TROISIEME PARTIE

POUSSIERES

Le Doigt se tend

Vers un Œil de sang.

Le temps de l'Alerte a sonné :

Que les Fils de mort soient calcinés.

Vous doutez encore, R’gul ? » demanda F'lar, en apparence quelque peu amusé par l'obstination de son aîné.

Le beau visage de R'gul prit l'air têtu sous le sarcasme, et le chevalier-bronze ne répondit pas. Il serra les mâchoires, comme s'il pouvait ainsi pulvériser l'autorité que F'lar avait sur lui.

« Aucun Fil ne s'est montré dans le ciel de Pern depuis plus de quatre cents Révolutions. Il n'y en a plus ! »

— « Bien entendu, c'est une possibilité », concéda aimablement F'lar.

Toutefois, ses yeux ambrés n'exprimaient pas la moindre tolérance. Ni ses manières, la moindre intention de compromis.

Il ressemble plus à F'lon, son géniteur, qu'il n'est permis à un fils de ressembler à son père, se dit R'gul. Toujours tellement sûr de lui, toujours légèrement dédaigneux de ce que les autres font ou pensent. Arrogant, voilà ce qu'il était.

Impertinent, aussi, et beaucoup trop mou avec la Dame du Weyr. Pourtant, lui, R'gul, l'avait éduquée pour être l'une des Dames du Weyr les plus remarquables qu'ils aient eues depuis bien des Révolutions. Avant même qu'il eût terminé son instruction, elle connaissait toutes les Ballades d'Enseignement et les Sagas sans en changer une virgule. Et puis, cette petite sotte avait pris le parti de F'lar. Elle n'avait pas eu assez de bon sens pour apprécier les mérites d'un homme plus âgé et plus expérimenté. Sans aucun doute, elle se sentait des obligations envers F'lar pour l'avoir découverte pendant la Quête.

« Vous admettez toutefois », disait F'lar, « que le moment où le soleil se lève juste au-dessus de la Roche du Doigt indique le solstice d'hiver ? »

— « N'importe quel imbécile sait que c'est la fonction de la Roche du Doigt », grogna R'gul.

— « Alors, vieil imbécile, pourquoi n'admettez vous pas que le Roc de l’Œil fut placé sur la Pierre de l'Étoile pour encadrer l'Étoile Rouge au moment où elle va commencer un Passage ? » explosa K'net.

R'gul, cramoisi, bondit de son fauteuil, prêt à châtier le jeune blanc-bec pour une telle insolence.

« K'net ! » s'exclama F'lar d'une voix autoritaire, « vous aimez tellement la patrouille d'Igen que vous avez envie d'en reprendre pour quelques semaines ? »

K'net se rassit en toute hâte, rougissant à la fois sous la réprimande et la menace.

« Vous savez qu'il existe des preuves incontestables pour justifier mes conclusions, R'gul », continua F'lar avec une douceur trompeuse. « Le Doigt se tend vers un Œil de sang... »

« Ne venez pas me citer des vers que je vous ai enseignés moi-même quand vous étiez petit ! » s'exclama R'gul avec emportement.

— « Alors, ayez foi en ce que vous avez enseigné ! » rétorqua F'lar, ses yeux ambrés flambant de colère.

R'gul, stupéfait d'une violence aussi inattendue, se laissa retomber dans son fauteuil.

« Vous ne pouvez nier, R'gul », continua F'lar avec calme, « qu'il y a moins d'une demi-heure, le soleil s'est levé juste au-dessus de la Roche du Doigt, et que l'Étoile Rouge s'est exactement encadrée dans le Roc de l'Œil. »

Un murmure s'éleva des rangs des chevaliers-bronze et bruns, et, d'un hochement de tête, ils indiquèrent qu'ils admettaient ce phénomène. Un sourd ressentiment commençait aussi à se faire jour contre les contestations continuelles de R'gul à l'égard de la politique de F'lar dans ses fonctions de nouveau Chef du Weyr. Même le vieux S'lel, autrefois supporter de R'gul, suivait l'opinion de la majorité.

« Il n'y a pas eu de Fil depuis quatre cents Révolutions. Il n'y a plus de Fil. »

grommela R'gul.

— « Dans ce cas, mon cher chevalier », dit joyeusement F'lar, « tout ce que vous nous avez enseigné est faux. Les dragons sont, comme les Seigneurs des Forts aiment à le croire, des parasites de l'économie de Pern, des anachronismes. Et nous aussi. Aussi, loin de vous retenir ici contre les convictions de votre conscience, je vous donne la permission de quitter le Weyr et d'établir votre résidence en quelque endroit qu'il vous plaira. »

Quelqu'un éclata de rire.

R'gul était trop abasourdi par l'ultimatum de F'lar pour s'offenser de cette moquerie. Quitter le Weyr ? Cet homme était-il fou ? Où irait-il ? Le Weyr avait été toute sa vie. Il y avait été destiné depuis des générations. Tous ses ancêtres mâles avaient été des chevaliers-dragons. Pas tous des chevaliers-bronze, non, mais une proportion honnête. Et son propre père avait été Chef du Weyr comme lui, R'gul, l'avait été jusqu'à ce que Mnementh couvre la nouvelle Reine.

Mais les chevaliers-dragons ne quittaient jamais le Weyr. Enfin, ils le quittaient s'ils étaient assez oublieux de leur devoir pour perdre leur dragon, comme ce Lytol du Fort de Ruatha. Et comment pourrait-il quitter le Weyr avec un dragon ?

Où F'lar voulait-il en venir ? N'était-ce donc pas assez qu'il fût Chef du Weyr à la place de R'gul ? Son orgueil n'était-il pas suffisamment flatté par la réussite de son bluff, qui avait amené la débandade de l'armée des Seigneurs alors qu'ils étaient en position de réduire le Weyr et les chevaliers-dragons à leurs volontés ?

F'lar voulait-il, en plus, dominer tous les chevaliers-dragons, corps et âme ? Il le fixa un long moment, incrédule.

« Je ne crois pas que nous sommes des parasites », dit F'lar, rompant le silence d'une voix douce et persuasive.

« Ni des anachronismes. Il y a déjà eu de longs Intervalles, avant celui-ci.

L'Étoile Rouge ne passe pas toujours assez près de Pern pour que tombent les Fils. Et c'est la raison pour laquelle nos ingénieux ancêtres ont dressé la Roche du Doigt et le Roc de l'Œil comme ils l'ont fait... pour confirmer l'imminence d'un Passage. Et, autre chose... (son visage se fit grave)... il y eut d'autres époques où la race des dragons faillit s'éteindre... et Pern avec elle, à cause de sceptiques dans votre genre. »

F'lar sourit et se détendit indolemment dans son fauteuil.

« Je préfère ne pas laisser à la postérité le souvenir d'un sceptique. Et vous, R'gul

? »

L'atmosphère était tendue dans la Salle du Conseil. R'gul entendit que quelqu'un haletait, la respiration oppressée, et réalisa soudain que c'était lui. Il regarda le visage intransigeant du jeune Chef du Weyr, et sut qu'il ne s'agissait pas de vaines menaces. Il lui fallait, ou bien accepter de bonne grâce l'autorité de F’lar, et cette concession l'ulcérait profondément, ou bien quitter le Weyr.

Et où irait-il, sinon dans l'un des Weyrs désertés depuis des centaines de Révolutions ? Et, pensait R'gul avec une passion rageuse, cela n'était-il pas la preuve que les Fils ne tomberaient plus ? Cinq Weyrs désertés ? Non, par l'Œuf de Faranth, il allait imiter la ruse de F'lar, et attendre le moment opportun. Et quand Pern tout entière se retournerait contre ce fou arrogant, lui, R'gul, serait là, pour sauver de la ruine ce qu'il pourrait encore l'être.

« Un chevalier-dragon reste dans son Weyr », dit R'gul avec toute la dignité qu'il put rassembler.

— « Et accepte la politique du Chef du Weyr en fonctions. »

D'après le ton, la remarque de F'lar était moins une question qu'un ordre.

Pour ne pas déjà violer le serment qu'il venait de se faire à lui-même, R'gul hocha sèchement la tête. F'lar continua à le regarder dans les yeux, et R'gul se demanda s'il pouvait lire ses pensées comme le faisait son dragon. Il continua à le regarder avec calme. Son tour viendrait. Il attendrait.

Acceptant apparemment sa capitulation, F'lar se leva et, avec autorité, donna à chacun son affectation du jour.

« T'bor, vous surveillerez le temps. Par la même occasion, gardez l'œil sur les convois de ravitaillement. Vous avez le rapport pour ce matin ? »

— « Temps clair à l'aube... jusqu'à Telgar et Keroon... mais trop froid », dit T'bor avec un sourire ironique. « Cependant, ça durcit les routes, de sorte que les trains des dîmes ne devraient plus tarder à arriver. »

Ses yeux brillaient à l'idée du festin qui suivrait l'arrivée des provisions, espérance que tout le monde partageait, à en juger par leur expression à tous.

F'lar hocha la tête.

« S'lan et D'nol, continuez une Quête adroite pour découvrir de jeunes garçons pouvant nous convenir. Il vaudrait mieux des adolescents, mais ne négligez personne susceptible de posséder les talents requis. Il est bel et bon de présenter à l'Empreinte des garçons élevés dans les Traditions du Weyr », dit F'lar avec un sourire en coin, « mais ils ne sont pas assez nombreux dans les Cavernes Inférieures. Nous aussi, nous avons trop peu engendré. De toute façon, les dragons finissent leur croissance avant leurs maîtres. Nous devons avoir davantage de jeunes hommes à présenter à l'Empreinte pour la première couvée de Ramoth. Concentrez-vous d'abord sur les Forts du sud, Ista, Nerat, Le Fort et Sud Boll, où la maturité est plus précoce. Pour parler aux jeunes, prenez le prétexte d'inspecter les Forts pour voir si toute la verdure a été enlevée.

Emportez de la pierre de feu et lancez des flammes sur les hauteurs qui n'ont pas été nettoyées... de mémoire de dragon. Un dragon crachant le feu impressionne les jeunes et éveille leur envie. »

Délibérément, F'lar regarda R'gul, pour voir la réaction de l'ancien Chef du Weyr à cet ordre. R'gul avait toujours été absolument opposé au principe d'aller chercher des candidats à l'extérieur du Weyr. Et d'abord, il arguait qu'il y avait dix-huit jeunes dans les Cavernes Inférieures, certains très jeunes, pour dire vrai, mais R'gul ne voulait pas admettre que Ramoth pondrait davantage que la malheureuse douzaine dont Nemorth leur avait donné l'habitude. Ensuite, R'gul s'obstinait à éviter tout ce qui pouvait provoquer l'antagonisme des Seigneurs.

R'gul ne protesta pas, et F'lar poursuivit : « K'net, vous retournez aux mines.

Vérifiez l'état de toutes les fosses à pierre de feu, et les quantités disponibles.

R'gul, continuez à exercer les jeunes à visualiser les repères. Ils doivent être sûrs de leurs références. Si nous les utilisons pour les messages et le ravitaillement, ils devront peut-être partir rapidement et n'auront plus le temps de se renseigner.

F'nor, T'sum (il se tourna vers ses chevaliers-bruns), vous constituez aujourd'hui la brigade de nettoyage. »

A leur air consterné, il se permit un sourire.

« Commencez par le Weyr d'Ista. Nettoyez la Caverne d'Éclosion et suffisamment de Weyrs pour abriter deux escadrilles. Et, F'nor, rapportez absolument toutes les Archives. Elles valent la peine qu'on les conserve. Ce sera tout, chevaliers. Bon vol. »

F'lar se leva et sortit de la Salle du Conseil pour se rendre au Weyr de la Reine.

Ramoth dormait encore. Sa peau, luisante de santé, prenait des tons d'or brun voisins du bronze, indiquant qu'elle était grosse. Comme il passait près d'elle, l'extrémité de sa longue queue frémit légèrement.

Tous les dragons semblent nerveux, ces temps-ci, pensa F'lar. Pourtant, quand il avait questionné Mnementh, le dragon bronze n'avait su dire pourquoi. Il se réveillait et se rendormait. C'était tout. F'lar ne pouvait pas lui poser une question directe, car cela aurait été à l'encontre de ses intentions. Il devait se contenter de la vague explication que cette nervosité était une sorte de réaction instinctive.

Lessa n'était pas dans la chambre à coucher, et elle n'était pas non plus en train de se baigner. F'lar grogna. Cette fille allait finir par s'arracher la peau à se baigner comme ça, sans arrêt. Elle avait dû vivre dans la crasse pour se protéger, au Fort de Ruatha, mais de là à prendre deux bains par jour ! Il commençait à se demander s'il ne s'agissait pas d'une injure subtile qu'elle aurait inventée à son intention personnelle. Il poussa un soupir. Quelle fille ! Est-ce qu'elle ne se tournerait donc jamais spontanément vers lui ? Parviendrait-il jamais à atteindre son âme qui lui échappait toujours ? Elle montrait plus de chaleur envers F'nor, son demi-frère, ou K'net, le plus jeune des chevaliers-bronze, qu'elle ne lui en témoignait à lui, qui partageait son lit.

Il tira le rideau, irrité. Où était-elle donc allée, aujourd'hui où, pour la première fois depuis des semaines, il était parvenu à faire sortir du Weyr toutes les escadrilles, de façon à pouvoir lui apprendre à voler dans l'Interstice !

Bientôt, les œufs de Ramoth l'alourdiraient trop pour qu'elle puisse se livrer à ce genre d'activité. Mais il avait fait une promesse à la Dame du Weyr, et il voulait la tenir. D'ailleurs, elle s'était mise à porter le costume de vol en peau de gueyt pour lui rappeler qu'il n'avait pas encore rempli cet engagement. D'après certaines remarques qu'elle avait faites en passant, il savait qu'elle n'attendrait plus très longtemps qu'il se décide. Et il ne convenait pas du tout à F'lar qu'elle essaie toute seule.

De nouveau, il traversa le Weyr de la Reine, et regarda dans le passage menant à la Salle des Archives. On l'y trouvait souvent, penchée sur les parchemins moisis. Voilà encore un problème qui réclamait une décision urgente. Ces Archives se détérioraient au point que certaines étaient à peine lisibles. Très curieusement, c'étaient les plus anciennes qui étaient les mieux conservées et les plus lisibles. Encore une technique oubliée.

Cette fille ! De la main, il repoussa une lourde boucle noire qui lui tombait sur le front, geste qui lui était habituel quand il était contrarié ou inquiet. Le passage était sombre, ce qui signifiait qu'elle ne pouvait pas être en bas, dans la Salle des Archives. Mnementh, pensa-t-il à l'adresse de son dragon qui prenait le soleil sur la corniche, devant le Weyr de la Reine. Qu'est-ce qu'elle fait, cette fille ?

Lessa, répliqua le dragon, soulignant le nom de la Dame du Weyr avec une courtoisie ironique, est en train de parler à Manora. Elle porte le costume de vol, ajouta-t-il, après une légère pause.

F'lar remercia sarcastiquement le bronze, et s'engagea dans le passage menant à l'entrée. Au dernier tournant, il faillit renverser Lessa.

Vous ne m'aviez pas demandéelle était, répondit plaintivement Mnementh à la furieuse réprimande de F’lar.

Lessa chancela sous le choc. Elle le foudroya du regard, les yeux flamboyants, la bouche pincée de colère.

« Pourquoi n'ai-je pas été invitée à regarder l'Étoile Rouge dans le Roc de l'Œil ?

» demanda-t-elle d'une voix dure et furieuse.

F'lar se tira les cheveux avec perplexité. Une Lessa d'humeur difficile, voilà qui allait compléter la liste de ses épreuves matinales.

« Il y avait trop de monde à contenter, sur le Pic », marmonna-t-il, bien décidé à ne pas l'irriter. « Et d'ailleurs, vous croyez déjà. »

— « J'aurais aimé la voir », dit-elle d'une voix tranchante en le dépassant brusquement pour rejoindre le Weyr, « ne serait-ce qu'en qualité de Dame de Weyr et d'Archiviste. »

Il lui saisit le bras, et sentit son corps se raidir. Il serra les dents, regrettant, comme il l'avait regretté au moins cent fois depuis que Ramoth avait décollé pour son premier vol nuptial, que Lessa ait été vierge, elle aussi. Il n'avait pas pensé à modérer en lui les émotions provoquées par les dragons, et la première expérience sexuelle de Lessa avait été violente. Il avait été surpris d'être le premier, considérant que sa jeunesse s'était passée au milieu de soldats paillards.

De toute évidence, aucun n'avait cherché à pénétrer le rideau de haillons et la croûte de crasse qu'elle entretenait soigneusement comme déguisement. Depuis, il s'était montré doux et plein d'égards mais, à moins que Ramoth et Mnementh ne fussent aussi en cause, il avait toujours l'impression de la violer.

Pourtant, il savait qu'un jour, d'une façon ou d'une autre, il obtiendrait, à force de douceur, qu'elle réponde à ses caresses. Il était assez fier de ses capacités, et sa situation lui permettait de persévérer.

Pour le moment, il prit une profonde inspiration et desserra lentement son étreinte.

« C'est une chance que vous soyez en costume de vol. Dès que toutes les escadrilles seront sorties et que Ramoth sera éveillée, je vous apprendrai à voler dans l'Interstice. »

Même dans la pénombre du passage, il vit ses yeux briller d'excitation. Il l'entendit reprendre son souffle.

« Nous ne pouvons plus attendre trop longtemps, ou Ramoth ne sera plus en état de voler », continua-t-il aimablement.

— « Vous parlez sérieusement ? »

Sa voix était grave et haletante, dépourvue de son acidité coutumière.

« Vous allez nous apprendre aujourd'hui ? »

Il aurait bien voulu voir clairement son visage.

Une ou deux fois, il avait surpris sur ses traits une expression tendre et aimante, quand elle ne se surveillait pas. Il aurait donné cher pour qu'elle lui fût destinée.

Toutefois, convenait-il ironiquement en lui-même, il aurait dû être content que ces regards attendris fussent destinés à Ramoth et non à un autre chevalier.

« Oui, chère Dame du Weyr, je parle sérieusement. Je vous enseignerai à voler dans l'Interstice aujourd'hui. Ne serait-ce que pour vous empêcher d'essayer toute seule », dit-il avec une révérence cérémonieuse.

Elle se mit à rire, et il comprit que sa taquinerie n'était pas sans fondement.

« Avant, toutefois », dit-il en lui faisant signe de rentrer dans le Weyr, «

j'aimerais bien manger quelque chose. Nous nous sommes levés avant la cuisine.

»

Ils étaient maintenant dans le Weyr brillamment éclairé, et il ne put manquer de voir le regard incisif qu'elle lui jetait. Elle ne lui pardonnerait pas facilement d'avoir été tenue à l'écart du groupe de la Pierre de l'Étoile, le matin même, et ce n'était pas un vol interstitiel qui allait l'amadouer.

Comme cette pièce était différente maintenant que Lessa était Dame du Weyr, pensa F'lar tandis que Lessa commandait deux repas par la cheminée du monte-charge. A l'époque de l'incompétente Jora, la chambre à coucher était encombrée de rebuts, de vaisselle sale et de plats qui traînaient partout. L'état du Weyr et le nombre réduit des dragons étaient autant la faute de Jora que de R'gul, car elle avait encouragé indirectement la paresse, la négligence et la gloutonnerie.

Si lui, F'lar, avait seulement eu quelques années de plus quand F'lon, son père, était mort... Jora n'était pas appétissante, mais quand les dragons s'accouplaient en vol, la condition de votre partenaire comptait pour rien.

Lessa prit dans le monte-charge un plateau chargé de pain, de fromage, et deux chopes de klah. Elle le servit prestement.

« Vous n'aviez pas mangé non plus ? », demanda-t-il.

Elle secoua vigoureusement la tête, la natte dont elle avait tressé ses épais cheveux rebondissant sur ses épaules. Cette coiffure était trop sévère pour son étroit visage mais, si telle avait été son intention, elle n'altérait pas sa féminité ou la curieuse beauté de ses traits délicats. De nouveau, F'lar s'étonna qu'un corps si frêle contînt une intelligence aussi pleine d'ingéniosité et... d'astuce...

oui, c'était bien là le mot, astuce. F'lar ne commettait pas la faute, comme bien d'autres, de sous-estimer ses capacités.

« Manora m'a appelée pour assister à la naissance de l'enfant de Kylara. »

Le visage de F'lar continua à exprimer un intérêt poli. Il savait parfaitement que Lessa soupçonnait l'enfant d'être de lui, et cela était possible, convenait-il en lui-même, mais il en doutait. Kylara était l'une des dix candidates ramenées de la Quête qui avait permis de découvrir Lessa trois Révolutions plus tôt. Comme toutes celles qui avaient survécu à l'Empreinte, Kylara avait trouvé certains aspects de la vie au Weyr exactement accordés à son tempérament. Elle était passée du Weyr d'un chevalier dans celui d'un autre. Elle avait même séduit F'lar, pas contre sa volonté, pour dire la vérité. Maintenant qu'il était Chef du Weyr, il trouvait plus sage d'ignorer ses tentatives pour continuer leurs relations.

T'bor l'avait prise en main, et elle l'avait beaucoup occupé jusqu'à ce qu'il l'envoyât dans les Cavernes Inférieures, sa grossesse étant fort avancée.

Outre qu'elle avait les tendances amoureuses d'un dragon vert, Kylara était d'esprit vif et ambitieux. Elle ferait une Dame du Weyr énergique, aussi F'lar avait-il chargé Manora et Lessa d'implanter cette idée dans l'esprit de Kylara. En tant que Dame du Weyr... d'un autre Weyr... son intense vitalité tournerait à l'avantage de Pern. Elle n'avait pas appris la contrainte et la patience à la sévère école de Lessa, et elle n'avait pas l'esprit tortueux de Lessa. Heureusement, celle-ci lui inspirait un respect mêlé de crainte, et F'lar soupçonnait que Lessa n'était pas pour rien dans ce sentiment. Dans le cas de Kylara, F'lar préférait ne pas interférer dans les manigances de Lessa.

« Un fils. Un beau bébé », disait Lessa.

F'lar sirotait son klah. Elle n'arriverait pas à lui faire admettre une responsabilité dans l'affaire.

Après un long silence, Lessa ajouta : « Elle l'a nommé T'kil. »

F'lar réprima un sourire devant l'incapacité de Lessa d'éveiller sa colère.

« C'est judicieux de sa part. »

— « Oh ? »

— « Oui », répliqua F'lar avec douceur. « T'lar aurait été embarrassé si elle avait pris la seconde moitié de son nom à elle, comme c'est la coutume. Et « T'kil »

indique quand même très bien qui est le père, et qui est la mère. »

— « Pendant que j'attendais la fin du Conseil », dit Lessa après s'être éclairci la gorge, « Manora et moi avons vérifié les Cavernes des Provisions. On attend dans une semaine les convois des dîmes que les Seigneurs ont la bonté de nous envoyer », dit-elle d'une voix tranchante. « Bientôt, nous aurons du pain digne de ce nom », ajouta-t-elle en faisant la grimace devant la pâte grise et friable sur laquelle elle tentait d'étaler du fromage.

« Le changement sera bienvenu », acquiesça F'lar.

Elle fit une pause.

« L’Etoile Rouge a bien fait son numéro comme prévu ? »

Il hocha la tête.

« Et son scintillement rouge a balayé tous les doutes de R'gul ? »

— « Pas du tout », dit F'lar en souriant, ignorant le sarcasme. « Pas du tout, mais à l'avenir, il tempérera ses critiques. »

Elle avala vite pour reprendre la parole.

« Vous feriez bien de mettre un terme à ses critiques », dit-elle avec brusquerie, accompagnant ses paroles d'un geste de son couteau, comme si elle le plongeait dans le cœur d'un homme. « Il n'acceptera jamais votre autorité de bonne grâce.

»

— « Nous avons besoin de tous les chevaliers-bronze... il n'y en a que sept, vous savez », lui rappela-t-il carrément. « R'gul est un bon chef d'escadrille. Il se calmera quand les Fils tomberont. Il a besoin de preuves pour renoncer à ses doutes. »

— « Et l'Étoile Rouge dans le Roc de l'Œil n'est pas une preuve ? » dit-elle, les yeux dilatés de stupéfaction.

En lui-même, F'lar trouvait qu'elle avait raison, qu'il serait peut-être plus sage d'en finir une bonne fois avec les critiques obstinées de R'gul. Mais il ne pouvait pas sacrifier un chef d'escadrille, à court comme il l'était de dragons aussi bien que de chevaliers.

« Il ne m'inspire pas confiance », ajouta Lessa d'un air sombre.

Elle but une gorgée de klah chaud, le regardant de ses grands yeux sombres par-dessus le bord de sa chope. Comme si, se dit F'lar, elle n'avait pas confiance en lui non plus.

Et elle n'avait pas confiance en lui, pas au-delà d'un certain point. Elle le lui avait bien fait comprendre et, honnêtement, il ne pouvait pas l'en blâmer. Elle reconnaissait que tous les actes de F'lar s'inspiraient d'une seule idée... la sécurité et la préservation des dragons et du Weyr, et, par voie de conséquence, la sécurité de Pern. Dans ce but, toute la coopération de Lessa lui était acquise.

Quand il s'agissait du Weyr ou des dragons, elle faisait taire l'antipathie qu'elle ressentait pour lui, il le savait. Dans les Conseils, elle le soutenait avec énergie et persuasion, mais il soupçonnait toujours ses commentaires d'être à deux tranchants, et il y avait toujours une lueur spéculative et soupçonneuse dans ses yeux.

« Dites-moi », reprit-elle après un long silence, « le soleil a-t-il touché la Roche du Doigt avant ou après que l'Étoile Rouge s'est encadrée dans le Roc de l'Œil ?

»

— « Pour ne rien vous cacher, je n'en suis pas sûr, car je n'ai rien vu par moi-même... la conjonction ne dure que quelques secondes... mais les deux phénomènes sont censés se produire simultanément. »

Elle fronça les sourcils.

« Et en faveur de qui avez-vous gâché cette occasion d'observer vous-même ?

R'gul ? »

Elle était contrariée, et son regard irrité parcourait la pièce, évitant de se poser sur lui.

« Je suis Chef du Weyr », lui rappela-t-il sèchement.

Elle n'était pas raisonnable.

Elle lui décocha un long regard froid, puis retourna à son repas. Elle mangeait très peu, vite et proprement. Comparé à Jora, ce qu'elle mangeait dans toute la journée n'aurait pas suffi à nourrir un enfant malade. Mais il était bien inutile de comparer Jora et Lessa, pour quoi que ce fût.

Il termina son petit déjeuner et plaça les chopes sur le plateau d'un air absent.

Elle se leva et enleva les assiettes.

« Dès que tout le monde sera sorti, nous commencerons », lui dit-il.

— « Comme il vous plaira. »

D'un hochement de tête, elle lui montra la Reine endormie, visible par l'arche qui formait la porte. « Nous devons attendre Ramoth. »

— « Elle n'est pas réveillée ? Il y a une bonne heure que sa queue remue. »

— « Elle fait toujours ça à cette heure de la journée. »

F'lar se pencha par-dessus la table, fronçant les sourcils en regardant l'extrémité fourchue de la queue dorée de la Reine agitée de soubresauts spasmodiques.

« Mnementh aussi. Et toujours à l'aube et de très bon matin. Comme si, pour une raison ou pour une autre, ils associaient cette heure de la journée à un danger... »

— « Ou au lever de l'Étoile Rouge ? » intervint-elle.

Une subtile différence dans le ton de sa voix obligea F'lar à lever les yeux sur elle. Maintenant, ce n'était pas la colère d'avoir manqué le phénomène du matin qui la tourmentait. Ses yeux regardaient dans le vague ; et son visage lisse avait pris un air d'angoisse imprécise, comme de petites rides se formaient entre ses sourcils froncés.

« L'aube... c'est l'heure où viennent tous les avertissements », murmura-t-elle.

— « Quel genre d'avertissement ? » demanda-t-il d'une voix encourageante.

— « Comme ce matin-là... quelques jours avant... avant que vous et Fax arriviez au Fort de Ruatha. Quelque chose m'a réveillée... Une sensation, comme quelque chose de lourd qui m'oppressait... la sensation d'un danger terrible qui menaçait,

»

Elle se tut, puis reprit : « L'Étoile Rouge était juste en train de se lever. »

Elle ouvrit et referma la main gauche, animée d'un frisson convulsif. Puis elle reporta les yeux vers lui.

« Vous et Fax, vous êtes venu du nord-est de Crom », dit-elle d'une voix tranchante, négligeant le fait, nota-t-il que l'Étoile Rouge se lève aussi un peu au nord de l'est véritable.

— « En effet », dit-il avec un grand sourire, ayant gardé un souvenir très vif de ce matin-là. « Pourtant », ajouta-t-il en embrassant la pièce d'un grand geste de la main pour souligner ses paroles, « j'ose croire que je vous ai bien servie ce jour-là... Vous en souvenez-vous avec déplaisir ? »

Le regard qu'elle lui jeta était froid et indéchiffrable. « Le danger prend bien des visages. »

— « Vous avez raison », répliqua-t-il aimablement, bien décidé à ne pas donner prise à son humeur. « Et vous avez eu d'autres réveils déplaisants ? » demanda-t-il d'un ton dégagé.

Dans le silence absolu qui s'abattit sur la pièce, il reporta son attention sur elle.

Son visage avait perdu toute couleur.

« Le jour où Fax a envahi le Fort de Ruatha. »

Sa voix était un murmure à peine perceptible. Elle avait les yeux fixes et dilatés.

Ses mains se crispaient sur le rebord de la table. Son silence dura si longtemps que F'lar s'en inquiéta. C'était une réaction d'une violence inattendue à une question banale.

« Racontez-moi », suggéra-t-il doucement.

Elle se mit à parler d'une voix froide et impersonnelle, comme si elle récitait une Ballade traditionnelle ou racontait quelque chose qui serait arrivé à quelqu'un d'autre.

« J'étais enfant. Onze Révolutions seulement. Je me suis réveillée à l'aube... »

Sa phrase mourut dans sa bouche. Ses yeux restaient fixés dans le vague, braqués sur une scène d'un lointain passé.

F'lar sentit le désir irrésistible de la réconforter. Et, en même temps qu'il ressentait cette compassion insolite, l'idée le frappa avec force qu'il n'avait jamais pensé que Lessa, moins que tout autre, pût être troublée par des souvenirs si anciens.

Mnementh informa sèchement son maître que Lessa était très profondément bouleversée. Assez pour que son angoisse tire Ramoth de son sommeil. Sur un ton moins accusateur, Mnementh informa son maître que R'gul avait finalement quitté le Weyr avec ses jeunes élèves. Toutefois, son dragon, Hath, était complètement désorienté à cause de l'état d'esprit de son maître. F'lar devait-il donc bouleverser tout le monde dans le Weyr...

« Oh, laisse-moi tranquille », rétorqua F'lar entre ses dents.

— « Pourquoi ? » demanda Lessa de sa voix normale.

— « Ce n'était pas à vous que je parlais, ma chère Dame du Weyr », l'assura-t-il avec un sourire, comme si cet intermède hypnotique n'avait jamais eu lieu.

« Mnementh est prodigue de conseils, ces temps-ci. »

— « Tel maître, tel dragon », rétorqua-t-elle, acide.

Ramoth poussa un puissant bâillement. Instantanément, Lessa fut debout, courant vers son dragon, sa frêle silhouette paraissant encore plus petite près de la tête haute de six pieds de Ramoth.

Une expression de tendre adoration se répandit sur ses traits comme elle fixait les yeux opalescents de Ramoth. F'lar serra les dents, jaloux, par l'Œuf, de l'affection qu'elle portait à son dragon.

Dans sa tête, il entendit ce qui pour Mnementh était l'équivalent d'un éclat de rire.

« Elle a faim », l'informa Lessa, un reflet de son amour pour Ramoth encore perceptible dans l'inflexion tendre de sa voix et dans la douceur de ses yeux gris.

— « Elle a toujours faim », observa F'lar en la suivant hors du Weyr.

Mnementh plana courtoisement juste à la sortie du Weyr, jusqu'à ce que Ramoth et Lessa eussent décollé. Elles glissèrent vers le Bassin du Weyr, survolant la brume du lac des ablutions, se dirigeant vers l'extrémité opposée du long ovale formant le sol du Weyr de Benden. Dans les falaises abruptes et striées s'ouvraient les bouches sombres des entrées individuelles des Weyrs, désertés à cette heure de la journée par les quelques dragons qui, sinon, s'y seraient prélassés sur leurs corniches, au soleil hivernal.

En s'élançant sur le cou de Mnementh, F'lar émit le souhait que la ponte de Ramoth fût spectaculaire, effaçant l'ignominie de la maigre douzaine produite par Nemorth à chacune de ses dernières pontes.

Il ne doutait pas sérieusement du résultat, après le remarquable vol nuptial de Ramoth et Mnementh. Plein de suffisance, Mnementh confirma la certitude de son maître, et tous deux se mirent à regarder la Reine d'un air possessif comme elle incurvait ses ailes pour se poser. D'abord, elle était deux fois plus grande que Nemorth ; et ses ailes étaient la moitié plus longues que celles de Mnementh, lui-même le plus grand des sept mâles bronze. F'lar comptait sur Ramoth pour repeupler les cinq Weyrs désertés, comme il comptait sur Lessa et lui-même pour insuffler une foi et une fierté neuves aux chevaliers-dragons et à Pern tout entière. Il espérait seulement qu'il aurait le temps de faire tout ce qui était nécessaire. L'Étoile Rouge s'était encadrée dans le Roc de l'Œil. Les Fils commenceraient bientôt à tomber. Quelque part, dans les Archives des autres Weyrs, devait se trouver l'information dont il avait besoin pour déterminer quand, exactement, les Fils se mettraient à tomber.

Mnementh atterrit. F'lar sauta à bas du long cou incurvé et resta debout près de Lessa. Tous trois regardèrent Ramoth qui, un bouc dans chaque serre antérieure, s'envolait pour manger sur une corniche.

« Son appétit ne se calmera-t-il donc jamais ? » demanda Lessa avec une affectueuse consternation.

Quand elle n'était qu'un dragonnet, Ramoth avait mangé pour grandir.

Maintenant qu'elle avait terminé sa croissance, elle mangeait pour ses petits, et elle s'y appliquait consciencieusement.

F'lar se mit à rire, et s'accroupit sur ses talons, à la manière des chasseurs. Il ramassa des fragments d'ardoise et les fit ricocher sur le sol, comptant les petites aigrettes de poussière, comme un enfant.

« Le jour viendra où elle cessera de manger tout ce qui lui tombe sous la patte », l'assura F'lar. « Mais elle est jeune... »

— «... et a besoin de forces », l'interrompit Lessa, imitant passablement le ton pédant de R'gul.

F'lar la regarda, clignant les yeux dans le pâle soleil d'hiver.

« C'est une belle bête, surtout comparée à Nemorth. »

Il émit un grognement de mépris.

« En fait, il n'y a aucune comparaison. Bon, regardez donc par ici », ordonna-t-il d'un ton péremptoire.

Il tassa le sable lisse devant lui, et elle réalisa que ses gestes, machinaux en apparence, avaient en réalité un but. A l'aide d'un éclat de pierre, il fit un dessin en quelques traits rapides.

« Pour faire voler un dragon dans l'Interstice, il faut qu'il sache où il va. Et vous aussi. »

Il sourit de voir son air stupéfait et furieux.

« Ah, c'est qu'un saut inconsidéré dans l'Interstice peut avoir des conséquences regrettables. Si les points de référence sont mal visualisés, on peut souvent y rester. »

Sa voix se fit grave et sinistre. Tout ressentiment disparut du visage de Lessa.

« Aussi y a-t-il certains points de référence ou de reconnaissance que l'on enseigne arbitrairement à tous les jeunes. Ça... (il montra d'abord son dessin, puis sur le Pic de Benden, la vraie Pierre de l'Étoile, flanquée de la Roche du Doigt et du Roc de l'Œil)... c'est le premier point de référence que l'on enseigne aux jeunes. Quand nous décollerons, nous monterons juste au-dessus de la Pierre de l'Étoile, à une altitude vous permettant de voir clairement le trou dans le Roc de l'Œil. Fixez nettement cette image dans votre esprit et transmettez-la à Ramoth. Elle vous ramènera toujours à la maison. »

— « Bien. Mais comment apprendrai-je les points de référence des endroits que je n'ai jamais vus ? »

Il leva les yeux sur elle en souriant.

« On vous entraîne à ça. D'abord, votre moniteur (et il pointa l'éclat de pierre vers sa poitrine), puis, en y allant, après avoir donné ordre à votre dragon d'obtenir la visualisation des points de référence de son moniteur », et il montra Mnementh.

Le dragon-bronze abaissa sa tête triangulaire jusqu'à ce qu'un de ses grands yeux à facettes soit braqué droit sur son maître et sur la maîtresse de sa compagne. Il émit un grondement de satisfaction.

En présence de cet œil scintillant, Lessa se mit à rire, et, avec une affection inattendue, elle tapota le doux museau.

De surprise, F'lar s'éclaircit la gorge. Il s'était rendu compte que le dragon bronze portait à la Dame du Weyr une affection inhabituelle, mais il ne lui était pas venu à l'idée que Lessa aimât le bronze. Par esprit de contradiction, cela l'irrita.

« Toutefois », dit-il, d'une voix qui ne lui parut pas naturelle, « nous emmenons constamment les jeunes chevaliers d'un point de référence à l'autre, sur toute la surface de Pern, dans tous les Forts, pour qu'ils aient des impressions visuelles personnelles. A mesure qu'un chevalier prend l'habitude de visualiser ses repères, il obtient d'autres références de ses pairs. En fait, il n'y a donc qu'une condition nécessaire pour voler dans l'Interstice : une image claire de l'endroit où vous voulez aller. Et un dragon ! »

Il lui sourit. :

« Il faut aussi toujours prévoir d'arriver au-dessus de votre point de référence, à l'air libre. »

Lessa fronça les sourcils.

« Il vaut mieux arriver à l'air libre (F'lar agita la main au-dessus de sa tête) plutôt que dessous. » Et il claqua sa main à plat sur le sol.

Un nuage de poussière s'éleva, comme un avertissement.

« Mais, le jour où les Seigneurs des Forts sont arrivés, les escadrilles se sont envolées de l'intérieur même du Weyr », lui rappela Lessa.

Sa vivacité d'esprit amusa F'lar qui se mit à glousser.

« C'est vrai, mais seulement les chevaliers les plus expérimentés. Un jour, nous sommes tombés sur un dragon et son maître, murés ensemble en plein roc. Ils...

étaient... très jeunes. »

Son regard était triste.

« Je comprends », l'assura-t-elle gravement. « C'est son cinquième », ajouta-telle en montrant Ramoth, qui enlevait sa dernière proie en direction de la corniche.

« Elle en aura besoin aujourd'hui, je vous assure », remarqua F'lar.

Il se releva, claquant ses gants de vol contre ses genoux pour en faire tomber la poussière.

« Éprouvez son humeur. »

Lessa le fit d'un silencieux Tu en as assez ? Elle eut une grimace à la réponse de Ramoth, violemment indignée de cette suggestion.

La Reine s'abattit sur un énorme oiseau, puis s'envola dans un nuage de plumes grises, brunes et blanches.

« Elle n'a pas aussi faim qu'elle veut vous le faire croire, cette trompeuse créature », dit F'lar en riant, et il vit que Lessa en était arrivée à la même conclusion.

Vexée, ses yeux flamboyaient.

« Fais-nous savoir quand tu auras fini ton oiseau, Ramoth, pour que nous puissions apprendre à voler dans l'Interstice avant que notre Chef du Weyr ne change d'avis », dit-elle tout haut à l'intention de F'lar.

Ramoth leva les yeux de sa proie, tourna la tête vers F'lar et Lessa, debout à l'extrémité de l'Aire de Pâture. Ses yeux brillaient. Elle se remit à son repas, mais Lessa sentait que le dragon obéirait.

En altitude, il faisait froid. Lessa se félicitait de la chaleur du cou de Ramoth et de la doublure de fourrure de ses vêtements de vol. Elle décida de ne pas penser au froid interstitiel absolu dont elle n'avait fait qu'une seule fois l'expérience.

Elle tourna le regard sur sa droite, où planait Mnementh, et elle perçut les pensées amusées du dragon.

F'lar me dit de dire à Ramoth de vous dire de fixer fermement dans votre esprit la position de la Pierre de l'Etoile, comme référence de retour. Puis, continua aimablement Mnementh, nous volerons jusqu'au Lac. Au retour, vous ressortirez de l'Interstice exactement en ce point. Vous avez compris ?

Lessa s'aperçut qu'elle riait bêtement toute seule d'excitation, et elle hocha vigoureusement la tête.

Quelle économie de temps que de pouvoir parler à tous les dragons ! Ramoth gronda de mécontentement. Lessa la flatta d'une main rassurante.

« As-tu l'image bien en tête, ma chérie ? » demanda-t-elle.

Et de nouveau, Ramoth gronda, moins contrariée parce qu'elle éprouvait maintenant l'excitation contagieuse de Lessa.

Mnementh brassait l'air froid de ses puissantes ailes, brun-vert dans le soleil ; il amorça une courbe gracieuse en direction du Lac, sur le plateau du Weyr de Benden. Sa ligne de vol l'amena très bas au-dessus du rebord du Bassin du Weyr.

D'où elle était, Lessa avait l'impression qu'il allait s'y heurter. Ramoth suivait dans son sillage. Lessa, le souffle coupé, regardait les rocs déchiquetés juste au-dessous des ailes de Ramoth.

C'était exaltant, se chantonnait-elle à elle-même, doublement stimulée par le ravissement de Ramoth qu'elle éprouvait avec le sien propre.

Mnementh s'arrêta au-dessus de la rive la plus éloignée du Lac où Ramoth vint le rejoindre.

Par la pensée, Mnementh dit à Lessa de visualiser clairement l'image de l'endroit où elle voulait aller et de la transmettre à Ramoth.

Lessa s'exécuta. L'instant d'après, le froid terrifiant et les ténèbres interstitielles les enveloppèrent. Ce fut extrêmement bref. Déjà, elles surgissaient au-dessus de la Pierre de l'Étoile.

Lessa poussa un cri de triomphe. . .

C'est extrêmement simple. Ramoth semblait déçue.

Mnementh réapparut à côté et un peu au-dessous d'elles.

Vous allez retourner au Lac par le même chemin, ordonna-t-il, et, avant qu'il ait terminé, Ramoth était déjà partie.

Mnementh était près d'elle au-dessus du Lac, fulminant à la fois de sa colère et de celle de F'lar. Vous n'avez pas visualisé avant le transfert. Ne croyez pas que vous soyez parfaites parce que votre premier voyage a été réussi. Vous n'avez aucune idée des dangers de l'Interstice. Ne manquez plus jamais de visualiser votre point d'arrivée.

Lessa baissa les yeux vers F'lar. Même à deux longueurs d'ailes de lui, elle voyait la violente colère qui lui convulsait le visage, sentait presque la fureur de ses yeux flamboyants. Et, perceptible à travers cet effrayant courroux, la crainte terrible qu'il avait ressentie pour sa sécurité fut une réprimande beaucoup plus efficace que sa colère. La sécurité de Lessa, se demanda-t-elle amèrement, ou celle de Ramoth ?

Vous allez nous suivre, disait Mnementh d'un ton plus calme, revoyez en esprit les deux points de référence que vous venez d'apprendre. Ce matin, nous ferons l'aller et retour entre ces deux points et, graduellement, nous en apprendrons d'autres autour de Benden.

C'est ce qu'ils firent. Ils allèrent loin, jusqu'au Fort de Benden même, niché contre les collines au-dessus de la Vallée de Benden, d'où l'on voit le Pic du Weyr se dresser au loin comme un point sur le ciel de midi, et Lessa prit grand soin, chaque fois, de visualiser clairement la scène dans tous ses détails.

Cela était aussi merveilleusement excitant qu'elle l'avait espéré, confia-t-elle à Ramoth. Ramoth répliqua que, oui, c'était certes préférable aux longues méthodes que les autres devaient employer, mais elle ne trouvait pas ça tellement excitant de sauter dans l'Interstice du Weyr de Benden au Fort de Benden, et retour au Weyr. C'était monotone.

De nouveau, elles venaient de rejoindre Mnementh au-dessus de la Pierre de l'Étoile. Le dragon bronze envoya à Lessa un message l'informant que c'était une première leçon fort prometteuse. Demain, ils s'exerceraient sur de plus longues distances.

Demain, se dit sombrement Lessa, il y aura un problème urgent à régler, ou notre Chef du Weyr, toujours si travailleur, décidera qu'avec la séance d'aujourd'hui il a rempli sa promesse, et on n'en parlera plus.

Il y avait un saut qu'elle pouvait faire dans l'Interstice, à partir de n'importe quel endroit de Pern, sans manquer son but.

Pour Ramoth, elle visualisa Ruatha, vue des hauteurs dominant le Fort... Pour être scrupuleusement claire, Lessa projeta aussi l'image des fosses à pierre de feu. Avant l'invasion de Fax et le déclin que Lessa s'était vue forcée de provoquer, Ruatha était une Vallée si belle et si prospère ! Elle donna à Ramoth le signal de sauter dans l'Interstice.

Le froid était intense, et lui sembla durer bien des battements de cœur. Juste comme Lessa commençait à craindre qu'elles ne se fussent perdues quelque part dans l'Interstice, elles surgirent en l'air au-dessus du Fort. Elle exultait. Et voilà pour F'lar et son excessive prudence ! Avec Ramoth, elle pouvait aller n'importe où ! Car elle reconnaissait la forme distinctive des sommets de Ruatha, striés de canaux creusés par le feu. C'était juste avant l'aube, et les hauteurs du Col de la Gorge, entre Ruatha et Crom, se dressaient sur le ciel comme deux cônes noirs.

Une impression fugitive l'avertit de l'absence de l'Étoile Rouge, qui aurait dû flamboyer dans le ciel. Elle eut la sensation fugace d'un changement survenu dans l'air. Il était frais, oui, mais pas hivernal... il avait la fraîcheur humide du printemps.

Stupéfaite, elle regarda au-dessous d'elle, se demandant si, malgré toute son assurance, elle ne s'était pas trompée. Mais non, c'était bien le Fort de Ruatha.

La Tour, la cour intérieure, la large avenue menant chez les artisans étaient exactement comme elles devaient être. Les volutes de fumée qui montaient des cheminées lointaines indiquaient que les gens se préparaient pour la journée à venir. Ramoth commença à percevoir son malaise, et elle la pressa de lui donner une explication.

C'est bien Ruatha, répliqua fermement Lessa. Ce ne peut pas être autre chose.

Tourne au-dessus des hauteurs. Regarde, voilà la ligne des fosses dont je t'ai projeté l'image...

Lessa resta pantelante ; le froid qu'elle ressentait à l'estomac lui paralysait les muscles.

Au-dessous d'elle, dans la douce pénombre de l'aube, elle vit de nombreuses silhouettes peiner pour franchir le sommet des falaises, au-delà de Ruatha, des hommes qui se déplaçaient comme des criminels, silencieux et furtifs.

Elle ordonna à Ramoth de rester aussi immobile que possible dans le ciel, pour ne pas attirer l'attention sur elles. Cela excita la curiosité du dragon, mais il obéit.

Qui pouvait bien attaquer Ruatha ? Cela paraissait incroyable. Après tout, Lytol était un ancien chevalier-dragon, et il avait déjà sauvagement repoussé une attaque. Était-il possible que les Forts entretiennent encore des pensées d'agression, maintenant que F'lar était Chef du Weyr ? Et quel Seigneur pouvait être assez fou pour lancer une attaque territoriale au plus fort de l'hiver ?

Non, ce n'était pas l'hiver. L'air était indéniablement celui du printemps.

Les hommes rampaient furtivement ; dépassant les fosses, ils approchaient du bord de la falaise. Soudain, Lessa réalisa qu'ils lançaient des échelles de corde au bord de la paroi, vers les volets ouverts du Fort Intérieur.

Elle s'agrippa désespérément au cou de Ramoth, certaine de ce qu'elle voyait.

C'était Fax l'envahisseur, maintenant mort depuis trois Révolutions, Fax et ses hommes au moment où ils avaient lancé leur attaque, près de treize Révolutions auparavant.

Oui, elle voyait la Sentinelle de la Tour, la tache blanche de son visage tournée vers la falaise. Il avait été payé pour garder le silence, ce matin-là.

Mais le gueyt de garde, dressé pour donner l'alerte à toute intrusion, pourquoi ne claironnait-il pas le danger ? Pourquoi gardait-il aussi le silence ?

Parce que, l'informa Ramoth avec une calme logique, il perçoit ta présence et la mienne, ainsi, comment pourrait-il croire que le Fort est en danger ?

Non, non ! gémit Lessa. Qu'est-ce que je peux faire, maintenant ? Comment les réveiller ? Où est l'enfant que j'étais ? Je dormais, et puis, je me suis réveillée.

Je me souviens. Je me suis sauvée de ma chambre. J'avais si peur. J'ai descendu l'escalier et j'ai failli tomber. Je savais que je devais atteindre l'antre du gueyt de garde... Je savais...

Elle s'agrippa au cou de Ramoth pour se soutenir tandis que les actes et les mystères du passé lui revenaient avec une clarté dévastatrice.

Elle s'était elle-même avertie du danger, de même que c'était elle, montée sur la Reine des dragons, qui avait empêché le gueyt de garde de donner l'alarme. Car, tandis qu'elle regardait, muette de stupéfaction, elle vit une petite silhouette grise, qui ne pouvait être qu'elle-même enfant, surgir de la porte du Hall, dévaler, incertaine, les froides marches menant à la cour, et disparaître dans l'antre puant du gueyt de garde. Elle l'entendit faiblement, qui pleurait, pitoyable et désorientée.

Juste comme Lessa-enfant atteignait ce sanctuaire douteux, les envahisseurs de Fax s'engouffrèrent dans les fenêtres ouvertes et commencèrent à massacrer sa famille endormie.

« Retour ! Retour à la Pierre de l'Étoile ! » cria Lessa.

Devant ses yeux fixes et dilatés, elle maintenait l'image des pierres salvatrices, autant pour conserver sa raison que pour guider Ramoth.

Le froid intense la calma. Et elles se retrouvèrent au-dessus du Weyr silencieux et paisible, comme si elles n'avaient jamais fait cette visite paradoxale à Ruatha.

F'lar et Mnementh n'étaient nulle part en vue.

Cette expérience, toutefois, laissait Ramoth imperturbable. Elle n'avait fait qu'aller où on lui avait dit d'aller, et elle n'avait pas encore tout à fait compris pourquoi d'être allée où on lui avait dit avait tant bouleversé Lessa. Elle suggéra à sa maîtresse que Mnementh les avait probablement suivies à Ruatha, de sorte que, si Lessa voulait bien lui transmettre les références exactes, elle l'y emmènerait. L'attitude raisonnable de Ramoth était réconfortante.

Pour Ramoth, Lessa visualisa soigneusement, non plus le souvenir d'enfance d'une Ruatha idyllique et depuis longtemps disparue, mais son souvenir plus récent du Fort, gris et maussade à l'aube, avec l'Étoile Rouge scintillant sur l'horizon.

Et elles se retrouvèrent en Ruatha, survolant la Vallée, avec le Fort au-dessous d'elle, sur leur droite. Les herbes croissaient au hasard sur les hauteurs, dans les fosses et les interstices des pierres ; la scène montrait toutes les détériorations qu'elle avait encouragées dans ses efforts pour frustrer Fax de tout profit de sa conquête.

Mais, tandis qu'elle observait ainsi, vaguement troublée, elle vit une silhouette émerger de la cuisine, elle vit le gueyt de garde sortir en rampant de son antre et suivre autant que sa chaîne le lui permettait la silhouette en haillons qui traversait la cour. Elle la vit monter en haut de la Tour, et regarder d'abord vers l'est, puis vers le nord-est. Ce n'était toujours pas la Ruatha d'aujourd'hui !

L'esprit de Lessa chancela, désorienté. Cette fois, elle était revenue se voir ellemême, telle qu'elle était trois Révolutions plus tôt : elle voyait la servante crasseuse qui fomentait sa vengeance contre Fax.

Elle sentit le froid interstitiel absolu à l'instant où Ramoth les ramenait en hâte, émergeant une fois de plus au-dessus de la Pierre de l'Étoile. Lessa frissonnait, buvant frénétiquement du regard la vue rassurante du Bassin du Weyr, espérant qu'elle n'avait pas de nouveau, par inadvertance, remonté le temps. Soudain, Mnementh surgit dans l'air à quelques longueurs au-dessous et au-delà de Ramoth. Lessa le salua d'un cri d'intense soulagement.

Rentrez à votre Weyr !

Impossible de se méprendre sur la fureur noire qui animait Mnementh. Lessa était trop désorientée pour réagir autrement que par une obéissance immédiate.

Ramoth l'emporta vivement vers leur corniche, et dégagea la place pour que Mnementh pût atterrir.

La rage visible sur le visage de F'lar qui sautait à bas de Mnementh et s'avançait sur elle lui fit instantanément reprendre ses esprits. Elle ne fit pas un mouvement pour lui échapper quand il la saisit par les épaules et se mit à la secouer violemment.

« Comment osez-vous risquer votre vie et celle de Ramoth ? Pourquoi cherchez-vous à me défier en toute occasion ? Vous réalisez ce que deviendrait Pern si nous perdions Ramoth ? Où êtes-vous allée ? »

Il étouffait de colère, ponctuant chacune de ses questions rageuses d'une secousse propre à lui arracher la tête.

« Ruatha », parvint-elle à dire, essayant de ne pas tomber.

Elle tendit la main pour se raccrocher à son bras, mais il se remit à la secouer.

« Ruatha ? Nous y sommes allés. Vous n'y étiez pas. Où étiez-vous ? »

— « A Ruatha ! » cria Lessa plus fort, s'agrippant distraitement à son bras parce que ses secousses répétées lui faisaient perdre l'équilibre. Elle n'arrivait pas à ordonner ses idées.

Elle est allée à Ruatha, dit fermement Mnementh. .

Nous y sommes allées deux fois, ajouta Ramoth.

Malgré sa fureur, les paroles plus calmes parvinrent à pénétrer jusqu'à son esprit, et il cessa de secouer Lessa. Elle restait devant lui, toute molle, se retenant faiblement à son bras, les yeux clos, le visage gris cendre. Il la prit dans ses bras et se dirigea en hâte vers le Weyr de la Reine, suivi par les dragons. Il l'étendit sur le lit, et l'enveloppa étroitement dans une couverture de fourrure. Il commanda du klah chaud par le monte-charge.

« Très bien, que s'est-il passé ? » demanda-t-il.

Elle ne le regarda pas, mais il vit qu'elle avait les yeux hagards. Elle battait sans arrêt des paupières, comme pour effacer le souvenir de ce qu'elle venait de voir.

Finalement, elle parvint à se reprendre, et dit d'une voix basse et fatiguée : « Je suis vraiment allée à Ruatha. Seulement... j'y suis retournée. »

« Retournée à Ruatha ? » répéta F'lar, abasourdi. Il trouvait que cela n'avait aucun sens.

Aucun sens du tout, acquiesça Mnementh en transmettant à l'esprit de F'lar les deux scènes qu'il venait de voir dans la mémoire de Ramoth.

Le sens de ces visualisations le fit chanceler, et il s'affaissa lentement au bord du lit.

« Vous avez remonté le temps interstitiel ? »

Elle hocha lentement la tête. Dans ses yeux, la terreur commençait à s'atténuer.

«... Remonté le temps interstitiel », murmura F'lar. « Je me demande... »

Toutes les possibilités que cela impliquait se bousculaient dans son esprit. Cela pouvait très bien faire pencher la balance en faveur du Weyr. Il ne voyait pas comment, exactement, utiliser cette capacité extraordinaire, mais elle devait forcément comporter des avantages pour la race des dragons.

Le monte-charge se mit à ronfler. Il prit le pichet sur la plate-forme et remplit deux chopes.

Les mains de Lessa tremblaient tellement qu'elle n'arrivait pas à porter la sienne à ses lèvres. Il l'aida, se demandant si le fait de remonter le temps interstitiel produirait régulièrement ce genre de choc. Si oui, cela ne présenterait aucun avantage. Par contre, elle avait eu si peur ce jour-là qu'elle n'aurait peut-être pas tant de mépris pour ses ordres, la prochaine fois ; et ce serait toujours ça de gagné.

De l'extérieur du Weyr, Mnementh lui fit savoir qu'il valait mieux ne pas trop y compter. Il l'ignora.

Maintenant, Lessa tremblait violemment. Il passa son bras autour de ses épaules, serrant étroitement contre elle la couverture de fourrure. Il porta la chope à ses lèvres, l'obligeant à boire. Il sentit le tremblement se calmer. Entre chaque gorgée, elle prenait une profonde inspiration, bien décidée à recouvrer le contrôle de ses nerfs. A l'instant même où il la sentit se raidir dans ses bras, il la lâcha. Il se demanda si elle avait jamais eu un ami vers lequel se tourner.

Certainement pas après l'invasion du Fort familial par Fax. Et elle n'avait encore que onze Révolutions ; une enfant. La vengeance et la haine étaient-elles donc les seules émotions que la jeune fille eût jamais éprouvées ?

Elle abaissa sa chope, la serrant dans ses mains comme si elle avait soudain pris pour elle quelque importance indéfinissable.

« Maintenant, racontez-moi », lui demanda-t-il d'une voix égale.

Elle prit une profonde inspiration et se mit à parler, crispant ses mains sur sa chope. Intérieurement, elle était toujours aussi agitée, mais maintenant, elle se contrôlait.

« Les exercices des jeunes, ça nous ennuyait, Ramoth et moi », admit-elle avec candeur.

F'lar se dit sombrement que l'aventure lui aurait peut-être enseigné à être plus circonspecte à l'avenir, mais que ce n'était pas la terreur éprouvée qui la contraindrait à l'obéissance. Il doutait que quoi que ce fût pût jamais l'y contraindre.

« J'ai transmis à Ramoth l'image de Ruatha, pour que nous puissions y aller par l'Interstice. »

Elle ne le regardait pas, mais son profil se détachait sur la fourrure noire.

« L'image de la Ruatha que je connaissais si bien. Et nous nous sommes retrouvées au jour de l'invasion de Fax. »

Maintenant, F'lar comprenait quel choc elle avait dû éprouver.

«Et... » l’encouragea-t-il, d'une voix délibérément neutre.

— « Je me suis vue... »

La phrase mourut dans sa bouche. Avec effort, elle continua : « J'avais visualisé pour Ramoth la ligne des fosses et le Fort tel qu'on le voit quand on regarde la cour intérieure à partir des fosses. C'est juste à cet endroit que nous avons émergé. C'était l'aube (elle releva le menton d'un mouvement brusque) et l'Étoile Rouge ne scintillait pas dans le ciel. »

Sur la défensive, elle lui jeta un bref regard, comme si elle s'attendait à ce qu'il contestât ces détails.

« J'ai vu des hommes franchir les fosses et jeter des échelles de corde vers les fenêtres supérieures du Fort. J'ai vu la Sentinelle de la Tour qui regardait. Elle regardait, c'est tout. »

Elle serra les dents au souvenir d'une telle trahison, une lueur mauvaise dans les yeux.

« Et je me suis vue moi-même sortir du Hall en courant et pénétrer dans l'antre du gueyt de garde. Et vous savez pourquoi... (sa voix pleine d'amertume n'était plus qu'un souffle)... le gueyt de garde n'a pas donné l'alarme ? »

— « Pourquoi ? »

— « Parce qu'il y avait un dragon dans le ciel, et que moi, Lessa de Ruatha, je le montais. »

Elle jeta sa chope loin d'elle comme si, de ce geste, elle pouvait se débarrasser aussi de cette idée.

« Parce que moi, j'étais là, le gueyt de garde n'a pas donné l'alarme au Fort, pensant que cette intrusion était légitime puisqu'il y avait dans le ciel quelqu'un de la Lignée monté sur un dragon. Ainsi, c'est moi (son corps se raidit et elle crispa les poings avec force), c'est moi qui ai été la cause du massacre de ma famille. Pas Fax ! Si je n'avais pas bêtement discuté vos ordres, aujourd'hui, je n'aurais pas été là-bas avec Ramoth, et le gueyt de garde aurait... »

Sa voix était devenue hystérique. Il la gifla violemment et la saisit, robe, couverture et tout, pour la secouer.

Son regard fixe et son visage tragique l’alarmaient. L'indignation que provoquait en lui l'entêtement de Lessa disparut. Son indépendance rebelle l'attirait autant que sa sombre et curieuse beauté. Pour exaspérante que fût son indocilité, elle constituait un aspect trop vital de sa personnalité pour qu'elle en fût amputée. Sa volonté indomptable avait été sérieusement ébranlée aujourd'hui, et il fallait absolument lui rendre confiance en elle, très vite.

« Au contraire, Lessa », dit-il gravement. « Fax aurait quand même massacré votre famille. Il avait tout soigneusement prévu, jusqu'à déclencher son attaque un matin où la Sentinelle de Garde à la Tour était un homme que l'on pouvait corrompre. Souvenez-vous que c'était à l'aube, et que le gueyt de garde, qui est un animal nocturne et aveugle à la lumière, est relevé de ses responsabilités au point du jour, et il le savait. Votre présence, pour condamnable qu'elle puisse vous sembler, n'a pas constitué le facteur déterminant, loin de là. Mais, et j'attire spécialement votre attention sur ce fait très important, elle vous a permis de vous sauver, en avertissant Lessa-enfant. Ne comprenez-vous pas cela ? »

— « J'aurais pu crier », murmura-t-elle.

Mais ses yeux avaient perdu leur expression hagarde, et ses lèvres commençaient à reprendre couleur.

« Maintenant, si vous préférez vous enterrer dans votre culpabilité, ne vous gênez pas », dit-il avec une rudesse délibérée.

Ramoth intervint par la pensée, expliquant que, puisqu'elles étaient là toutes les deux le jour où Fax préparait son invasion, c'est qu'elle avait déjà eu lieu, alors, comment pouvait-on y rien changer ? L'acte était inévitable, à la fois dans le passé et aujourd'hui. Sinon, comment Lessa aurait-elle survécu pour venir au Weyr et donner l'Empreinte à Ramoth le jour de l'Éclosion ?

Mnementh transmit scrupuleusement le message de Ramoth, allant même jusqu'à imiter ses nuances égocentriques. F'lar jeta à Lessa un regard incisif pour voir l'effet de la remarque pertinente de Ramoth.

« C'est bien de Ramoth d'avoir le dernier mot », dit-elle avec une trace de son curieux humour habituel.

F'lar sentit les muscles de son cou et de ses épaules se détendre. Tout ira bien, se dit-il, mais il serait plus sage de lui faire tout raconter, pour prendre la juste mesure de cette expérience.

« Vous avez dit que vous y étiez allée deux fois ? »

Il se renversa sur le lit, l'examinant attentivement.

« La seconde fois, c'était quand ? »

— « Vous ne devinez pas ? » demanda-t-elle, sarcastique.

— « Non », mentit F'lar.

— « Quel jour, sinon celui où je me suis réveillée, sentant l'Étoile Rouge sur moi, comme une menace ?... Trois jours avant que vous arriviez du nord-est avec Fax. »

— « Il semble », remarqua-t-il avec ironie, « que les deux fois, vous ayez été votre propre prémonition. »

Elle hocha la tête.

« Et, avez-vous jamais eu d'autres pressentiments... ou plutôt, disons des avertissements renforcés ? »

Elle frissonna, mais sa réponse fut bien dans son ancienne manière.

« Non, mais si je devais en avoir, c'est vous qui iriez. Moi, je n'en ai pas envie. »

F'lar sourit avec malice.

« Pourtant », ajouta-t-elle, « j'aimerais bien savoir pourquoi et comment cela a pu arriver. »

— « Je n'ai jamais vu cela mentionné nulle part », dit-il franchement. « Bien entendu, si vous l'avez fait, et il est indéniable que vous l'ayez fait », l'assura-t-il en toute hâte devant sa protestation indignée, « c'est que ça peut se faire. Vous dites que vous avez pensé à Ruatha, mais à Ruatha telle qu'elle était en ce jour particulier. Certes, un jour mémorable. Le printemps, à l'aube... pas d'Étoile Rouge. Oui, je me souviens que vous l'avez dit, de sorte qu'il faudrait se souvenir des références spécifiques à un jour précis pour remonter le temps interstitiel. »

Elle hocha la tête lentement, songeuse.

« Et vous avez utilisé la même méthode, la deuxième fois, quand vous êtes retournée à la Ruatha d'il y a trois Révolutions. Et de nouveau, bien entendu, c'était le printemps. »

Il se frotta les paumes l'une contre l'autre, puis se claqua les mains sur les cuisses et se leva.

« Je reviens tout de suite », dit-il.

Et il sortit à grandes enjambées, ignorant le cri d'avertissement qu'elle ne put réprimer.

Ramoth somnolait dans son Weyr. Il remarqua que sa couleur n'était pas altérée, en dépit des dépenses d'énergie provoquées par les exercices du matin. Elle le regarda, son grand œil à facettes déjà recouvert par la paupière intérieure.

Mnementh attendait son maître sur la corniche et, dès que F'lar se fut assis sur son cou, il prit son vol. Il prit de la hauteur et vint planer au-dessus de la Pierre de l'Étoile.

Vous voulez essayer le truc de Lessa, dit Mnementh, imperturbable à l'idée de cette expérience.

F'lar flatta le long cou avec affection.

Tu comprends comment Ramoth et Lessa ont fait ?

Aussi bien qu'on peut le comprendre, répliqua Mnementh avec l'équivalent d'un haussement d'épaules. A quelle époque voulez-vous retourner ?

Avant cet instant, F'lar n'avait aucune idée. Maintenant, ses pensées le ramenaient inéluctablement à ce jour d'été où Hath, le dragon-bronze de R'gul, avait pris son vol pour s'accoupler à la grotesque Nemorth, et où R'gul était devenu Chef du Weyr à la place de F'lon, le père décédé de F'lar.

Seul le froid interstitiel lui indiqua que le transfert s'était produit ; ils planaient toujours au-dessus de la Pierre de l'Étoile. F'lar se demanda s'il avait oublié quelque chose d'essentiel au transfert. Puis il réalisa que le soleil était dans une autre partie du ciel et que l'air avait la chaleur et la douceur de l'été. Au-dessous d'eux, le Weyr était vide ; aucun dragon ne prenait le soleil sur les corniches, aucune femme ne s'affairait dans le Bassin. Des bruits s'imposèrent à ses sens : gros rires éraillés, cris, gémissements, et une sorte de doux roucoulement qui dominait le charivari.

Puis deux silhouettes émergèrent, venant des baraques des jeunes, dans les Cavernes Inférieures. Un adolescent et un jeune dragon bronze. Le bras de l'adolescent reposait mollement sur le cou du dragon. L'impression que perçurent les deux observateurs planant au-dessus d'eux était celle d'un découragement indicible. Ils s'arrêtèrent tous deux près du Lac, le jeune homme scrutant les eaux bleues et calmes, puis levant les yeux vers la Reine du Weyr.

F'lar savait que ce jeune homme était lui-même, et il se sentit pris de compassion pour ce plus jeune lui-même. S'il pouvait seulement rassurer cet adolescent accablé de douleur et plein de ressentiment, lui dire qu'un jour, il deviendrait Chef du Weyr...

Brusquement, effrayé par ses propres pensées, il ordonna à Mnementh d'effectuer le transfert. Le froid de l'Interstice leur claqua au visage comme une gifle, presque instantanément remplacé par le froid mordant, acide, mais normal de l'hiver.

D'un vol lent, Mnementh regagna le Weyr de la Reine, aussi dégrisé que F'lar par ce qu'ils avaient vu.

D'or et de bronze, dans le soir

Volez vers le ciel de gloire,

Enlacés, plongez comme en une mer

Vers le combat pour le Weyr.

Trois mois et plus encore,

Et cinq semaines de chaleur,

Pour un jour de gloire

En un mois... qui veut savoir ?

Trait d'argent

Au ciel ardent...

Quand vient la chaleur

Courent les heures.

« Je ne sais pas pourquoi vous avez tant insisté pour que F'nor aille déterrer toutes ces vieilleries ridicules au Weyr d'Ista ! » s'exclama Lessa d'un ton exaspéré. « Il n'y a rien, à part des notes insignifiantes sur le nombre de mesures de grain nécessaires au pain quotidien. »

F'lar leva les yeux des Archives qu'il était en train d'étudier. Il poussa un soupir et se renversa dans son fauteuil en s'étirant.

« Et moi qui pensais », dit Lessa, une expression de regret traversant son visage expressif, « que ces Archives vénérables contenaient la somme de la sagesse des humains et des dragons. Ou du moins, c'est ce qu'on m'avait donné à entendre », ajouta-t-elle, caustique.

F'lar réprima un éclat de rire.

« Elles la contiennent, mais il faut l'y découvrir. »

Lessa fronça le nez.

« Pfff... Et elles sentent mauvais... la seule chose raisonnable à faire, serait de les réenterrer. »

— « C'est justement une des informations que j'espère trouver... l'ancienne technique de conservation qui empêchait les peaux de se durcir et de sentir. »

— « De toute façon, c'est stupide de se servir de peaux pour écrire les Archives.

Il doit bien y avoir quelque chose de mieux. Avec le temps, mon cher Chef du Weyr, il ne nous reste plus que la peau. »

Tandis que F'lar éclatait de rire, elle le regardait, impatientée. Soudain, elle bondit sur ses pieds, reprise d'une de ses sautes d'humeur.

« Eh bien, vous ne trouverez rien. Vous ne trouverez pas les faits que vous cherchez. Parce que moi, je sais ce que vous cherchez, et ce n'est pas dans les Archives. »

— « Expliquez-vous ! »

— « Il est grand temps que nous arrêtions de nous dissimuler à nous-mêmes une rude vérité. »

— « Qui est ? »

— « Notre conviction mutuelle que l'Étoile Rouge constitue une Menace, et que les Fils vont tomber ! Nous avons décidé cela par pure vanité, et nous avons remonté le temps interstitiel jusqu'à des moments particulièrement cruciaux de nos vies et fortifié cette notion dans notre ancienne personnalité. Et pour vous, ce fut le moment où vous avez décidé que vous étiez destiné (sa voix prit une inflexion moqueuse) à devenir un jour Chef du Weyr. Se pourrait-il, continua-telle d'un ton dédaigneux, que R'gul ait raison avec ses idées ultra conservatrices ? Qu'il ne soit plus tombé de Fils depuis quatre cents Révolutions parce qu'il n'y a plus de Fils ? Et que la raison pour laquelle nous n'avons que si peu de dragons soit que les dragons eux-mêmes sentent qu'ils ne sont plus essentiels à Pern ? Que nous soyons des anachronismes aussi bien que des parasites ? »

F'lar ne sut jamais combien de temps il resta sans voix à considérer le visage amer de Lessa, ni combien de temps il lui fallut pour trouver des réponses à ses questions pénétrantes.

« Tout est possible, Dame du Weyr », s'entendit-il répondre d'une voix calme. «

Y compris le fait très improbable qu'une enfant de onze Révolutions, morte de peur, complote la vengeance de sa famille, et, contre toute attente, réussisse. »

Involontairement, elle fit un pas vers lui, frappée par cette réfutation inattendue.

Elle l'écouta attentivement.

« Je préfère croire », continua-t-il inexorablement, « que la vie nous réserve autre chose que l'élevage de dragons et les Jeux de Printemps. Ça ne me satisfait pas. Et j'en ai obligé d'autres à voir plus loin, au-delà de leur intérêt et de leur confort personnels. Je leur ai donné un but, une discipline. Tout le monde y a intérêt, les gens du Weyr comme ceux des Forts. »

— « Je ne consulte pas ces Archives pour me rassurer, mais pour y trouver des faits solides. »

— « Je peux prouver, Dame du Weyr, que les Fils ont existé. Je peux prouver qu'il y a eu des Intervalles au cours desquels les Weyrs ont dégénéré. Je peux prouver que si l'Étoile Rouge s'encadre exactement dans le Roc de l'Œil au moment du solstice d'hiver, l'Étoile Rouge passera assez près de Pern pour que tombent les Fils. Comme je peux prouver ces faits, je suis sûr que Pern est en danger. Moi, j'en suis sûr... non pas l'adolescent d'il y a quinze Révolutions.

F'lar, le chevalier-bronze, le Chef du Weyr, en est sûr ! »

Les yeux de Lessa exprimaient encore certains doutes, mais il sentit que ses arguments commençaient à la rassurer.

« Une fois déjà, vous avez trouvé bon de me croire, quand je vous ai suggéré que vous pourriez être la Dame du Weyr », continua-t-il d'une voix plus douce. «

Vous m'avez cru et... »

D'un geste, il embrassa la pièce, en justification de ce qu'il disait.

Elle eut un petit sourire dénué d'humour.

« C'est parce que je n'avais jamais réfléchi à ce que je ferais de ma vie quand je verrais Fax mort à mes pieds. Bien sûr, c'est merveilleux d'être la compagne de Ramoth (elle fronça légèrement les sourcils) mais ça ne me suffit plus, à moi non plus. C'est pourquoi j'ai voulu apprendre à voler, et... »

— « ...et c'est pourquoi cette discussion a commencé », finit-il pour elle avec un sourire sardonique.

Il se pencha sur la table, la regardant d'un air pressant.

« Continuez à me croire, Lessa, jusqu'à ce que vous ayez de bonnes raisons de ne plus me croire. Je respecte vos doutes. Il n'y a rien de mal à douter. Il arrive que la foi s'en trouve renforcée. Mais croyez-moi jusqu'au printemps. Si les Fils ne sont pas tombés d'ici là... »

Il haussa les épaules d'un air fataliste.

Elle le regarda un long moment, puis hocha la tête lentement en signe d'acquiescement.

Il essaya de réprimer le soulagement qu'il en ressentit. Lessa, comme Fax s'en était aperçu, était un adversaire impitoyable et une avocate avisée. De plus, elle était Dame du Weyr, et comme telle, essentielle à ses plans.

« Maintenant, revenons à des considérations de détail. Vous savez, les Archives m'apprennent le moment, l'endroit et la durée des incursions des Fils », dit-il en lui souriant d'un air rassurant. « Et ce sont des faits dont j'ai besoin pour établir mes horaires. »

— « Des horaires ? Mais vous m'avez dit que vous ignoriez le moment. »

— « Je ne connais pas, à la minute près, le jour où les Fils peuvent se mettre à tomber. Et d'abord, le temps est inhabituellement froid pour la saison ; dans ces conditions, les Fils deviennent cassants et le vent les réduit en poussière. Ils sont inoffensifs. Toutefois, quand l'air est chaud, les Fils sont viables... et mortels. »

Il plaça un poing sur la table, et l'autre au-dessus et un peu à côté du premier.

« L'Étoile Rouge est ma main droite, la gauche est Pern. L'Étoile Rouge tourne très vite, et en sens inverse de Pern. Elle est également animée d'un mouvement excentrique. »

— « Comment le savez-vous ? »

— « Le diagramme sur les murs de l'Aire d'Éclosion du Weyr du Fort. Vous savez que c'est le Weyr le plus ancien ? »

Lessa eut un sourire acide.

« Je le sais. »

— « Aussi, quand l'Étoile Rouge commence un Passage, les Fils tombent vers nous, en des attaques qui durent six heures et sont séparées par des intervalles d'environ quatorze heures. »

— « Les attaques durent six heures ? »

Il hocha gravement la tête.

« Au moment où l'Étoile Rouge est le plus près de nous. En ce moment, elle ne fait que commencer son Passage. »

Elle fronça les sourcils.

Il fouilla dans les parchemins étalés devant lui, et un objet tomba sur le sol de pierre avec un bruit métallique.

Curieuse, Lessa se pencha pour le ramasser, retournant dans ses mains la mince plaquette.

« Qu'est-ce que c'est ? »

D'un doigt curieux, elle explora le dessin qui apparaissait sur l'un des côtés de l'objet.

« Je ne sais pas. F'nor l'a rapporté du Weyr du Fort. C'était cloué sur l'un des coffres dans lesquels les Archives sont entreposées. Il l'a rapporté, pensant que ce pouvait être important. Il dit qu'il y avait une plaque semblable juste sous le, diagramme de l'Étoile Rouge, sur le mur de l'Aire d'Éclosion. »

— « La première partie est assez claire : Le père du père de ma mère, qui est parti pour toujours dans l'Interstice, a dit que ceci constituait la clé du mystère, et que ça lui était revenu en murant ; il dit que ça disait : ARRHENIUS ? EUREKA ! MYCORRHIZA... Bien entendu, cette dernière partie n'a aucun sens », grogna Lessa avec mépris. « Ce n'est même pas la langue de Pern, juste des bredouillages, ces trois derniers mots. »

— « J'ai étudié cette plaque », répliqua F'lar, la regardant de nouveau et l'approchant de lui pour réaffirmer ses conclusions. « La seule façon de partir dans l'Interstice pour toujours, c'est de mourir, d'accord ? Il est évident que les gens ne disparaissent pas tout seuls, comme ça. Donc, il s'agit d'une vision de mort, soigneusement enregistrée par le petit-fils, qui ne savait pas très bien écrire. En murant est mis pour en mourant. »

Il sourit avec indulgence.

« Et pour le reste, après les trois mots sans queue ni tête, comme toutes les visions de mort, cela « explique » ce que tout le monde a toujours su. Continuez à lire. »

— « Lancez des lézards de flammes pour balayer les spores. C.Q.F.D. ? »

— « Pas beaucoup de sens non plus. De toute évidence, c'est une explosion de joie primitive d'un chevalier-dragon, qui ne connaissait même pas le mot propre pour « Fils ». »

Le haussement d'épaules de F'lar en disait long.

Lessa mouilla son doigt pour voir si les signes étaient tracés à l'encre. Le métal était suffisamment brillant pour faire un bon miroir, si elle pouvait effacer le message. Mais les signes demeurèrent lisses et précis.

« Primitifs ou non, ils avaient un procédé durable pour conserver leurs visions, qui est supérieur même aux parchemins les mieux conservés », murmura-t-elle.

— « Du bla-bla bien conservé », dit F'lar en retournant aux parchemins qu'il déchiffrait pour y trouver des informations compréhensibles.

— « Peut-être une ballade mal notée ? » demanda Lessa, mais elle renonça immédiatement à cette idée. « Le dessin n'est même pas harmonieux. »

F'lar tira à lui une carte représentant des bandes qui se chevauchaient, surimposées à une projection de la masse continentale de Pern.

« Celle-ci », dit-il, « représente les vagues d'attaques successives, et celle-là... (il tira à lui une seconde carte présentant des bandes verticales)... montre les zones horaires. Ainsi, vous voyez qu'au cours d'un intervalle de quatorze heures, seules certaines parties de Pern sont affectées par chaque attaque. C'est pour cette raison que les Weyrs sont distants les uns des autres. »

— « Six Weyrs entiers », murmura-t-elle. « Près de trois mille dragons. »

— « Je connais les chiffres », dit F'lar d'une voix dénuée de toute expression. «

Ils signifient qu'aucun Weyr ne se trouvait trop surchargé au plus fort d'une attaque, car trois mille dragons ne sont pas indispensables. Toutefois, avec ces tables horaires, nous pourrons nous débrouiller jusqu'à ce que les premières couvées de Ramoth arrivent à maturité. »

Elle le regarda d'un œil cynique.

« Vous avez une foi extraordinaire en les capacités d'une seule Reine. »

Il écarta cette remarque d'un geste impatienté.

« Et une foi encore plus extraordinaire, quoi que vous en pensiez, en l'étonnante répétition des événements telle qu'elle se dégage de ces Archives. »

— « Ah ! »

— « Je ne parle pas du nombre de mesures de grain nécessaires au pain quotidien, Lessa », rétorqua-t-il en élevant la voix. « Je parle d'informations concernant les différentes occasions où telle ou telle escadrille sortait patrouiller, la durée des patrouilles et le nombre des blessés. Je parle des capacités de reproduction des Reines pendant les cinquante Révolutions que dure un Passage, et les Intervalles séparant ces Passages. Oui, voilà ce qu'elles m'apprennent, ces Archives. D'après ce qu'elles m'ont appris », dit-il en abattant la main avec emphase sur le tas le plus proche de parchemins moisis et poussiéreux, «

Nemorth aurait dû s'accoupler deux fois par Révolution au cours des dix dernières. Même en s'en tenant à sa pauvre douzaine par couvée, nous aurions deux cent quarante bêtes de plus... Ne m'interrompez pas ! Mais Jora était Dame du Weyr, et R'gul Chef du Weyr, et, au cours d'un Intervalle de quatre cents Révolutions, nous étions tombés en discrédit aux yeux de toute la planète. Eh bien, Ramoth ne donnera pas une malheureuse douzaine, et elle pondra un œuf de Reine, souvenez-vous bien de mes paroles. Elle prendra souvent son vol pour s'accoupler, et elle pondra généreusement. D'ici que la trajectoire de l'Etoile Rouge l'amène à son point le plus proche de nous et que les attaques deviennent fréquentes, nous serons prêts. »

Elle le fixa, les yeux dilatés par l'incrédulité.

« Grâce à Ramoth ? »

— « Grâce à Ramoth et grâce aux Reines qu'elle va engendrer. Les Archives rapportent que Faranth pondit jusqu'à soixante œufs en une seule fois, y compris plusieurs œufs de Reine, ne l'oubliez pas. »

Lessa se contenta de secouer lentement la tête d'un air dubitatif.

« Trait d'argent, Au ciel ardent... Quand vient la chaleur, Courent les heures », cita F'lar.

— « Mais il s'écoulera encore des semaines avant qu'elle ponde, et alors, il faudra encore le temps de couver... »

— « Vous êtes allée sur l'Aire d'Éclosion, ces temps-ci ? Si vous y allez, je vous conseille de porter des bottes ; vous vous brûlerez avec des sandales. »

Elle écarta cette suggestion d'un grognement. Il se renversa dans son fauteuil, franchement amusé par son incrédulité.

« Mais même dans ce cas, il faut encore faire l'Empreinte, et attendre jusqu'à ce que les jeunes... » continua-t-elle.

— « Pourquoi croyez-vous que j'aie insisté pour qu'on sélectionne des garçons plus âgés que d'habitude ? Les dragons atteignent leur maturité bien avant leurs maîtres. »

— « Alors, c'est le système qui est en faute. » Il cligna légèrement les yeux et continua, brandissant son stylet vers elle : « La Tradition des dragons a commencé par n'être qu'un guide... mais il vient un temps où l'homme devient trop traditionnel. Oui, il est traditionnel de choisir les chevaliers parmi les jeunes élevés au Weyr, parce que c'est commode. Et parce que la sensibilité aux dragons se trouve renforcée quand le père et la mère sont originaires du Weyr.

Mais cela ne veut pas dire que les jeunes élevés au Weyr sont toujours les meilleurs. Vous, par exemple... »

— « Il y a du Sang de Weyr dans la Lignée de Ruatha », dit-elle fièrement.

— « D'accord. Alors, prenez le jeune Naton ; il a été élevé chez les artisans de Nabol, et pourtant, F'nor me dit qu'il se fait comprendre de Canth. »

— « Oh, ce n'est pas difficile ! » s'exclama-t-elle.

— « Que voulez-vous dire ? » dit F'lar, sursautant à cette affirmation.

Ils furent tous deux interrompus par un gémissement aigu et pénétrant. F'lar prêta l'oreille un moment, puis haussa les épaules en souriant.

« Encore une femelle dragon vert en chaleur. »

— « Voilà justement un autre point que vos Archives encyclopédiques ne mentionnent jamais. Comment se fait-il que seul le dragon d'or puisse reproduire

? »

F'lar n'essaya même pas de réprimer un gloussement grivois.

« Eh bien, tout d'abord, la pierre de feu rend stérile. S'il ne mâchait jamais la pierre de feu, un dragon vert pourrait pondre, mais, au mieux, il ne produirait que de petits spécimens, et ce sont des grands qu'il nous faut. Et ensuite (son gloussement fit place à un sourire gaillard), si les dragons verts pouvaient se reproduire, étant donné leur grand nombre et leur tempérament amoureux, nous serions submergés par les dragons en un rien de temps ! »

Un second gémissement fit suite au premier, puis un bourdonnement rythmé se fit entendre, comme transmis par les pierres mêmes du Weyr.

La surprise faisant rapidement place à la stupéfaction triomphante sur le visage de F'lar, il se rua dans le passage.

« Que se passe-t-il ? » demanda Lessa, relevant ses jupes pour courir après lui. «

Qu'est-ce que ça veut dire ? »

Le bourdonnement, qui résonnait partout, était assourdissant dans le Weyr de la Reine. Lessa s'aperçut que Ramoth n'était pas là. Elle entendit les bottes de F'lar claquer dans le passage menant à la corniche.

Le gémissement était si aigu qu'il en était maintenant inaudible, mais continuait à ébranler les nerfs. Troublée, effrayée, Lessa suivit F'lar.

Le temps qu'elle atteigne la corniche, le Bassin fourmillait de dragons en vol, se dirigeant vers l'entrée de l'Aire d'Éclosion, haut dans la falaise. Tous les gens du Weyr, chevaliers, femmes et enfants, poussant tous des cris excités, traversaient le Bassin, vers l'entrée inférieure de l'Aire.

Elle aperçut F'lar courant vers l'entrée, lui cria de l'attendre, mais dans tout le tintamarre il ne l'entendit pas.

Fulminant d'avoir à descendre le grand escalier puis remonter de l'autre côté de l'Aire de Pâture vers l'Aire d'Éclosion, Lessa réalisa qu'elle, la Dame du Weyr, arriverait la dernière.

Pourquoi Ramoth s'était-elle montrée si dissimulée à propos de sa ponte ? Ne se sentait-elle pas assez proche de sa compagne pour la vouloir près d'elle en ce moment ?

Un dragon sait ce qu'il a à faire, l'informa calmement Ramoth.

Tu aurais pu me prévenir, gémit Lessa, se sentant honteusement dupée.

Quoi, au moment même où F'lar discourait complaisamment à propos de pontes record et des trois mille dragons, cet exaspérant dragon-enfant réalisait sa prédiction !

L'humeur de Lessa n'alla pas en s'améliorant quand elle se remémora une autre remarque de F'lar, à propos de la température de l'Aire d'Éclosion. A l'instant où elle entra dans la gigantesque caverne, elle sentit la chaleur brûlante à travers ses sandales. Tout le monde s'était rangé en demi-cercle à l'autre bout de la caverne.

Et tout le monde dansait d'un pied sur l'autre. Et comme Lessa était petite, cela diminuait encore ses chances de voir ce que Ramoth avait pondu.

« Laissez-moi passer ! » dit-elle d'un ton impérieux en tapant du poing sur le large dos de deux grands chevaliers.

A contrecœur, on lui ouvrit un passage, et elle traversa la foule, sans regarder ni à droite ni à gauche tous les gens du Weyr surexcités. Elle était furieuse, troublée, blessée, et elle savait qu'elle était ridicule car la chaleur du sable l'obligeait à marcher à petits pas pressés et minaudiers.

Elle s'arrêta, les yeux dilatés de stupéfaction à la vue de la masse d'œufs qui s'étalait devant elle, et oublia aussitôt qu'elle se brûlait les pieds.

Ramoth était roulée en boule autour de ses œufs, l'air fort content d'elle-même.

Elle aussi n'arrêtait pas de remuer, ouvrant et refermant une aile protectrice sur ses œufs, de sorte qu'il était difficile de les compter.

Personne ne va te les prendre, espèce de sotte, alors, cesse de t'agiter !

Docilement, Ramoth replia ses ailes. Toutefois, pour soulager son angoisse maternelle, elle tendit la tête au-dessus du cercle des œufs mouchetés et luisants, surveillant du regard toute la caverne, sortant et rentrant vivement sa langue fourchue.

Un immense soupir balaya la caverne comme une bourrasque. Car, maintenant que Ramoth avait replié les ailes, on voyait luire, au milieu des œufs mouchetés, un œuf du plus bel or. Un œuf de Reine !

« Un œuf de Reine ! »

Ce cri s'éleva simultanément d'une centaine de poitrines. L'Aire d'Éclosion résonnait de mille cris de joie et d'exultation.

Quelqu'un saisit Lessa, la fit pivoter sur elle-même, emporté par l'excès de sa joie. Un baiser atterrit dans le voisinage de sa bouche. Elle avait à peine retrouvé son équilibre que quelqu'un d'autre l'embrassait ; elle pensa que c'était Manora, puis, ballottée et portée par la foule en délire qui la congratulait, elle finit par se balancer en une sorte de danse, moitié pour échapper à l'enthousiasme général, moitié pour soulager ses pieds endoloris par le sable brûlant.

Elle s'arracha enfin à la foule enthousiaste et courut vers Ramoth. Elle s'arrêta pile devant les œufs. Les coquilles avaient l'air flasques et on percevait leur pulsation. Pourtant, elle aurait juré qu'elles étaient dures le jour où elle avait donné l'Empreinte à Ramoth. Elle aurait voulu en toucher un, pour s'en assurer, mais elle n'osait pas.

Tu peux toucher, dit Ramoth avec condescendance.

Et elle caressa de la langue l'épaule de Lessa.

L'œuf était doux au toucher, et Lessa retira vivement sa main, de crainte de l'abîmer.

La chaleur le durcira, dit Ramoth.

« Ramoth, comme je suis fière de toi », soupira Lessa, regardant avec adoration les grands yeux iridescents qui brillaient de fierté. « Tu es la plus magnifique Reine de tous les temps. Je suis sûre que tu repeupleras tous les Weyrs en dragons. J'en suis vraiment sûre. »

Ramoth inclina la tête avec une royale dignité, puis se mit à la balancer au-dessus des œufs, comme pour les protéger. Soudain, elle commença à siffler et se leva en battant l'air de ses ailes, avant de s'accroupir dans le sable pour y pondre un autre œuf.

Les gens du Weyr, mal à l'aise sur le sable brûlant, commençaient à quitter l'Aire d'Éclosion maintenant qu'ils avaient rendu hommage à l'arrivée de l'Œuf d'Or. La ponte d'une Reine durait toujours plusieurs jours, de sorte qu'il était inutile d'attendre davantage.

Déjà sept œufs se trouvaient près de l'Œuf d'Or, et cela laissait bien présager du total. On prenait déjà des paris tandis que Ramoth pondait le neuvième œuf moucheté.

« Par notre mère à tous, c'est exactement ce que j'avais prédit », dit la voix de F'lar à l'oreille de Lessa. « Un œuf de Reine. Et je parie qu'il y aura au moins dix bronze. »

Elle leva les yeux sur lui, à ce moment en complète harmonie avec le Chef du Weyr. Et elle remarqua Mnementh, fièrement couché sur une corniche, et qui regardait sa compagne avec affection. Impulsivement, Lessa posa la main sur le bras de F'lar :

« F'lar, maintenant, je vous crois. »

« Maintenant seulement ? » la taquina-il.

Mais il avait un large sourire, et ses yeux brillaient de fierté.

Homme du Weyr, garde ; homme du Weyr, attends,

Et avec chaque Révolution apprends.

Le plus froid est peut-être le plus ancien ;

A toi de trouver le droit, de trouver le vrai, le bien.

S'il est vrai que les ordres de F’lar, au cours des mois qui suivirent, provoquèrent des discussions et des murmures sans fin parmi les gens du Weyr, il faut dire qu'ils ne semblèrent à Lessa que les suites logiques de la discussion qu'ils avaient eue après que Ramoth eut fini sa ponte, qui atteignit le beau total de quarante et un œufs.

F'lar faisait toutes les entorses possibles à la Tradition, et ce faisant, ne froissait pas que les sentiments conservateurs de R'gul.

Par aversion des doctrines périmées, contre lesquelles elle s'était elle-même irritée lorsque R'gul commandait, et par respect pour l'intelligence de F'lar, Lessa le soutenait sans restriction. Elle n'aurait peut-être pas tenu la promesse qu'elle lui avait faite de croire avec lui jusqu'au printemps si elle n'avait pas vu ses prédictions se vérifier, l'une après l'autre. Toutefois, elles n'étaient pas basées sur des prémonitions, dont elle se méfiait après sa remontée du temps interstitiel, mais sur des faits prouvés.

Dès que les coquilles des œufs se furent durcies et que Ramoth eut mis à part des œufs mouchetés son œuf de Reine, pour le couver avec un soin spécial, F'lar amena les candidats chevaliers sur l'Aire d'Eclosion. Traditionnellement, les candidats voyaient les œufs pour la première fois le jour de l'Empreinte. A ce précédent, F'lar en ajouta d'autres : parmi les soixante candidats, très peu étaient nés au Weyr, et la plupart approchaient de leurs vingt Révolutions. Les candidats devaient s'habituer aux œufs, les toucher, les caresser, bref, se faire à l'idée que de jeunes dragons sortiraient de ces œufs, attendant avec impatience de subir l'Empreinte. F'lar pensait qu'une telle pratique pourrait diminuer les accidents durant l'Empreinte, où les jeunes gens étaient souvent trop terrorisés pour faire place nette devant les maladroits dragons qui arrivaient sur eux.

F'lar demanda aussi à Lessa de persuader Ramoth de laisser Kylara approcher de son précieux Œuf d'Or. Elle sevra son bébé avec empressement, et se mit à passer des heures auprès de l'Œuf d'Or, sous la direction de Lessa. Malgré un certain attachement pour T'bor, Kylara manifestait ouvertement la préférence qu'elle ressentait pour la compagnie de F'lar. Aussi, Lessa prit-elle un soin tout spécial de seconder les projets de F'lar concernant Kylara, car cela supposait qu'elle irait vivre au Weyr du Fort, avec la nouvelle Reine.

L'idée de F'lar de faire appel à ces natifs des Forts pour l'Empreinte présenta également un avantage accessoire. Peu avant l'Éclosion et l'Empreinte, Lytol, le Régent désigné du Fort de Ruatha, leur dépêcha un autre message.

« On dirait vraiment qu'il adore envoyer de mauvaises nouvelles », remarqua Lessa à qui F'lar avait donné le parchemin.

— « Il est d'humeur sombre », acquiesça F'nor, qui avait rapporté le message. «

Je plains ce pauvre enfant d'avoir à vivre avec un tel pessimiste. »

Lessa fronça les sourcils. Elle n'aimait toujours pas qu'on fasse allusion devant elle au fils de Dame Gemma, maintenant Seigneur de son Fort héréditaire.

Toutefois... puisqu'elle avait causé, quoique involontairement, la mort de sa mère et qu'elle ne pouvait pas à la fois être Dame du Weyr et gouverner un Fort, il était logique que Jaxom, fils de Dame Gemma, fût Seigneur de Ruatha.

« Pourtant » dit F'lar, « je lui suis reconnaissant de ses avertissements. Je me doutais bien que Meron chercherait à nous créer des ennuis. »

— « Il a le regard fuyant, comme Fax », remarqua Lessa.

— « Regard fuyant ou pas, il est dangereux », répondit F'lar. « Et je ne peux pas lui permettre de continuer à répandre le bruit que nous choisissons des jeunes gens de la Lignée pour affaiblir délibérément les grandes Familles. »

— « Et d'ailleurs, il y a plus de fils d'artisans que de fils de Seigneurs », dit F'nor avec dédain.

— « Et il est déplaisant qu'il élève des doutes sur l'existence des Fils », dit Lessa d'un air sombre.

F'lar haussa les épaules.

« Ils tomberont le moment venu. Remerciez le ciel que le temps se maintienne au froid. Quand le temps se réchauffera, si les Fils ne tombent toujours pas, là, je commencerai à être inquiet. »

Il sourit à Lessa, lui rappelant tacitement sa promesse.

F'nor s'éclaircit la gorge avec embarras et détourna le regard.

« Toutefois », continua vivement le Chef du Weyr, « je suis en mesure de faire quelque chose à propos de son autre accusation. »

Aussi, lorsqu'il devint évident que les œufs étaient sur le point d'éclore, rompit-il avec une autre Tradition séculaire, et envoya-t-il chercher les pères des jeunes candidats, fils de Seigneurs ou d'artisans des Forts.

Les gens du Weyr et des Forts, assemblés sur les gradins au-dessus de l'Aire d'Éclosion, remplissaient presque l'immense caverne. Cette fois, se dit Lessa, la scène n'était plus entourée d'une aura de terreur. Les jeunes candidats étaient tendus, certes, mais en aucune façon fous de peur à la vue des œufs qui tressautaient et éclataient. Quand les dragonnets surgirent de leurs coquilles, chancelants et maladroits, il sembla à Lessa qu'ils regardaient délibérément les jeunes visages impatients autour d'eux, comme s'ils avaient déjà subi une pré-

Empreinte ; les jeunes gens, ou bien leur firent place, ou bien avancèrent résolument vers le dragonnet roucoulant qui les choisissait. L'Empreinte fut rapide et sans accident. Trop rapide, pensa Lessa, comme la procession triomphale de dragonnets titubants et de fiers aspirants chevaliers sortait en désordre de l'Aire d'Éclosion pour se diriger vers les baraques.

La jeune Reine surgit de sa coquille et se dirigea résolument vers Kylara qui, sûre d'elle, l'attendait de pied ferme sur le sable brûlant. Les dragons présents bourdonnèrent leur approbation.

Ce soir-là, Lessa dit à F'lar d'une voix déçue : « Tout s'est passé trop vite. »

Il eut un rire indulgent, s'accordant une rare soirée de détente, maintenant qu'une autre étape était franchie comme il l'avait prévu. On avait ramené chez eux les gens des Forts, stupéfaits, abasourdis, et impressionnés par le Weyr et le Chef du Weyr.

« C'est parce que, cette fois-ci, vous étiez spectatrice », remarqua-t-il en repoussant une boucle de Lessa qui lui cachait son profil.

Il se remit à rire. « Vous avez remarqué que Naton... »

— « N'ton », le corrigea-t-elle.

— « Oui, N'ton, d'accord, a donné l'Empreinte à un bronze. »

— « Exactement comme vous l'aviez prédit », dit-elle, avec une pointe de brusquerie.

— « Et Kylara est Dame du Weyr pour Pridith. » Lessa ne fit aucun commentaire sur ce dernier point et fit de son mieux pour ignorer le rire de F'lar.

« Je me demande quel bronze la couvrira », murmura-t-il.

— « Il vaudrait mieux que ce soit Orth, le bronze de T'bor », dit Lessa, frémissante.

Il lui répondit de la seule façon permise à un galant homme.

Poussière noire et givrée,

Monte dans l'air glacé.

Poussière, descends de l'espace

Comme l'Étoile Rouge passe. . .

Lessa se réveilla brusquement, la tête lourde, les yeux brouillés, la bouche sèche.

Elle eut l'impression fugitive d'un cauchemar terrible qu'elle n'arrivait pas à se rappeler. De la main, elle rejeta ses cheveux en arrière, et fut étonnée de constater qu'elle était inondée de sueur.

« F'lar ? » appela-t-elle d'une voix hésitante.

De toute évidence, il s'était levé très tôt.

« F'lar », cria-t-elle encore, plus haut.

Il arrive, l'informa Mnementh.

Lessa perçut que le dragon venait d'atterrir sur la corniche. Elle sonda Ramoth, et s'aperçut que la Reine, elle aussi, s'était vu tourmenter par des rêves informes et terrifiants. Le dragon sortit un instant de son sommeil, puis se rendormit profondément.

Troublée par ses craintes imprécises, Lessa se leva et s'habilla, renonçant à son bain pour la première fois depuis qu'elle était arrivée au Weyr.

Elle commanda le petit déjeuner par le monte-charge, puis, en attendant, tressa ses cheveux d'une main preste.

Le plateau surgit sur la plate-forme juste comme F'lar entrait, en regardant Ramoth par-dessus son épaule. « Qu'est-ce qu'elle a ? »

— « Elle perçoit mes cauchemars. Je me suis réveillée inondée de sueurs froides. »

— « Pourtant, vous dormiez d'un sommeil paisible quand je suis sorti donner leurs ordres aux patrouilles. Vous savez, les jeunes dragons grandissent si vite qu'ils sont déjà capables de vols limités. Ils ne font que manger et dormir et c'est... »

— « ... c'est ce qui permet à un dragon de grandir », termina Lessa en buvant pensivement son klah brûlant. « Je suppose que vous allez surveiller leur entraînement de très près, non ? »

— « Vous voulez dire : pour éviter qu'ils ne remontent le temps interstitiel par inadvertance ? Certainement », l’assura-t-il. « Je ne tiens pas à ce que des chevaliers étourdis se mettent à surgir partout et nulle part à l'aveuglette. »

— « En tout cas, ce n'est pas ma faute si on ne m'a pas appris à voler assez tôt », dit-elle avec la douceur suave qu'elle prenait quand elle était particulièrement malveillante. « Si l'on m'avait entraînée depuis le jour de l'Empreinte jusqu'à celui de mon premier vol, je n'aurais jamais découvert ce tour de passe-passe. »

— « C'est bien vrai », dit-il avec solennité.

— « Mais vous savez, F'lar, si je l'ai découvert, quelqu'un doit bien l'avoir découvert avant moi, et quelqu'un d'autre peut le découvrir après moi. Si ce n'est déjà fait. »

F'lar but une gorgée de klah, faisant la grimace comme le liquide bouillant lui brûlait la langue.

« Je ne sais pas comment m'en assurer discrètement. Ce serait de la sottise de penser que nous sommes les premiers. Après tout, il s'agit d'un don inné chez les dragons sinon vous n'auriez jamais pu réaliser cet exploit. »

Lessa fronça les sourcils, puis soupira en haussant les épaules.

« Allez-y », l'encouragea-t-il.

— « Eh bien, serait-il possible que notre conviction commune concernant l'imminence de la venue des Fils s'expliquât par la remontée dans le temps de l'un de nous, à une époque où les Fils tombaient ? Je veux dire... »

— « Ma chère enfant, nous avons déjà analysé sous tous les angles la moindre de nos pensées et de nos actions, et même votre rêve de ce matin vous a bouleversée, quoiqu'il soit dû, de toute évidence, à tout le vin que vous avez bu hier soir, au point que nous serions incapables de reconnaître un honnête pressentiment, s'il lui arrivait de prendre forme humaine et de venir nous frapper en pleine figure. »

— « Je ne peux pas m'empêcher de penser que cette capacité de remonter le temps interstitiel est d'une importance cruciale », dit-elle avec conviction.

— « C'est cela, ma chère, un honnête pressentiment. »

— « Mais pourquoi ? »

— « Non, pas pourquoi », la corrigea-t-il d'un air énigmatique. « Quand. »

Au tréfonds de son esprit, il sentait vaguement qu'une idée cherchait à prendre forme. Il essaya de se concentrer pour la préciser, quand Mnementh lui annonça que F'nor rentrait au Weyr.

« Que vous arrive-t-il ? » demanda F'lar à son demi-frère, qui rentrait, crachant et toussant, à demi étouffé et le visage cramoisi.

— « La poussière... » dit-il au milieu d'une quinte de toux, claquant ses gants de vol et ses manches sur sa poitrine pour en faire tomber la poussière. « De la poussière en masse mais pas de Fils », ajouta-t-il avec un grand geste éloquent.

Il brossa ses étroites culottes en peau de gueyt, fronçant les sourcils en voyant l'épaisse poussière noire qui en tombait.

F'lar sentit tous les muscles de son corps se raidir à la vue des particules noires qui voletaient de toute part.

« Où avez-vous ramassé toute cette poussière ? » demanda-t-il.

F'nor le regarda, légèrement surpris.

« Patrouille météorologique à Tillek. Ces derniers temps, des tempêtes de poussière se sont abattues sur tout le nord de cette région. Mais je venais plutôt pour... »

Il s'interrompit, alarmé par l'immobilité tendue de F'lar.

« Mais qu'est-ce qu'il y a avec la poussière ? » demanda-t-il d'une voix perplexe.

F'lar tourna les talons et se rua dans l'escalier menant à la Salle des Archives, suivi de près par Lessa, tandis que F'nor, loin derrière, fermait la marche.

« Vous avez dit Tillek ? » aboya F'lar à l'adresse de son second.

Il dégageait fiévreusement la table où il étala quatre cartes.

« Depuis quand ces tempêtes ont-elles commencé ? Pourquoi ne m'avez-vous pas prévenu ? »

— « Vous prévenir des tempêtes de poussière ? C'étaient les masses d'air chaud qui vous intéressaient. »

— « Depuis quand ces tempêtes durent-elles ? » répéta F'lar d'une voix cassante.

— « Près d'une semaine. »

— « Près de, qu'est-ce que ça veut dire ? »

— « La première a été repérée dans le nord de Tillek il y a six jours. Et on en a enregistré à Bitra, Telgar-Nord, Crom et dans les Hautes Terres », répondit F'nor avec concision.

Il regarda Lessa, espérant qu'elle pourrait lui fournir une explication, mais elle aussi examinait les quatre étranges cartes. Il essaya de comprendre pourquoi des bandes horizontales et verticales se trouvaient surimposées à la masse continentale de Pern, mais sans succès.

F'lar faisait des calculs en hâte, repoussant les cartes l'une après l'autre.

« Cela me touche de trop près pour que je puisse réfléchir, voir et comprendre clairement », grogna le Chef du Weyr en jetant rageusement son stylet.

— « Mais vous n'aviez parlé que des masses d'air chaud », s'entendit prononcer F'nor d'un ton humble, conscient d'avoir déçu l'attente de son chef.

F'lar secoua la tête avec impatience.

« Ce n'est pas votre faute, F'nor, c'est la mienne. J'aurais dû vous le dire. Je savais pourtant que c'était un coup de chance que le temps se maintienne au froid si longtemps. »

Il posa ses deux mains sur les épaules de F'nor, le regardant droit dans les yeux.

« Les Fils sont tombés », lui annonça-t-il gravement. « Tombés dans l'air froid, ils sont devenus durs et cassants, et le vent les a dispersés (il imita le claquement de doigts de F'nor) sous forme de poussière noire. »

— « Poussière noire et givrée », cita Lessa. « Dans la Ballade de Moreta, le chœur ne parle que de poussière noire. »

— « J'aime mieux ne pas entendre parler de Moreta en ce moment », grogna F'lar en se penchant sur ses cartes. « Elle pouvait parler à tous les dragons des Weyrs. »

— « Mais moi aussi ! » protesta Lessa.

Lentement, comme s'il n'en croyait pas ses oreilles, F'lar se tourna vers Lessa.

« Qu'est-ce que vous venez de dire ? »

— « J'ai dit que je pouvais parler à tous les dragons du Weyr. »

Sans la quitter des yeux, assommé de stupéfaction, F'lar se laissa tomber sur la table.

« Et depuis quand », parvint-il enfin à dire, « avez-vous ce don particulier ? »

Quelque chose dans son ton et ses manières fit rougir et bredouiller Lessa, comme un jeune aspirant pris en faute.

« Je... j'ai toujours su. A commencer par le gueyt de garde de Ruatha », dit-elle avec un geste vague dans la direction présumée du Fort de Ruatha. « Et j'ai parlé à Mnementh à Ruatha. Et... quand je suis arrivée ici, j'ai pu... »

Sa voix mourut sous le regard accusateur et froid de F'lar. Accusateur, et pire, méprisant.

« Je croyais que vous aviez accepté de m'aider, de croire en moi. »

— « Je suis vraiment désolée, F'lar. Il ne m'est jamais venu à l'idée que cela pouvait être utile pour personne, sauf pour... »

F'lar bondit sur ses pieds, les yeux flamboyants.

« Il y a un problème que je n'arrivais pas à résoudre : comment diriger les escadrilles et rester en contact avec le Weyr pendant une attaque : comment obtenir en temps voulu des renforts et de la pierre de feu. Et vous... toujours rancunière, vous n'avez pas bougé, et vous m'avez caché... »

— « Je ne suis pas rancunière ! » cria-t-elle. « J'ai dit que j'étais désolée. C'est vrai. Mais vous, avec votre suffisance, vous avez la sale habitude de toujours garder pour vous ce que vous pensez. Comment pouvais-je savoir que vous ne possédiez pas ce don ? Vous êtes F'lar, le Chef du Weyr, vous pouvez faire tout ce que vous voulez. Seulement, vous ne valez pas mieux que R'gul, parce que vous ne me dites jamais la moitié des choses que je devrais savoir... »

F'lar tendit les bras et la secoua jusqu'à ce qu'elle se taise.

« Assez ! Nous n'avons pas de temps à perdre à nous disputer comme des enfants. »

Puis, ses yeux se dilatèrent et il resta bouche bée.

« Du temps à perdre ? C'est ça. »

— « Remonter le temps interstitiel ? » haleta Lessa.

— « Remonter le temps interstitiel ! » F'nor était complètement ahuri. « Mais de quoi parlez-vous, tous les deux ? »

— « Les Fils ont commencé à tomber sur Nerat à l'aube », dit F'lar, le regard brillant, le geste décidé.

F'nor sentait ses entrailles se nouer d'appréhension. Sur Nerat à l'aube ? Alors les forêts devaient être anéanties. A la pensée du danger, il frissonna de la tête aux pieds.

« Et c'est pourquoi nous allons y retourner, en remontant le temps interstitiel, pour être là quand les Fils ont commencé à tomber, il y a deux heures. F'nor, non seulement les dragons peuvent aller à l'endroit que nous leur disons par l'Interstice, mais ils peuvent aussi aller à l'époque que nous leur indiquons ! »

— « L'endroit ? L'époque ? » répéta F'nor, abasourdi. « Cela peut être dangereux. »

— « Oui, mais aujourd'hui, c'est le seul moyen de sauver Nerat. Maintenant, Lessa (et F'lar se remit à la secouer, cette fois avec fierté et affection), ordonnez à tous les dragons de sortir, les jeunes, les vieux, tous ceux qui sont en état de voler. Dites-leur de se charger de sacs de pierre de feu. Je ne sais pas si vous pouvez parler à travers le temps... »

— « Mon rêve, ce matin... »

— « Peut-être. Mais pour le moment, réveillez tout le Weyr. »

Il se tourna vivement vers F'nor.

« Si les Fils tombent... sont tombés... sur Nerat à l'aube, ils doivent juste commencer à tomber sur Keroon et Ista en ce moment. Allez à Keroon avec deux escadrilles. Réveillez les Forts. Qu'ils enflamment les fosses à feu. Prenez avec vous quelques aspirants et envoyez-les à Igen et Ista. Ces Forts ne sont pas en danger aussi immédiat que Keroon. Je vous rejoindrai aussi vite que possible.

Et... que Canth reste en contact avec Lessa. »

D'une tape sur l'épaule, F'lar congédia son demi-frère. Le chevalier-brun avait trop l'habitude d'exécuter les ordres pour se mettre à argumenter.

« Mnementh dit que R'gul est officier-instructeur et qu'il voudrait savoir... »

commença Lessa.

— « Venez vite ! » dit F'lar, les yeux brillants d'excitation.

Il prit ses cartes et la poussa devant lui dans l'escalier.

Ils arrivèrent dans le Weyr à l'instant où R'gul et T'sum y entraient. Cette consommation inhabituelle faisait murmurer R'gul.

« Hath m'a dit de me présenter au rapport », se plaignit-il. « C'est quand même un peu fort d'entendre son propre dragon... »

— « R'gul, T'sum, rassemblez vos escadrilles ! Chargez-les d'autant de pierre de feu que les dragons pourront porter, et groupez-vous au-dessus de la Pierre de l'Étoile. Je vous rejoindrai dans quelques minutes. Nous allons à Nerat à l'aube.

»

— « Nerat. Je suis officier de garde, pas de patrou... »

— « Ce n'est pas une patrouille », coupa F'lar.

— « Mais, Chef », intervint T'sum, « l'aube à Nerat, c'était il y a deux heures, comme ici. »

— « Et c'est à ce moment-là que nous retournons, chevaliers-bruns. Nous avons découvert que les dragons, dans l'Interstice, peuvent voler aussi bien dans le temps que dans l'espace. A l'aube, les Fils sont tombés sur Nerat. Nous allons remonter le temps interstitiel pour les calciner en plein ciel. »

F'lar ne prêta aucune attention à R'gul qui demandait des explications d'une voix bredouillante. Pendant ce temps, T'sum saisissait des sacs de pierre de feu et se ruait vers la corniche où l'attendait Munth.

« Allez donc, vieux fou », dit Lessa à R'gul avec irritation. « Les Fils sont là.

Vous aviez tort. Maintenant, conduisez-vous comme un chevalier-dragon, ou allez dans l'Interstice et restez-y. »

Ramoth, réveillée par toute cette agitation, poussa R'gul de son immense tête, et l'ancien Chef du Weyr reprit ses esprits. Sans un mot, il suivit T'sum dans le passage.

F'lar avait endossé sa lourde tunique en peau de gueyt et enfilait vivement ses bottes de vol.

« Lessa, n'oubliez pas d'envoyer des messages à tous les Forts. Cette attaque prendra fin dans quatre heures d'ici à peu près. Elle ne dépassera pas Ista, vers l'ouest. Mais je veux que tous les Forts soient prévenus. »

Elle hocha la tête, le regardant avec attention pour ne pas perdre un mot de ce qu'il disait.

« Heureusement, l'Étoile Rouge ne fait que commencer son Passage, de sorte que la prochaine attaque ne surviendra pas avant plusieurs jours. J'en calculerai le moment quand je reviendrai. Maintenant, dites à Manora d'organiser les femmes. Qu'elles préparent des seaux d'onguents. Les dragons reviendront brûlés, et ce sera douloureux. Encore plus important : si quelque chose tournait mal, vous devez attendre qu'un bronze ait au moins un an pour couvrir Ramoth...

— « Seul Mnementh couvrira Ramoth, et aucun autre ! » cria-t-elle, le regard farouche.

F'lar l'écrasa contre lui, lui broyant la bouche contre la sienne, comme s'il pouvait emporter avec lui à la fois toute sa douceur et toute sa force. Il la lâcha si brusquement qu'elle se cogna à Ramoth.

Elle s'appuya un moment contre son dragon, autant pour se soutenir que pour se rassurer.

Enfin, si Mnementh arrive à m'attraper, corrigea Ramoth avec suffisance.

Virez et volez

Ou saignez et brûlez.

Plongez dans l'Interstice,

Veillez, dans la région propice

Avec les dragons bronze et bruns, verts et bleus

Sur les Fils mortels descendus des cieux.

Courant vers la corniche, des sacs de pierre de feu ballottant contre ses cuisses, F'lar réalisa soudain qu'il n'avait pas perdu son temps au cours de toutes les ennuyeuses patrouilles qu'il avait faites, et grâce auxquelles il connaissait tous les Forts et tous les paysages de Pern. Il voyait clairement Nerat dans son esprit.

Il voyait les clématites grimpantes, si nombreuses dans les forêts en cette saison.

Leurs frondaisons ivoirines brilleraient aux premiers rayons du soleil comme des yeux de dragons entre les feuillages drus.

Mnementh, les yeux brillants d'excitation, batifolait près de la corniche. F'lar s'élança sur son cou.

Le Weyr grouillait d'activité, d'escadrilles multicolores, et résonnait de cris, d'ordres et de contre-ordres. L'atmosphère était électrique, mais F'lar ne discernait aucune panique dans cette confusion ordonnée. Dragons et chevaliers prenaient leur vol de toutes les ouvertures des falaises autour du Bassin. En bas, les femmes se hâtaient d'une Caverne Inférieure à l'autre. Les enfants qui jouaient près du Lac furent chargés d'aller ramasser du bois pour le feu. Les aspirants, sous la surveillance du vieux C'gan, se mettaient en formation devant leurs baraques. Levant les yeux vers le Pic, F'lar se sentit satisfait de l'ordre impeccable régnant dans les escadrilles. Sous ses yeux, une autre escadrille se mit en formation. Il reconnut le brun Canth, F'nor monté sur son cou, juste au moment où l'escadrille tout entière s'évanouissait en l'air.

Il ordonna à Mnementh de prendre son vol. Le vent était froid et vaguement humide. Neige tardive ? C'était le moment ou jamais.

Les escadrilles de R'gul et T'bor se déployèrent sur sa gauche, celles de T'sum et D'nol sur sa droite. Il remarqua que tous les dragons étaient lourdement chargés de sacs de pierre de feu. Puis il transmit à Mnementh la visualisation d'un paysage de printemps à Nerat, juste avant l'aube, les clématites luisant doucement dans les forêts, et la mer déferlant sur les hauts-fonds.

Il ressentit le froid atroce de l'Interstice. Et il ressentit aussi un doute. Était-ce bien judicieux de les envoyer tous à une mort possible dans l'Interstice, dans cet effort pour devancer les Fils à Nerat ?

Puis, soudain, ils se retrouvèrent tous ensemble, dans le crépuscule du matin, annonciateur du jour. Un vent embaumé, chargé de toutes les odeurs pulpeuses de la forêt, soufflait sur eux. Un vent tiède, et c'est cela qui était effrayant. Il leva les yeux vers le nord. L'Étoile Rouge scintillait, menaçante, à l'horizon.

Les hommes, ayant réalisé ce qui se passait, poussaient des cris d'étonnement.

Mnementh dit à son maître que les dragons étaient un peu étonnés du tapage de leurs maîtres.

« Écoutez-moi, chevaliers-dragons ! » cria F'lar, d'une voix dure et déformée par l'effort qu'il faisait pour se faire entendre de tous.

Il attendit que les hommes se fussent rapprochés autant qu'il leur était possible.

Il dit à Mnementh de transmettre les informations aux dragons. Puis il expliqua ce qu'ils avaient fait, et pourquoi. Tout le monde garda le silence, mais, d'une bête à l'autre, ils se regardaient, nerveux.

Avec autorité, il ordonna aux chevaliers-dragons de se former en quinconce et de s'étager en altitude à cinq ailes de distance.

Le soleil se leva.

Sur la mer, comme une brume de plus en plus épaisse, silencieux, scintillants, perfides, les Fils tombaient. Ils étaient gris argent. Ces spores avaient traversé l'espace, et leurs petits ovales durs s'étiraient en filaments grossiers lorsqu'ils pénétraient dans la chaude atmosphère de Pern. Doués d'une sorte d'intelligence, ils se trouvaient éjectés de leur planète stérile en direction de Pern, pluie hideuse en quête des matières organiques nécessaires à sa nourriture. Un seul Fil s'enfonçant dans un sol fertile y pénétrait à de grandes profondeurs, s'y multipliait par milliers dans la terre chaude, la transformant en un désert de poussière noire. Le Continent Méridional de Pern s'était ainsi vu dévasté. Les véritables parasites de Pern, c'étaient les Fils.

Un rugissement poussé à la fois par quatre-vingts chevaliers et leurs bêtes retentit au-dessus des hauteurs verdoyantes de Nerat, comme si les Fils pouvaient entendre ce défi qu'on leur lançait, pensa F'lar en lui-même.

Tous ensemble, les dragons tournèrent leurs têtes triangulaires vers leurs maîtres qui leur mettaient de la pierre de feu dans la gueule. Les immenses mâchoires broyaient les quartiers de roc ; les dragons avalaient les fragments et réclamaient sans relâche de la pierre de feu. Dans leur sein, les acides attaquaient la pierre et la transformaient en phosphine. Alors, les dragons crachaient les gaz empoisonnés qui, s'enflammant instantanément au contact de l'air, calcinaient les Fils en plein ciel. Et les brûlaient dans le sol.

Dès l'instant où les Fils se mirent à tomber sur le rivage de Nerat, l'instinct des dragons prit la relève.

L'admiration que F'lar avait toujours portée à son compagnon-bronze atteignit de nouveaux sommets. Battant l'air à grands coups de ses puissantes ailes, Mnementh s'élevait à des hauteurs vertigineuses, crachant des flammes à la rencontre des Fils mortels. Les émanations rabattues par le vent faillirent étouffer F'lar, qui pensa enfin à se coucher sur le col de sa monture, sous le vent.

L'aile effleurée par un Fil, Mnementh poussa un gémissement de douleur.

Instantanément, F'lar et Mnementh disparurent dans le froid, les ténèbres et le calme de l'Interstice. Le Fil, gelé, se désintégra. En une fraction de seconde, ils étaient de nouveau à leur poste, affrontant les Fils.

Tout autour de lui, F'lar voyait les dragons disparaître dans l'Interstice et réapparaître aussitôt, crachant les flammes, s'élevant à des hauteurs vertigineuses puis se laissant tomber en piqué. A mesure que la bataille continuait et les entraînait vers l'intérieur de Nerat, F'lar se mit à distinguer la stratégie présidant aux mouvements instinctifs d'attaque et de retraite des dragons. Et des Fils. Car, contrairement à ce qu'il avait déduit de l'étude des Archives, les Fils tombaient en amas. Pas comme la pluie, en un rideau dense et régulier, mais comme des flocons de neige, ici et là, puis soudain tous agglutinés d'un côté par le vent. Jamais avec la fluidité que suggérait leur nom.

Un amas était repéré. Le dragon s'élevait, crachant le feu. Et on avait la joie intense de voir la masse menaçante se ratatiner convulsivement. Parfois, un amas tombait entre deux dragons. L'un d'eux signalait qu'il passait à l'attaque, et plongeait pour calciner les Fils.

Graduellement, les chevaliers-dragons se mirent à survoler les forêts, à la verdure si dense et si alléchante. F'lar préférait ne pas penser aux ravages que pourrait causer un seul Fil s'enfonçant dans ce sol fertile. Il prit la décision de renvoyer une escadrille inspecter le sol pouce par pouce, en rase-mottes. Un seul Fil, un seul, pouvait à tout jamais fermer les yeux d'ivoire de toutes les lumineuses clématites des forêts.

Quelque part sur sa gauche, un dragon rugit de douleur. Avant qu'il ait pu identifier la bête, elle avait disparu dans l'Interstice. F'lar entendit d'autres cris de souffrance, poussés par les chevaliers aussi bien que par leurs bêtes. Puis il ferma les oreilles à ces cris et se concentra, comme les dragons, sur l'instant présent. Plus tard, Mnementh se souviendrait-il de ces cris perçants ? F'lar aurait voulu pouvoir les oublier aussitôt.

Lui, F'lar, le chevalier-bronze, se sentait soudain inutile. C'étaient les dragons qui livraient cette bataille. Ils pouvaient encourager leurs bêtes, les réconforter quand elles se trouvaient brûlées par les Fils, mais ils dépendaient de leur instinct et de leur vitesse.

Un feu brûlant cautérisa la joue de F'lar, rongeant son épaule comme un acide...

Un cri d'agonie s'échappa de ses lèvres. Mnementh les plongea aussitôt dans le froid bienfaisant de l'Interstice. Il s'attaqua aux fils d'une main frénétique, les sentit durcir et casser sous ses doigts dans le froid intense de l'Interstice.

Révolté, il tapa sur ses blessures encore brûlantes. De retour dans l'air humide de Nerat, la douleur se calma un peu. Mnementh émit un roucoulement réconfortant puis, crachant le feu, plongea sur un amas de Fils.

Choqué de n'avoir pensé qu'à lui, F'lar examina en toute hâte l'épaule de sa bête, cherchant des traces de brûlures.

J'esquive très vite, lui dit Mnementh, qui vira brusquement pour éviter un dangereux amas. Un dragon-brun piqua sur l'amas et le réduisit en cendres.

Quelques instants, ou bien des jours plus tard, F'lar ne savait plus, il regarda avec stupeur la mer scintillant sous le soleil. Maintenant inoffensifs, les Fils tombaient dans l'eau. Nerat s'étendait à l'est sur sa droite, le rivage rocheux s'incurvant vers l'ouest.

F'lar se sentait las jusqu'à la moelle des os. Dans l'excitation de la bataille, il avait oublié ses blessures à la joue et à l'épaule. Maintenant, tandis que Mnementh planait indolemment dans le ciel, elles recommençaient à le faire souffrir.

Il ordonna au dragon bronze de prendre de l'altitude, et, quand ils furent assez haut, ils se remirent à planer. Il ne voyait plus aucun Fil tomber sur la terre. Au-dessous de lui, à toutes les altitudes, les dragons sillonnaient l'air, à la recherche du moindre signe leur indiquant qu'un Fil aurait pu s'enfoncer dans la terre : arbre s'abattant brusquement ou végétation se flétrissant soudain.

« Retour au Weyr ! » ordonna-t-il à Mnementh avec un soupir de soulagement.

Il entendit le bronze transmettre son commandement alors même qu'ils s'enfonçaient dans l'Interstice. Il était si fatigué qu'il négligea de visualiser où ils allaient (et encore moins quand) s'en remettant à l'instinct de Mnementh pour les ramener à la sécurité du Weyr, à travers le temps et l'espace.

Honore ceux qui chevauchent les dragons,

En parole et en actes, en faveur et pensée,

Des mondes furent perdus ou sauvés,

Par les dangers qu'ont bravés les dragons.

Tournée vers la Pierre de l'Étoile du Pic de Benden, Lessa regarda jusqu'à ce que les quatre escadrilles aient disparu.

Avec un profond soupir destiné à calmer ses craintes, elle se hâta de descendre l'escalier conduisant au sol du Weyr. Elle remarqua que quelqu'un préparait un feu près du Lac, et que Manora donnait ses ordres aux femmes, d'une voix calme et nette.

Le vieux C'gan avait fait aligner les aspirants. Elle aperçut les visages envieux des élus de la dernière Empreinte, pressés contre les fenêtres des baraques. Ils avaient tout le temps devant eux de monter un dragon crachant des flammes.

Des Révolutions entières, d'après ce que F'lar lui avait fait comprendre.

Elle frissonna en s'avançant vers les aspirants, mais parvint quand même à leur sourire. Elle leur donna leurs ordres, et les envoya avertir tous les Forts, vérifiant rapidement auprès de chaque dragon s'il avait reçu les références exactes.

Bientôt, une fièvre agitation régnerait dans les Forts.

Canth lui dit qu'il y avait des Fils à Keroon, tombant sur le rivage de la Baie de Nerat proche de Keroon. Il lui dit que F'nor trouvait que deux escadrilles étaient insuffisantes pour protéger les riches prairies.

Lessa s'arrêta net, essayant de récapituler en esprit quelles escadrilles étaient sorties.

L'escadrille de K'net est encore ici, l'informa Ramoth. Sur le Pic.

Elle leva les yeux et vit le bronze Piyanth qui déployait ses ailes en réponse. Elle lui dit d'aller par l'Interstice à Keroon, près de la Baie de Nerat. Docilement, toute l'escadrille s'envola et disparut.

Avec un soupir, elle se détournait pour dire quelque chose à Manora, quand un souffle d'air nauséabond lui souleva le cœur. Au-dessus du Weyr, le ciel fourmillait de dragons. Elle allait demander à Piyanth pourquoi ils n'étaient pas allés à Keroon quand elle réalisa que le nombre des bêtes dépassait largement les vingt de K'net.

Mais vous venez de partir ! cria-t-elle en reconnaissant la masse si familière du bronze Mnementh.

Pour nous, cela fait deux heures, dit Mnementh d'un ton si las qu'elle ferma les yeux, sympathisant à leur épreuve.

Certains dragons rentraient en toute hâte. A leur maladresse, il était évident qu'ils étaient blessés.

D'un commun accord, les femmes empoignèrent des seaux d'onguents et des chiffons propres et firent signe aux blessés de descendre. Elles se mirent à étaler les pommades calmantes sur les brûlures, aux endroits où les ailes se trouvaient transformées en un réseau de dentelle calcinée et sanglante.

Quelle que fût la gravité de ses blessures, tout chevalier-dragon s'occupait d'abord de sa bête.

Lessa gardait un œil sur Mnementh, certaine que F'lar n'obligerait pas l'immense bronze à planer au-dessus du Weyr s'il était blessé. Elle aidait T'sum à soigner l'aile cruellement brûlée de Munth quand elle réalisa que le ciel était vide au-dessus de la Pierre de l'Étoile.

Elle s'obligea à finir de soigner Munth avant de se diriger vers le bronze et son maître. Quand elle les repéra, elle vit aussi Kylara, qui étalait un onguent sur la joue et l'épaule de F'lar. Elle s'avançait résolument vers le couple lorsqu'un appel pressant de Canth lui parvint. Mnementh, lui aussi, avait capté le message et relevé la tête.

« F'lar, Canth dit qu'ils ont besoin de renforts ! » cria Lessa.

Elle ne remarqua pas alors que Kylara s'éclipsait dans la foule affairée.

F'lar n'était pas gravement atteint. Elle fut rassurée sur ce point. Kylara avait soigné la blessure qui semblait superficielle. Quelqu'un lui avait trouvé une autre fourrure pour remplacer la sienne que les Fils avaient mise en lambeaux. Il fronça les sourcils, ce qui le fit grimacer de douleur car le mouvement tira sur sa joue blessée. Il avalait son klah à la hâte.

Mnementh, combien sont encore valides ? Oh, c'est sans importance. Donne-leur l'ordre de décoller avec une pleine charge de pierre de feu.

« Vous vous sentez bien ? » demanda Lessa, posant la main sur son bras, comme pour le retenir.

Il n'allait quand même pas s'en aller comme ça !

Il lui sourit d'un air las, lui tendit sa chope vide et serra vivement ses mains dans les siennes. Puis il s'élança sur le cou de Mnementh. Quelqu'un lui tendit de lourds sacs de pierre de feu.

Les dragons, bronze, bruns, bleus et verts s'élevèrent du Bassin en formation serrée. A peine plus de soixante bêtes planèrent un instant au-dessus du Weyr, au lieu des quatre-vingts rentrées quelques minutes plus tôt.

Si peu de dragons. Si peu de chevaliers. Combien de temps pourraient-ils supporter de telles pertes ?

Canth lui fit savoir que F'nor avait besoin de pierre de feu.

Elle regarda autour d'elle avec angoisse. Aucun des aspirants n'était encore rentré de mission. Un dragon se mit à roucouler plaintivement ; elle pivota sur elle-même, mais ce n'était que la jeune Pridith qui, joueuse, donnait de petits coups de tête affectueux à Kylara en se dirigeant vers l'Aire de Pâture. Tous les autres dragons présents étaient blessés ou... ses yeux tombèrent sur C'gan qui sortait des baraques des aspirants.

« C'gan, pouvez-vous, avec Tagath, apporter de la pierre de feu à F'nor, à Keroon

? »

— « Bien sûr », l'assura le vieux chevalier-bleu, les yeux brillants de fierté.

Elle n'avait pas pensé à l'utiliser, et pourtant, il avait passé toute sa vie à s'entraîner pour cette occasion. Il avait bien gagné le droit de participer à l'action.

Elle sourit avec approbation à son impatience, tandis qu'ils commençaient à empiler de lourds sacs sur le cou de Tagath. Le vieux dragon bleu piaffait et s'ébrouait comme s'il avait soudain retrouvé sa jeunesse et ses forces. Elle visualisa pour lui les références que Canth lui avait transmises, et les regarda disparaître au-dessus de la Pierre de l'Étoile.

Ce n'est pas juste. Tout le monde s'amuse sauf nous, geignit Ramoth.

Lessa l'aperçut sur la corniche, lissant ses ailes immenses au soleil.

« Commence à mâcher la pierre de feu, et tu en seras réduite à être aussi sotte que les verts », lui dit Lessa d'un ton tranchant.

Intérieurement, elle s'amusait de la mauvaise humeur de la Reine.

Elle parcourut les rangs des blessés. Le noble et magnifique vert de B'fol geignait en agitant la tête, incapable de replier l'une de ses ailes brûlées jusqu'à l'os. Il serait immobilisé pendant des semaines, mais de tous les dragons il était le plus gravement atteint. Lessa détourna son regard du visage angoissé de B'fol.

Au cours de sa ronde, elle réalisa qu'il y avait beaucoup plus de blessés parmi les hommes que parmi les dragons. Dans l'escadrille de R'gul, deux chevaliers étaient gravement atteints à la tête. Il se pouvait même que l'un d'eux perdît un œil. Manora lui avait administré une potion calmante ; il sommeillait, inconscient. Un autre avait le bras brûlé jusqu'à l'os. La plupart des blessures étaient légères, mais leur nombre plongea Lessa dans l'angoisse. Combien d'autres encore seraient blessés à Keroon ?

Sur un total de cent soixante-douze dragons, quinze étaient déjà hors de combat ; certains, toutefois, pour un jour ou deux, seulement.

Soudain, une idée frappa Lessa. Si N'ton avait déjà volé sur Canth, peut-être pourrait-il chevaucher le dragon d'un blessé lors d'une prochaine sortie, puisqu'il y avait davantage de chevaliers blessés que de bêtes. F'lar n'hésitait pas à rompre avec les Traditions quand il le jugeait bon. C'était l'occasion ou jamais, si le dragon était consentant.

En admettant que N'ton ne fût pas le seul des nouveaux chevaliers capable de chevaucher un autre dragon que le sien, quel avantage en tirerait-on, à la longue ? F'lar avait affirmé qu'au début les incursions ne seraient pas très fréquentes, car l'Étoile Rouge ne faisait que commencer son Passage, qui devait durer cinquante Révolutions. Mais qu'est-ce que ça voulait dire, au juste, « pas très fréquentes » ? F'lar devait le savoir, mais il n'était pas là.

Enfin, il avait eu raison, ce matin, au sujet de l'apparition des Fils à Nerat. Il n'avait pas perdu son temps en étudiant toutes ces vieilles Archives.

Oui, mais il avait manqué de précision. Il avait oublié de se faire alerter en cas d'apparition de poussière noire aussi bien qu'en cas de réchauffement de la température. Mais comme il avait rétabli la situation en remontant le temps interstitiel, elle lui pardonnait de bon cœur cette petite erreur. Il avait l'habitude exaspérante de deviner juste. De nouveau, elle se corrigea. Il ne devinait pas : il étudiait. Il faisait des plans. Il réfléchissait, puis il se servait simplement de son bon sens. Par exemple, de l'étude de toutes ces vieilles Archives moisies, il avait déduit le moment et le lieu de la première attaque des Fils. Lessa commença à se sentir un peu rassurée sur leur avenir.

Maintenant, s'il arrivait à convaincre les chevaliers de faire confiance à l'instinct de leurs bêtes pendant les batailles, cela réduirait de beaucoup les accidents.

Un cri perçant retentit, et un dragon bleu surgit dans le ciel au-dessus de la Pierre de l'Étoile.

Ramoth ! hurla instinctivement Lessa, sans trop savoir pourquoi.

La Reine avait déjà pris son vol avant que l'écho de son cri se soit tu. Car, de toute évidence, le dragon bleu, incliné sur une aile, était en difficulté. Il essayait de réduire sa vitesse, mais l'une de ses ailes ne répondait plus. Son maître avait glissé sur l'immense épaule, se raccrochant faiblement d'une main au cou du dragon.

Lessa étouffa un cri de la main et continua à regarder, saisie d'angoisse. Un silence de mort s'était abattu sur le Weyr, rompu seulement par les battements des ailes de Ramoth. La Reine prit vivement de la hauteur, et vint se placer contre le dragon bleu, le soutenant de son aile du côté blessé.

L'assistance étouffa un cri en voyant le chevalier glisser, lâcher le cou de sa bête, et tomber pour atterrir sur les larges épaules de Ramoth.

Le dragon bleu s'abattit comme une pierre. Ramoth s'arrêta doucement près de lui, s'aplatissant le plus possible pour permettre aux femmes de descendre son passager.

C'était C'gan.

Lessa sentit son cœur se soulever quand elle vit en quel état les fils avaient mis le visage du vieux chevalier.

Elle se laissa tomber près de lui et lui prit la tête sur ses genoux. Autour d'eux, les gens du Weyr faisaient cercle, dans un silence respectueux.

Manora, le visage serein comme d'ordinaire, avait des larmes dans les yeux. Elle s'agenouilla et posa la main sur le cœur du blessé. Elle regarda Lessa d'un air inquiet. Elle secoua lentement la tête, puis, serrant les lèvres, elle se mit à l'enduire d'onguent.

« Trop vieux pour mâcher la pierre, et trop lent pour esquiver dans l'Interstice », grommela C'gan en roulant la tête de droite et de gauche. « Trop vieux. Mais il faut veiller... Sur tes Fils mortels descendus des cieux. »

Sa voix mourut dans un soupir et ses yeux se fermèrent.

Lessa et Manora se regardèrent avec angoisse. Un cri terrible, assourdissant, fracassa le silence. D'un saut formidable, Tagath prit son vol. Lentement, C'gan ouvrit des yeux aveugles. Lessa, retenant son souffle, regarda le dragon-bleu, essayant de nier l'inévitable alors que Tagath disparaissait en plein ciel.

Un long gémissement s'éleva du Weyr, comme la mélopée funèbre et solitaire du vent d'hiver. Les dragons rendaient hommage à leur compagnon défunt.

« Il est... parti ? » demanda Lessa, bien qu'elle connût la réponse.

Manora hocha lentement la tête, le visage ruisselant de larmes, et tendit la main pour clore les yeux de C'gan.

Lessa se leva lentement, faisant signe aux femmes d'enlever le corps du vieux chevalier. Machinalement, elle essuya à sa jupe ses mains trempées de sang, essayant de deviner où son devoir allait maintenant l'appeler.

Pourtant, son esprit revenait toujours à ce qui venait d'arriver. Un chevalier était mort. Son dragon aussi. Les Fils avaient déjà enlevé un couple. Combien d'autres mourraient au cours de cette cruelle Révolution ? Combien de temps le Weyr pourrait-il survivre ? Même après que les quarante fils de Ramoth auraient atteint leur maturité, et ceux qu'elle concevrait bientôt, de même que les Reines, ses filles ?

Lessa s'éloigna pour calmer ses incertitudes et son chagrin. Elle vit Ramoth planer haut dans le ciel, puis se poser sur le Pic. Un jour, Lessa verrait-elle ces ailes d'or calcinées par les Fils ? Est-ce que Ramoth... disparaîtrait ?

Non, Ramoth ne disparaîtrait pas. Pas tant que Lessa vivrait.

F'lar lui avait dit, il y avait déjà bien longtemps, qu'elle devait apprendre à regarder au-delà des étroites frontières du Fort de Ruatha et de la simple vengeance. Il avait raison, comme d'habitude. Devenue Dame du Weyr, placée sous la tutelle de F'lar, elle avait aussi appris que vivre, ce n'était pas seulement élever des dragons et prendre part aux Jeux de Printemps. Vivre, c'était combattre pour réaliser l'impossible, c'était réussir ou mourir, sachant qu'on avait tout tenté !

Lessa se rendit compte qu'elle avait, enfin, complètement accepté son rôle : Dame du Weyr et compagne de F'lar, elle devait l'aider à façonner les hommes et les événements pour bien des Révolutions à venir, pour défendre Pern contre les Fils.

Elle releva le menton.

Le vieux C'gan avait été dans le vrai.

Veillez, dans la région propice,

Avec les dragons, bronze et bruns, verts et bleus

Sur les Fils mortels descendus des cieux.

Comme F'lar l'avait prédit, l'attaque cessa à midi, et Ramoth, du haut du Pic, accueillit par des claironnements de triomphe le retour de combattants fourbus, chevaliers et dragons.

Après que Lessa se fut assurée que F'lar n'avait pas reçu d'autres blessures, que celles de F'nor étaient superficielles, et que Manora occupait Kylara aux cuisines, elle se consacra à organiser les secours aux blessés et à réconforter les angoissés.

Avec le crépuscule, une paix précaire tomba sur le Weyr : le silence des esprits et des corps trop fatigués ou trop blessés pour parler. Les propres paroles de Lessa semblaient la narguer comme elle faisait le compte des blessés, hommes et bêtes. Vingt-huit hommes et dragons étaient hors de combat pour la prochaine bataille.

C'gan était le seul mort, mais quatre dragons de plus avaient été gravement blessés à Keroon, et sept hommes sérieusement brûlés, immobilisés pour des mois.

Lessa traversa le Bassin pour retourner à son Weyr, résignée à communiquer à F'lar ces nouvelles inquiétantes. Elle s'attendait à le trouver dans la chambre à coucher, mais la chambre était vide. Ramoth était déjà endormie quand Lessa passa près d'elle pour aller à la Salle du Conseil, vide également. Perplexe et quelque peu alarmée, elle dévala l'escalier menant à la Salle des Archives, pour y trouver F'lar, le visage hagard, penché sur les parchemins moisis.

« Que faites-vous là ? » demanda-t-elle avec colère. « Vous devriez être en train de dormir. »

— « Vous aussi », rétorqua-t-il, amusé.

— « J'aidais Manora à installer les blessés... »

— « Chacun sa tâche. »

Mais il se redressa, se frictionnant le cou et faisant rouler son épaule valide pour détendre ses muscles crispés.

« Je n'arrivais pas à dormir », avoua-t-il, « alors je suis venu voir quelles réponses je pourrais tirer de ces vieilles Archives. »

— « Encore des réponses ? Et à quoi ? » cria Lessa, exaspérée.

Comme si les Archives pouvaient répondre à toutes les questions. De toute évidence, les écrasantes responsabilités de la défense de Pern contre les Fils commençaient à produire leur effet sur le Chef du Weyr. Après tout, il avait supporté la tension de la première bataille, sans parler de la fatigue de remonter le temps interstitiel pour retourner devancer les Fils à Nerat.

F'lar sourit et fit signe à Lessa de venir s'asseoir à côté de lui sur le banc de pierre scellé au mur.

« J'ai besoin d'une réponse à la question suivante : comment un seul Weyr affaibli peut-il combattre autant que six ? »

Lessa lutta contre la froide panique qui lui nouait soudain les entrailles.

« Oh, avec vos horaires, nous y arriverons », répliqua-t-elle bravement. « Vous pourrez conserver tous nos effectifs jusqu'à ce que les quarante jeunes soient en âge de combattre. »

F'lar leva un sourcil moqueur.

« Soyons honnêtes avec nous-mêmes, Lessa. »

— « Mais il y a déjà eu de longs Intervalles, avant celui-ci », rétorqua-t-elle, « et puisque Pern a survécu alors, elle peut aussi survivre aujourd'hui. »

« Autrefois, il y a toujours eu six Weyrs. Et, environ vingt Révolutions avant le Passage de l'Étoile Rouge, les Reines commençaient à pondre d'énormes couvées. Toutes les Reines, pas seulement cette bonne et fidèle Ramoth. Oh, comme je maudis Jora ! »

Il se leva rageusement et se mit à marcher de long en large, repoussant avec irritation la boucle noire qui lui tombait sur les yeux.

Lessa était partagée entre le désir de le réconforter et la peur paralysante qui la prenait au ventre et l'empêchait de réfléchir.

« Vous ne doutiez pas tant... »

Il se retourna vers elle tout d'une pièce.

« Oui, jusqu'à ce que j'affronte les Fils pour la première fois, jusqu'à ce que je me rende compte du nombre des blessures. Les probabilités sont contre nous.

Même en supposant que des chevaliers valides puissent monter les dragons des blessés, il sera difficile d'avoir continuellement des forces en plein ciel, tout en montant la garde au sol. »

Il remarqua qu'elle fronçait les sourcils d'un air perplexe.

« Demain, à Nerat, il nous faut examiner le sol pouce par pouce. Je serais fou de penser que nous avons intercepté et brûlé tous les Fils en plein ciel, jusqu'au dernier. »

— « Faites faire cela aux gens des Forts. Ils ne vont pas se terrer dans l'intérieur de leurs murs et nous laisser tout faire. S'ils n'avaient pas été aussi bêtes et avares... »

Il coupa ses récriminations d'un geste autoritaire.

« Ils feront leur part, comme il se doit », rassura-t-il. « Je réunis demain un Conseil plénier, avec tous les Seigneurs et tous les Maîtres Artisans. Mais ce n'est pas le tout que de noter où les Fils sont tombés. Comment les détruire quand ils se sont déjà profondément enfoncés sous la surface ? L'haleine empoisonnée d'un dragon, c'est bien en l'air et en surface, mais pas à trois pieds de profondeur. »

— « Oh, je n'avais pas pensé à cela. Mais les fosses à feu... »

— « ...se trouvent seulement sur les hauteurs et autour des habitations, mais pas dans les prairies de Keroon ou les forêts de Nerat ! »

Cette considération était vraiment décourageante. Elle eut un petit rire de dérision.

« Quelle folle j'ai été de penser que nos dragons suffisaient à sauver des Fils cette pauvre Pern. Pourtant... »

Elle haussa les épaules d'un air qui en disait long.

« Il y a d'autres méthodes », dit F'lar, « ou plutôt, il y en avait. Il a dû y en avoir.

J'ai trouvé beaucoup de passages où l'on dit que les gens des Forts étaient organisés en brigades, et armés de feu. Quel genre de feu, on ne le précise pas, parce que c'était très connu. »

Il leva les bras d'un air découragé et se laissa tomber sur son banc.

« Même cinq cents dragons n'auraient pas pu brûler tous les Fils qui sont tombés aujourd'hui. Et pourtant, eux, ils sont parvenus à débarrasser Pern de tous les Fils. »

— « Pern, oui, mais le Continent Méridional n'a-t-il pas été perdu ? Ou bien avaient-ils assez à faire avec Pern elle-même ? »

— « Personne ne s'est jamais inquiété du Continent Méridional en cent mille Révolutions », grogna F'lar.

— « Pourtant, il est porté sur les cartes », lui rappela Lessa.

Il regarda d'un air dégoûté les Archives alignées en piles sur la longue table.

« La réponse doit se trouver là. Quelque part. »

Il y avait une nuance de désespoir dans sa voix, et le remords de n'avoir pas su découvrir ces faits qui lui échappaient toujours.

« La moitié de ces Archives seraient illisibles à ceux-là mêmes qui les ont écrites

», dit Lessa d'une voix caustique. « De plus, ce sont vos idées, à vous, qui nous ont le plus aidé jusqu'à maintenant. C'est vous qui avez eu l'idée d'établir les cartes horaires, et voyez comme elles ont été utiles aujourd'hui. »

— « Je recommence à trop coller à la Tradition, hein ? » lui demanda-t-il avec un sourire ironique.

— « Sans aucun doute », l'assura-t-elle, avec plus de confiance qu'elle n'en ressentait. « Nous savons tous les deux que les Archives sont coupables des omissions les plus ridicules. »

— « Bien parlé, Lessa. Oublions donc ces malencontreux préceptes, et inventons nos propres solutions. Premièrement, il nous faut davantage de dragons.

Deuxièmement, il nous les faut immédiatement. Troisièmement, il nous faut quelque chose d'aussi efficace qu'un dragon crachant le feu pour brûler les Fils dans la terre. »

— « Quatrièmement, il nous faut dormir, ou nous serons incapables de rien imaginer de bon », ajouta-t-elle avec un soupçon de son acidité coutumière.

F'lar éclata franchement de rire en la serrant contre lui.

« Je sais à quoi vous pensez, non ? » la taquina-t-il en la caressant avec passion.

Elle le repoussa sans conviction, cherchant à lui échapper. Pour un homme blessé et fatigué, il était remarquablement amoureux. Autant pour cette Kylara.

Non mais, la présomption de cette femme, qui se mettait à soigner ses blessures !

« Mes responsabilités de Dame du Weyr me font un devoir de veiller sur votre santé à vous, le Chef du Weyr. »

— « Mais vous avez passé des heures avec les chevaliers-bleus, et vous m'avez abandonné aux tendres soins de Kylara. »

— « Vous n'aviez pas l'air tellement mécontent. » F'lar rejeta la tête en arrière et se mit à hurler de rire. « Faut-il que je rouvre immédiatement le Weyr du Fort et que je l'y envoie tout de suite ? » lui dit-il d'un ton de reproche.

— « J'aimerais autant que Kylara soit à des milles et à des Révolutions d'ici », déclara Lessa, extrêmement irritée.

F'lar resta bouche bée, les yeux dilatés de stupéfaction. Il bondit sur ses pieds en poussant un cri d'étonnement.

« Mais vous l'avez trouvée, la solution ! » :

— « Quelle solution ? »

— « A des Révolutions d'ici ! C'est ça. Nous allons renvoyer Kylara en arrière par l'Interstice, avec sa Reine et les nouveaux dragonnets. »

F'lar, très excité, marchait de long en large dans la salle tandis que Lessa s'efforçait de suivre son raisonnement.

« Non, il vaut mieux que j'envoie aussi au moins l'un des bronze adultes avec eux. F'nor aussi... Je préfère que ce soit F'nor qui dirige... Discrètement, bien entendu... »

— « Renvoyer Kylara en arrière ? Mais où ? Et quand ? » l'interrompit Lessa.

— « Bonne question ! »

F'lar tira à lui ses cartes horaires.

« Très bonne question. Où pouvons-nous les renvoyer sans causer d'anomalies par leur présence dans l'un des autres Weyrs ? Les Hautes Terres occupent une situation très écartée. Nous y avons trouvé des restes de feux encore chauds, et aucun indice quant à qui pouvait les avoir allumés. Et si nous leur avions déjà fait remonter le temps, ils auraient été prêts aujourd'hui, et ce n'était pas le cas.

Donc, ils n'ont pas déjà été en deux endroits différents... »

Il secoua la tête, médusé par ces paradoxes.

Lessa fixait les contours vides du Continent Méridional.

« Envoyez-les là », dit-elle doucement en montrant la carte.

— « Mais il n'y a rien là-bas ! »

— « Ils emporteront ce dont ils ont besoin. Il doit y avoir de l'eau, car les Fils ne s'y attaquent pas. Les dragons transporteront par air tout le reste, du fourrage, des grains... »

F'lar, concentré, fronça les sourcils, les yeux brillants, ayant oublié le découragement qui l'étreignait quelques instants plus tôt.

« Les Fils ne pouvaient pas y être il y a dix Révolutions. Et il n'y en a pas eu depuis près de quatre cents Révolutions. En dix Révolutions, Pridith aurait le temps d'atteindre sa maturité, d'avoir plusieurs couvées, et peut-être même plusieurs Reines. »

Puis il secoua lentement la tête, d'un air dubitatif.

« Non, là-bas, il n'y a pas de Weyr, pas d'Aire d'Éclosion... »

— « Comment le savez-vous ? » l'interrompit Lessa d'un ton décidé, trop séduite par bien des aspects de ce projet pour y renoncer facilement. « Les Archives ne mentionnent pas le Continent Méridional, c'est vrai, mais elles omettent beaucoup de choses. Comment savons-nous si le Continent n'a pas reverdi depuis quatre cents Révolutions qu'il n'y a pas eu de Fils ? Nous savons que les Fils ne peuvent pas subsister longtemps en l'absence des matières organiques dont ils se nourrissent. Et une fois qu'ils ont tout dévoré, ils se dessèchent et sont emportés par le vent. »

F'lar la regarda avec admiration.

« Pourquoi personne n'a-t-il eu l'idée de faire ce raisonnement-là avant vous ? »

— « Trop traditionalistes », dit Lessa en le menaçant du doigt. « De plus, la nécessité n'était pas pressante. »

— « La nécessité — ou ne serait-ce pas plutôt la jalousie — fait éclore bien des œufs à coquille dure. »

Avec un sourire malicieux, il tendit les bras vers elle, et Lessa pivota sur ellemême pour lui échapper.

« Pour le plus grand bien du Weyr », rétorqua-t-elle.

— « Je vous enverrai là-bas avec F'nor, demain. Ce n'est que justice, puisque c'est votre idée. »

Elle s'immobilisa : « Vous ne venez pas ? »

— « Je suis sûr que je peux entièrement remettre ce projet entre vos mains compétentes et intéressées. »

Il éclata de rire, et la pressa contre son côté valide, les yeux brillants et un sourire aux lèvres.

« Moi, je vais jouer mon rôle de Chef du Weyr dur et inflexible, et empêcher les Seigneurs de nous claquer au nez la porte de leurs Forts. Et j'espère (il leva la tête, fronçant légèrement les sourcils) que l'un des Maîtres Artisans me fournira la solution de mon troisième problème : comment se débarrasser des Fils enterrés. »

— « Mais... »

— « Le voyage occupera Ramoth et l'empêchera de continuer à fulminer. »

Il serra plus étroitement contre lui le corps frêle de sa compagne, absorbé dans la contemplation de son visage curieux et délicat.

« Lessa, vous êtes mon quatrième problème. »

Il se pencha pour l'embrasser.

Des pas pressés retentirent dans le passage, et il se redressa, fronçant les sourcils avec irritation.

« A cette heure ? » grommela-t-il, prêt à réprimander vertement l'importun.

« Qui est là ? »

— « F'lar ? »

C'était la voix de F'nor, enrouée et anxieuse.

L'expression de F'lar fît comprendre à Lessa que même son demi-frère n'échapperait pas à la réprimande, et, de façon tout à fait irrationnelle, cela lui fit plaisir. Mais au moment où F'nor surgit dans la Salle, le Chef et la Dame du Weyr restèrent muets de stupéfaction. Un changement subtil était survenu chez le chevalier-brun. Et, comme il bredouillait un message incohérent, Lessa réalisa soudain ce que c'était. Sa peau était hâlée ! Il n'avait plus de pansements, et sa joue ne portait plus la moindre trace de la brûlure des Fils qu'elle avait soignée le soir même !

« F'lar, ça ne marche pas ! On ne peut pas vivre dans deux époques à la fois ! »

s'exclama F'nor d'un air absent.

Il chancela et s'appuya au roc nu pour ne pas tomber. Il avait des cernes profonds sous les yeux, visibles malgré le hale.

« Je ne sais pas combien de temps nous pourrons encore continuer comme ça.

Nous en sommes tous affectés. Certains jours moins que d'autres. »

— « Je ne comprends pas. »

— « Nos dragons vont très bien », assura F'nor avec un rire amer. « Ils ne perdent pas du tout la tête. Mais les chevaliers... et tous les gens du Weyr... nous ne sommes plus que des ombres, comme des hommes sans dragon, une part de nous-mêmes morte à jamais. Sauf Kylara. »

Son visage se crispa, en proie à un dégoût intense.

« Tout ce qu'elle désire, c'est retourner en arrière et se regarder. La manie égocentrique de cette femme finira par nous détruire tous, j'en ai peur. »

Soudain, son regard devint vague et il se mit à chanceler dangereusement. Ses yeux se dilatèrent et ses lèvres s'entrouvrirent.

« Je ne peux pas rester. Je suis déjà ici. Trop près. C'est encore pire. Mais il fallait que je vous prévienne. Je vous promets, F'lar, que nous resterons aussi longtemps que possible, mais ce ne sera plus très long... pas assez longtemps, mais nous avons essayé. Nous avons essayé ! »

Avant que F'lar ait pu faire un mouvement, le chevalier-brun tourna les talons et s'enfuit en courant, plié en deux.

« Mais il n'est pas encore parti », s'exclama Lessa. « Il n'est pas encore parti !

». .