal faites : la plage impartie à monsieur Bernardin finissait par devenir l'essentiel de nos jours. Nous n'osions pas nous l'avouer, mais nous étions sûrs de partager le même avis sur ce point.

J'avais pris le parti de la vaillance. Puisque notre hôte s'imposait pour ne rien dire, n'était-il pas logique que je l'arrose d'un flot de paroles ininterrompu et fastidieux ?

Ininterrompu afin que je ne m'ennuie pas, et fastidieux afin que je l'ennuie.

Je dois avouer qu'il m'arrivait de prendre plaisir à cet exercice. Moi qui n'avais jamais beaucoup parlé en société, j'y étais désormais contraint, à supposer que l'on puisse qualifier le docteur de société. Mon expérience de professeur m'y aidait, mais il y avait une différence essentielle : au lycée, je m'efforçais de capter l'attention des élèves. Dans mon salon, c'était le contraire : je m'appliquais à être le plus rébarbatif possible.

C'est ainsi que je découvris une vérité insoupçonnée : il est bien plus divertissant d'être ennuyeux que d'être intéressant. Au cours, quand je tentais de donner de Cicéron une image vivante, il m'arrivait d'étouffer des bâillements intérieurs. En revanche, en arrosant notre tortionnaire de mon érudition indigeste, je ne pouvais m'empêcher de jubiler. Je compris enfin pourquoi les conférenciers sont presque toujours assommants.

Comme je débutais dans le métier de fâcheux, il m'arrivait d'avoir des blancs. Je les meublais comme je pouvais. Un jour, alors que je venais de phraser sur Hésiode pendant une heure, je me retrouvai dans le vide. Le démon en profita pour m'inspirer cette question indiscrète :

- Et madame Bernardin ?

Le voisin mit du temps à réagir et, pour une fois je pus le comprendre : s'entendre interroger sur sa femme alors que cinq secondes plus tôt on en était à Hésiode, il y avait de quoi être désarçonné.

En fait, il ne me répondit pas. Il se contenta de me regarder d'un air outré. Mais je ne m'en formalisais plus, car j'avais pris conscience d'une vérité générale : Palamède Bernardin ne cessait pas de paraître mécontent.

J'insistai :

- Oui. Nous vous recevons chaque jour avec le plaisir que vous savez. Nous serions encore plus heureux si votre femme daignait vous accompagner.

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Je me disais, en réalité, que la présence de sa moitié ne pourrait pas empirer la situation. Et comme notre hôte ne semblait pas goûter ma suggestion, je la trouvais d'autant meilleure.

- Je connais votre délicatesse proverbiale, Palamède. Que diriez-vous de venir avec elle prendre le thé ou le café demain après-midi ?

Silence.

- Juliette sera ravie d'avoir une compagnie féminine. Quel est le prénom de madame Bernardin?

Quinze secondes de réflexion.

- Bernadette.

- Bernadette Bernardin ?

J'éclatai d'un rire idiot, ravi de ma grossièreté.

- Palamède et Bernadette Bernardin. Un prénom étrange uni à un prénom banal mais itératif. C'est merveilleux.

Il se passa une chose inattendue : notre voisin prit position.

- Elle ne viendra pas.

- Oh, pardon, je vous ai vexé ! Je vous prie de m'excuser. Vos prénoms sont charmants.

- Ce n'est pas ça.

Il avait rarement tant parlé.

- Serait-elle tombée malade ?

- Non.

Conscient et content de mon indiscrétion, je poursuivis :

- Vous vous entendez bien avec elle ?

- Oui.

- En ce cas, soyez simple, Palamède ! Allons, c'est décidé. Et pour vous forcer à nous présenter votre femme, nous ne vous invitons pas à prendre le thé mais à dîner en notre compagnie, demain, à 8 heures. Et comme vous ne l'ignorez pas, refuser une invitation à dîner, c'est très impoli.

Juliette sortit de la cuisine pour me contempler avec effroi. Je la rassurai d'un regard et j'enchaînai sans l'ombre d'un scrupule :

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- Seulement, comme nous devrons nous livrer à des préparatifs en vue d'une si noble occasion, nous vous demandons, cher Palamède, de ne pas venir chez nous demain après-midi. Pour une fois, nous attendrons le soir pour nous voir.

Juliette retourna à la cuisine afin de cacher son fou rire.

Monsieur Bernardin était consterné. Ce fut sans doute pour cette raison que, prodige !

Il partit à 6 heures moins 5. J'étais ravi.

Ma femme et moi, sous le choc de sa déconvenue autant que de notre invitation incongrue, étions restés pliés de rire un long moment.

- En fait, Emile, nous devrions les inviter tous les soirs. Nous aurions nos après-midi libres.

- C'est une idée. Mais attendons pour ça de découvrir les charmes de Bernadette Bernardin. Je devine qu'ils sont capiteux.

- Elle ne peut pas être pire que son mari.

Nous étions sincèrement impatients de la voir.

Juliette s'éveilla à 5 heures du matin. La circonstance l'excitait tant que j'en étais inquiet.

Avec le sourire de ses six ans, elle me demanda :

- Et si on leur préparait de la nourriture infecte ?

- Non. N'oublie pas que nous devrons la manger, nous aussi.

- Tu crois ?

- Comment faire autrement ? De toute façon, ce ne serait pas une bonne politique.

Mieux vaut, au contraire, les mettre mal à l'aise par un faste exagéré. Nous porterons des vêtements beaucoup trop élégants. Nous leur servirons des mets d'une finesse accablante.

- Mais... nous n'avons ni les habits ni les ingrédients de ce faste.

- Façon de parler. Le but du jeu, c'est que nous soyons trop bien pour eux. Et nous le sommes.

Nous le fûmes. La salle de séjour fut nettoyée et astiquée à l'excès. Nous passâmes l'après-midi à cuisiner. Le soir venu, nous revêtîmes des tenues aussi peu appropriées que possible.

Juliette choisit une robe fourreau en velours noir qui mettait en valeur sa sveltesse.

On dit que l'exactitude est la politesse des rois. Mais que serait un roi qui aurait l'exactitude pour unique courtoisie ? Eh bien, il serait notre voisin. Il arrivait toujours à l'heure, à la minute près. A 8 heures pile, on frappa à la porte.

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Monsieur Bernardin nous faisait l'effet d'être mince et loquace. Avait-il maigri, avait-il appris à parler ? Pas le moins du monde.

Seulement, nous avions rencontré sa femme.

Il y a très longtemps, nous étions allés voir le Satiricon de Fellini. Juliette n'avait pas lâché ma main, comme si c'était Le Retour des morts vivants qui nous était projeté. Au moment de la découverte de l'hermaphrodite dans la grotte, j'avais cru qu'elle allait quitter la salle tant elle avait peur.

Quand madame Bernardin était entrée, nous avions cessé de respirer. Elle effrayait autant que la créature fellinienne. Non qu'elle lui ressemblât, loin de là, mais, à son exemple, elle était à la limite de l'humain.

Le voisin avait franchi notre seuil puis tendu la main au-dehors : il avait tiré vers l'intérieur quelque chose d'énorme et de lent. Il s'agissait d'une masse de chair qui portait une robe, ou plutôt que l'on avait enrobée dans un tissu.

Il fallait se rendre à l'évidence : comme il n'y avait rien d'autre avec le docteur, il fallait en conclure que cette protubérance s'appelait Bernadette Bernardin.

Au fond, non : le mot protubérance ne convenait pas. Sa graisse était trop lisse et blanche pour évoquer ce genre d'efflorescence.

Un kyste, cette chose était un kyste. Eve fut tirée d'une côte d'Adam. Madame Bernardin avait sans doute poussé comme un kyste dans le ventre de notre tortionnaire.

Parfois, on opère des malades d'un kyste interne qui pèse le double, voire le triple de leur poids : Palamède avait épousé l'amoncellement de chair dont on l'avait libéré.

Cette explication était pure élucubration de ma part, certes. Pourtant, à tout prendre, elle paraissait plus vraisemblable que la version "rationnelle" : que cette boursouflure ait pu, un jour, être une femme, au point d'être demandée en mariage, non. L'esprit ne pouvait en accepter l'éventualité.

Ce n'était pas le moment de penser : il fallait accueillir les époux dans notre demeure.

Juliette se conduisit en héroïne. Elle vint au-devant du kyste et lui tendit la main en disant :

- Chère madame, quelle joie de vous rencontrer.

A ma grande surprise, un tentacule de gras se détacha de la masse et se laissa toucher par les doigts de ma femme. Je n'eus pas le courage de l'imiter. Je conduisis au salon les deux poids lourds.

Madame fut entassée dans le canapé. Monsieur s'assit dans son fauteuil. Ils ne bougèrent plus et ils se turent.

Nous étions consternés. Surtout moi, qui étais à l'origine de cette invasion, de ce déferlement de graisse sous notre toit. Et dire que j'avais pris cette initiative pour m ettre notre voisin mal à l'aise !

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Bernadette ne possédait pas de nez ; de vagues trous lui tenaient lieu de narines. De minces fentes situées plus haut comprenaient des globes oculaires : peut-être des yeux, dont rien ne permettait d'affirmer qu'ils voyaient. Ce qui m'intriguait le plus était sa bouche : on eût dit celle d'une pieuvre. Je me demandais si cet orifice avait la faculté de produire des sons.

Très civil, je m'adressai à elle avec un naturel qui me surprit moi-même.

- Chère madame, que puis-je vous servir ? Un kir ? Deux doigts de sherry ? Du porto ?

Il se passa une chose terrifiante : la masse se tourna vers son mari et lui éructa quelques grognements étouffés. Palamède, qui semblait s'y connaître en borborygmes, traduisit :

- Pas d'alcool.

Décontenancé, j'insistai :

- Un jus de fruits ? Orange, pomme, tomate ?

Nouvelle salve de bruits. L'interprète transmit :

- Un verre de lait. Chaud et sans sucre.

Il ajouta après dix secondes de malaise :

- Pour moi, un kir.

Juliette et moi étions trop heureux d'avoir une occasion de nous réfugier à la cuisine.

Pendant que le lait chauffait, nous n'osions pas nous regarder. Pour détendre l'atmosphère, je murmurai :

- On lui verse ça dans un biberon ?

Rire convulsif de la petite fille aux cheveux blancs.

Le tentacule de gras effleura ma main quand je lui tendis le verre. Un frisson de dégoût me parcourut l'échine.

Ce ne fut rien comparé à la répulsion qui me crispa les mâchoires quand le verre s'inséra dans sa bouche. L'orifice replia ce qui lui servait de lèvres et se mit à aspirer. Le lait fut sucé en un seul coup, mais avalé en plusieurs fois ; chaque déglutition faisait le bruit d'une ventouse en caoutchouc en train de déboucher un évier.

J'étais horrifié. Vite, parler, dire n'importe quoi.

- Depuis combien de temps êtes-vous mariés ?

Lorsque je laissais s'exprimer mon inconscient, il était toujours indiscret.

Après quinze secondes, le mari répondit :

- Quarante-cinq ans.

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Quarante-cinq années avec ce kyste. Je commençais à mieux comprendre l'état mental de cet homme.

- Deux de plus que nous, dis-je avec admiration pour cette longévité conjugale.

Je sentais que ma voix sonnait faux. A cause de cela, je ne parvenais plus à contrôler mes paroles. Et je posai cette question monstrueuse :

- Vous avez des enfants ?

L'instant d'après, je me maudis. A-t-on des enfants avec. . ça ? Pourtant, la réaction de monsieur Bernardin me sidéra. Il devint rouge de colère et dit d'une voix furieuse :

- Vous m'avez déjà posé cette question ! Le premier jour !

Il haletait de rage. Visiblement, ce qui le mettait hors de lui, ce n'était pas la cruauté irréfléchie de ma question, mais le fait qu'il y ait déjà répondu. A la lumière de cette explosion, je me rendis compte de l'exceptionnelle mémoire de notre tortionnaire. Faculté qui ne lui servait à rien d'autre qu'à se fâcher, quand il prenait en défaut les souvenirs d'un tiers.

Je bredouillai une excuse. Silence. Je n'osais plus parler. Je ne pouvais pas m'empêcher de contempler madame Bernardin. On m'avait enseigné, depuis toujours, qu'il ne fallait pas regarder les anormaux. Cependant, c'était plus fort que moi.

Je m'aperçus que cette chose, qui devait avoir soixante-dix ans, ne portait pas son âge.

Sa peau, enfin, la membrane qui entourait ce morceau de gras, était lisse et sans rides. Sur la tête, elle avait une belle chevelure noire, saine et sans le moindre cheveu blanc.

Une voix intérieure et démoniaque me susurra : "Oui, Bernadette est fraîche comme au premier jour." Je me mordis les lèvres pour refréner un fou rire incoercible. Ce fut alors que je remarquai le ruban bleu ciel avec lequel on, Palamède, sans doute, avait noué quelques mèches de ses cheveux. Cette coquetterie vint à bout de ma résistance : je me suis mis à hoqueter d'une manière pitoyable, maladive.

Quand j'eus la force de m'arrêter, je vis monsieur Bernardin me fixer avec mécontentement.

L'adorable Juliette vola à mon secours :

- Emile, peux-tu t'occuper du dîner ? Merci, tu es un ange.

Comme j'avais regagné la cuisine, je l'entendis se lancer dans un long monologue :

- Avez-vous remarqué la gentillesse de mon mari ? Il me traite comme une princesse.

Et c'est ainsi depuis que j'ai six ans. Oui, nous avions six ans, tous les deux, quand nous nous sommes rencontrés. Nous nous sommes aimés dès la première seconde. Nous ne nous sommes jamais quittés. En cinquante-neuf années de vie commune, nous n'avons pas cessé d'être heureux l'un avec l'autre. Emile est un homme d'une intelligence et d'une culture exceptionnelles. Il aurait pu s'ennuyer avec moi. Mais non ! Nous n'avons que de beaux souvenirs. Dans ma jeunesse, j'avais de très longs cheveux châtain clair. C'était lui qui s'en 39 | P a g e

occupait : il les lavait, les coiffait. On n'a jamais vu un professeur de grec et de latin être si bon coiffeur. Le jour de notre mariage, il m'a confectionné un chignon fabuleux. Tenez, regardez la photographie. Nous avions vingt-trois ans. Emile était si beau ! Il l'est toujours, d'ailleurs. Savez-vous que j'ai gardé ma robe de mariée? Il m'arrive de la mettre encore.

J'avais pensé la porter ce soir, mais vous auriez pu trouver cela bizarre. Moi non plus, madame, je n'ai pas eu d'enfant. Je ne le regrette pas. Le monde d'aujourd'hui est si dur pour les jeunes. A notre époque, c'était facile. Nous sommes nés à un mois d'intervalle, lui le 5

décembre 1929 et moi le 5 janvier 1930. A la fin de la guerre, nous avions quinze ans. Quelle chance que nous n'ayons pas été plus vieux ! Emile aurait dû partir au combat, il y serait peut-être mort. Je n'aurais pas pu vivre sans lui. Vous comprenez ça, n'est-ce pas ? Vous aussi, vous avez vécu si longtemps ensemble.

Je vins pousser une tête pour assister au spectacle. Juliette parlait seule avec exaltation pendant que le tortionnaire regardait dans le vide. Quant à la voisine, il était impossible de savoir ce qu'elle faisait.

Il fallut passer à table. Installer madame Bernardin fut une épreuve. Les deux tiers de sa masse débordaient de part et d'autre de la chaise. N'allait-elle pas se renverser sur le côté ?

Pour éviter cet éboulement, nous avions calé le siège le plus près possible de la table. Ainsi, sa chair était coincée. Mais il valait mieux ne pas regarder le pneu de graisse étalé autour de son assiette.

C'était il y a un an et je n'ai pas la mémoire de la bouche. Je me souviens seulement que nous avions préparé avec le plus grand soin le menu le plus raffiné qui soit. Des perles aux pourceaux ? Pire. Les pourceaux mangent n'importe quoi sans discernement; cependant, ils ont l'air d'y prendre une forme de plaisir.

Le voisin, lui, mangeait avec avidité et dégoût. Il enfournait de grosses quantités en semblant trouver cela infect. Il ne fit aucun commentaire sur aucun plat. Pendant le repas, il ne dit qu'une phrase, d'une longueur étonnante pour lui :

- Vous mangez tant et vous restez maigres !

Ceci nous fut assené avec colère. Je faillis lui répliquer qu'il ne nous était guère loisible de tant manger, vu le peu de nourriture qu'ils nous avaient laissé. J'eus la sagesse de garder cette remarque pour moi.

Madame Bernardin avait des gestes d'une lenteur extrême. Je pensais que je devrais l'aider à couper la viande, mais elle s'en sortait toute seule. En fait, c'était sa bouche qui faisait le travail du couteau. Elle portait jusqu'à l'orifice des morceaux énormes et l'espèce de bec-lèvres en prélevait une quantité. Le tentacule redescendait alors au ralenti et déposait dans l'assiette le surplus, qui finissait par ressembler à une sculpture de nourriture.

Ce ballet avait quelque chose de gracieux. C'était ce que sa bouche fabriquait ensuite qui donnait envie de vomir. Je ne le raconterai pas.

Au moins pouvait-on lui laisser le bénéfice du doute : il n'était pas impossible que la voisine ait du plaisir à manger. La figure de son mari, en revanche, annonçait la couleur : on n'avait pas idée de cuisiner aussi mal que nous. Ce qui ne l'empêchait pas de vider les plats, l'air de dire : "Il faut bien que quelqu'un s'y colle."

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Juliette dut penser la même chose que moi, car elle posa cette question :

- Qu'est-ce que vous mangez, d'habitude, monsieur ?

Quinze secondes de réflexion aboutirent à cette sentence :

- De la soupe.

Cela pouvait vouloir tout dire, mais nous n'en sûmes pas davantage. Nous eûmes beau insister : "Quelle soupe ? Claire, passée, de poisson, aux pois, avec des croûtons, des morceaux de viande, des macaronis, au pistou, froide, de potiron, avec de la crème, du fromage râpé, aux poireaux... ?" La seule réponse qui revint, par cycle, était :

- De la soupe.

C'était pourtant lui qui la préparait. Sans doute en demandions-nous trop.

Le dessert fut une catastrophe. C'est l'unique plat dont je me souvienne, et pour cause

: des profiteroles avec une saucière de chocolat fondu. Le kyste s'excita à l'odeur et à la vue du chocolat. Il voulut garder la saucière et nous laisser les choux. Juliette et moi étions ouverts à ce genre de suggestion, nous désirions surtout éviter les drames. C'est monsieur Bernardin qui s'interposa.

Nous assistâmes à une querelle conjugale du troisième type. Le médecin se leva et vint déposer d'autorité quelques profiteroles dans l'assiette de sa moitié. Puis il les nappa d'une dose raisonnable de chocolat et mit la saucière hors de portée. Dès que s'éloigna l'objet de sa convoitise, l'épouse commença à pousser des gémissements qui n'avaient rien d'humain. Les tentacules s'allongeaient autant que possible vers le Graal. Le docteur prit ce dernier et le serra contre lui en disant d'une voix ferme :

- Non. Tu ne peux pas. Non.

Hurlements de Bernadette.

Ma femme murmura :

- Monsieur, vous pouvez la lui donner. Je peux refaire fondre du chocolat, c'est facile.

Cette intervention fut ignorée. Le ton montait entre les Bernardin. Il criait "Non !" et elle criait quelque chose qui s'apparentait à un idiome. Peu à peu, nous identifiâmes un son :