PREMIERE PARTIE
LA QUETE DU WEYR
Battez tambours, sonnez clairons,
Tintez harpes, et marchez soldats.
Flammes, brûlez ; herbes, flambez,
A l'heure où l'Étoile Rouge quittera
La nuit pour escalader l'horizon !
Lessa s'éveilla ; elle avait froid. D'un froid plus profond que la fraîcheur suintant des immuables murailles de pierre. D'un froid présageant un danger plus grand que celui qui l'avait chassée, dix Révolutions plus tôt, et obligée à chercher refuge, gémissant de terreur, dans la tanière puante du gueyt de garde.
Raidie par la concentration, Lessa restait étendue dans l'odeur forte de la fromagerie où elle dormait, la nuit venue, avec les autres filles de cuisine. Le présage de malheur annonçait un danger plus grand que tous les autres pressentiments qu'elle avait eus jusqu'alors. Elle entra en contact télépathique avec le gueyt de garde, qui faisait sa ronde dans la cour. Il tournait en rond, tirant sur sa chaîne à la limite de l'étouffement. Il était nerveux, mais ne percevait aucun danger inhabituel dans la pénombre de l'aube.
Lessa se roula en une petite boule serrée d'os et de nerfs, pelotonnée sur ellemême pour soulager la tension qui lui crispait les épaules. Puis, se forçant à se détendre, un muscle après l'autre, une articulation après l'autre, elle essaya de déterminer quelle menace subtile était ainsi capable de l'éveiller, sans alerter la vigilance du gueyt de garde.
Le danger ne se trouvait pas à l'intérieur des murs du Fort de Ruatha, c'était certain. Ni à proximité du périmètre dallé faisant le tour du Fort, où les herbes croissant dans les interstices des pierres témoignaient de la détérioration du Fort, autrefois impeccablement nettoyé de toute verdure. Il ne s'avançait pas non plus sur la chaussée empierrée venant de la vallée, aujourd'hui presque abandonnée.
Pas plus qu'il ne se tapissait au pied de la falaise du Fort, dans les lopins caillouteux des artisans. Son odeur n'était pas apportée par le vent qui souffrait des froids rivages de Tillek. Et pourtant, tous les sens de Lessa frémissaient, tous ses nerfs vibraient dans son corps frêle. Pleinement éveillée maintenant, elle chercha à l'identifier avant que l'avertissement prémonitoire ne disparût. Elle sonda l'extérieur, vers le Défilé, plus loin qu'elle eût jamais sondé. Quelle que fût la menace, elle n'était pas dans Ruatha... pas encore. Et elle ne lui paraissait pas familière. Ce ne pouvait donc être Fax.
Lessa avait éprouvé une prudente satisfaction à ne pas voir paraître Fax au Fort de Ruatha au cours des trois dernières Révolutions. L'apathie des artisans, les fermes en pleine décadence, et même les herbes qui poussaient entre les pierres du Fort mettaient Fax en fureur, au point qu'il préférait oublier la raison pour laquelle il avait asservi le Fort, autrefois riche et fier.
Poussée à identifier l'oppressante menace par une force inéluctable, Lessa chercha à tâtons ses sandales, dans la paille. Elle se leva, brossant machinalement de la main les brins accrochés dans ses cheveux embroussaillés, qu'elle noua rapidement en un grossier chignon sur sa nuque.
Elle se fraya un chemin au milieu des filles de cuisine endormies, pressées les unes contre les autres pour avoir plus chaud, et monta rapidement les marches usées menant à la cuisine. Le cuisinier et son goutte-sauce étaient étendus sur la longue table, devant l’âtre immense, leurs larges dos tournés vers la chaleur des braises couvant sous la cendre, emplissant l’air de leurs ronflements discordants.
Lessa traversa furtivement la caverne de la cuisine se dirigeant vers la porte de la cour. Elle l'ouvrit juste assez pour livrer passage à son corps mince. A travers les fines semelles de ses sandales, elle sentait les galets glacés de la cour, et elle frissonna dans le froid de l'air matinal qui pénétrait ses vêtements rapiécés.
Le gueyt de garde glissa vers elle à travers la cour, la suppliant, comme toujours, de le libérer. Il se mit à son pas, et, tout en marchant, elle flatta affectueusement ses oreilles pointues et dressées. Baissant tendrement les yeux sur la tête horrible, elle lui promit une bonne friction. Arrivé au bout de sa chaîne, le gueyt se coucha en grondant, tandis qu'elle continuait son chemin vers les marches usées conduisant au rempart, au-dessus de la porte massive du Fort. Au sommet de la Tour, elle regarda vers l'est, où les sommets noirs du Défilé se dressaient dans les premières lueurs de l'aube.
Hésitante, elle se tourna vers la gauche car l'impression de danger venait aussi de cette direction. Elle leva les yeux, attirée par l'Étoile Rouge qui, depuis quelque temps, dominait le ciel au lever du jour. A ce même instant, l'étoile lança un dernier scintillement cramoisi, avant que sa magnificence se fonde dans l'éclat du soleil levant de Pern. Des fragments incohérents de contes et de ballades qui évoquaient l'apparition de l'Étoile Rouge à l'aube lui traversèrent l'esprit, trop vite pour qu'ils puissent prendre un sens à ses yeux. De plus, son instinct lui disait que, bien que le danger pût aussi venir du nord-est, le péril le plus grand venait de l'est. Scrutant avec intensité, comme si sa vision pouvait jeter un pont entre elle et le danger, elle porta son regard vers l'est. La question faiblement sifflée par le gueyt de garde l'atteignit juste au moment où sa prémonition s'évanouissait. Elle poussa un soupir. L'aube ne lui avait fourni aucune réponse, seulement des menaces contradictoires. Elle devait attendre.
L'avertissement était venu, et elle l'avait reçu. Elle avait l'habitude d'attendre. La malignité, l'endurance et la ruse étaient ses autres armes, chargées de la patience inépuisable d'une vocation vengeresse.
La lumière de l'aube illumina le paysage chaotique et les champs en friche, dans la vallée au-dessous d'elle, les vergers dévastés, où des troupeaux clairsemés de bêtes laitières broutaient l'herbe rare. Dans Ruatha, pensa Lessa, l'herbe poussait où il ne fallait pas, et mourait où elle aurait dû prospérer. A présent, elle se souvenait à peine de ce qu'avait été, autrefois, la Vallée de Ruatha, douce, heureuse et productive. Avant la venue de Fax. Un sourire lugubre retroussa ses lèvres, un sourire étrange sur cette bouche qui y était peu habituée. La conquête de Ruatha n'avait rien rapporté à Fax... et il en serait ainsi aussi longtemps qu'elle vivrait. Et Fax n'avait pas le moindre soupçon des causes de son échec.
Mais était-ce bien certain ? se demanda-t-elle, l'esprit encore tout vibrant de la sauvage prémonition du danger. A l'ouest, il y avait le Fort ancestral de Fax, le seul légitime. Au nord-est, il n'y avait rien, à part des montagnes nues et stériles, et le Weyr qui protégeait Pern.
Lessa s'étira, se cambra, inspirant profondément l'air pur et doux du matin.
Un coq chanta dans la cour de l'écurie. Elle pivota sur elle-même, le visage en alerte, jetant de rapides regards autour d'elle pour voir si personne ne l'avait surprise dans cette attitude inhabituelle. Elle défit ses cheveux, et leur masse crasseuse vint lui cacher le visage. Elle courba le dos, tassée sur elle-même dans la posture qui lui était coutumière. Elle dévala rapidement les escaliers et se dirigea vers le gueyt de garde. Il gémissait d'un air pitoyable, clignant des yeux dans le jour qui venait. Oubliant la puanteur de son haleine fétide, elle attira contre elle la tête écailleuse, lui grattant les oreilles et le tour des yeux. Le plaisir du gueyt de garde confinait à l'extase, son long corps frémissait et ses ailes rognées bruissaient. Il était le seul à savoir qui elle était, et à l'aimer ; et la seule créature de Pern en qui elle eût confiance, depuis l'aube fatidique où elle avait aveuglément cherché refuge dans son antre sombre et puant, fuyant les épées sanguinaires qui s'étaient tant abreuvées du sang de Ruatha.
Lentement, elle se releva, lui recommandant de se montrer aussi méchant avec elle qu'avec tout le monde, si quelqu'un pouvait les voir. Il promit de lui obéir, se dandinant d'avant en arrière pour souligner sa répugnance.
Les premiers rayons du soleil franchirent les remparts extérieurs du Fort et, poussant un grand cri, le gueyt de garde se rua dans sa sombre caverne.
Vivement, Lessa retourna à la cuisine, puis se glissa dans la fromagerie.
Depuis le Weyr et le Bassin,
Bronzes et bruns, et verts et bleus,
Les chevaliers-dragons de Pern
Courent dans le vent, loin dans les cieux,
Vivants, perdus, proches, lointains.
F'lar, sur le long cou du bronze Mnementh, apparut le premier dans le ciel, au-dessus du principal Fort de Fax, nommé aussi le Seigneur des Hautes Terres.
Derrière lui, en formation de vol, les hommes ailés apparurent, F’lar vérifia instinctivement l'ordre de formation ; il était aussi impeccable qu'au moment de leur entrée dans l'Interstice.
Comme Mnementh décrivait un grand arc de cercle qui les amènerait au-dessus du périmètre du Fort, conformément à la nature amicale de leur visite, F’lar observait, avec une aversion grandissante, la décrépitude des défenses. Les fosses à pierre de feu étaient vides, et les gouttières taillées dans le roc qui s'irradiaient à partir des fosses étaient vertes de mousse.
Sur toute la surface de Pern, existait-il seulement un seul Seigneur qui nettoyât son Fort de toute verdure, conformément aux anciennes Lois ? F’lar pinça les lèvres. Quand la Quête serait finie et l'Empreinte faite, ils devraient tenir un conseil punitif au Weyr. Et, par la coquille dorée de la Reine, lui, F’lar, en serait le président. Il remplacerait la léthargie par l'industrie. Il nettoierait de cette écume verte et dangereuse toutes les hauteurs de Pern, et de tous leurs brins d'herbe les remparts. Plus aucun pardon pour les étendues vertes autour des fermes. Et la dîme, depuis longtemps payée avec tant de parcimonie et de mauvaise grâce, recommencerait à affluer avec une générosité convenable dans le Weyr des Dragons.
Mnementh émit un grondement approbateur, tout en battant des ailes pour se poser légèrement sur la chaussée pavée du Fort de Fax, rongée par les herbes. Le dragon-bronze replia ses grandes ailes, et F’lar écouta la sonnerie d'alarme venant de la Grande Tour du Fort. Il manifesta l'intention de descendre, et Mnementh se mit à genoux. Le chevalier-bronze resta debout, près de l'énorme tête triangulaire de Mnementh, attendant poliment l'arrivée du Seigneur du Fort.
Il laissa errer son regard sur la vallée, toute baignée d'une brume de chaleur en ce chaud matin de printemps. Il ignora les têtes furtives qui, des meurtrières des remparts et des fenêtres de la falaise, observaient les chevaliers-dragons.
F’lar ne se retourna pas quand un violent souffle d'air lui annonça l'arrivée du reste de l'escadrille. Mais il sut que F'nor, le chevalier-brun, qui était également son demi-frère, venait de reprendre sa place accoutumée, à sa gauche, et à une longueur de dragon en retrait. Du coin de l'œil, il l'observa qui écrasait de sa botte l'herbe croissant entre les pavés.
Un ordre, presque chuchoté, leur parvint de la grande cour, au-delà des grilles ouvertes. Presque aussitôt, un groupe apparut, marchant au pas, conduit par un homme trapu de taille moyenne.
Mnementh arqua son grand cou, baissant la tête de telle sorte que son menton vint reposer sur le sol. Les yeux à facettes du dragon, au même niveau que la tête de F’lar, se fixèrent, déconcertés, sur le groupe qui approchait. Les dragons n'arrivaient pas à comprendre pourquoi ils engendraient une terreur aussi abjecte chez les gens du commun. Dans toute sa vie, un dragon ne pouvait attaquer un humain qu'une seule fois, et encore pouvait-on mettre ceci sur le compte de l'ignorance. F’lar ne pouvait pas expliquer au dragon qu'il était nécessaire, pour des raisons politiques, d'inspirer une terreur respectueuse aux gens des Forts, Seigneurs et manants tout ensemble. Il se contentait de constater que la peur et l'appréhension qui se lisaient sur les visages des arrivants, et qui troublaient Mnementh, lui étaient agréables, à lui, F’lar.
« Chevalier-bronze, bienvenue au Fort de Fax, Seigneur des Hautes Terres. Il est à votre service. »
L'homme salua avec le respect requis.
L'usage de la troisième personne pouvait être interprété par des gens pointilleux comme une insulte voilée. Cela correspondait aux renseignements que F’lar avait sur Fax, aussi l'ignora-t-il. Ses renseignements étaient également corrects, lorsqu'ils décrivaient Fax comme un homme avide. Cela se voyait à la vivacité des yeux qui inspectaient tous les détails de l'habillement de F’lar, et au léger froncement de sourcil qu'il eut après avoir remarqué la garde richement ouvragée de l'épée qu'il portait au côté.
F’lar, quant à lui, remarqua les riches anneaux qui brillaient à la main gauche de Fax. La main droite du Seigneur restait légèrement levée, à la manière des hommes d'épée. Sa tunique, de riche tissu, était tachée et défraîchie. Ses pieds, chaussés de lourdes bottes en peau de gueyt, étaient solidement campés sur le sol, le poids portant sur les orteils. Un homme à manœuvrer avec prudence, se dit F’lar, comme il se devait pour le conquérant de cinq Forts voisins. Une avidité aussi audacieuse constituait en elle-même une révélation. Fax avait obtenu un sixième Fort par mariage... et avait légalement hérité, bien que dans des circonstances peu communes, d'un septième. Il avait une réputation de débauché. A l'intérieur de ces sept Forts, F’lar se promettait une Quête fructueuse. Que R'gul aille vers le sud poursuivre la Quête parmi les femmes jolies mais indolentes qui y vivaient. Cette fois-ci, le Weyr avait besoin d'une femme forte ; Jora s'était montrée pire qu'inutile avec Nemorth. L'adversité et l'incertitude : telles étaient les conditions propres à engendrer les qualités que F’lar désirait pour la Dame du Weyr.
« Nous sommes en Quête », dit doucement F’lar, « et requérons votre hospitalité, Seigneur Fax. »
Les yeux de Fax se dilatèrent imperceptiblement à la mention de la Quête.
« J'avais entendu dire que Jora était morte », répliqua Fax, renonçant à la troisième personne, comme si F’lar avait passé une sorte d'épreuve en n'y prêtant pas attention. « Ainsi, Nemorth a pondu une Reine, hein ? » continua-t-il, parcourant du regard les rangs de l'escadrille, notant l'attitude disciplinée des chevaliers, et la couleur des dragons, garante de leur santé.
F’lar ne jugea pas opportun de répondre à ce qui était l'évidence même.
« Et, Seigneur... »
Fax hésita, inclinant légèrement la tête vers F’lar, dans l'expectative.
Pendant une fraction de seconde, F’lar se demanda si l'homme le provoquait délibérément par d'aussi subtiles insultes. Le nom des chevaliers-dragons devait être aussi connu dans tout Pern que celui de la Reine-dragon et de la Dame du Weyr. F’lar resta impassible, les yeux fixés sur Fax.
Indolemment, avec juste ce qu'il fallait d'arrogance, F'nor s'avança, s'arrêtant légèrement en retrait de la tête de Mnementh, une main frôlant négligemment la mâchoire de l'énorme bête.
« Le chevalier-bronze de Mnementh, le Seigneur F’lar, ne requiert des quartiers que pour lui seul. Moi, F'nor, chevalier-brun, je préfère loger avec mes hommes.
Notre nombre est douze. »
L'allusion de F'nor plut à F’lar, et sa façon d'annoncer ainsi la force de l'escadrille, comme si Fax était incapable de compter. F'nor avait tourné cela si adroitement qu'il était impossible à Fax de protester contre l'insulte qu'on lui renvoyait.
« Seigneur F’lar », dit Fax avec un sourire forcé, « votre Quête est un honneur pour les Hautes Terres. »
— « Et cela sera tout à votre crédit si les Hautes Terres fournissent au Weyr une des leurs », répliqua F’lar d'une voix douce.
— « Tout à notre crédit éternel », rétorqua Fax, tout aussi suave. « Dans l'ancien temps, bien des Dames du Weyr, parmi les plus remarquables, sont venues de mes Forts. »
— « Vos Forts ? » demanda F’lar, souriant poliment en soulignant le pluriel.
« Ah, oui, vous êtes maintenant Seigneur de Ruatha, n'est-ce pas ? Bien des Dames du Weyr furent originaires de ce Fort. »
Une expression étrange et tendue parcourut le visage de Fax, aussitôt remplacée par un sourire volontairement affable. Il s'effaça, faisant signe à F’lar d'entrer dans le Fort.
Le chef de la troupe de Fax aboya hâtivement un ordre, et les hommes, dont les bottes ferrées arrachaient des étincelles aux pavés, se rangèrent en deux lignes.
Obéissant à des ordres inexprimés, tous les dragons prirent leur vol, dans un grand tourbillon d'air et de poussière. F’lar passa nonchalamment près de la garde d'honneur. Les hommes roulaient des yeux alarmés en voyant les bêtes planer au-dessus des cours intérieures. En haut de la Grande tour, quelqu'un poussa un cri de frayeur quand Mnementh se posa en ce point stratégique. Ses grandes ailes remuèrent un air chargé d'une odeur de phosphore, tandis qu'il manœuvrait son grand corps sur l'étroite aire d'atterrissage.
Extérieurement indifférent à la consternation, à la peur et au respect qu'inspiraient les dragons, F’lar s'en amusait secrètement et se réjouissait de l'effet qu'ils produisaient. Les Seigneurs des Forts avaient besoin de ce rappel à l'ordre pour comprendre qu'ils devaient toujours compter avec les dragons, et pas seulement avec leurs chevaliers, qui étaient des hommes, mortels et vulnérables. Il fallait faire renaître dans tous les cœurs l'ancien respect pour les chevaliers-dragons et pour leurs bêtes.
« Le Fort vient juste de se lever de table, Seigneur F’lar, si... » suggéra Fax, dont la voix mourut devant le sourire de refus de F’lar.
— « Présentez mes respects à votre épouse, Seigneur Fax », reprit F’lar, remarquant avec satisfaction que tes mâchoires de Fax s'étaient crispées à cette requête cérémonieuse.
F’lar s'amusait beaucoup. Il n'était pas encore né lors de la dernière Quête, la Quête malencontreuse qui leur avait donné l'incompétente Jora. Mais il avait étudié les récits des quêtes précédentes dans les Anciennes Archives qui contenaient des moyens subtils de confondre ceux des Seigneurs qui préféraient séquestrer leurs femmes quand paraissaient les chevaliers-dragons. Si Fax avait refusé à F’lar l'occasion de présenter ses respects, cela aurait constitué une injure mortelle, ne pouvant se laver que dans le sang.
« Ne préférez-vous pas visiter d'abord vos appartements ? » contra Fax.
D'une pichenette, F’lar fit voler une poussière imaginaire de sa manche en cuir souple de gueyt, et secoua la tête.
« Le devoir d'abord », dit-il en haussant tristement les épaules.
— « Bien entendu », dit sèchement Fax, et il le précéda d'un pas décidé, ses talons martelant le sol avec colère, colère qu'il ne pouvait pas exprimer autrement.
F’lar et F'nor le suivirent plus lentement, passant la grande porte à deux battants ornés de panneaux de métal pour entrer dans le Grand Hall, taillé dans la falaise.
Des serviteurs nerveux débarrassaient la table et firent tomber de la vaisselle à l'entrée des deux chevaliers-dragons. Fax avait déjà atteint l'autre bout du Hall et attendait avec impatience devant la porte massive qui constituait le seul accès à l'intérieur du Fort. Celui-ci, comme tous les Forts de ce genre, s'enfonçait profondément dans le roc et offrait refuge à tous, aux époques de danger.
« Ils ne mangent pas mal », remarqua F'nor avec naturel, évaluant du regard les restes sur la table.
— « Mieux qu'au Weyr, à ce qu'il semble », répliqua ironiquement F’lar, étouffant de la main ses paroles comme deux filles de cuisine passaient près d'eux, titubant sous le poids d'un plateau contenant une carcasse entière, à demi récurée.
— « La viande est jeune et tendre », dit amèrement F’nor à voix basse, « à en juger par ce qu'on voit. Et à nous, on nous livre les vieilles charognes nerveuses.
»
— « Naturellement. »
— « Voilà un Hall de bonne mine », dit F’lar en arrivant près de Fax.
Puis, voyant Fax impatient de continuer, F’lar se tourna délibérément vers le Hall, décoré de nombreuses bannières. Du doigt, il montra à F'nor les fenêtres étroites comme des fentes percées dans l'épaisse muraille, les lourds volets de bronze ouvrant sur le ciel de midi brillamment ensoleillé.
« Et elles font face à l'est, comme il se doit. On m'a dit que le nouveau Hall du fort de Telgar s'ouvre au sud.
Dites-moi, Seigneur Fax, observez-vous les anciennes pratiques, qui prescrivent de monter la garde à l'aube ? »
Fax fronça les sourcils, essayant de deviner l'intention de F’lar.
« Il y a toujours un garde à la Tour. »
— « Un garde du côté de l'est ? »
Les yeux de Fax allèrent vivement aux fenêtres, puis il regarda alternativement F’lar et F'nor, reportant enfin son regard sur les fenêtres.
« Il y a toujours des gardes », répondit-il d'un ton tranchant. « A toutes les issues. »
— « Oh, seulement aux issues », dit F’lar, hochant la tête d'un air entendu en regardant F'nor.
— « Sinon, où ? » demanda Fax, inquiet, son regard allant de l'un à l'autre des chevaliers-dragons.
— « Cela, il faut le demander à votre Harpiste. Vous avez bien un harpiste professionnel, dans votre Fort ? »
— « Bien entendu. J'ai plusieurs harpistes professionnels. »
Fax redressa les épaules. F’lar affecta de ne pas comprendre.
— « Le Seigneur Fax est Seigneur de six autres Forts », rappela F'nor à son chef,
— « Bien entendu », acquiesça F’lar, exactement sur le ton dont Fax avait prononcé ces mots un instant auparavant.
Fax ne fut pas sans remarquer l'imitation, mais comme il était incapable d'interpréter une innocente affirmation comme une insulte délibérée, il s'engagea dans la pénombre des corridors. Les chevaliers-dragons suivirent.
« Cela fait plaisir de voir un Seigneur observer encore tant de nos anciennes coutumes », dit F’lar à F'nor, d'un ton approbateur qui s'adressait en réalité à Fax, alors qu'ils entraient dans l'intérieur du Fort. « Il y en a beaucoup qui ont abandonné la sécurité du roc et qui ont élargi leurs Forts extérieurs dans des proportions dangereuses. C'est un risque que je trouve inexcusable. »
— « Seigneur F’lar, leur risque représente un bénéfice pour d'autres », dit Fax d'un ton méprisant, en ralentissant le pas.
— « Un bénéfice ? Comment cela ? »
— « Avec des troupes bien entraînées, de bons chefs et une stratégie bien pensée, il est facile d'investir n'importe quel Fort extérieur, chevalier-bronze. »
L'homme n'était pas un fanfaron, se dit F’lar. Et, en cette époque pacifique, il ne manquait pas de poster des gardes à la Tour. Pourtant, il se tenait dans les limites de son Fort, non par obéissance aux anciennes Lois, mais par prudence. Il avait des harpistes plus par ostentation que parce que la tradition l'exigeait. Il laissait ses fosses tomber en décadence, et l'herbe pousser partout. Il accordait aux chevaliers-dragons le minimum de courtoisie d'une part, tout en les insultant de façon voilée d'autre part. Un homme à surveiller.
Dans le Fort de Fax, les appartements des femmes n'occupaient plus leur situation traditionnelle au cœur même du Fort, mais avaient été aménagés dans la partie ouvrant sur la falaise. Le soleil s'y déversait à flots par trois fenêtres percées dans l'épaisse muraille, et pourvues de volets doubles. F’lar nota que les gonds en étaient bien huilés. L'épaisseur du mur correspondait bien à une longueur de lance, comme le règlement l'exigeait ; Fax n'avait pas adopté la coutume récente qui réduisait l'épaisseur du rempart protecteur.
La salle était richement décorée de tapisseries représentant des femmes occupées à toutes sortes de tâches féminines. Des deux côtés de la salle, des portes s'ouvraient sur de petites alcôves réservées au sommeil et, à la prière de Fax, ses femmes en sortirent, hésitantes. Il fit un geste autoritaire à l'adresse d'une femme vêtue d'une longue robe bleue, aux cheveux parsemés de fils d'argent, au visage marqué par l'amertume et des désillusions, au corps déformé par la grossesse.
Elle s'avança maladroitement, s'arrêtant à quelques pas de son Seigneur. F’lar déduisit de son attitude qu'elle ne s'approchait pas de Fax plus qu'il n'était absolument nécessaire.
« La Dame de Crom, mère de mes héritiers », dit Fax, sans fierté ni cordialité.
— «Dame...» F’lar hésita, attendant qu'on lui apprenne son nom.
— « Gemma », dit sèchement Fax.
F’lar s'inclina profondément.
« Dame Gemma, le Weyr est en Quête, et requiert l'hospitalité du Fort. »
— « Seigneur F’lar », répliqua Dame Gemma d'une voix grave, « vous êtes très bienvenu parmi nous. »
F’lar remarqua qu'elle glissait légèrement sur l'adverbe, et que Dame Gemma n'avait eu aucun mal à se souvenir de son nom. Son sourire fut plus chaleureux que la simple courtoisie ne le demandait, plein de gratitude et de sympathie. A en juger par le nombre de femmes habitant ces appartements, Fax était fort porté sur le beau sexe. Il y en avait sûrement une ou deux que Dame Gemma verrait partir sans regret.
Fax procéda aux présentations, en grommelant les noms des femmes de façon indistincte, jusqu'au moment où il s'aperçut que sa ruse était inutile. F’lar s'enquérant de nouveau, poliment, du nom de la Dame. F'nor, son sourire s'élargissant à mesure qu'il notait quelles étaient les femmes dont Fax préférait garder l'anonymat, flânait nonchalamment près de la porte. F’lar et lui compareraient leurs impressions plus tard, bien qu'à première vue aucune des femmes ne fût digne de la Quête, Fax aimait les femmes petites et boulottes. Il n'y en avait pas une de piquante dans le lot. Ou, s'il y en avait eu, l'adversité les avait transformées. De toute évidence, Fax était un étalon, pas un amant.
Certaines n'avaient pas dû se servir d'eau de tout l'hiver, à en juger par la quantité d'huile parfumée qui avait ranci dans leurs cheveux. De toutes, en admettant qu'elles fussent toutes là, seule Dame Gemma était une femme de caractère, mais elle était trop vieille.
Les civilités une fois expédiées, Fax se hâta de faire sortir ses hôtes indésirés.
F'nor reçut de son chef l'autorisation de rejoindre les autres chevaliers-dragons.
Fax conduisit péremptoirement le chevalier-bronze à l'appartement qu'il lui avait assigné.
La chambre se trouvait à un niveau inférieur à celui de l'appartement des femmes, et s'accordait à la dignité de son occupant. Les tapisseries représentaient des batailles sanglantes, des duels à l'épée, des dragons en plein vol, des crêtes embrasées par la pierre de feu, et tout ce que pouvait offrir à leurs yeux l'histoire sanglante de Pern.
« Voilà une chambre fort agréable », reconnut F’lar, jetant négligemment sur la table ses gants et sa tunique en peau de gueyt. « Il faut que je m'occupe de mes hommes et des bêtes. Les dragons ont été récemment nourris », ajouta-t-il, soulignant le fait que Fax ne s'en était pas informé. « Je vous demande la liberté de me déplacer dans tout le Fort. »
Acide, Fax lui accorda ce que constituait traditionnellement le privilège de tous les chevaliers-dragons.
« Je ne veux pas davantage troubler vos occupations, Seigneur Fax, car vous devez avoir beaucoup à faire, avec sept Forts à diriger. »
F’lar s'inclina légèrement devant le Seigneur, puis se détourna pour lui signifier son congé. Il imaginait l'expression furieuse de Fax, et l'écouta s'éloigner, martelant le sol avec colère. Il attendit pour être sûr qu'il n'était plus dans le corridor, puis revint vivement dans le Grand Hall.
Des servantes affairées s'arrêtèrent de dresser des tables supplémentaires sur des tréteaux, pour regarder le chevalier-dragon. Il les salua courtoisement, les examinant pour voir si l'une de ces femelles serait faite du bois dont on fait les Dames du Weyr. Surmenées, sous-alimentées, marquées par les coups de la maladie, elles n'étaient que ce qu'elles étaient, des servantes, tout juste bonnes aux durs travaux.
F'nor et ses hommes s'étaient installés dans une baraque qu'on avait vidée pour eux en toute hâte. Les dragons étaient confortablement perchés sur toutes les arêtes rocheuses surplombant le sol. Ils s'étaient placés de telle sorte que pas un point de la vallée n'échappait à leur surveillance. Ils avaient tous été nourris avant de quitter le Weyr ; chaque chevalier veillait à ce que son dragon fût toujours en parfaite santé. Aucun incident n'était permis au cours d'une Quête.
A l'entrée de F’lar, les chevaliers-dragons se levèrent tous ensemble.
« Pas de ruses, pas de bagarres, mais inspectez tout soigneusement », dit-il laconiquement. « Revenez au coucher du soleil avec les noms de toutes les postulantes possibles. »
Il surprit le sourire de F'nor, se souvenant de la façon dont Fax avait glissé sur certains noms.
« Notez aussi leur signalement et leur origine familiale. »
Les hommes hochèrent la tête, leurs yeux brillants montrant qu'ils comprenaient.
Ils manifestaient une confiance solide en ce qui concernait le succès de la Quête, confiance que F’lar trouvait flatteuse, bien qu'il entretînt des doutes après avoir vu toutes les femmes de Fax. Logiquement, les plus belles femmes des Hautes Terres auraient dû se trouver au Fort principal de Fax, mais elles n'y étaient pas.
Pourtant, il restait encore tous les artisans à visiter, sans parler des six autres Forts. Tout de même...
D'un commun accord, F’lar et F'nor quittèrent la baraque. Les hommes suivraient, sans se faire remarquer, allant par deux ou tout seuls, pour visiter les artisans et les fermiers les plus proches. Les hommes avaient autant hâte que F’lar de sortir. Il y avait eu un temps où les chevaliers-dragons étaient des hôtes fréquents et honorés dans tous les grands Forts de Pern, de Nerat à Tillek. Cette agréable coutume, elle aussi, s'était perdue, avec bien d'autres, témoins de la piètre estime en laquelle on tenait actuellement le Weyr. F’lar se promit de changer cela.
Il s'obligea à revoir en pensée tous les insidieux changements survenus. Les Archives, que toutes les Dames du Weyr conservaient, prouvaient le déclin graduel mais perceptible, qui remontait aux deux cents dernières Révolutions. Et F’lar appartenait à cette poignée d'individus qui, même dans le Weyr, ajoutaient foi aussi bien aux Archives qu'aux Ballades. La situation allait bientôt changer de façon radicale, s'il fallait en croire les anciens contes.
F’lar sentait que toutes les Lois du Weyr, depuis la Première Empreinte jusqu'aux pierres de feu, depuis les collines sans herbe jusqu'aux gouttières des crêtes, toutes avaient une raison, une explication, un but. Même pour des détails aussi secondaires que de contrôler l'appétit des dragons ou limiter le nombre des habitants du Weyr. Mais pourquoi les cinq autres Weyr avaient été abandonnés, F’lar l'ignorait. Il se demanda si l'on trouverait des Archives, poussiéreuses et effritées, dans les Weyrs désaffectés. Il fallait qu'il vérifie cela lors de sa prochaine patrouille. Il ne trouverait certainement aucune explication au Weyr de Benden.
« Ils sont industrieux, mais il n'y a pas d'enthousiasme », disait F'nor, le ramenant à leur visite du Fort des artisans.
Par la rampe bordée de caniveaux, ils étaient descendus au Fort des artisans proprement dit, suivant la large route bordée de cottages jusqu'aux ateliers imposants, construits en pierre. Silencieusement, F’lar remarqua les gouttières des toits obstruées par la mousse, les vignes vierges recouvrant les murs. Pour quelqu'un de son état, il était pénible de constater le mépris flagrant des simples mesures de précaution. Toute verdure vivante était interdite près des habitations des hommes.
« Les nouvelles vont vite », gloussa F'nor, saluant un artisan pressé, en blouse de boulanger, qui leur grommela un vague « bonjour ». « Pas une femelle en vue. »
Sa remarque était juste. A cette heure, les femmes auraient dû être dehors, charriant les provisions venues des entrepôts, lavant dans la rivière en ce beau jour ensoleillé, ou aidant aux semailles dans les fermes. Il n'y en avait pas une seule visible.
« Autrefois, c'est nous qu'on préférait, comme maris », remarqua F'nor d'un ton caustique.
— « Nous visiterons d'abord l'Atelier des Tisserands. Si ma mémoire est bonne... »
— « Comme à l'habitude... » intervint ironiquement F'nor.
Non qu'il abusât de leurs liens consanguins, mais il était plus à l'aise avec F’lar que la plupart des autres chevaliers-dragons, y compris les autres chevaliers-bronze. F’lar était un homme réservé, dans une société étroitement unie où régnait une égalité bon enfant. Il soumettait son escadrille à une discipline de fer, mais les hommes intriguaient pour servir sous ses ordres. Son escadrille se distinguait toujours dans les Jeux. Personne n'y commettait jamais de maladresse en voyageant dans l'Interstice pour y disparaître à jamais, et aucune bête ne mourait, obligeant un homme sans dragon à s'exiler du Weyr, une partie de lui-même définitivement morte.
« L'tol est venu par ici et s'est installé sur l'une des Hautes Terres », continua F’lar.
— «L'tol ?»
— « Oui, souvenez-vous, un chevalier-vert de l'escadrille de S'lel. »
Un virage malencontreux, durant les Jeux de Printemps, avait amené L'tol et sa bête en plein sur une émission de phosphine de Tuenth, le dragon bronze de S'lel. L'tol avait été précipité à bas de sa bête, comme le dragon essayait d'éviter le souffle empoisonné. Un de ses camarades avait piqué pour rattraper le chevalier, mais le dragon vert, le corps brûlé, l'aile gauche carbonisée, était mort du choc et de l'empoisonnement provoqué par la phosphine.
« L'tol nous aiderait dans notre Quête », acquiesça F'nor, comme les deux chevaliers-dragons montaient jusqu'aux portes de bronze de l'Atelier des Tisserands.
Ils s'arrêtèrent sur le seuil, habituant leurs yeux à la pénombre de l'intérieur. Des lampes à incandescence brûlaient dans les renfoncements des murs et au-dessus des grands métiers où les plus belles étoffes et tapisseries étaient fabriquées par des Maîtres Tisserands. L'atmosphère était tranquille et industrieuse.
Pourtant, avant que leur vision se fût adaptée, une silhouette glissa à leur rencontre, les invitant poliment mais sèchement à la suivre.
A droite de l'entrée, on les conduisit dans un petit bureau, séparé de la salle par un rideau. Leur guide se tourna vers eux, son visage visible à la lueur des lampes. Il y avait en lui quelque chose d'indéfinissable qui indiquait le chevalier-dragon. Mais son visage portait des rides profondes, et, d'un côté, montrait des cicatrices de brûlures. Ses yeux, brûlants de nostalgie, dominaient son visage. Ils clignaient constamment.
« Maintenant, je m'appelle Lytol », dit-il d'une voix dure.
F’lar hocha la tête.
« Vous, vous êtes F’lar, et vous, F'nor », dit Lytol. « Vous ressemblez à celui qui vous a engendrés. »
De nouveau, F'lar hocha la tête.
Lytol avala convulsivement sa salive, les muscles du visage contractés car la présence des chevaliers-dragons ravivait la tristesse de l'exil. Il essaya de sourire.
« Des dragons dans le ciel. La nouvelle s'est répandue plus vite que les Fils. »
— « Nemorth a pondu une femelle. »
— « Et Jora est morte ? » demanda Lytol avec inquiétude, le visage délivré de ses tics pour la première fois. « Hath l'a couverte ? »
F’lar hocha la tête.
Lytol eut un sourire amer.
« Alors, c'est encore R'gul, hein ? »
Il détourna la tête et laissa son regard errer au loin. Ses paupières étaient immobiles, mais les muscles de ses mâchoires tressaillaient.
« Vous avez les Hautes Terres ? Toutes ? » demanda-t-il en reportant le regard sur le chevalier-dragon, appuyant légèrement sur le mot « toutes ».
De nouveau, F'lar hocha affirmativement la tête.
« Vous avez vu les femmes. »
Le ton de Lytol exprimait le dégoût. Ce n'était pas une question, mais une constatation, car il se hâta de continuer :
« Eh bien, il n'y en a pas de mieux dans toutes les Hautes Terres. »
Le ton était d'absolu mépris. Il s'assit sur la lourde table qui emplissait tout un coin de la pièce. Il serrait si fort ses mains autour de sa taille qu'il en faisait presque le tour, par-dessus sa grosse ceinture de cuir.
« On s'attendrait au contraire, non ? » continua Lytol.
Il parlait trop et trop vite. Cela aurait été d'une impolitesse insultante chez un homme de moindre extraction. C'était la terrible solitude de l'exil qui le rendait loquace. Lytol écrémait la surface par des questions rapides auxquelles il répondait lui-même, plutôt que de toucher à des problèmes trop douloureux
— tel que le besoin insatiable qu'avaient ceux de sa race. Pourtant, il donnait aux chevaliers-dragons exactement le genre d'informations qu'ils désiraient.
« Mais Fax aime les femmes boulottes et dociles », continua Lytol. « Même Dame Gemma a fini par s'y faire. Ce serait différent s'il n'avait pas besoin du soutien de la famille de Dame Gemma. Ah oui, ce serait bien différent. Alors, il s'arrange pour qu'elle soit toujours enceinte, espérant qu'elle mourra en couches un de ces jours. Et ça finira bien par arriver. »
Le rire de Lytol était déplaisant.
« Quand Fax prit le pouvoir, tout homme de bon sens renvoya ses filles des Hautes Terres, ou les marqua au visage. »
Il s'arrêta, plongé dans des souvenirs sombres et amers, les yeux rétrécis par la haine.
« J'ai été fou ; je me suis imaginé que ma situation me conférait l'immunité. »
Lytol se redressa, rejeta les épaules en arrière et fit face aux chevaliers-dragons.
Il avait le visage vindicatif, la voix grave et tendue.
« Tuez ce tyran, chevaliers-dragons, pour l'amour et la sécurité de Pern, du Weyr, et de la Reine. Il attend le bon moment. Il sème l'insatisfaction parmi les autres Seigneurs. Il... »
Maintenant, le rire de Lytol était presque hystérique.
« Il s'imagine qu'il vaut un chevalier-dragon. »
— « Ainsi, il n'y a aucune candidate dans son Fort ? » dit F’lar, d'une voix assez tranchante pour pénétrer jusqu'à la conscience de l'homme obsédé par cette curieuse théorie.
Lytol fixa le chevalier-bronze.
« Ne vous l'ai-je pas déjà dit ? Les meilleures sont mortes dans le lit de Fax, ou on les a éloignées. Celles qui restent ne sont rien, rien. Sans caractère, ignorantes, étourdies, insipides. Ainsi Jora. Elle... »
Il claqua brusquement les mâchoires et se tut. Il secoua la tête, se passant la main sur le visage pour calmer son angoisse et son désespoir.
« Et dans les autres Forts ? »
Lytol secoua la tête, fronçant les sourcils d'un air sombre.
« La même chose. Mortes ou parties. »
— « Et le Fort de Ruatha ? »
Lytol cessa de secouer la tête, et jeta à F’lar un regard incisif, un sourire rusé aux lèvres. Il éclata d'un rire sans joie.
« Vous espérez trouver une Torene ou une Moreta cachée dans le Fort de Ruatha, par les temps qui courent ? Eh bien, chevalier-bronze, apprenez que tout le sang de Ruatha est mort. L'épée de Fax a bien étanché sa soif, ce jour-là. Il savait la véracité des contes des harpistes, suivant lesquels les Seigneurs de Ruatha recevaient toujours avec joie les chevaliers-dragons, et que les Ruathiens étaient une race à part. Il y avait, le saviez-vous... (la voix de Lytol se réduisit à un murmure confidentiel) des exilés du Weyr, comme moi-même, dans leur Lignée.
»
F’lar hocha gravement la tête, ne voulant pas priver cet homme d'une de ses dernières fiertés.
« Non, il ne reste que peu de chose, bien peu de chose dans la Vallée de Ruatha
», gloussa doucement Lytol. « Fax ne tire rien de ce Fort, sauf des ennuis. »
A cette réflexion, Lytol reprit un comportement à peu près normal, et son visage un air plus serein.
« Nous, les gens de ce Fort, nous sommes les meilleurs tisserands de Pern, et nos forgerons fabriquent les armes les mieux trempées. »
Ses yeux brillaient de fierté pour sa communauté d'adoption.
« Les conscrits de Ruatha meurent de maladies étranges. Et les femmes que Fax leur prenait... » ,
Il eut un rire méchant.
« On dit qu'il en restait impuissant pendant des mois. »
L'esprit vif de F’lar en tira une conclusion curieuse.
« Personne ne reste de la Lignée ? »
— « Personne ! »
— « Dans les domaines, reste-t-il des familles ayant du Sang du Weyr ? »
Lytol fronça les sourcils et regarda F’lar d'un air étonné. Il frotta d'un air pensif son visage couturé de cicatrices.
« Il y en avait », admit-il lentement. « Il y en avait. Mais je doute qu'il y ait des survivants. »
Il réfléchit un moment, puis secoua énergiquement la tête.
« Ils ont opposé une telle résistance à l'invasion que Fax n'a pas fait merci. Au Fort, Fax a décapité tes Dames aussi bien que les nourrissons. Et il a emprisonné ou exécuté tous ceux qui avaient porté les armes pour Ruatha. »
F’lar haussa les épaules. Son idée ne représentait qu'une possibilité. Avec des représailles aussi sévères, Fax avait, sans aucun doute, éliminé toute résistance en même temps que les meilleurs artisans. Ce qui expliquait la qualité médiocre des produits de Ruatha, et l'émergence des tisserands des Hautes Terres comme les meilleurs de leur profession.
« Je voudrais pouvoir vous annoncer de meilleures nouvelles, chevalier-dragon
», murmura Lytol.
— « Ça ne fait rien », le rassura F’lar, une main prête à tirer le rideau.
Lytol alla vivement à lui et dit d'une voix pressante :
« N'oubliez pas ce que je vous ai dit sur les ambitions de Fax. Obligez R'gul, ou celui qui lui succédera comme Chef du Weyr, à surveiller les Hautes Terres. »
— « Est-ce que Fax sait où vous portent vos sympathies ? »
L'expression nostalgique et hagarde reparut sur le visage de Lytol, Il déglutit nerveusement, mais répondit d'une voix calme :
« Cela n'a aucune importance en face des désirs du Seigneur des Hautes Terres, mais ma guilde me protège contre les persécutions. Je suis assez à l'abri à l'intérieur de ma profession. Il dépend des produits de notre industrie. »
Il continua, comme se moquant de lui-même :
« Je suis le meilleur pour les scènes de batailles. Bien entendu », ajouta-t-il, en levant un sourcil facétieux, « on ne représente plus les dragons comme les camarades des héros. Vous avez remarqué, évidemment, les herbes qui poussent partout ? »
F’lar grimaça de dégoût.
« Et ce n'est pas la seule chose que nous ayons remarquée. Mais Fax maintient certaines autres traditions... »
Lytol écarta d'un geste cette considération.
« Il le fait par simple bon sens militaire. Ses voisins se sont armés après sa prise de Ruatha, car il l'a prise par trahison, permettez-moi de vous le dire. Et permettez-moi aussi de vous avertir qu'il se moque ouvertement des légendes des Fils », dit Lytol en pointant un doigt accusateur en direction du Fort. « Il brocarde les harpistes pour les folies stupides des vieilles ballades, et il a banni de leur répertoire toutes les légendes sur les dragons. La nouvelle génération grandira totalement ignorante du devoir, de la tradition et des précautions à prendre. »
Après les autres révélations de Lytol, cela ne surprenait pas F’lar, mais le troublait plus que tout le reste. Ils n'étaient pas les seuls à récuser la transmission orale d'événements historiques, ne les considérant que comme des radotages de harpistes. Et pourtant, l'Étoile Rouge scintillait dans le ciel, et les temps approchaient où, hystériques, ils accourraient pour leur prêter allégeance, comme autrefois, par peur de perdre la vie.
« Est-ce qu'il vous est arrivé de sortir de grand matin, ces temps-ci ? » demanda F'nor avec un sourire malicieux.
— « Oui », souffla Lytol en un murmure étouffé. « Oui... »
Un gémissement monta des profondeurs de son être, et il s'éloigna brusquement des chevaliers-dragons, la tête rentrée dans les épaules.
« Partez », dit-il en grinçant des dents.
Et, comme ils hésitaient, il répéta, suppliant :
« Partez ! »
F’lar, suivi de F'nor, sortit vivement de la pièce. Le chevalier-bronze traversa à grandes enjambées l'Atelier tranquille et sombre, et surgit dans le soleil aveuglant. Son élan le porta jusqu'au centre de la place. Là, il s'arrêta si brusquement que F'nor, juste sur ses talons, faillit le renverser.
« Nous passerons exactement le même temps dans tous les autres Ateliers », annonça-t-il d'une voix tendue, en évitant le regard de F'nor.
F’lar avait la gorge serrée. Soudain, il lui était difficile de parler. Il avala sa salive avec effort, plusieurs fois.
« Vivre sans dragon... » murmura F'nor avec pitié.
Leur rencontre avec Lytol l'avait bouleversé jusqu'au plus profond de lui-même, d'une tristesse à laquelle il n'était pas habitué. Et le fait que F’lar semblait tout aussi retourné fit beaucoup pour ébranler l'opinion personnelle de F'nor, selon laquelle son demi-frère était incapable d'émotion.
« Il n'y a pas d'autre solution, une fois que la Première Empreinte a été faite.
Vous le savez », dit sèchement F’lar qui s'était repris.
Il se dirigea vers l'Atelier portant l'enseigne des Maroquiniers.
Honore ceux qui chevauchent les dragons,
En parole et en actes, en faveur et pensée,
Des mondes furent perdus ou sauvés,
Par les dangers qu'ont bravés les dragons.
Chevalier-dragon, calme ta colère.
La rapacité n'amène que misère.
Des Lois Anciennes sois le champion,
Et que prospère à jamais le Weyr des Dragons.
F’lar s'amusait... sans s'amuser. C'était le quatrième jour qu'ils passaient en la compagnie de Fax, et seul le contrôle de fer que F’lar exerçait sur lui-même et sur son escadrille empêchait la situation de dégénérer en violence.
C'était purement par chance, pensait F’lar, tandis que Mnementh planait indolemment en direction du Col de Bresat menant à Ruatha, que lui, F’lar, eût choisi les Hautes Terres. La tactique de Fax aurait réussi avec R'gul, qui était très conscient de ce qu'il devait à son honneur, ou avec S'lan ou D'nol, qui étaient trop jeunes pour avoir déjà appris la patience et la discrétion. S'lel aurait battu en retraite dans la confusion, ce qui, pour le Weyr, aurait été aussi désastreux qu'une bataille.
Il aurait dû établir plus tôt une corrélation entre tous les indices. La décadence du Weyr et de son influence ne venait pas seulement des Seigneurs des Forts et de leurs vassaux.
Elle venait aussi du Weyr lui-même, résultat de Reines inférieures et de Dames du Weyr incompétentes. Elle venait de l'obstination inexplicable de R'gul de ne pas « ennuyer » les Seigneurs, et de confiner ses chevaliers-dragons à l'intérieur du Weyr. Et, à l'intérieur du Weyr, on avait donné trop d'importance à la préparation des Jeux, au point que la compétition interne entre les escadrilles était devenue le but et la fin de l'activité du Weyr.
La verdure n'avait pas poussé du jour au lendemain, et les Seigneurs ne s'étaient pas éveillés, un beau jour, décidant en un éclair d'inspiration de ne pas envoyer la dîme traditionnelle au Weyr. Tout s'était fait graduellement, et le Weyr avait permis que cela continuât, jusqu'au moment où le but et la raison d'être du Weyr et de la race des dragons ne furent plus du tout compris, et où un parvenu, héritier collatéral d'un des anciens Forts put se permettre de mépriser ouvertement à la fois les chevaliers-dragons, et les simples précautions de base grâce auxquelles Pern était libre des Fils.
F’lar doutait que Fax eût tenté de telles agressions contre les Forts voisins si le Weyr avait maintenu son ancienne proéminence. Chaque Fort doit avoir son Seigneur, pour protéger contre les Fils sa vallée et ses habitants. Un Seigneur pour chaque Fort... et non pas un Seigneur pour sept Forts. Cela allait à l’encontre de l'ancienne tradition et, de plus, c'était mauvais, car comment un seul homme pouvait-il protéger sept vallées à la fois ? Et, à moins qu'un homme ne chevauchât un dragon, il fallait des heures pour aller d'un Fort à l'autre.
Aucun des Chefs de Weyr d'autrefois n'aurait permis qu'on méprisât ainsi les anciennes coutumes.
F’lar vit des flammes s'élever le long des hauteurs dénudées du Col, et Mnementh modifia docilement sa trajectoire pour avoir une meilleure vue sur le paysage. F’lar avait envoyé en avant la moitié de son escadrille. C'était pour eux un bon entraînement que de survoler des terres accidentées. Il leur avait distribué de petits morceaux de pierre de feu avec ordre de calciner toute végétation, pour se faire la main. Et cela rappellerait à Fax comme à ses troupes les terrifiantes capacités des dragons, phénomène que le peuple de Pern semblait avoir complètement oublié.
Les émissions embrasées de phosphine que crachaient les dragons montraient que ses ordres avaient été bien suivis. R'gul pouvait bien argumenter contre la nécessité des exercices avec la pierre de feu, il pouvait citer des incidents comme celui qui avait exilé Lytol, mais F’lar maintenait la tradition, et ainsi faisait tout homme qui volait avec lui, ou il quittait l'escadrille. Jamais aucun ne lui manquait.
F’lar savait que les hommes éprouvaient avec autant d'intensité que lui la joie farouche de chevaucher un dragon crachant des flammes ; les fumées de phosphine étaient exaltantes, à leur façon, et l'impression de puissance qu'éprouvait un homme contrôlant la force et la majesté d'un dragon était une expérience humaine sans pareille. Les maîtres des dragons étaient à jamais une race à part après que la Première Empreinte avait été faite. Et chevaucher un dragon de combat, bleu, vert, brun ou bronze, payait de tous les risques, de l'éternelle vigilance et de l'isolement du reste de l'humanité.
Mnementh inclina ses ailes à l'oblique, pour se glisser dans l'étroit défilé du Col menant de Crom à Ruatha. Ils n'étaient pas plutôt sortis de la faille que la différence entre les deux Forts les frappa.
F’lar était stupéfait. Tout en visitant les quatre derniers Forts, il avait été certain que Ruatha mettrait un point final à la Quête.
Il y avait bien la petite brune, dont le père était tisserand à Nabol, mais... Et une grande fille mince comme une liane, avec des yeux immenses, née d'un petit officier de Crom, pourtant... C'étaient des possibilités, et si F’lar avait été S'lel, ou K'net ou D'nol, il les aurait emmenées pour en faire des concubines possibles, mais certainement pas des Dames du Weyr.
Toutefois il s'était toujours rassuré, pensant que c'était le sud qui leur réservait ce qu'ils cherchaient. Maintenant qu'il embrassait du regard les ruines qu'était devenue Ruatha, ses espoirs s'envolaient. Au-dessous de lui, il vit la bannière de Fax qui s'abaissait sur le rythme que requérait sa présence.
Dominant sa cruelle déception, il ordonna à Mnementh d'amorcer la descente.
Fax, contrôlant à grand-peine les soubresauts terrifiés de sa monture terrestre, lui montra d'un geste la vallée abandonnée.
« Voici la puissante Ruatha, en qui vous mettiez tant d'espérance », dit-il d'un ton sarcastique.
F’lar lui sourit froidement, se demandant comment Fax l'avait deviné. Les sentiments de F’lar avaient-ils été si transparents lorsqu'il avait suggéré d'aller en Quête dans les autres Forts ? Ou bien n'était-ce qu'une heureuse supposition de la part de Fax ?
« On voit tout de suite pourquoi les produits des Hautes Terres sont maintenant préférés », répliqua F’lar en faisant effort sur lui-même.
Mnementh gronda, et F’lar le rappela sévèrement à l'ordre. Le dragon bronze avait développé, à l'égard de Fax, une aversion confinant à la haine. Une telle antipathie de la part d'un dragon était des plus inhabituelles et ne laissait pas d'inquiéter F’lar. Non qu'il eût le moins du monde regretté la mort de Fax, mais il n'aurait pas voulu qu'elle soit provoquée par l'haleine de Mnementh.
« Ruatha ne produit pas grand-chose de bon », dit Fax d'une voix proche du grognement.
Il tira fortement sur la bride de sa bête, et du sang vint colorer l'écume de ses naseaux. La bête rejeta la tête en arrière pour soulager la douleur qu'elle ressentait à la gueule, et Fax la frappa sauvagement entre les deux oreilles. Le coup, observa F’lar, n'était pas destiné à la malheureuse monture mais était provoqué par la vue de l'improductive Ruatha.
« Je suis le suzerain. Personne de la Lignée n'a relevé mon défi. Je suis dans mon droit. Ruatha doit payer tribut à son suzerain légitime... »
— « Et mourir de faim le reste de l'année », remarqua ironiquement F’lar, laissant son regard errer sur la vallée.
Peu de champs étaient cultivés. Les prairies ne nourrissaient que de maigres troupeaux. Même les vergers étaient rabougris. Les fleurs, si abondantes sur les arbres de Crom, dans la vallée précédente, étaient ici clairsemées, comme si elles répugnaient à éclore dans un endroit si désolé. Bien que le soleil fût haut dans le ciel, les fermes semblaient n'avoir aucune activité, du moins aucune qu'on pût observer d'où ils étaient. Il régnait une atmosphère de morne désespoir.
« Ruatha a beaucoup résisté à mon autorité. »
F’lar jeta un regard à Fax, car sa voix féroce et son visage blême n'auguraient rien de bon pour les rebelles de Ruatha. Le désir de vengeance qui colorait l'attitude de Fax envers Ruatha et ses rebelles se tintait d'une autre émotion violente, que F’lar avait été incapable d'identifier, mais qu'il avait clairement sentie la première fois qu'il avait adroitement suggéré cette tournée des Forts. Ce n'était pas la peur, car Fax était manifestement sans peur et insupportablement sûr de lui. Répulsion ? Appréhension ? Incertitude ? F’lar n'arrivait pas à mettre un nom sur la répugnance composite de Fax à visiter Ruatha, mais il n'avait pas accueilli sa proposition avec joie, et maintenant, il réagissait violemment au fait de se trouver entre ces frontières hostiles.
« Quelle folie de la part des Ruathiens », remarqua aimablement F’lar.
Fax se retourna brusquement vers lui, la main sur la garde de son épée, les yeux jetant des éclairs. F’lar imaginait, avec un sentiment qui ressemblait à de la joie, le moment où Fax l'usurpateur tirerait l'épée contre un chevalier-dragon ! Il fut presque déçu quand l'homme se reprit, serra fermement la bride de son cheval et l'éperonna en un galop frénétique.
« Il faudra que je le tue », se dit F’lar, et Mnementh étendit les ailes pour manifester son approbation.
F'nor se posa à côté du chef bronze.
« Est-ce que j'ai bien vu ? Fax prêt à tirer l'épée contre vous ? »
F'nor avait les yeux brillants, le sourire acide.
« Jusqu'au moment où il s'est souvenu que je montais un dragon. »
— « Faites attention, chevalier-bronze. Il a l'intention de vous tuer, et bientôt. »
— « S'il le peut ! »
— « Il a la réputation d'être un combattant retors », l'avertit F'nor, sans sourire cette fois.
De nouveau, Mnementh battit des ailes, et F’lar caressa d'un air absent son long cou, si doux sous la main.
« Est-ce que je suis en position d'infériorité par rapport à lui ? » demanda-t-il, piqué par les paroles de F'nor.
— « A ma connaissance, non », dit vivement F'nor, stupéfait. « Je ne l'ai pas vu en action, mais ce que j'en ai entendu raconter ne me dit rien de bon. Il tue souvent, avec ou sans motif. »
— « Et parce que nous autres, chevaliers-dragons, ne recherchons pas le sang, nous ne sommes pas des combattants redoutables ? » dit F’lar d'un ton tranchant.
« Avez-vous honte d'être ce que votre éducation vous a fait ? »
— « Moi, non ! » s'exclama F'nor, le souffle coupé par le ton qu'avait pris son chef. « Ni tous les hommes de notre escadrille ! Mais il y a quelque chose dans l'attitude des hommes de Fax qui... qui me fait souhaiter une excuse pour nous battre. »
— « Comme vous l'avez remarqué, nous nous battrons probablement. Il y a quelque chose ici, à Ruatha, qui énerve notre noble suzerain. »
Mnementh, puis Canth, le dragon brun de F'nor, battirent des ailes pour attirer l'attention de leurs maîtres.
F’lar regarda son dragon, qui tournait la tête vers lui, ses grands yeux brillant comme des opales scintillant au soleil.
« Il y a une force subtile, dans cette vallée », murmura F’lar, interprétant le sens du message confus du dragon.
— « Une force, en effet ; même mon brun la perçoit », répliqua F'nor, et son visage s'illumina.
— « Attention, chevalier-brun », l'avertit F’lar. « Attention. Faites décoller toute l'escadrille. Fouillez toute la vallée. J'aurais dû comprendre. J'aurais dû m'en douter. Tout était sous nos yeux, il suffisait d'interpréter. Comme les chevaliers-dragons sont devenus stupides ! »
Le Fort est interdit
Le Hall est vide
Et les hommes disparus.
Le sol est stérile
Le roc est nu
Et tout espoir banni.
Lessa retirait du foyer des pelletées de cendres quand un messager, au comble de l'agitation, entra en titubant dans le Grand Hall. Elle se fit aussi petite que possible, pour que le Régent ne la renvoie pas. Elle s'était arrangée pour qu'on l'envoie dans le Grand Hall, ce matin-là, sachant que le Régent avait l'intention de brutaliser le chef des tapissiers pour la médiocre qualité des produits que l'on allait expédier à Fax.
« Fax arrive ! Avec des chevaliers-dragons ! » hurla l'homme en plongeant dans la pénombre du Grand Hall.
Le Régent, qui était sur le point de fouetter le tapissier, se détourna de sa victime, stupéfait. Le messager, un fermier des confins de Ruatha, avança en trébuchant, si excité par son message qu'il saisit le Régent par le bras.
« Comment osez-vous quitter votre femme ? »
Le Régent dirigea son fouet sur le fermier étonné. La force du premier coup le renversa. A quatre pattes et gémissant, il se hâta de se mettre hors de portée du second coup.
« Des chevaliers-dragons, hein ? Fax ? Ha ! Il fuit Ruatha comme la peste. Là !
»
Le Régent ponctuait d'un coup de fouet chacune de ses dénégations puis, d'un coup de pied dans les côtes, il mit un terme à la correction, avant de se retourner, hors d'haleine, vers ses deux assistants et le tapissier.
« Comment est-il entré ici avec un mensonge aussi éhonté ? »
Le Régent se dirigea à grandes enjambées vers la porte du Hall. Elle s'ouvrit toute grande, juste comme il tendait la main vers la poignée de fer. L'officier de garde, le visage cendreux, se précipita à l'intérieur, manquant renverser le Régent.
« Des chevaliers-dragons ! Des dragons ! Ils sont partout dans Ruatha ! »
bredouilla-t-il avec de grands gestes.
Lui aussi attrapa par le bras le Régent stupéfait, et l'entraîna vers la cour extérieure, pour prouver la véracité de ses affirmations.
Lessa ramassa la dernière pelletée de cendres. Rassemblant son matériel, elle se glissa hors du Grand Hall. Sous l'écran de ses cheveux embroussaillés, elle avait un sourire satisfait.
Un chevalier-dragon dans Ruatha ! Quelle occasion ! Elle devait s'arranger pour que Fax, soit par fureur, soit par humiliation, renonce à ses prétentions sur le Fort en présence d'un chevalier-dragon. Alors, elle pourrait faire valoir les droits qu'elle tenait de sa naissance.
Mais il fallait qu'elle se montrât extrêmement circonspecte. Les chevaliers-dragons étaient des hommes à part. La colère n'embrumait pas leur intelligence.
L'avidité ne souillait pas leur jugement. La crainte n'émoussait pas leurs réactions. Que les imbéciles continuent à croire aux sacrifices humains, aux concupiscences dénaturées, aux folles débauches. Elle, elle n'était pas si crédule.
Et ces racontars allaient à rencontre de ses convictions profondes. Les chevaliers-dragons étaient quand même des humains, et elle, elle avait le Sang du Weyr dans les veines. Il était de la même couleur que le sang de n'importe qui
; le sien avait assez coulé pour qu'elle en fût certaine.
Elle s'arrêta un instant, et prit une inspiration saccadée. Était-ce là le danger qu'elle avait pressenti il y avait quatre jours, à l'aube ? La dernière phase de son combat pour rentrer en possession du Fort ? Non, se dit-elle. Le présage funeste annonçait autre chose qu'une simple vengeance.
Le seau de cendres lui battait les mollets, comme elle se traînait dans le corridor conduisant à la porte des écuries. La réception de Fax serait plutôt froide. Elle n'avait pas ranimé le feu dans la cheminée. Son rire se répercuta, lugubre, sur les murs humides. Elle posa son seau, son balai et sa pelle, et ouvrit avec effort la lourde porte de bronze donnant sur les nouvelles écuries.
Elles avaient été construites à l'extérieur de la falaise de Ruatha par le premier Régent de Fax, plus subtil que ses huit successeurs. Il avait accompli beaucoup plus de choses que les autres, et Lessa avait sincèrement regretté la nécessité de sa mort. Mais il aurait rendu sa vengeance impossible. Il l'aurait démasquée, avant qu'elle ait eu le temps d'apprendre à se camoufler, et à camoufler ses petites interférences. Comment s'appelait-il donc ? Elle n'arrivait pas à s'en souvenir. Quand même, elle regrettait sa mort.
Le deuxième était aussi avide qu'il convenait, et il avait été facile de créer des malentendus entre lui et les artisans. Il était bien déterminé à tirer tous les profits possibles des produits de Ruatha de sorte qu'une partie en tombât dans sa poche avant que Fax suspecte la pénurie. Les artisans, qui avaient commencé à se faire à l'habile diplomatie du premier Régent, s'offensèrent vivement des façons cupides et désinvoltes du second. Ils s'offensèrent de l'extinction de l'Ancienne Lignée, et plus encore de la façon dont on l'avait exterminée. Ils ne pardonnaient pas les insultes faites à Ruatha, qui occupait maintenant une situation secondaire dans les Hautes Terres, et ils s'irritèrent des indignités individuelles que les habitants du Fort, les artisans et les fermiers souffraient sous l'autorité du second Régent. Il ne fallut que peu de manipulations pour que les choses, en Ruatha, aillent de mal en pis.
Le second fut remplacé, et son successeur ne fit pas mieux. On le surprit en train de détourner des produits à son profit — et les meilleurs, encore ! Fax l'avait fait exécuter. Son crâne roulait encore dans la fosse à feu, au-dessus de la Grande Tour.
Le titulaire actuel n'avait pas même été capable de maintenir les ateliers dans la médiocre condition où ils étaient quand il en avait pris l'administration. Des questions, simples en apparence, finissaient bientôt en désastres. La production d'étoffes, par exemple. Contrairement aux fanfaronnades qu'il avait faites devant Fax, la qualité ne s'en était pas améliorée, et les quantités s'étaient réduites.
Et maintenant, Fax était là. Et avec des chevaliers-dragons ! Pourquoi des chevaliers-dragons ? La portée de cette question pétrifia Lessa sur place, et la lourde porte de bronze lui écorcha douloureusement les talons en se refermant.
Autrefois, les chevaliers-dragons étaient souvent les hôtes de Ruatha, ça, elle le savait et s'en souvenait .même vaguement. Ces souvenirs étaient comme un conte de harpiste, ils semblaient concerner quelqu'un d'autre, et ne faisaient pas partie de son expérience personnelle. Elle avait farouchement limité toute son attention à la seule Ruatha. Des leçons reçues dans son enfance, elle ne se souvenait même pas du nom de la Reine ou de la Dame du Weyr, et elle ne se souvenait pas non plus avoir entendu mentionner le nom d'une Reine ou d'une Dame du Weyr quelconque dans le Fort, au cours de ces dix dernières Révolutions.
Peut-être les chevaliers-dragons allaient-ils enfin réprimander sévèrement les Seigneurs au sujet de toute la verdure qui poussait autour des Forts. A Ruatha, Lessa était largement responsable de cette situation, mais elle défiait même un chevalier-dragon de l'amener à se repentir. Il serait encore préférable que tout Ruatha devînt la proie des Fils, plutôt que de continuer à vivre sous la dépendance de Fax ! Cette hérésie choqua Lessa au moment même où elle la formulait.
Elle vida ses cendres sur le fumier de l'étable, souhaitant pouvoir débarrasser aussi facilement sa conscience de ce blasphème. Autour d'elle, la pression de l'air changea soudain. Puis une ombre furtive lui fit lever les yeux.
De derrière la falaise surgissait un dragon, qui planait, ses ailes immenses déployées dans le courant ascendant du matin. Puis, tournant sans effort, il descendit. Un second, un troisième, puis toute une escadrille de dragons le suivirent en un vol silencieux et en une descente ordonnée, gracieux et terribles.
Le clairon de la Tour sonna enfin, et la cuisine résonna des cris et des gémissements des servantes terrifiées.
Lessa se mit à couvert. Elle rentra dans la cuisine où l'aide-cuisinier la saisit instantanément et la poussa vers les éviers d'une bourrade et d'un coup de pied.
Là, on lui fit récurer au sable les plats et couverts de service, incrustés de graisse.
Déjà, des chiens jappant faisaient tourner la broche, chargée d'une bête décharnée qui commençait à rôtir. Le cuisinier arrosait la carcasse de grandes louchées de graisse, jurant d'offrir un si méchant dîner à tant d'hôtes, dont certains étaient de haut rang. On avait mis à tremper des fruits secs, produits de la maigre récolte de l'été précédent, et deux vieilles servantes grattaient des racines avant de les mettre à bouillir.
Un apprenti-cuisinier pétrissait du pain, et un autre assaisonnait soigneusement une sauce. Le regardant fixement, Lessa dirigea sa main d'une boîte à épices à une autre, moins appropriée, comme il parachevait sa concoction. Innocemment, elle ajouta trop de bois dans le four, s'assurant ainsi que les pains seraient brûlés.
Elle régla habilement l'allure des chiens, accélérant l'un et ralentissant l'autre, de sorte que la viande serait brûlée d'un côté et crue de l'autre. Son intention était de transformer le festin en un jeûne en rendant les plats immangeables.
Au-dessus, dans le Fort, elle ne doutait pas qu'on fût en train de découvrir d'autres mesures qu'elle avait prises à des époques différentes, en prévision de la situation présente.
Les doigts sanglants d'avoir été frappés, l'une des femmes du Régent entra en gémissant, espérant trouver refuge dans la cuisine.
« Les insectes ont réduit en poudre les meilleures couvertures ! Et une chienne qui a mis bas sur les plus beaux draps m'a montré les dents en allaitant ses petits.
L'air est délétère, et les meilleures chambres sont pleines de détritus amenés par le vent d'hiver. Quelqu’un a laissé les volets entrouverts. Juste un tout petit peu, mais c'était suffisant », gémissait la femme, crispant sa main contre sa poitrine et se balançant d'avant en arrière.
Lessa se pencha pour astiquer diligemment les plats.
Gueyt de garde, gueyt de garde,
Dans ton antre,
Guette bien, et regarde
Qui vient ? Qui entre ?
« Le gueyt de garde cache quelque chose », dit F’lar à F'nor comme ils tenaient conseil dans la grande chambre nettoyée à la hâte.
Bien qu'un bon feu brûlât maintenant dans l'âtre, la pièce gardait toute la froideur de l'hiver.
« Il n'a fait que bredouiller quand Canth a parlé avec lui », remarqua F'nor.
Il était appuyé au manteau de la cheminée, se tournant devant la flamme pour essayer de se réchauffer. Il regarda son chef marcher de long en large d'un pas impatient.
« Mnementh se calme », répliqua F’lar. « Il pourra peut-être nous expliquer ce cauchemar. Cette créature est peut-être sénile mais... »
— « J'en doute », acquiesça F'nor.
Il regarda avec appréhension le plafond couvert de toiles d'araignées. Il était certain d'avoir débusqué la plupart d'entre elles, mais il n'aurait pas aimé qu'elles le mordent. C'en serait trop avec l'inconfort qu'ils avaient à souffrir dans ce Fort abandonné. Si la nuit était douce, il avait l'intention d'aller dormir à la belle étoile, avec Canth, sur les hauteurs.
« Ce serait plus confortable que ce que Fax ou son Régent nous ont offert. »
— « Hummmm », grommela F’lar, regardant le chevalier-brun en fronçant les sourcils.
— « Il est vraiment incroyable que Ruatha ait tellement dégénéré en l'espace de dix courtes Révolutions. Tous les dragons ont perçu la sensation du Pouvoir, et il est évident que le gueyt de garde en est affecté. Cela demande un contrôle certain. »
— « De la part de quelqu'un de la Lignée », lui rappela F’lar.
F'nor leva vivement les yeux sur son chef, se demandant s'il était possible qu'il parlât sérieusement, malgré toutes les informations qui tendaient à prouver le contraire.
« Je vous accorde que le Pouvoir est là, F’lar », concéda F'nor. « Mais ce pourrait être aussi bien un bâtard mâle et ignoré de l'Ancienne Lignée. Et nous avons besoin d'une femelle. Mais, à sa manière inimitable, Fax nous a bien fait comprendre qu'il n'avait laissé survivre personne de la Lignée, le jour où il a investi le Fort. Les femmes, les enfants, tout est mort. Non, non... »
Le chevalier-brun secoua la tête, comme pour se débarrasser de son incrédulité vis-à-vis de la curieuse insistance de son chef, qui s'obstinait à croire que la Quête se terminerait à Ruatha, par quelqu'un de sang ruathien.
« Ce gueyt de garde cache quelque chose, et seule une personne du Sang de son Fort peut l'obliger à cela, chevalier-brun », déclara F’lar avec emphase.
D'un geste, il embrassa la chambre et montra la fenêtre.
« Ruatha a été vaincue. Mais elle résiste... subtilement. J'affirme que cela indique la présence de l'Ancienne Lignée et du Pouvoir. Pas du Pouvoir seul. »
L'obstination qu'il lisait dans les yeux de F’lar et dans ses mâchoires serrées, décida F'nor à changer de sujet de conversation.
« Je vais visiter ce qui reste de Ruatha », grommela-t-il, et il sortit.
F’lar s'ennuyait ferme en compagnie de la Dame que Fax lui avait courtoisement déléguée. Elle se trémoussait sans arrêt et éternuait constamment. Elle agitait autour d'elle, mais sans la porter à son nez, une écharpe, ou un mouchoir, qui aurait eu grand besoin d'une bonne lessive. Elle exsudait une odeur acide, composée de sueur, d'huile douce et du fumet ranci de ses nourritures. Elle était enceinte de Fax elle aussi. Ça ne se voyait pas, mais elle avait avoué son état à F’lar, soit par oubli de l'insulte qu'elle infligeait ainsi au chevalier-dragon, soit parce que son Seigneur lui avait demandé de glisser le renseignement dans la conversation. Délibérément, F’lar ignora la question, et, sauf quand sa compagnie était obligatoirement au cours de la Quête, il l'ignora, elle aussi.
Dame Tela jacassait nerveusement, se plaignant de l'état affreux des chambres assignées à Dame Gemma et aux autres Dames de la suite du Seigneur.
« Les volets, intérieurs et extérieurs, sont restés ouverts tout l'hiver, et j'aurais voulu que vous puissiez voir la saleté sur le sol. Finalement, on a trouvé deux servantes qui ont tout balayé dans l'âtre. Et alors, il s'est mis à fumer, quelque chose d'affreux, jusqu'à ce qu'on nous envoie quelqu'un », pouffa Dame Tela. «
On s'est aperçu que la cheminée était bouchée par une pierre tombée en travers.
Par miracle, le reste de la cheminée était en bon état. »
Elle agita son mouchoir. F’lar retint son souffle, car le mouvement propulsait dans sa direction une bouffée d'air à l'odeur peu engageante.
Il regarda vers la porte menant au Fort intérieur, et vit Dame Gemma descendre l'escalier, d'un pas lent et maladroit. Une subtile différence dans sa démarche l'intrigua, et il la regarda plus attentivement, cherchant ce que ce pouvait être.
« Pauvre Dame Gemma », jacassa Dame Tela en poussant un profond soupir. «
Nous sommes très inquiets. Je ne sais pas pourquoi le Seigneur Fax a insisté pour qu'elle vienne. Elle n'est pas encore près de ses couches, mais pourtant... »
L'inquiétude de l'étourdie semblait sincère.
La haine naissante que F’lar ressentait pour Fax et sa brutalité mûrit soudainement. Il abandonna sa compagne à son bavardage, et alla offrir son bras à Dame Gemma, pour l'aider à descendre et à se rendre à la table. Seule une brève crispation de ses doigts sur l'avant-bras de F’lar trahit sa gratitude. Son visage était blême et tiré, et les rides profondes qui se creusaient autour de sa bouche et de ses yeux révélaient l'effort qu'elle faisait.
« Je vois qu'on a fait quelque effort pour remettre un peu d'ordre dans le Hall », dit-elle sur le ton de la conversation.
— « Quelque effort, en effet », admit F’lar avec ironie, regardant le Hall aux proportions majestueuses, festonné de toiles d'araignées datant de plusieurs Révolutions.
Les habitantes de ces demeures arachnéennes tombaient parfois, comme des fruits mûrs, sur le sol, sur la table et dans les plats de service. Rien n'avait remplacé les anciennes bannières de la Lignée de Ruatha, sur les hauts murs de pierre brune, maintenant nus. De la paille fraîche recouvrait les dalles crasseuses. Les tables posées sur des tréteaux semblaient avoir été sablées récemment, et les plats brillaient doucement dans la lumière des lampes qu'on avait ranimées. Malheureusement, c'était une erreur, car la lumière faisait ressortir tout ce qui aurait été plus flatteur dans la pénombre.
« Ce Hall était si beau », murmura Dame Gemma, de sorte que seul F’lar l'entendît.
— « Vous étiez une amie ? » demanda-t-il poliment.
— « Oui, dans ma jeunesse. » Sa voix prit une inflexion expressive sur le dernier mot, évoquant pour F’lar une jeunesse plus heureuse. « C'était une noble Lignée. »
— « Pensez-vous qu'un d'entre eux aurait échappé à l'épée ? »
Dame Gemma lui jeta un regard stupéfait, puis composa vivement son visage, pour qu'on ne remarque pas leur conversation. Elle secoua imperceptiblement la tête, puis déplaça maladroitement son corps alourdi pour s'asseoir à table. Elle inclina gracieusement la tête à l'adresse de F’lar, le remerciant et lui donnant congé tout à la fois.
Il retourna à sa propre partenaire, et la plaça à table, à sa gauche. Comme ils étaient les seules personnes de haut rang à dîner à la table, il devait prendre place à la gauche de Dame Gemma, Fax à sa droite. Les chevaliers-dragons et les officiers de Fax dîneraient à des tables dressées plus bas dans la salle. Fax n'avait invité aucun membre des guildes à Ruatha.
Fax arrivait avec sa maîtresse du moment et deux sous-officiers, le Régent les saluant très bas à leur entrée. F’lar remarqua que l'homme restait à bonne distance de son suzerain, sage précaution chez quelqu’un qui s'était si mal acquitté de ses devoirs. Fax écrasa un insecte. Du coin de l'œil, F’lar vit Dame Gemma frissonner et grimacer de douleur.
D'un pas lourd, Fax se dirigea vers la table surélevée, le visage noir de rage contenue. Il tira brutalement sa chaise, la heurtant contre celle de Dame Gemma, s'assit, puis rapprocha sa chaise de la table, avec une force qui manqua renverser le plateau instable posé sur les tréteaux. Fronçant les sourcils, il inspecta son gobelet et son assiette, prêt à les jeter au loin s'ils lui déplaisaient.
« Du rôti, Seigneur Fax, du pain frais, Seigneur Fax, et les racines et fruits qui nous restent. »
— « Qui vous restent ? Qui vous restent ? Vous m'aviez dit qu'il n'y avait pas eu de récolte ! »
Les yeux exorbités, le Régent déglutit et balbutia : « Il n'y avait rien à expédier.
Rien d'assez bon pour vous l'expédier. Rien. Si seulement j'avais su que vous veniez, j'aurais envoyé à Crom... »
— « Envoyé à Crom ? » rugit Fax, frappant son assiette contre la table avec une force telle que le bord s'en tordit.
Le Régent grimaça de douleur comme si c'était lui que le coup avait estropié.
« Pour avoir des nourritures décentes, Seigneur », dit-il d'une voix tremblante.
— « Le jour où l'un de mes Forts ne pourra plus se suffire à lui-même ou à nourrir son Seigneur légitime en visite, j'y renoncerai. »
Dame Gemma en resta bouche bée. Au même instant, les dragons rugirent. F’lar sentit la montée indubitable du Pouvoir. Instinctivement, il chercha F'nor des yeux à la table inférieure. Le chevalier-brun et tous les chevaliers-dragons avaient senti cet inexplicable et exaltant appel.
« Que se passe-t-il, chevalier-dragon ? » demanda sèchement Fax.
F’lar, affectant l'indifférence, étendit ses jambes sous la table, et prit une attitude indolente sur sa lourde chaise.
« Des ennuis ? »
— « Les dragons ! »
— « Oh, ce n'est rien. Ils rugissent souvent... Au coucher du soleil, quand passent des vols d'oiseaux dans le ciel, aux heures des repas. »
Et F’lar adressa un sourire aimable au Seigneur des Hautes Terres. A côté de lui, sa compagne de table poussa un petit cri effarouché.
« Au repas ? On ne les a pas nourris ? »
— « Oh ! si. Il y a cinq jours. »
— « Oh ! Il y a... cinq jours ? Et est-ce qu'ils ont faim... maintenant ? »
Sa phrase mourut sur ses lèvres, et ses yeux s'arrondirent de frayeur.
« Dans quelques jours », l'assura F’lar.
Sous couvert de son détachement amusé, F’lar scruta le Hall. Le Pouvoir venait de tout près. Ou bien du Hall même, ou juste de l'extérieur. Mais il devait venir de l'intérieur. Il avait si immédiatement suivi les mots de Fax que ceux-ci avaient dû être provoqués. F’lar vit F'nor et les autres chevaliers-dragons observer subrepticement tous les visages du Hall. On pouvait négliger les soldats de Fax et les hommes du Régent. Et le pouvoir avait une touche indéniablement féminine.
L'une des femmes de Fax ? F’lar trouvait cela difficile à croire. Mnementh les avait toutes approchées, et aucune n'avait manifesté aucun signe du Pouvoir, encore moins — à part Dame Gemma — quelque intelligence.
L'une des femmes du Hall ? Jusqu'à présent, il n'avait vu que les affreuses servantes et les femelles vieillissantes que le Régent employait aux travaux ménagers. L'épouse d'un des gardes du Fort ? F’lar réprima son violent désir de se lever et de se mettre en Quête.
« Vous maintenez une garde ? » demanda-t-il à Fax d'un ton détaché.
— « Garde double au Fort de Ruatha ! » lui répondit Fax d'une voix dure et tendue, qui semblait venir du tréfonds de sa poitrine.
« Ici ? »
F’lar se retint de rire à grand-peine, embrassant d'un geste la salle si mal meublée.
« Ici ! »
Et Fax, changeant de sujet, rugit :
« A manger ! »
Cinq servantes, dont deux en haillons si crasseux que F’lar espéra qu'elles n'avaient pas participé à la préparation du repas, s'avancèrent, pliant sous le poids d'un immense plateau supportant une bête entière. Aucune personne, ne possédant même qu'une trace de Pouvoir, n'aurait pu tomber si bas, à moins que...
Il se trouva distrait par l'odeur qui frappait ses narines, venant du plat qu'on venait de poser sur une table de service. Une puanteur d'os brûlés et de chair calcinée. Même le pichet de klah que l'on passait à la ronde sentait mauvais. Le Régent affûtait frénétiquement ses couteaux, comme si un fil tranchant avait plus de chance de venir à bout des portions acceptables dans cette carcasse rebutante.
Dame Gemma respira, et F’lar vit ses mains se crisper sur ses accoudoirs. Il perçut le mouvement convulsif de sa gorge tandis qu'elle déglutissait. Lui non plus n'attendait pas ce repas avec impatience.
Les servantes reparurent avec des plateaux de bois chargés de pain. On en avait gratté et coupé par endroits la croûte carbonisée avant de les présenter. Comme on apportait d'autres plateaux, F’lar essaya de distinguer les visages des servantes. Des cheveux embroussaillés dissimulaient le visage de celle qui présenta à Dame Gemma un plateau de légumes nageant dans un liquide graisseux. Indigné, F’lar piqua dans les légumes, cherchant des morceaux acceptables à offrir à Dame Gemma. Elle les repoussa, cherchant à dissimuler son dégoût.
Comme il se tournait pour servir Dame Tela, il vit les mains de Dame Gemma se crisper convulsivement sur ses accoudoirs. Il réalisa alors qu'elle n'était pas simplement incommodée par la nourriture répugnante, elle commençait à éprouver les premières contractions de l'enfantement.
F’lar jeta un regard en direction de Fax. Le suzerain fronçait un sourcil menaçant sur le Régent, qui tentait de trouver dans la viande des portions à peu près mangeables.
F’lar toucha légèrement le bras de Dame Gemma. Elle tourna la tête, juste assez pour voir F’lar du coin de l'œil. Elle parvint à sourire à moitié.
« Je n'ose pas me retirer maintenant, Seigneur F’lar. Il y a toujours du danger à Ruatha. Et c'est peut-être une fausse alerte... à mon âge. »
La voyant secouée d'un autre frisson, F’lar se permit d'en douter. Cette femme aurait fait une bonne Dame du Weyr, si elle avait été plus jeune, pensa-t-il avec regret.
Le Régent, les mains tremblantes, présenta à Fax des tranches de viande, des miettes de chair trop cuites, des portions presque mangeables, mais en fin de compte peu de chose.
Un furieux coup de poing de Fax, et le Régent reçut en pleine figure le plat, les viandes et le jus. Malgré lui, F’lar poussa un soupir, car ces morceaux étaient sans aucun doute les seuls mangeables de toute la bête.
« Vous appelez ça de la viande ? Vous appelez ça de la viande ! » rugit Fax.
Sa voix se répercuta sous les voûtes nues, secouant les araignées dans leurs toiles.
« Bon à rien ! Bon à rien ! »
F’lar brossa hâtivement quelques araignées tombées sur Dame Gemma, immobilisée par la souffrance d'une contraction plus forte.
« C'est tout ce qu'on a pu trouver en si peu de temps », gémissait le Régent le visage dégoulinant de jus.
Fax lui jeta son gobelet au visage, et le vin lui coula sur la poitrine. Le plat de racines fumantes prit bientôt le même chemin, et l'homme hurla quand le liquide chaud l'inonda.
« Oh ! Seigneur, Seigneur, si j'avais su ! »
F’lar s'entendit dire : « Il est évident que Ruatha ne peut pas nourrir son Seigneur en visite. Vous devez y renoncer. »
En entendant ces paroles sortir de sa bouche, il éprouva un choc aussi fort que les autres. Le silence se fit, rompu seulement par le bruit des araignées tombant sur le sol, et celui du liquide dégouttant des épaules du Régent sur la paille. On entendait clairement le talon de la botte de Fax racler sur le sol quand il se tourna lentement pour faire face au chevalier-bronze.
Comme F’lar surmontait son propre étonnement et essayait de trouver ce qu'il allait faire pour raccommoder les choses, il vit F'nor se lever lentement, la main sur la poignée de sa dague.
« Je n'ai pas dû bien entendre ? » dit Fax, le visage impassible, les yeux froids.
Incapable de comprendre comment il avait pu lancer cette pomme de discorde, F’lar prit une aptitude nonchalante. « Vous avez dit, Seigneur », reprit-il d'une voix languissante, « que si l'un de vos Forts ne pouvait pas se nourrir et nourrir son Seigneur en visite, vous y renonceriez. »
Fax composa soigneusement son visage pour ne pas révéler ses émotions, mais ses yeux brillaient d'une lueur de triomphe. F’lar, le visage raidi par l'effort qu'il faisait pour avoir l'air indifférent, réfléchissait rapidement. Au nom de l'Œuf, avait-il perdu toute prudence ?
Jouant l'insouciance extrême, il piqua quelques légumes à la pointe de son couteau et se mit à les grignoter. Ce faisant, il remarqua F'nor, qui inspectait lentement le Hall du regard, scrutant tous les visages. Brusquement, F’lar réalisa ce qui s'était passé. En faisant cette déclaration, lui, chevalier-dragon, avait répondu à une incitation secrète du Pouvoir. On voulait placer F’lar, le chevalier-bronze, dans une situation telle qu'il serait obligé de combattre Fax. Pourquoi ?
Dans quel but ? Pour forcer Fax à renoncer au Fort ? Incroyable ! Mais si les événements prenaient cette tournure, une seule raison pouvait les expliquer. Un élan d'exultation le traversa comme un coup de poignard. Il ne pouvait rien faire de plus que conserver son attitude d'indifférence ennuyée, qu'apporter toute son attention à contrecarrer Fax s'il voulait se battre en duel. Un duel ne servirait à rien. Lui, F’lar, n'avait pas de temps à perdre à ça.
Un gémissement échappa à Dame Gemma, et les deux antagonistes cessèrent de se défier du regard. Irrité, Fax baissa les yeux sur elle, le poing fermé et levé, prêt à la punir pour avoir interrompu son Seigneur et Maître. La contraction qui convulsait le ventre distendu était aussi visible que la souffrance de la femme.
F’lar n'osait pas la regarder, mais il se demandait si elle n'avait pas gémi délibérément pour faire diversion.
Et, chose incroyable, Fax éclata de rire. Il renversa la tête en arrière, montrant des dents gâtées en hurlant de rire.
« Oui, je renonce au Fort, en faveur de sa progéniture, si c'est un mâle... et s'il vit
! » croassa-t-il.
— « Entendu et attesté ! » proclama F’lar, se levant d'un bond et tendant le bras vers ses chevaliers.
Ils se levèrent comme un seul homme.
« Entendu et attesté ! » déclarèrent-ils suivant la formule traditionnelle.
Après cela, tout le monde se mit à jacasser, nerveux mais soulagé. Les autres femmes, chacune réagissant à sa manière à l'imminence de la naissance, donnaient des ordres aux servantes ou se prodiguaient des conseils les unes aux autres. Elles convergèrent vers Dame Gemma, rôdant, incertaines, hors d'atteinte de Fax, comme des poules stupides chassées de leurs perchoirs. De toute évidence, elles étaient déchirées entre la crainte de leur Seigneur et leur désir de porter secours à la femme en travail.
Il comprit leurs intentions comme leur répugnance et, avec le même rire strident, il repoussa sa chaise. Il l'enjamba, se dirigea vers la table supportant les viandes, et taillant des morceaux, il se les fourra dans la bouche, le menton dégoulinant de jus, sans cesser de s'esclaffer.
Comme F’lar se penchait sur Dame Gemma pour l'aider à se lever, elle s'agrippa à son bras. Leurs yeux se rencontrèrent, ceux de Dame Gemma exprimant une profonde douleur. Elle l'attira plus près.
« Il veut vous tuer, chevalier-bronze. Il aime tuer », murmura-t-elle.
— « On ne tue pas facilement un chevalier-dragon, courageuse Dame. Je vous suis très reconnaissant. »
— « Je ne veux pas que vous soyez tué », dit-elle doucement, en se mordant les lèvres. « Nous avons si peu de chevaliers-bronze. »
F’lar la regarda, stupéfait. Est-ce qu'elle croyait aux anciennes Lois, elle, l'épouse de Fax ? Il fit signe à deux hommes du Régent de la porter dans l'intérieur du Fort, et saisit Dame Tela par le bras comme elle se hâtait dans leur sillage,
« De quoi avez-vous besoin ? »
— « Oh ! oh ! » s'exclama-t-elle, le visage convulsé de terreur et se tordant les mains d'un air absent. « De l'eau, chaude et propre ! Des linges. Et une sage-femme. Oh, oui ! Il nous faut une sage-femme ! »
F’lar regarda autour de lui, cherchant les femmes du Fort, négligeant la silhouette peu recommandable qui s'était mise à balayer les aliments répandus. Il fit signe au Régent et lui ordonna d'un ton sans réplique d'envoyer chercher la sage-femme. Le Régent donna un coup de pied à la servante à genoux sur le sol.
« Toi... toi ! Quel que soit ton nom, va la chercher chez elle. Tu dois savoir où elle est. »
Avec une agilité que démentait son apparence de femme vieille et décrépite, la servante évita le coup de pied que le Régent décochait dans sa direction. Elle détala dans le Hall et sortit par la porte de la cuisine.
Fax continuait à trancher et manger, jetant de temps en temps un éclat de rire quand ses pensées l'amusaient. F'lar s'approcha nonchalamment de la carcasse et, sans attendre l'invitation de son hôte, se mit à s'en couper des tranches, faisant signe à ses hommes de le rejoindre.
Toutefois, les soldats de Fax attendirent que leur Seigneur eût mangé son content.
Seigneur du Fort, ta charge est en sécurité,
Derrière tes hauts remparts et tes portes de bronze
De verdure nettoyés.
Lessa se hâta vers la demeure de la sage-femme, l'esprit brouillonnant de frustration. Si proche, si proche de la réussite ! Comment avait-elle pu en être si proche, et pourtant échouer ? Fax aurait dû défier le chevalier-dragon. Et le chevalier-dragon était jeune et fort, avec un visage de combattant, sévère et impassible. Il n'aurait pas dû temporiser. Tout l'honneur de Pern était-il mort, étouffé sous les herbes ?
Et pourquoi, oh ! pourquoi, Dame Gemma avait-elle juste choisi ce moment si précieux pour entrer en travail ? Si son gémissement n'avait pas distrait l'attention de Fax, le combat aurait commencé, et pas même Fax, malgré toutes ses prouesses vantées de combattant retors, n'aurait prévalu contre un chevalier-dragon soutenu par Lessa. Le Fort devait revenir à sa Lignée légitime. Fax ne quitterait pas Ruatha vivant !
Au-dessus d'elle, sur la Grande Tour, le grand dragon-bronze émit un étrange gémissement, ses immenses yeux à facettes scintillant dans la pénombre du crépuscule.
Inconsciemment, elle lui imposa le silence comme elle l'aurait fait pour le gueyt de garde. Ah ! ce gueyt de garde. Il n'était pas sorti de sa tanière quand elle était passée. Elle savait que les dragons avaient essayé de le faire parler. Elle l'entendait bredouiller dans sa panique. Ils finiraient par le tuer.
Elle volait sur la pente descendant chez les artisans, et elle dut s'arrêter d'une glissade en arrivant devant le seuil de la sage-femme. Elle tambourina sur la porte close, et une exclamation de surprise effrayée lui répondit.
« Une naissance. Une naissance au Fort ! » criait Lessa tout en continuant à frapper.
— « Une naissance ? » répondit-on en un cri étouffé, et on leva le loquet. « Au Fort ? »
— « La femme de Fax ! Et si vous tenez à la vie, hâtez-vous, car, si c'est un mâle, il sera le Seigneur de Ruatha. »
Ça devrait la faire sortir, pensa Lessa et, à cet instant, l'homme de la maison ouvrit la porte toute grande. Lessa vit la sage-femme rassembler ses affaires et les empiler dans un châle. Lessa la fit vivement sortir, monter la pente raide menant au Fort, passer sous la Tour, la retenant comme elle tentait de fuir à la vue d'un dragon qui la regardait d'en haut. Elle la traîna dans la Tour et, comme elle résistait, la poussa enfin dans le Hall.
La femme se cramponna à la porte, reculant à la vue de la compagnie assemblée.
Le Seigneur Fax, les pieds posés sur la table, se curait les ongles avec son couteau, tout en continuant à glousser. Les chevaliers-dragons, dans leurs tuniques en peau de gueyt, mangeaient tranquillement à une table, tandis que c'était au tour des soldats de manger de la viande.
Le chevalier-bronze remarqua leur entrée et leur montra l'intérieur du Fort d'un doigt impératif. La sage-femme semblait pétrifiée sur place. Lessa la tirait vainement par le bras, l'engageant à traverser le Hall. A sa grande surprise, le chevalier-bronze se leva et vint à leur rencontre.
«Vite, femme ! Dame Gemma accouche avant son temps », dit-il, fronçant les sourcils d'un air inquiet et leur montrant l'entrée du Fort d'un geste autoritaire. Il la prit par l'épaule, et la poussa vers les marches, tandis que Lessa la tirait par l'autre bras.
Quand ils atteignirent l'escalier, il la lâcha, faisant signe à Lessa de l'escorter le reste du chemin. Juste comme elles atteignaient la massive porte intérieure, Lessa remarqua que le chevalier-dragon les observait d'un regard incisif, observait sa main posée sur le bras de la sage-femme. Prudemment, elle baissa les yeux sur sa main, et la vit, comme si elle appartenait à une étrangère, les longs doigts, élégants en dépit de la crasse et des ongles cassés, une petite main, délicate et gracieuse malgré la vigueur de sa prise. Elle en brouilla les contours.
Dame Gemma était bien aux prises avec les douleurs de l'enfantement, et tout ne se passait pas bien. Quand Lessa essaya de se retirer, la sage-femme lui lança un regard si terrifié qu'elle demeura, de mauvaise grâce. De toute évidence, les autres femmes de Fax n'étaient d'aucun secours. Elles étaient pressées les unes contre les autres à un bout du grand lit, se tordant les mains et parlant à voix stridente et excitée. Ce fut le travail de Lessa et de la sage-femme de déshabiller Dame Gemma, de l'installer confortablement et de lui tenir la main pendant les contractions.
Il n'y avait plus guère trace de beauté sur le visage de la femme en travail. Elle transpirait abondamment, et elle avait pris une couleur gris cendre. Sa respiration était sifflante et oppressée, et elle se mordait les lèvres pour ne pas crier.
« Ça ne va pas bien », grommela la sage-femme entre ses dents. « Vous, là-bas, arrêtez vos jérémiades ! » ordonna-t-elle en se retournant vers l'une des bavardes.
Elle perdit son indécision comme si les exigences de sa profession lui donnaient une autorité temporaire sur les personnes de haut rang.
« Apportez-moi de l'eau chaude. Passez-moi des linges. Trouvez quelque chose de chaud pour le bébé. S'il naît vivant, il faut le protéger du froid et des courants d'air. »
Rassurées par son ton volontaire, les femmes cessèrent de pleurnicher et exécutèrent ses ordres.
S'il survit. Ces mots résonnaient dans la tête de Lessa. Il survivra pour devenir le Seigneur de Ruatha. Un descendant de Fax ? Pourtant, telle n'avait pas été son intention.
Dame Gemma saisit aveuglément la main de Lessa, qui, malgré elle, répondit à sa pression, la réconfortant autant que pouvait le faire une poigne solide.
« Elle saigne trop », grommela la sage-femme. « Encore des linges. »
Les femmes se mirent à gémir, poussant de petits cris de frayeur et de protestation.
« On n'aurait pas dû l'obliger à un si long voyage. »
— « Ils vont mourir tous les deux. »
— « Oh ! il y a trop de sang. »
Trop de sang, pensa Lessa. Je n'ai rien à lui reprocher. Et l'enfant vient trop tôt.
Il mourra. Puis elle baissa les yeux sur le visage convulsé, sur la lèvre inférieure qui saignait. Si elle ne crie pas maintenant, pourquoi a-t-elle crié tout à l'heure ? Un accès de fureur submergea Lessa. Cette femme avait, pour quelque obscure raison, délibérément détourné l'attention de Fax et de F’lar au moment crucial. Elle faillit écraser la main de Dame Gemma dans la sienne.
La douleur, venant de cet endroit inattendu, tira Dame Gemma du bref répit qu'elle savourait entre les contractions, qui se produisaient maintenant à intervalles de plus en plus rapprochés. Presque aveuglée par la sueur qui lui coulait dans les yeux, elle essayait désespérément de distinguer le visage de Lessa.
« Qu'est-ce que je vous ai fait ? » dit-elle d'une voix haletante.
— « Ce que vous m'avez fait ? J'avais de nouveau Ruatha à portée de la main quand vous avez poussé un faux gémissement de douleur », dit Lessa, en penchant la tête, de sorte que même la sage-femme, au pied du lit, ne pouvait pas l'entendre.
Sa colère était telle qu'elle en avait oublié toute discrétion, mais cela n'avait pas d'importance, car cette femme était près de mourir.
Les yeux de Dame Gemma se dilatèrent.
« Mais... le chevalier-dragon... Fax ne doit pas tuer le chevalier-dragon. Il y a si peu de chevaliers-bronze. Ils sont tous indispensables. Et les vieilles légendes...
l’étoile… étoile... »
Elle s'interrompit, secouée par une contraction plus violente. Les lourds anneaux qu'elle avait aux doigts s'enfoncèrent dans la chair de Lessa comme elle se cramponnait à elle.
« Que voulez-vous dire ? » murmura Lessa d'une voix rauque.
Mais la souffrance était si vive que la femme pouvait à peine respirer. Les yeux lui sortaient de la tête. Lessa, pour endurcie qu'elle fût devenue à toute émotion, excepté la vengeance, fut choquée de constater que survivait en elle le profond instinct féminin la poussant à soulager la souffrance d'une autre femme à toute extrémité. Mais les paroles de Dame Gemma continuaient à résonner dans sa tête. Ainsi, la femme n'avait pas protégé Fax, mais le chevalier-dragon. L'étoile ?
Voulait-elle parler de l'Étoile Rouge ? Quelles anciennes légendes ?
La sage-femme appuyait des deux mains sur le ventre de Dame Gemma, tout en lui chantonnant des conseils qu'elle n'entendait pas, submergée qu'elle était par la souffrance. Le corps eut une convulsion violente et se souleva du lit. Comme Lessa tentait de la soutenir, Dame Gemma ouvrit tout grands les yeux, l'air soulagé et incrédule. Elle s'effondra dans les bras de Lessa, et demeura immobile.
« Elle est morte ! » cria l'une des femmes.
Elle s'enfuit de la chambre en hurlant. Sa voix se répercutait sur le roc des couloirs. «Morte... orte... orte... » proclamait l'écho aux oreilles des femmes hébétées, encore pétrifiées par le choc.
Lessa recoucha la femme, contemplant avec étonnement le sourire triomphant qu'avait Dame Gemma dans la mort. Elle rentra dans l'ombre, beaucoup plus bouleversée que toutes les autres. Elle, qui n'avait jamais hésité à faire n'importe quoi pour contrecarrer Fax ou accélérer la décadence de Ruatha, elle, maintenant, tremblait de remords. Dans son obsession, elle avait oublié que la haine de Fax pouvait aussi animer d'autres êtres. Dame Gemma en faisait partie, et elle avait souffert des brutalités et des indignités beaucoup plus effectives que celles de Lessa. Et pourtant, Lessa avait haï Dame Gemma, et avait déversé sa haine sur une femme qui méritait davantage son respect et son soutien que sa condamnation.
Elle secoua la tête pour dissiper l'impression de tragédie et d'auto-révulsion qui menaçait de la submerger. Elle n'avait pas de temps à perdre en regrets et en remords. Pas maintenant. Pas au moment où, en provoquant la mort de Fax, elle pouvait non seulement venger les torts qu'on lui avait faits, mais aussi ceux faits à Dame Gemma.
Voilà ce qu'il fallait faire. Et elle disposait d'un levier. L'enfant... oui, l'enfant.
Elle dirait qu'il était vivant. Et que c'était un mâle. Le chevalier-dragon serait obligé de se battre. Il était témoin du serment de Fax.
Un sourire, assez semblable à celui de la morte, se dessina sur les lèvres de Lessa, comme elle se hâtait de descendre vers le Hall.
Elle était sur le point de se ruer à l'intérieur quand elle s'aperçut que ses espoirs de triomphe lui avaient fait oublier l'autodiscipline qu'elle s'imposait. Elle s'arrêta et prit une profonde inspiration. Elle courba les épaules et entra : elle était redevenue la servante anonyme.
L'avant-courrière de la mort sanglotait, affaissée aux pieds de Fax.
Lessa grinça des dents, prise d'une haine redoublée pour Fax. Il était content que Dame Gemma fût morte en mettant au monde son héritier. En ce moment même, il était en train d'ordonner à la femme hystérique d'aller annoncer la nouvelle à sa dernière favorite, sans aucun doute pour lui donner le rang de première Dame.
« L'enfant est vivant ! » cria Lessa, la voix déformée par la colère et la haine. «
C'est un mâle ! »
Fax bondit sur ses pieds, donna un coup de pied à la pleureuse en regardant Lessa d'un air menaçant.
« Que dis-tu, femme ? »
— « L'enfant est vivant. C'est un mâle », répéta-t-elle en descendant.
L'incrédulité et la rage qui se peignirent sur le visage de Fax étaient merveilleuses à voir. Les hommes du Régent firent taire leurs cris de joie.
« Ruatha a un nouveau Seigneur ! »
Les dragons rugirent.
Lessa était si absorbée dans la réalisation de son but qu'elle ne remarqua pas la réaction des autres dans le Hall, qu'elle n'entendit pas le rugissement des dragons au-dehors.
Fax passa à l'action. Il bondit vers elle, niant la nouvelle d'une voix tonnante.
Avant qu'elle pût l'esquiver, le poing de Fax la frappa en pleine figure.
Déséquilibrée, elle dévala les marches et tomba lourdement sur les dalles de pierre, où elle resta sans mouvement, petit tas de haillons crasseux.
« Arrêtez, Fax ! »
La voix de F’lar claqua dans le silence comme le Seigneur des Hautes Terres levait le pied pour frapper le petit corps sans connaissance.
Fax pivota sur lui-même, portant automatiquement la main à la garde de son poignard.
« Le serment fut entendu et attesté, Fax », dit F’lar, la main tendue en manière d'avertissement. « Par les chevaliers-dragons ! Respectez un serment entendu et attesté ! »
— « Attesté ? Par des chevaliers-dragons ? » cria Fax avec un rire insultant.
« Dites plutôt des chevalières-dragons. » Le ton était méprisant, ses yeux brillaient de dédain, les enveloppant tous dans le même geste dédaigneux.
Le poignard du chevalier-bronze apparut dans sa main, si vite que Fax en fut un instant décontenancé.
« Des chevalières-dragons ? » s'enquit F’lar, découvrant les dents en un sourire, la voix dangereusement douce.
La lueur des lampes se reflétait sur sa lame comme il avançait sur Fax.
« Des femmes ! Les parasites de Pern ! »
Les deux antagonistes étaient vaguement conscients de l'agitation de la salle, derrière eux, où l'on tirait les tables pour faire de la place aux duellistes. F’lar ne pouvait se permettre de détourner le regard sur la petite forme fripée de la servante, et pourtant, il était sûr, absolument sûr, qu'elle était la source du Pouvoir. Il l'avait senti quand elle était entrée dans la salle. Si cette chute l'avait tuée... Il avança sur Fax, sautant en arrière pour éviter la lame qu'il venait de plonger brusquement vers lui.
Il esquiva facilement l'attaque, notant l'allonge de son adversaire ; il avait un léger avantage dans ce domaine. Puis il se dit que cet avantage était vraiment très léger. Fax avait une expérience de tueur bien supérieure à la sienne, dont les duels s'étaient toujours terminés dès que le sang commençait à couler, au cours des exercices. Il se promit de tenir le corpulent Seigneur à distance. L'homme avait un torse puissant, et il était dangereux par le seul effet de sa masse. L'arme de F’lar devait être l'agilité, non la force brutale.
Fax fit une feinte, pour éprouver ses faiblesses ou son imprudence. Ils se ramassèrent sur eux-mêmes, à six pieds l'un de l'autre, l'arme au poing, leur main libre prête à saisir.
De nouveau, Fax fit assaut. F’lar lui permit d'approcher, juste assez pour pouvoir esquiver d'un revers. Il sentit le tissu se déchirer sous la pointe de sa lame, et entendit Fax gronder. Le Seigneur était plus agile que sa corpulence ne l'annonçait, et F’lar fut obligé d'esquiver une seconde fois, sentant la lame de Fax entailler son épaisse tunique en peau de gueyt.
L'air sombre, ils tournaient en rond, chacun cherchant une ouverture dans la défense de l'autre. Fax se précipita en avant, cherchant à tirer avantage de son poids et de sa masse en coinçant son adversaire, plus léger et plus rapide, entre la plate-forme surélevée et le mur.
F’lar contre-attaqua, se baissant pour éviter le bras de Fax, et dirigeant un coup en oblique vers le flanc de celui-ci. Le Seigneur bloqua le coup, se dégagea sauvagement, et F’lar se trouva coincé contre le flanc de son adversaire, s'efforçant de maintenir en l'air, de la main gauche, la main tenant le poignard.
Comme Fax fléchissait, F’lar leva le genou et recula, tandis que Fax restait plié en deux par la douleur. F’lar sauta légèrement en arrière, une violente douleur à l'épaule lui apprenant qu'il ne s'en sortait pas indemne.
Fax était cramoisi de fureur, la respiration rendue sifflante par la douleur et le choc. Mais F’lar n'eut pas le temps de pousser son avantage, car le Seigneur, au comble de la rage, se redressait et chargeait. F’lar sauta de côté avant que Fax arrive sur lui. Il poussa entre eux la table des viandes, et se mit à tourner autour, faisant jouer les muscles de son épaule pour se rendre compte de la gravité de sa blessure. Il avait l'impression d'avoir été marqué au fer rouge. Le mouvement était douloureux, mais le bras restait utilisable.
Soudain, Fax saisit une poignée de morceaux dans le plateau de viande, et les jeta à la tête de F’lar. Le chevalier-dragon esquiva, et Fax, contournant la table, se rua sur lui. Instinctivement, F’lar fit un bond de côté et la lame scintillante de Fax passa à quelques pouces de son ventre. Il plongea son couteau dans le bras de Fax. Instantanément, ils pivotèrent et se retrouvèrent face à face, mais le bras de Fax pendant, inutile, à son côté.
F’lar s'élança, poussant son avantage comme le Seigneur des Hautes Terres chancelait. Mais il avait mal jugé la condition de son adversaire et reçut un terrible coup de pied au côté comme il se courbait pour éviter le poignard. Plié en deux par la souffrance, F’lar tomba en boule et s'éloigna en roulant sur lui-même de son adversaire qui chargeait. Fax bondit, essayant de clouer sous lui pour l'achever le chevalier-dragon plus léger. Celui-ci parvint à se relever, essayant de se redresser pour faire face à la charge furieuse de son adversaire.
C'est sa position même qui le sauva. Fax dépassa son but et chancela, déséquilibré. F’lar leva la main droite, et, de toutes ses forces, plongea sa lame dans le dos exposé de Fax, qu'elle transperça de part en part pour s'enfoncer dans le sternum.
Le Seigneur vaincu s'abattit face contre terre, la violence de la chute délogeant la pointe de la lame, qui dans le dos, ressortit d'un pouce.
Hébété de douleur et de soulagement, F’lar perçut un faible vagissement. Il leva les yeux et, à demi aveuglé par la sueur, vit un groupe de femmes pressées sur le seuil du Fort. L'une d'elles portait dans les bras un paquet soigneusement enveloppé. F’lar ne comprit pas tout de suite le sens de ce tableau, mais il savait qu'il devait très vite reprendre ses esprits.
Il baissa les yeux sur le mort. Il ne ressentait aucun plaisir à avoir tué un homme, seulement le soulagement d'être encore en vie. Il s'essuya le front de sa manche, et se força à se redresser, l'épaule gauche brûlante et le côté traversé d'élancements douloureux. Il faillit trébucher sur la servante, toujours étendue, immobile, là où elle était tombée.
Il la retourna doucement sur le dos, notant la terrible ecchymose qui s'étalait sur sa joue, sous la crasse. Il entendit F'nor qui prenait le commandement du Hall.
Le chevalier-dragon posa une main, tremblante en dépit de ses efforts pour se maîtriser, sur la poitrine de la femme, cherchant les battements du cœur... Il battait, lent mais vigoureux.
Il poussa un profond soupir, car aussi bien le coup que la chute auraient pu lui être fatals. Et peut-être fatals pour Pern aussi.
Son soulagement était mitigé de dégoût. Sous la crasse, impossible de deviner quel pouvait être l'âge de cette créature. Il la souleva dans ses bras, fardeau bien léger, même pour le blessé qu'il était. Sachant que F'nor avait la situation bien en main, il porta la servante dans sa propre chambre.
Il posa le corps sur le lit, puis ranima le feu et la lampe. Il eut un haut-le-cœur à la pensée de toucher la masse répugnante de la chevelure, mais néanmoins, avec douceur, il lui dégagea la figure, tournant la tête de droite et de gauche. Les traits étaient fins et réguliers. Un bras, dépouillé de ses haillons, était presque propre au-dessus du coude, mais marqué de bleus et d'anciennes cicatrices. La peau était lisse, et la chair ferme. Les mains, quand il les prit dans les siennes, lui apparurent incrustées de crasse, mais fines et élégantes.
F’lar se mit à sourire. Elle avait si habilement brouillé les contours de cette main, qu'il avait fini par douter de l'avoir vue. Et, sous la suie et la graisse, elle était jeune. Assez jeune pour le Weyr. Et elle n'était pas née dans le ruisseau.
Elle n'était pas assez jeune, heureusement, pour devoir la vie aux œuvres de Fax.
Alors, bâtarde de l'un des Seigneurs précédents ? Non, en elle, pas trace de sang du commun. Elle était de race pure, quelle que fût sa Lignée, et, en fait, il inclinait à croire qu'elle était Ruathienne. Une Ruathienne échappée au massacre, dix Révolutions plus tôt, par quelque obscur stratagème, et qui avait attendu son temps pour se venger. Pourquoi, sinon, obliger Fax à renoncer au Fort ?
Ravi et fasciné par cette chance inattendue, F’lar tendit la main pour arracher sa robe au corps encore inconscient, mais il n'acheva pas son geste. La fille était revenue à elle. Ses grands yeux avides se fixèrent droit sur les siens, ni effrayés ni exigeants, mais circonspects.
Un subtil changement survint sur son visage. Son sourire s'accentuant, F’lar la regarda transformer ses traits réguliers en un masque de laideur illusoire.
« Vous voulez tromper un chevalier-dragon, jeune fille ? » dit-il en riant.
Il ne chercha plus à la toucher, et s'appuya à l'une des colonnes sculptées du lit.
Il croisa les bras sur la poitrine, puis changea soudain de position pour soulager son bras blessé.
« Votre nom, jeune fille, et votre rang. »
Elle se redressa lentement, sans plus déformer ses traits. Elle s'assit sur le lit, de sorte qu'ils se faisaient face.
« Fax ? »
— « Mort. Votre nom ! »
Son visage exultait de triomphe. Elle se laissa glisser à bas du lit, et, debout, elle était beaucoup plus grande qu'il ne s'y attendait.
« Alors, je réclame mon bien. Je suis de Sang ruathien. Je réclame Ruatha », annonça-t-elle d'une voix vibrante.
F’lar la fixa un moment, ravi de sa fierté. Puis il rejeta la tête en arrière et éclata de rire.
« Vous ? Ce petit tas de haillons ? »
Il ne pouvait s'empêcher de se moquer de la différence qu'il y avait entre ses manières et son costume.
« Oh ! non. Et puis, mon enfant, les chevaliers-dragons ont entendu et attesté le serment de Fax renonçant au Fort en faveur de son héritier. Dois-je aussi défier le bébé en votre nom ? Et l'étouffer dans ses langes ? »
Ses yeux lançaient des éclairs, et ses lèvres s'entrouvrirent en un sourire terrible.
« Il n'y a pas d'héritier. Dame Gemma est morte, l'enfant n'est pas né. J'ai menti.
»
— « Menti ? » demanda F’lar avec colère.
— « Oui », le défia-t-elle en relevant le menton. « J'ai menti. Aucun enfant n'est né. Je voulais vous obliger à défier Fax. »
Il la saisit par le poignet, piqué d'être tombé deux fois dans ses pièges.
« Vous avez provoqué un chevalier-dragon au combat ? Pour tuer ? Quand il est en Quête ? »
— « En Quête ? Que m'importe cette Quête ? De nouveau, Ruatha est mon bien.
Dix Révolutions durant, j'ai travaillé et attendu, intrigué et souffert pour en arriver là. Que signifie pour moi votre Quête ? »
F’lar aurait voulu la gifler pour effacer de son visage le mépris hautain qui s'y lisait. Il lui tordit sauvagement le bras, la forçant à s'agenouiller devant lui, avant de relâcher sa pression. Elle lui rit au nez, et, avant qu'il ait eu le temps de réaliser ce qu'elle faisait, elle s'était relevée et enfuie.
Maudissant son imprudence, il dévala les couloirs taillés dans le roc, sachant qu'elle devait se diriger vers le Hall pour sortir du Fort. Pourtant, quand il y arriva, il n'aperçut pas la fugitive parmi les gens qui s'attardaient encore dans la salle.
« Est-ce que vous avez vu cette créature ? » cria-t-il à F'nor, qui, par chance, était près de la porte de la cour.
— « Non. Alors, c'est elle, la source du Pouvoir ? »
— « Oui, c'est elle », répondit F’lar, d'autant plus humilié de sa fuite. « Où est-elle passée ? Et de Sang ruathien, en plus ! »
— « Oh, oh ! Alors il va falloir déposer le bébé en sa faveur ? » demanda F'nor, avec un geste vers la sage-femme assise près du grand feu qui flambait maintenant dans l'âtre.
Prêt à retourner fouiller les myriades de passages du Fort, F’lar s'immobilisa.
Interloqué, il fixa le chevalier-brun. .
« Le bébé ? Quel bébé ? »
— « L'enfant mâle né de Dame Gemma », répliqua F'nor, étonné que F’lar n'eût pas l'air de comprendre.
— « Il est vivant ? »
— « Oui, et c'est un bébé vigoureux », dit la femme, « surtout pour un enfant prématuré qu'on a retiré de force du ventre de sa mère morte. »
F’lar rejeta la tête en arrière et éclata de rire. En dépit de toutes ses machinations, elle se trouvait déjouée par la Vérité.
A cet instant, il entendit le rugissement de joie poussé par Mnementh, suivi d'un murmure de curiosité venant des autres dragons.
« Mnementh l'a attrapée », cria F’lar, souriant de jubilation.
Il dévala les marches, passa devant le corps du défunt Seigneur des Hautes Terres, et surgit dans la cour.
Il vit que le dragon-bronze n'était plus perché sur la Tour, et l'appela. Un mouvement dans le ciel lui fît lever les yeux. Mnementh descendait en spirale vers la cour, serrant quelque chose entre ses pattes antérieures. Le dragon informa F’lar qu'il avait vu la fille sortir par une des fenêtres supérieures, et qu'il l'avait ramassée sur l'étroit rebord, sachant que le chevalier-dragon la cherchait.
Le dragon bronze se posa maladroitement sur ses pattes de derrière, battant des ailes pour garder l'équilibre. Délicatement, il posa la jeune fille par terre, et, avec précaution, il forma de ses énormes griffes une cage autour d'elle. Elle restait immobile à l'intérieur de ce cercle, levant les yeux vers la tête triangulaire qui se balançait au-dessus d'elle.
Le gueyt de garde, hurlant de terreur, de colère et de haine, tirait violemment sur sa chaîne, cherchant à porter secours à Lessa. Il essaya d'attraper F’lar qui se dirigeait vers les deux autres.
« Le courage vous donne des ailes, jeune fille », admit F’lar en posant négligemment la main sur l'énorme griffe de Mnementh.
Mnementh était extrêmement content de lui-même, et il baissa la tête pour qu'il lui gratte le tour de l'œil.
« Vous savez, vous n'avez pas menti », dit F’lar, incapable de résister au plaisir de taquiner la jeune fille.
Lentement, elle se tourna vers lui, le visage impassible. F’lar réalisa avec satisfaction qu'elle n'avait pas peur des dragons.
« Le bébé est vivant. Et c'est un mâle. »
Elle fut incapable de cacher sa consternation, et ses épaules s'affaissèrent, mais elle se redressa aussitôt.
« Ruatha m'appartient », dit-elle d'une voix grave et tendue.
— « Oui, Ruatha serait vôtre si vous étiez venue me trouver directement quand l'escadrille est arrivée. »
Ses yeux se dilatèrent.
« Que voulez-vous dire ? »
— « Un chevalier-dragon se fait le champion de toute personne dont les doléances sont justes. Le temps que nous arrivions au Fort de Ruatha, j'étais prêt à défier Fax pourvu qu'on me donnât un prétexte raisonnable, et cela malgré la Quête. »
Ce n'était pas tout à fait vrai, mais il devait donner une leçon à cette fille, pour qu'elle ne commît plus la folie d'essayer de contrôler des chevaliers-dragons.
« Si vous aviez prêté la moindre attention aux ballades des harpistes, vous auriez connu vos droits. (Et la voix de F’lar prit une intonation vindicative qui le surprit.) Dame Gemma ne serait peut-être pas morte. Cette âme courageuse a beaucoup plus souffert que vous sous la main de Fax. »
Quelque chose dans son attitude lui apprit qu'elle regrettait la mort de Dame Gemma, qu'elle en avait été profondément affectée.
« A quoi Ruatha pourrait-il bien vous servir, maintenant ? » demanda-t-il, embrassant d'un grand geste la cour et le Fort en ruine, et toute la vallée improductive de Ruatha. « Vous êtes arrivée à vos fins : une conquête sans profit, et la mort de son conquérant. »
F’lar poussa un grognement de mépris.
« Et c'est aussi bien ainsi. Tous ces Forts vont être rendus à leurs Seigneurs légitimes ; il n'en est que temps. Un Seigneur pour chaque Fort. Toute autre chose contreviendrait à la tradition. Bien entendu, vous pourriez avoir à combattre certains qui ne croient pas à ces préceptes, qui se sont laissé contaminer par la folie de Fax. Pouvez-vous résister à une attaque... en ce moment... dans ces ruines ? »
— « Ruatha m'appartient ! »
— « Ruatha ? » dit F’lar avec un rire dédaigneux. « Quand vous pourriez être Dame du Weyr ? »
— Dame du Weyr ? » haleta-t-elle en le fixant, stupéfaite.
— « Oui, petite folle. J'ai dit que j'étais en Quête... Il est grand temps que vous vous occupiez de choses plus importantes que Ruatha. Et l'objet de ma Quête, c'est... vous ! »
Elle fixait le doigt pointé sur elle comme s'il la menaçait.
« Par le Premier Œuf, vous avez en vous du Pouvoir à revendre, jeune fille, pour obliger un chevalier-dragon à exécuter vos ordres, contre sa volonté. Mais cela n'arrivera plus, car maintenant, je suis sur mes gardes. »
Mnementh émit un roucoulement approbateur, plein de douceur. Il arqua le cou pour que son œil fût directement braqué sur la jeune fille dans l'obscurité de la cour.
F’lar remarqua avec fierté qu'elle ne bronchait ni ne blêmissait à voir si proche d'elle un œil plus gros que sa tête.
« Il aime qu'on lui gratte le tour de l'œil », dit-il sur un ton amical, changeant de tactique.
— « Je sais. »
Elle leva la main pour lui faire ce plaisir.
« Nemorth a pondu un Œuf d'Or », continua F’lar d'une voix persuasive. « Elle va bientôt mourir. Cette fois, il nous faut une Dame du Weyr qui ait du caractère.
»
— « L'Étoile Rouge ? » haleta la jeune fille en tournant vers F’lar des yeux effrayés.
Cela le surprit, car pas une seule fois elle n'avait manifesté la moindre crainte.
« Vous l'avez vue ? Vous comprenez ce qu'elle signifie ? »
Il la vit avaler nerveusement sa salive.
« Elle annonce le danger... » commença-t-elle en un souffle à peine perceptible, regardant vers l'est avec appréhension.
F’lar ne se demanda pas par quel miracle elle percevait l'imminence du danger.
Il était bien décidé à l'emmener au Weyr, par la force s'il le fallait. Mais quelque chose en lui lui disait qu'il valait mieux qu'elle accepte le défi de sa propre volonté. Rebelle, une Dame du Weyr pouvait être encore plus dangereuse que stupide. Cette jeune fille avait trop de Pouvoir, et elle était trop habituée à la ruse et à la dissimulation. Ce serait une calamité que de provoquer son antagonisme par des manœuvres mal avisées.
« Elle annonce le danger pour Pern tout entière. Pas seulement pour Ruatha », dit-il, donnant à sa voix une légère nuance de prière. « Et nous avons besoin de vous. Pas Ruatha. »
D'un geste dédaigneux de la main, il écarta cette considération comme négligeable comparée à l'ensemble de la situation.
« Nous sommes perdus sans une Dame du Weyr très forte. Sans vous. »
— « Dame Gemma a dit qu'on avait besoin de tous les chevaliers-bronze », murmura-t-elle, comme médusée.
Que voulait-elle dire par là ? F’lar fronça les sourcils. N'avait-elle pas entendu ce qu'il avait dit ? Il reprit son argumentation, certain seulement d'avoir touché en elle une corde sensible.
« Ici, vous avez vaincu. Laissez le bébé. » Il la vit stupéfaite et révulsée à cette idée, et continua brutalement ; « Le bébé de Dame Gemma, ici, sera élevé. En tant que Dame du Weyr, vous aurez la haute main sur tous les Forts, et pas seulement sur le Fort en ruine de Ruatha. Vous avez amené Fax à sa mort.
Oubliez la vengeance. »
Elle fixa sur F’lar ses grands yeux étonnés, comme buvant ses paroles.
« Je n'ai jamais vu plus loin que la mort de Fax », concéda-t-elle lentement. « Je n'ai jamais pensé à ce qui arriverait après. »
Sa confusion était presque enfantine et F’lar en fut très frappé. Il n'avait eu ni le temps ni le désir de réfléchir à son exploit prodigieux. Maintenant il commençait à prendre la mesure de son caractère indomptable. Elle ne devait pas avoir plus de dix Révolutions d'âge quand Fax avait assassiné toute sa famille. Et pourtant, si jeune, elle s'était fixé un but, et elle avait réussi à survivre, à la fois à la brutalité et à la détection, assez longtemps pour assurer la mort de l'usurpateur.
Quelle Dame du Weyr elle ferait ! Dans la grande tradition de celle de Sang ruathien. A la lumière pâle de la lune, elle paraissait jeune et vulnérable, et presque jolie.
« Vous pouvez être Dame du Weyr », répéta-t-il avec une douce insistance.
— « Dame du Weyr », murmura-t-elle, incrédule, en laissant errer son regard sur la cour intérieure baignée de clair de lune.
Il eut l'impression qu'elle fléchissait.
« Ou peut-être préférez-vous les haillons ? » dit-il, prenant une voix dure et moqueuse. « Et les cheveux embroussaillés, les pieds sales et les mains crevassées ? Coucher dans la paille et manger les épluchures ? Vous êtes jeune...
Enfin, je suppose que vous êtes jeune. »
Sa voix était franchement sceptique. Elle le regarda froidement, les lèvres pincées.
« Est-ce que c'est ça le but et la fin de vos ambitions ? Votre petite place dans ce petit coin de notre monde immense, c'est seulement ça que vous voulez ? »
Il s'arrêta, puis ajouta avec un souverain mépris :
« Je vois que le Sang de Ruatha a bien dégénéré. Vous avez peur ! »
— « Je suis Lessa, fille du Seigneur de Ruatha », rétorqua-t-elle, provoquée à répondre par l'insulte contre sa Lignée.
Elle se redressa, les yeux flamboyants, le menton haut levé.
« Je n'ai peur de rien ! »
F’lar ne répondit que par un petit sourire. Cependant, Mnementh relevait la tête et déployait son long cou. Et il jeta à pleine gorge un grondement triomphal qui retentit dans toute la vallée. Le dragon bronze faisait savoir à F’lar que Lessa avait accepté le défi. Les autres dragons répondirent en écho, sur un ton plus aigu que le mâle rugissement de Mnementh. Le gueyt de garde, qui s'était couché au bout de sa chaîne, poussa un long gémissement strident qui fit sortir tous les occupants du Fort, stupéfaits.
« F'nor ! » appela le chevalier-bronze en faisant signe à son lieutenant d'approcher. « Laissez la moitié de l'escadrille ici pour garder le Fort. Un Seigneur voisin pourrait avoir envie de suivre l'exemple de Fax. Envoyez un chevalier porter les bonnes nouvelles aux Hautes Terres. Allez vous-même directement à l'Atelier des Tisserands et parlez à L'to... Lytol. »
F’lar sourit.
« Je crois qu'il fera un Régent exemplaire pour le Fort, au nom du Weyr et du Seigneur enfant. »
L'enthousiasme pour sa mission se peignait sur le visage du chevalier-brun à mesure qu'il comprenait les intentions de son chef. Fax mort, et Ruatha sous la protection des chevaliers-dragons, surtout de celui-là même qui avait expédié Fax en l'autre monde, le Fort serait en sécurité et pourrait prospérer sous une sage administration.
« C'est elle qui a provoqué la décadence de Ruatha ? » demanda-t-il à son chef.
— « Et presque notre perte avec ses machinations », répliqua F’lar, mais, ayant trouvé l'objet admirable de sa Quête, il pouvait maintenant se montrer magnanime. « N'exulte pas trop, mon frère », conseilla-t-il vivement en voyant l'expression de F'nor. « La nouvelle Reine doit, elle aussi, subir l'Empreinte. »
— « Je vais m'occuper de tout ici. Lytol est un choix excellent », dit F'nor, tout en sachant que F’lar n'avait besoin de l'approbation de personne.
— « Qui est Lytol ? » demanda pertinemment Lessa.
Elle avait repoussé en arrière sa masse de cheveux crasseux. Au clair de lune, la saleté se remarquait moins. F’lar surprit le regard éloquent de F'nor. D'un geste péremptoire, il lui fit signe d'exécuter ses ordres sans délai.
« Lytol est un chevalier qui a perdu son dragon », dit F’lar à la jeune fille, « ce n'est pas un ami de Fax. Il gérera le Fort comme il faut, et il prospérera. N'est-ce pas ? » ajouta-t-il d'un ton persuasif en lui jetant un regard d'apaisement.
Elle le regarda d'un air sombre, sans répondre, et il se mit à rire doucement de sa déconvenue.
« Maintenant, nous allons rentrer au Weyr », annonça-t-il en lui tendant la main pour l'amener auprès de Mnementh.
Le dragon bronze avait étendu le cou vers le gueyt de garde qui, haletant, s'était couché, sa chaîne toute molle dans la poussière.
« Oh ! » soupira Lessa, et elle s'agenouilla près de l'horrible bête qui leva lentement la tête en pleurant d'un air pitoyable.
« Mnementh dit qu'il est très vieux, et qu'il s'endormira bientôt dans la mort. »
Lessa berçait la tête épouvantable entre ses bras, lui grattant le tour des yeux et l'arrière des oreilles.
« Venez, Lessa de Pern », dit F’lar, impatient de prendre les airs.
Elle se leva lentement, mais docilement.
« Il m'a sauvée. Il savait qui j'étais. »
— « Il sait qu'il a bien fait », l'assura F’lar d'une voix brusque, étonné de cette manifestation de sentiment qui ressemblait si peu à Lessa.
Il lui reprit la main pour l'aider à se relever et la conduire vers Mnementh.
En une fraction de seconde, il fut renversé, projeté sur les dalles, cherchant à se remettre sur pied pour faire face à son adversaire. Pourtant, la force du coup initial l'avait assommé, et il resta sur le dos, stupéfait de voir le gueyt de garde, d'un bond puissant, projeter son corps écailleux... droit sur lui.
Simultanément, il entendit le cri d'effroi de Lessa et le rugissement de Mnementh. Le dragon bronze balançait la tête pour projeter le gueyt loin du chevalier-dragon. Mais, juste comme le corps du gueyt était parfaitement étendu dans son saut, Lessa cria : « Ne tue pas ! Ne tue pas ! »
Son grondement se changeant en un cri d'angoisse, le gueyt de garde exécuta en plein saut une incroyable manœuvre qui le détourna de sa trajectoire. Il tomba sur le pavé de la cour, et F’lar entendit le craquement des os qui se rompaient sur le sol dans sa chute.
Avant qu'il ait le temps de se relever, Lessa berçait déjà la tête hideuse entre ses bras, accablée de douleur.
Mnementh baissa la tête pour tapoter gentiment le corps du gueyt de garde mourant. Il informa F’lar que la bête avait deviné que Lessa quittait Ruatha, chose que quelqu'un de la Lignée n'aurait pas dû faire. Dans son esprit sénile, il en avait conclu que Lessa était en danger. Quand il avait entendu l'ordre affolé de Lessa, il avait corrigé son erreur au prix de sa vie.
« Il ne voulait que me défendre », ajouta Lessa d'une voix brisée.
Elle s'éclaircit la gorge. « C'était le seul en qui je pouvais avoir confiance. Mon unique ami. »
F’lar tapota maladroitement l'épaule de la jeune fille, horrifié qu'un être humain pût en être réduit à l'amitié d'un gueyt de garde. Il grimaça de douleur, car sa chute avait rouvert sa blessure à l'épaule, et il avait mal.
« C'était un ami loyal », dit-il, attendant patiemment que, dans les yeux vert et or du gueyt de garde, la lumière se fût ternie, puis éteinte.
Tous les dragons émirent en même temps la note aiguë, mystérieuse, terrifiante, et presque inaudible par laquelle ils annonçaient la mort de leurs pairs.
« Ce n'était qu'un gueyt de garde », murmura Lessa, frappée de stupeur à cet hommage.
— « Les dragons honorent qui ils veulent », remarqua sèchement F’lar, dégageant sa responsabilité.
Lessa regarda encore un long moment la vilaine tête. Elle la reposa doucement sur les pierres, caressa les ailes rognées. Puis, elle défit vivement la lourde boucle qui maintenait le collier de métal au cou de la bête et la jeta violemment au loin.
Elle se leva d'un mouvement souple, et marcha résolument vers Mnementh, sans jeter un seul regard en arrière. Elle monta calmement sur la patte levée du dragon et s'assit sur le long cou comme F’lar lui disait de le faire.
Le chevalier-dragon regarda dans la cour le reste de son escadrille qui s'y était reformée. Les gens du Fort s'étaient retirés dans la sécurité du Grand Hall.
Quand ses hommes furent tous montés sur leurs bêtes, il s'élança sur le cou de Mnementh, derrière la jeune fille.
« Tenez-vous fermement à mes bras », lui ordonna-t-il en saisissant la plus petite arête du cou de Mnementh et donnant l'ordre d'envol.
Les doigts de Lessa se refermèrent spasmodiquement sur les avant-bras de F’lar, comme le grand dragon bronze prenait son vol, ses ailes immenses peinant pour prendre de l'altitude après ce décollage vertical. Mnementh préférait se laisser tomber du haut d'une falaise ou d'une tour. Les dragons tendaient à l'indolence.
F’lar jeta un coup d'œil derrière lui, vit que ses hommes prenaient la formation de vol, plus espacés pour remplir les vides laissés par ceux qui restaient au Fort de Ruatha.
Quand ils eurent atteint une altitude suffisante, il dit à Mnementh d'effectuer le transfert, de rentrer au Weyr par l'Interstice.
Seul un soupir lui indiqua l'étonnement de la jeune fille alors qu'ils étaient suspendus dans l'Interstice. Habitué comme il l'était à la morsure du froid intense, à l'absence effrayante et totale de lumière et de son, F'lar trouvait encore ces sensations troublantes. Pourtant, ce transfert étrange ne durait pas plus de temps qu'il n'en fallait pour tousser trois fois.
Sortant de l'étrange atmosphère de l'Interstice, Mnementh gronda d'approbation au calme de sa candidate. Elle n'avait pas eu peur ou hurlé de panique comme les autres. F’lar avait senti son cœur battre un peu plus fort contre le bras pressé sur sa poitrine, mais rien de plus.
Et ils furent au-dessus du Weyr, Mnementh étendant les ailes pour planer dans le soleil, à un demi-monde de distance de Ruatha, déjà plongée dans la nuit.
Les mains de Lessa se crispèrent sur les bras de F’lar, d'étonnement cette fois, comme ils décrivaient des cercles au-dessus de l'immense auge de pierre du Weyr. F’lar scruta le visage de Lessa, heureux du ravissement qui s'y reflétait ; survolant les hautes montagnes de Benden à mille longueurs de dragon au-dessus du sol, elle ne montrait pas trace de peur. Puis, comme les sept dragons poussaient ensemble le cri annonçant leur arrivée, un sourire incrédule illumina son visage.
Les autres hommes descendirent suivant une large spirale, tandis que Mnementh choisissait de décrire des cercles paresseux. La formation se disloqua, et chaque chevalier-dragon se posa, à son étage, dans les grottes du Weyr. Mnementh, achevant enfin son approche indolente avec un sifflement strident, freina son allure d'un coup d'ailes et se posa légèrement sur sa corniche. Il s'accroupit quand F’lar enleva la jeune fille pour la poser sur le roc, écorché par les griffes de dragons au cours de milliers d'atterrissages.
« Ce couloir ne mène qu'à notre appartement », dit-il à Lessa comme ils s'engageaient dans le corridor, haut et large pour permettre le passage des grands dragons bronze.
Ils atteignirent l'immense caverne naturelle qui était la sienne depuis que Mnementh avait atteint sa maturité, et F’lar regarda autour de lui, voyant les choses d'un œil neuf après sa première absence prolongée du Weyr. L'immense pièce était incontestablement plus grande que tous les Halls qu'il avait vus au cours de son voyage avec Fax. C'est que les Halls des Forts servaient de lieux d'assemblée pour des hommes, et non d'habitations pour des dragons. Mais, soudain, il vit que sa résidence était presque en aussi triste état que Ruatha. Bien sûr, Benden était l'un des plus anciens Weyrs, comme Ruatha était l'un des plus anciens Forts, mais cela n'était pas une excuse. Combien de dragons s'étaient couchés dans ce creux, pour user le roc immuable à leurs proportions formidables ? Combien de pieds avaient usé le passage menant de la caverne du dragon à la chambre à coucher, et au-delà, à la salle de bains, où une source chaude naturelle fournissait une eau toujours renouvelée ! Mais les tapisseries étaient passées et s'effilochaient, il y avait des taches de graisse sur les linteaux, et le sol avait besoin d'être gratté au sable.
Il remarqua l'expression défiante de Lessa comme ils s'arrêtaient dans la chambre à coucher.
« Il faut que j'aille nourrir Mnementh, immédiatement. Alors, vous pouvez prendre un bain tout de suite », dit-il en fouillant dans un coffre.
Il en sortit pour elle des vêtements propres, abandonnés par ses prédécesseurs en ces lieux, mais beaucoup plus présentables que ceux qu'elle portait. Il remit soigneusement dans le coffre la longue robe de laine blanche, qui était le vêtement traditionnel pour l'Empreinte. Elle la porterait plus tard. Il jeta à ses pieds quelques vêtements et un sachet de sable doux, montrant le rideau qui cachait la salle de bains.
Il la laissa, les vêtements gisant à ses pieds ; elle n'avait fait aucun geste pour les ramasser.
Mnementh informa F’lar que F'nor était en train de nourrit Canth, et que lui, Mnementh, avait faim. Elle n'avait pas confiance en F’lar, mais elle ne craignait pas Mnementh.
« Pourquoi aurait-elle peur de toi ? » demanda F’lar. « Tu es un cousin du gueyt de garde qui était son seul ami. »
Mnementh informa F’lar que lui, dragon bronze ayant atteint sa pleine maturité, n'était en rien apparenté avec un gueyt de garde, décharné, rampant, enchaîné et dont on avait rogné les ailes.
« Alors, pourquoi lui avez-vous accordé l'hommage réservé aux dragons ? »
demanda F’lar.
Mnementh lui dit avec hauteur qu'il était convenable et décent de saluer la mort d'une personnalité loyale et sacrifiée. Même un dragon bleu ne pouvait nier que le gueyt de garde de Ruatha n'avait pas divulgué les informations qu'on lui avait enjoint de garder secrètes, bien que lui, Mnementh, eût instamment pressé la bête de le faire. Et en réussissant l'exploit physique de se détourner de F’lar au prix de sa propre vie, il s'était élevé à la bravoure des dragons. Certainement, les dragons devaient lui rendre hommage à sa mort.
F’lar, heureux d'avoir taquiné le dragon bronze, se mit à rire en lui-même. Avec une grande dignité, Mnementh s'élança vers l'aire de pâture.
F’lar sauta à terre comme ils passaient auprès de F'nor. L'impact lui rappela qu'il ferait bien de demander à la jeune fille de panser sa blessure. Il regarda le dragon bronze s'abattre sur le bouc le plus proche du troupeau qui tournait en rond dans l'enceinte.
« L'Éclosion aura lieu d'un moment à l'autre », lui dit F'nor, accroupi, en manière de salut, et en lui souriant.
Ses yeux brillaient d'excitation. F’lar hocha la tête d'un air pensif.
« Les mâles n'auront que l'embarras du choix », reconnut-il, sachant que F'nor s'amusait à le faire languir pour des nouvelles plus importantes.
Tous deux regardèrent Canth, le dragon de F'nor, jeter son dévolu sur une daine.
D'un mouvement précis, il saisit dans une serre l'animal affolé, puis s'éleva et se posa sur une corniche inoccupée pour savourer son repas.
Mnementh expédia sa première carcasse et revint en vol plané au-dessus du troupeau. Il choisit un gros oiseau, le saisit dans ses serres, et reprit de la hauteur. F’lar observa son ascension, fier, comme toujours, de le voir s'élever sans effort, les reflets du soleil jouant sur sa peau bronze et ses griffes argentées, sorties pour l'atterrissage. Il ne se lassait jamais de regarder Mnementh en plein vol ou d'admirer sa force et sa grâce inconscientes.
« Lytol a été confondu de gratitude pour sa mission », remarqua F'nor, « et vous adresse ses respectueux hommages. Il fera du bon travail à Ruatha. »
— « C'est pour ça qu'il a été choisi », grogna F’lar, néanmoins satisfait de la réaction de Lytol.
La charge de Régent ne constituait pas un substitut à la perte de son dragon, mais c'était une honorable responsabilité.
« Tout le monde était en liesse dans les Hautes Terres », continua F'nor avec un grand sourire. « Et en deuil pour la mort de Dame Gemma. Il sera intéressant de voir lequel des prétendants va s'approprier le titre. »
— « A Ruatha ? » demanda F’lar, en fronçant les sourcils sur son demi-frère.
— « Non. Aux Hautes Terres et aux autres Forts que Fax avait conquis. Lytol va amener ses gens à Ruatha, pour assurer la sécurité du Fort et donner à réfléchir à ceux qui pourraient être tentés de s'en emparer. Il en connaît beaucoup, dans les Hautes Terres, qui aimeraient changer de Fort, bien que Fax n'y exerce plus sa domination. Il a l'intention de faire diligence à Ruatha, pour que les hommes que nous y avons laissés nous rejoignent bientôt. »
F’lar hocha la tête d'un air approbateur, se tournant pour saluer deux de ses hommes, des chevaliers-bleus qui se posaient avec leurs montures sur l'aire de pâture. Mnementh y retourna et se saisit d'un autre oiseau.
« Il mange légèrement », commenta F'nor. « Canth continue à se gorger de nourriture. »
— « Les bruns sont lents à atteindre leur pleine croissance », dit F’lar d'une voix traînante, voyant avec satisfaction les yeux de F'nor briller de colère.
Ça lui apprendrait à garder pour lui les nouvelles.
« R'gul et S'lel arrivent », annonça enfin le chevalier-brun.
Les deux dragons bleus avaient jeté la panique dans le troupeau, qui détalait en hurlant dans toutes les directions.
« On rappelle les autres », continua F'nor. « Nemorth est à un cheveu de la mort.
»
Puis, incapable de se contenir plus longtemps, il continua : « S'lel en ramène deux, et R'gul, cinq. Des filles de caractère, disent-ils, et jolies. »
F’lar ne dit rien. Il s'attendait à ce que ces deux-là ramènent de nombreuses candidates. Qu'ils en amènent des centaines, si ça pouvait leur faire plaisir. Lui, F’lar, le chevalier-bronze, détenait la gagnante en la personne de son unique candidate.
Exaspéré de ce que ses nouvelles n'amènent pas plus de réactions, F'nor se leva.
« Nous aurions dû retourner chercher celle de Crom, et la jolie... »
— « Jolie ? » rétorqua F’lar en levant un sourcil dédaigneux. « Jolie ? Jora était jolie », cracha-t-il avec cynisme.
— « De l'ouest, K'net et T'bor ramènent des prétendantes », ajouta F'nor, inquiet, d'une voix pressante.
Le rugissement des dragons qui rentraient fit retentir les airs alentour. Les deux hommes levèrent la tête et virent la double spirale des deux escadrilles qui rentraient, forte de vingt dragons.
Mnementh leva la tête et roucoula. F’lar le rappela, heureux de voir le dragon bronze s'exécuter tout de suite, bien qu'il n'eût mangé que très légèrement.
Saluant alors aimablement son demi-frère, il monta sur la patte tendue de Mnementh, et ils s'élevèrent vers leur corniche.
Mnementh hoquetait d'un air absent tandis qu'ils parcouraient tous deux le court passage menant à l'immense caverne intérieure. Il se dirigea lourdement vers son lit et s'installa dans le creux taillé dans la pierre. Quand Mnementh eut étiré et confortablement reposé sur ses pattes sa tête triangulaire, F’lar s'approcha.
Mnementh regarda son ami de tout près ; les multiples facettes de son œil luisaient et scintillaient, les paupières intérieures se fermaient doucement tandis que F’lar lui grattait le tour de l'œil.
Les gens non familiarisés avec de telles scènes pouvaient trouver agaçants de tels égards. Mais, depuis le moment où, vingt Révolutions plus tôt, le grand Mnementh avait brisé sa coquille et traversé d'un pas trébuchant toute l'Aire d'Eclosion pour venir se planter, sur des pattes mal assurées, devant l'enfant F’lar, le chevalier-dragon avait toujours considéré ces paisibles moments comme la partie la plus heureuse de la journée. L'homme ne pouvait recevoir de plus grand hommage que la confiance et l'amitié des grands dragons ailés de Pern.
Car la fidélité que vouaient les dragons à l'homme qu'ils avaient choisi était complète et indéfectible depuis l'instant de l'Empreinte.
Le contentement intérieur de Mnementh était tel que son grand œil se ferma bientôt. Le dragon dormait, le bout de la queue levé, signe certain qu'il serait instantanément en alerte s'il en était besoin.
Par l'Œuf d'Or de Faranth,
Par la Dame du Weyr, sage et sincère,
Enfante un vol de bronze et de bruns,
Enfante un vol de bleus et de verts,
Enfante des chevaliers pleins d'audace.
Et liés aux dragons par l'amour,
Pour monter par milliers vers l'espace,
Dragon et chevalier unis pour toujours.
Lessa attendit que les pas du chevalier-dragon aient diminué dans le lointain, l'assurant qu'il était bien parti. Elle traversa en courant la grande caverne, entendit un grattement de serres et un frou-frou d'ailes puissantes. Elle dévala le court passage, jusqu'au bord de l'entrée béante, et vit le dragon bronze descendant en cercles vers le grand ovale dénudé d'un mille de long qui constituait le Weyr de Benden. Elle avait entendu parler des Weyrs, comme tous les gens de Pern, mais c'était autre chose que de se trouver dans l'un d'eux.
Elle examina la face abrupte de la falaise, au-dessus, au-dessous et autour d'elle.
Il n'y avait aucun moyen de sortir, sinon sur l'aile d'un dragon. La plus proche entrée de caverne était trop loin au-dessus d'elle, d'un côté, trop loin au-dessous, de l'autre. Elle se trouvait parfaitement isolée du monde.
Dame du Weyr, lui avait-il dit. Sa femme ? Dans ce Weyr ? Qu'est-ce qu'il avait voulu dire ? Non, ce n'était pas l'Empreinte qu'elle avait reçue du dragon. Elle réalisa soudain qu'il était bizarre qu'elle eût compris ce que disait le dragon. Est-ce que les gens du commun en étaient capables ? Ou bien était-ce le Sang des chevaliers-dragons qu'il y avait dans sa Lignée ? En tout cas, Mnementh faisait allusion à quelque chose de plus grand, à un rang spécial. Ils devaient vouloir dire qu'elle, elle serait la Dame du Weyr, attachée à la Reine-dragon encore à naître. Seulement, comment elle, ou eux, s'y prenaient-ils ? Elle se souvenait vaguement que, lorsque des chevaliers-dragons étaient en Quête, ils recherchaient un certain genre de femmes. De femmes, au pluriel. Ainsi, elle n'était qu'une prétendante parmi d'autres. Pourtant, le chevalier-bronze lui avait offert cette dignité comme si elle, et elle seule, était capable de l'assumer. Il était bien pourvu du côté de la vanité, celui-là, décida Lessa. Arrogant, assurément, quoique pas autant que le brutal Fax.
Elle voyait le dragon bronze survoler le troupeau, saisir sa proie, puis aller se poser sur une corniche éloignée pour la dévorer. Instinctivement elle rentra, retournant à la pénombre et à la sécurité relative du corridor.
Le dragon en train de se repaître évoquait des douzaines d'horribles légendes.
Des légendes qu'elle avait toujours méprisées, mais à présent... Était-il vrai que les dragons mangeaient de la chair humaine ? Est-ce que... Elle s'interdit de penser à ces choses. Les dragons n'étaient pas moins cruels que les humains. Du moins avaient-ils l'excuse d'agir par besoin animal, et non par cupidité bestiale.
Certaine que le chevalier-dragon serait occupé un moment, elle traversa la grande caverne et entra dans la chambre. Elle ramassa les vêtements et le sachet de sable de toilette et se dirigea vers la salle de bains. Une large corniche bordait partiellement le cercle irrégulier du bassin. Il y avait un banc, et des étagères pour sécher les vêtements. A la lueur de la lampe, elle vit que la portion du bassin proche d'elle avait, au fond, une épaisse couche de sable, de sorte que le baigneur pouvait s'y tenir debout à l'aise. Puis la pente s'enfonçait graduellement jusqu'aux eaux plus profondes qui clapotaient contre le mur de roc de l'autre côté.
Être propre ! Complètement propre, et le rester ! Elle ôta ses derniers haillons, éprouvant à leur contact un dégoût non moins profond que celui du chevalier-dragon. Elle les repoussa du pied, ne sachant où les jeter. Puis elle prit une bonne poignée de sable doux et, se penchant, la mouilla.
Elle transforma rapidement le sable doux en une sorte de boue, et en frotta ses mains et son visage meurtri. Mouillant une autre poignée de sable, elle attaqua ensuite ses bras et ses jambes, puis son corps et ses pieds. Elle se frottait si dur qu'elle rouvrit des coupures encore mal cicatrisées. Puis elle entra, ou plutôt, sauta dans le bassin, saisie par la chaleur de l'eau qui faisait mousser le sable dans ses écorchures. Elle plongea sous la surface, secouant la tête pour s'assurer que tous ses cheveux étaient bien mouillés. Puis elle les frotta vigoureusement de sable, les rinçant et refrottant jusqu'à ce qu'elle eût l'impression qu'ils pouvaient être propres. Ça faisait des années ! Des poignées de cheveux s'éloignaient sur l'eau vers l'autre bord du bassin, comme d'immenses araignées, puis disparaissaient. Elle fut contente de constater que l'eau circulait sans arrêt, l'eau sale étant entraînée et remplacée par de la propre. Puis elle revint à son corps, grattant la crasse incrustée jusqu'à ce que la peau lui fît mal. C'était comme une purification rituelle, destinée à entraîner bien autre chose qu'une crasse superficielle. Le luxe de la propreté lui procurait un plaisir confinant à l'extase.
Enfin satisfaite que son corps fût aussi propre qu'une seule longue immersion le permettait, elle sabla ses cheveux pour la troisième fois. Elle sortit du bassin à contrecœur, tordant ses cheveux et les nouant sur sa tête pendant qu'elle se séchait. Elle prit les vêtements et choisit une longue robe qu'elle porta à ses épaules, pour juger de l'effet. Le tissu, vert clair, était doux sous ses doigts ridés par l'eau, bien que son duvet s'accrochât aux gerçures de ses mains. Elle la passa par-dessus sa tête. Elle était ample, mais la tunique plus courte et d'un vert plus sombre avait une coulisse qu'elle serra étroitement à sa taille. La sensation inconnue de la douceur du tissu contre sa peau nue lui procura un plaisir voluptueux. La jupe battait lourdement autour de ses chevilles, et elle souriait, féminine et ravie. Elle prit une serviette sèche et épongea ses cheveux.
Un son étouffé lui parvint, et elle s'arrêta, les bras levés, la tête légèrement penchée de côté. Prêtant l'oreille, elle écouta. Oui, il y avait du bruit à l'extérieur.
Le chevalier-dragon et sa bête devaient être rentrés. Cette interruption inopportune lui arracha une grimace de contrariété, et elle frotta plus fort ses cheveux. Elle passa ses doigts dans la masse à moitié sèche, arrêtée dans son mouvement chaque fois qu'elle rencontrait des nœuds. Elle essaya de les arranger, les poussant derrière ses oreilles d’un air de défi. Vexée, elle fouilla sur les étagères, et elle trouva, comme elle l'espérait, un grossier peigne de métal.
Elle le prit et s'attaqua à ses cheveux rebelles et, à force de tirer en grognant, pour le faire passer à travers des cheveux en friche depuis des années, elle parvint à démêler la masse.
Maintenant secs, ses cheveux paraissaient doués d'une vie propre, crissant sur ses mains et se collant à son visage, à son peigne et à sa robe. Elle n'arrivait pas à contrôler la masse soyeuse. Et ses cheveux étaient plus longs qu'elle le pensait car, propres et démêlés, ils lui tombaient jusqu'à la taille quand ils ne restaient pas collés à ses mains.
Elle s'arrêta, prêtant l'oreille, et n'entendit plus rien. Avec appréhension, elle souleva le rideau et entra dans la chambre. Elle était vide. Elle écouta et capta les pensées du dragon endormi. Eh bien, elle aimait mieux rencontrer l'homme en présence d'un dragon endormi que dans la chambre à coucher. Elle commença à traverser la pièce, et, du coin de l'œil, aperçut une femme étrangère en passant devant un morceau de métal poli suspendu au mur.
Étonnée, elle s'arrêta net, fixant, incrédule, le visage que reflétait le métal. C'est seulement quand elle porta les mains à ses pommettes saillantes, en un geste involontaire de surprise, et que le reflet imita le geste, qu'elle réalisa qu'elle était en train de se regarder.
Mais la jeune fille du réflecteur était plus jolie que Dame Tela, plus jolie que la fille du tisserand ! Mais si mince ! Ses mains, comme douées d'une vie indépendante, se portèrent à son cou, à ses clavicules saillantes, à ses seins, moins maigres que le reste de sa personne. La robe était trop large pour elle, remarqua-t-elle avec la vanité inattendue, née en cet instant même de la contemplation ravie. Et ses cheveux... ils se dressaient autour de sa tête comme une auréole. Impossible de les lisser. Elle les aplatit d'une main impatiente, ramenant machinalement en avant des boucles pour lui cacher le visage. Puis, comme elle les repoussait en arrière, n'ayant plus besoin de se cacher, ils se redressèrent de nouveau.
Un son léger, le grattement d'une botte contre la pierre la tira de sa contemplation. Elle attendit, pensant le voir apparaître d'un moment à l'autre.
Soudain, elle se sentait timide. Se présentant au monde le visage à découvert, les cheveux derrière les oreilles, les lignes de son corps visibles sous l'étoffe de sa robe, elle se sentait dépouillée de son anonymat coutumier, et ainsi vulnérable.
Elle maîtrisa sévèrement son désir de s'enfuir, l'afflux irrationnel de la crainte.
S'observant dans le métal poli, elle rejeta les épaules en arrière, releva la tête ; le mouvement fit crisser et ondoyer ses cheveux autour de son visage. Elle était Lessa de Ruatha, d'une belle et Antique Lignée. Elle n'avait plus besoin de recourir à l'artifice pour se protéger, aussi devait-elle se dresser fièrement, visage découvert, devant le monde... et devant ce chevalier-dragon.
Elle traversa la pièce d'un pas résolu et souleva le rideau la séparant de la caverne.
Il était là, à côté de la tête du dragon, lui grattant le tour de l'œil, une expression curieusement tendre sur le visage. Le tableau était complètement différent de ce qu'elle avait entendu dire des chevaliers-dragons.
Naturellement, elle avait entendu parler de l'étrange affinité existant entre le chevalier et sa monture, mais c'était la première fois qu'elle comprenait vraiment que l'amour faisait partie du lien qui les unissait. Et que cet homme froid et réservé était capable d'une émotion si profonde. Il s'était montré assez brusque avec elle, au sujet du vieux gueyt de garde. Pas étonnant que la bête ait pensé qu'il voulait lui faire du mal. Les dragons avaient été plus tolérants que lui, se dit-elle avec un mépris involontaire.
Il se détourna lentement, comme quittant le dragon bronze à contrecœur. Il l'aperçut, et se retourna tout à fait, les yeux dilatés d'étonnement au changement qui s'était opéré en elle. Il alla vivement à elle et la fit vite entrer dans la chambre, la tenant fermement par le coude.
« Mnementh a mangé légèrement et a besoin de calme pour se reposer », dit-il à voix basse, comme si c'était la chose la plus importante du monde. Il fit retomber le rideau devant l'ouverture.
Puis, la tenant par les épaules, il l'éloigna de lui, la tournant sous toutes ses faces, une expression curieuse et légèrement étonnée passant sur son visage.
« Le bain vous a rendue... jolie, oui, presque jolie », concéda-t-il avec tant de condescendance amusée dans la voix qu'elle s'écarta brusquement de lui, piquée.
Il se mit à rire, d'un rire grave et moqueur.
« Après tout, qui aurait pu deviner cela, sous une crasse de... deux Révolutions entières, je pense ? Oui vous êtes certainement assez jolie pour que F'nor se calme. »
Profondément vexée par son attitude, elle demanda d'un ton glacial :
« Et il faut calmer F'nor à tout prix ? »
Il resta à la regarder en souriant, et elle serra les poings pour s'empêcher de le frapper et effacer ce sourire de son visage.
Il dit enfin :
« Bon, nous allons manger, et j'aurai aussi besoin de vos services. »
Saisie, elle poussa un cri, et il se tourna, souriant avec malice, car son mouvement venait de mettre en lumière le sang coagulé maculant sa manche gauche.
« Le moins que vous puissiez faire, c'est de laver les blessures honorablement reçues en livrant votre combat. »
Il souleva un pan de la draperie recouvrant le mur intérieur.
« A manger pour deux ! » rugit-il dans un trou noir de la pierre.
Elle entendit un écho souterrain comme sa voix se répercutait le long de ce qui devait être une profonde cheminée taillée dans le roc.
« Nemorth est presque rigide dans la mort », dit-il en prenant certains objets sur une étagère dissimulée par une autre draperie. « Et, de toute façon, l'Éclosion va bientôt commencer. »
Lessa sentit son estomac se nouer en l'entendant parler d'Éclosion. Les légendes les plus anodines qu'elle connaissait sur cette partie de la vie mythique des dragons étaient de nature à faire frémir, les pires étaient effroyablement macabres. Machinalement, elle prit les objets qu'il lui tendait.
« Quoi ? Effrayée ? » la taquina le chevalier-dragon en ôtant sa chemise déchirée et sanglante.
Secouant la tête, elle tourna son attention vers le dos large et musclé qu'il lui présentait, et dont la peau claire était maculée de longues traînées de sang. Du sang recommença à suinter de la blessure car, en ôtant sa chemise, il avait arraché la croûte fragile qui s'était formée.
« Je vais avoir besoin d'eau », dit-elle,
Et elle s'aperçut qu'il y avait une cuvette dans les objets qu'il lui avait donnés.
Elle se dirigea vivement vers le bassin, se demandant pourquoi elle avait accepté de venir si loin de Ruatha. Bien que complètement en ruine, Ruatha lui appartenait et lui était familier, depuis la Tour jusqu'aux caves. Au moment où l'idée lui avait été suggérée et insidieusement imposée par le chevalier-dragon, elle s'était sentie capable de tout, parce qu'elle était enfin arrivée à provoquer la mort de Fax. Et maintenant, elle arrivait à peine à ne pas renverser l'eau de la cuvette qui tremblait inexplicablement dans ses mains.
Elle se força à ne penser qu'à la blessure. C'était une vilaine estafilade, profonde à l'endroit où la pointe était entrée, et déchirée vers le bas en une coupure graduellement plus superficielle. La peau qu'elle lavait lui semblait douce sous ses doigts. Malgré elle, elle remarqua son odeur virile, composé assez agréable de sueur, de cuir, et de musc, qui devait venir d'une longue et étroite association avec les dragons.
Bien qu'elle lui eût sans doute fait mal en nettoyant les caillots de sang, il ne donna aucun signe de douleur, apparemment oublieux de l'opération. Et ce qui la contraria encore davantage, c'est qu'elle n'arriva pas à prendre sur elle de le traiter rudement en échange du peu d'égards avec lequel il la traitait.
De frustration, elle grinçait des dents en étalant une bonne couche de baume cicatrisant. Elle appliqua dessus un petit tampon de linge, puis fixa vivement le pansement à l'aide d'une bande de tissu déchiré. Quand elle eut fini ces soins, elle recula d'un pas. Il fléchit le bras pour éprouver le bandage compressant, et le mouvement fit jouer tous les muscles du dos et du flanc.
Lorsqu'il la regarda, ses yeux étaient sombres et pensifs.
« Joliment fait, jeune fille. Je vous remercie. »
Son sourire était ironique.
Elle recula quand il se leva, mais il alla seulement prendre une chemise propre dans le coffre.
Un roulement assourdi résonna dans la pièce, s'amplifiant d'instant en instant.
Rugissement de dragons ? se demanda Lessa, essayant de dominer la peur ridicule qui montait en elle. L'Éclosion avait-elle commencé ? Ici, il n'y avait aucun antre de gueyt de garde où courir se cacher.
Comme s'il comprenait sa confusion, le chevalier-dragon rit avec bonne humeur, et, sans la quitter des yeux, leva la draperie juste au moment où, de l'intérieur de la cheminée, un bruyant mécanisme propulsait à leur vue un plateau de nourriture.
Honteuse de sa peur irraisonnée, et furieuse qu'il l'eût remarquée, elle s'assit d'un air de défi sur un banc scellé dans le mur et recouvert de fourrures, lui souhaitant des blessures diverses et douloureuses qu'elle pourrait panser d'une main rude. A l'avenir, elle ne laisserait pas passer l'occasion.
Il posa le plateau sur une table basse, devant elle, jetant une brassée de fourrures par terre pour s'asseoir dessus. Il y avait de la viande, du pain, un pichet de klah , un appétissant fromage jaune, et même quelques fruits d'hiver. Il ne fit pas un mouvement pour manger, ni elle, bien que la seule pensée d'un fruit mûr, et non pas pourri, lui fît venir l'eau à la bouche. Il leva les yeux sur elle et fronça les sourcils.
« Même dans le Weyr, une Dame rompt toujours le pain la première », dit-il en inclinant poliment ta tête vers elle.
Lessa rougit, peu accoutumée à ce qu'on lui montre de la courtoisie, et encore moins à manger la première. Elle rompit un morceau de pain. Elle ne se souvenait pas avoir jamais goûté rien de pareil. D'abord, il était frais. Et la farine, soigneusement tamisée, ne comportait pas trace de sable ou de son. Elle prit la tranche de fromage qu'il lui tendait, et cela aussi avait un goût rare et délicieux. Enhardie par ce geste, qui lui indiquait quel changement s'était produit dans son statut, Lessa tendit la main vers le fruit le plus juteux.
« Écoutez... » dit le chevalier-dragon, en lui touchant la main pour attirer son attention.
Pensant qu'elle avait fait une faute, elle laissa retomber le fruit d'un air coupable.
Elle le regarda, se demandant ce qu'elle avait fait. Il reprit le fruit et le lui remit dans la main, tout en continuant à parler. Avec de grands yeux étonnés, elle se mit à le grignoter, désarmée et lui prêta toute son attention.
« Écoutez-moi. Vous ne devez pas montrer la moindre crainte quoi qu'il arrive sur l'Aire d'Éclosion. Et vous ne devez pas la laisser trop manger. »
Une expression ironique traversa son visage.
« L'une de nos principales fonctions, c'est d'empêcher un dragon de trop manger.
»
Lessa perdit tout intérêt pour son fruit. Elle le remit soigneusement dans la coupe et essaya de comprendre ce qu'il n'avait pas dit mais que le ton de sa voix suggérait. Elle regarda le visage du chevalier-dragon et, pour la première fois, elle vit un homme, et non plus un symbole.
Sa froideur était de la prudence, décida-t-elle, et non de l'insensibilité. Sa sévérité était nécessaire pour compenser sa jeunesse, car il ne devait pas être son aîné de beaucoup. Son air était sombre, mais mon malveillant ; c'était une sorte de patience maussade. Il avait le front haut, couronné d'abondants cheveux noirs et ondulés qui retombaient jusque sur le col de sa chemise. Ses sourcils noirs et bien fournis étaient trop souvent froncés d'un air menaçant, ou arqués de part et d'autre d'un nez fin et droit, comme il baissait les yeux sur sa victime d'un air hautain ; ses yeux (d'un ambre assez clair pour paraître doré) n'exprimaient que trop le cynisme ou la froideur hautaine. Ses lèvres étaient minces, mais bien dessinées et, au repos, presque aimables. Pourquoi tordait-il toujours la bouche pour exprimer sa désapprobation ou pour décocher l'un de ses sourires sardoniques ? Il était certainement beau, se dit-elle naïvement, car il avait en lui une sorte de magnétisme irrésistible. Et, en cet instant, il était parfaitement naturel.
Il pensait vraiment ce qu'il disait. Il ne voulait pas qu'elle eût peur. Mais il n'y avait aucune raison pour que, elle, Lessa, eût peur.
Il désirait ardemment qu'elle réussisse. En empêchant qui ? de manger quoi ?
Des animaux du troupeau ? Un dragon fraîchement sorti de sa coquille n'était certainement pas capable de manger une bête entière. Cela semblait à Lessa une tâche assez simple. Au Fort de Ruatha, le gueyt de garde lui avait obéi, à elle et à personne d'autre. Elle avait compris le grand dragon bronze dès le premier instant, et elle était même arrivée à le faire taire quand elle était passée en courant sous la Tour, pour aller chercher la sage-femme. La fonction principale ?
Notre fonction principale ?
Le chevalier-dragon la regardait, attendant sa réponse.
« Notre fonction principale ?... » répéta-t-elle.
— « Plus tard, vous en saurez davantage. Il faut commencer par le commencement », dit-il, écartant toute autre question avec impatience.
— « Mais qu'est-ce qui va se passer ? » insista-t-elle.
— « Ce qu'on m'a dit autrefois, je vous le transmets à mon tour. Ni plus ni moins. Souvenez-vous bien de ces deux points : Faites taire la peur, et ne la laissez pas trop manger. »
— « Mais... »
— « Mais vous, par contre, vous avez besoin de manger. Mangez donc. »
Il piqua un morceau de viande à la pointe de son couteau et le lui tendit, fronçant les sourcils jusqu'à ce qu'elle fût parvenue à l'avaler. Il allait continuer, mais elle saisit le fruit qu'elle avait commencé et mordit dans la chair ferme et sucrée. Au cours de ce seul repas, elle avait déjà mangé davantage qu'elle ne mangeait au Fort durant toute la journée.
« Bientôt, nous mangerons mieux, au Weyr », remarqua-t-il en regardant le plateau d'un œil sombre.
Lessa fut étonnée car, pour elle, ce repas était un festin.
« C'est plus que vous n'en avez l'habitude ? Oui, j'oubliais que vous avez quitté Ruatha avec juste la peau sur les os. »
Elle se raidit.
« Vous avez fait du bon travail à Ruatha. Je ne voulais pas vous critiquer », ajouta-t-il, souriant à sa réaction. « Mais regardez-vous... (il lui montrait son corps, avec, sur le visage, cette curieuse expression, mi-amusée, mi-pensive.) Non, il était impossible de deviner qu'après un bain vous seriez jolie, ni que vous auriez de tels cheveux. »
Cette fois, son expression était franchement admirative.
Involontairement, elle porta la main à ses cheveux, qui crissèrent sous ses doigts. Mais la réponse qu'elle allait faire, dans son indignation, resta en suspens. Un gémissement surnaturel emplit la chambre.
Les sons provoquèrent une vibration qui, de l'oreille, lui descendait le long de la colonne vertébrale. Elle se boucha les oreilles de ses deux mains. Le bruit lui perçait le cerveau en dépit de ses mains. Aussi soudainement qu'il avait commencé, il cessa.
Avant qu'elle eût réalisé ce qui se passait, le chevalier-dragon l'avait saisie par le poignet et la traînait vers le coffre.
« Enlevez ça », ordonna-t-il en lui montrant sa robe et sa tunique. Tandis qu'elle le regardait, abasourdie, il prit une ample robe blanche, sans manche et sans ceinture, simplement deux hauteurs, d'étoffe blanche et fine, cousues aux épaules et sur les côtés.
« Vous enlevez ça ou dois-je vous aider ? » demanda-t-il sans la moindre patience.
Le son surnaturel recommença, et cela eut pour effet de faire voler ses doigts un peu plus vite. A peine avait-elle desserré les vêtements qu'elle portait, les laissant glisser à ses pieds, qu'il lui jetait la robe blanche sur la tête. Elle parvint à passer les bras dans les emmanchures avant qu'il la reprît par le poignet pour l'entraîner en toute hâte hors de la chambre, ses cheveux flottant derrière elle, crissant d'électricité statique.
Dans la caverne, le dragon bronze était dressé, la tête tournée vers la porte de la chambre. Lessa lui trouva l'air impatient ; ses grands yeux, qui la fascinaient, luisaient, iridescents. Une extraordinaire excitation intérieure semblait l'habiter, et sa gorge émit un long roucoulement bas, de plusieurs octaves plus grave que le cri qui les projetait tous de l'avant. Impatients et pressés, le dragon et le chevalier-dragon firent pourtant une pause. Soudain, Lessa réalisa qu'ils parlaient d'elle. L'immense tête du dragon fut tout près d'elle, son museau remplissant tout son horizon. Elle sentait sur elle son haleine chaude, sa faible odeur de phosphore. Elle l'entendit informer le chevalier-dragon qu'il appréciait de plus en plus cette femme de Ruatha.
Avec une secousse qui faillit lui arracher l'épaule, le chevalier-dragon la tira le long du passage. Le dragon allait près d'eux, à une vitesse telle que Lessa s'attendait à ce qu'ils tombent tous les trois de la corniche. Sans qu'elle ait réalisé comment, au moment crucial, elle se retrouva perchée sur le cou du dragon, le chevalier la maintenant fermement par la taille. Du même mouvement fluide, ils planèrent au-dessus de la vaste cuvette du Weyr, se dirigeant vers la haute falaise, de l'autre côté. L'air était plein d'ailes et de queues de dragons, et retentissait de clameurs qui se répercutaient en écho le long de la vallée pierreuse.
Mnementh prit une trajectoire, dont Lessa était sûre qu'elle se terminerait par une collision avec d'autres dragons, cap droit sur un trou immense et noir béant en haut de la falaise. Miraculeusement, les bêtes y entraient, la plus grande envergure de Mnementh emplissant toute la largeur de l'entrée.
Le couloir vibrait d'un énorme froissement d'ailes. L'air se referma sur elle, oppressant. Puis ils surgirent dans une caverne gigantesque.
Eh bien! toute la montagne doit être creuse, pensa Lessa, incrédule. Autour de l'immense caverne, les dragons étaient perchés, par couleur, bleus, verts, bruns, et seulement deux bronze comme Mnementh, sur des corniches faites pour en accueillir des centaines. Lessa s'agrippa aux écailles de Mnementh, sentant instinctivement l’imminence d'un grand événement.
Dédaignant la corniche des dragons-bronze, Mnementh amorça la descente. Et alors, Lessa ne put plus détacher ses yeux de ce qu'elle vit sur le sol sableux de la caverne : des œufs de dragon. Une couvée de dix œufs monstrueux et mouchetés, animés de soubresauts spasmodiques sous les coups des oisillons cherchant à briser leurs coquilles. D'un côté, sur une partie surélevée du sol, il y avait un œuf doré, moitié plus gros que les mouchetés. Et juste au-delà de l'Œuf d'Or, gisait le grand corps ocre et immobile de l'ancienne Reine.
Au moment même où elle réalisait que Mnementh survolait le sol au-dessus de cet œuf, Lessa sentit sur elle les mains du chevalier-dragon, qui la soulevaient du cou de Mnementh.
Elle s'agrippa à lui avec appréhension. Les mains du chevalier se resserrèrent et, inexorables, la posèrent sur le sol. Farouche, il la regarda droit dans les yeux !
« Souvenez-vous, Lessa ! »
Mnementh lui adressa une pensée d'encouragement, un de ses grands yeux à facettes tourné vers elle. Puis il reprit de la hauteur. Lessa leva à demi une main suppliante ; elle était dépourvue maintenant de tout soutien, même de cette certitude intérieure contraignante qui l'avait soutenue dans son combat pour se venger de Fax. Elle vit le dragon-bronze se poser sur la première corniche, à quelque distance des deux autres bronzes. Le chevalier-dragon mit pied à terre, et Mnementh incurva son long cou sinueux pour mettre sa tête au niveau de celle de son maître. L'homme leva la main et, d'un air absent, sembla-t-il à Lessa, caressa sa monture.
Des cris et des gémissements divertirent l'attention de Lessa, et elle vit d'autres dragons descendre en vol plané, chaque chevalier déposant une jeune fille sur le sol de la caverne, jusqu'au moment où elles furent douze, Lessa comprise. Elles restèrent pressées les unes contre les autres, et Lessa se tint un peu à l'écart. Elle les regarda avec curiosité, pleine de mépris pour leurs larmes, quoique son cœur battît sans doute aussi vite que le leur. Il ne lui vint pas même à l'esprit que les larmes pouvaient lui être d'une aide quelconque. Apparemment, les jeunes filles n'étaient blessées en aucune façon, alors, à quoi rimaient ces larmes ? Le mépris qu'elle ressentait pour leurs bêlements la rendit consciente de sa propre témérité, et elle prit une profonde inspiration pour se défendre du froid glacé qui l'envahissait. Que la peur soit leur lot. Elle, elle était Lessa de Ruatha, et n'avait rien à craindre.
Juste à ce moment, l'Œuf d'Or tressauta convulsivement. Remplies de terreur, les jeunes filles, toutes ensemble, s'éloignèrent à reculons, jusque contre le mur de roc. L'une d'elles, une blonde ravissante dont les longs cheveux frôlaient le sol, tenta de descendre de la plate-forme surélevée, puis, avec un cri d'effroi, recula craintivement pour retrouver le faible réconfort de ses pareilles.
Lessa se retourna pour voir ce qui expliquait l'air horrifié qu'elle découvrait sur les visages des jeunes filles. Elle recula involontairement elle-même.
Dans la partie principale de l'arène sableuse, plusieurs des œufs s'étaient ouverts.
Les petits dragons, gazouillant faiblement, se dirigeaient — et Lessa resta bouche bée — vers de jeunes garçons, impassibles, debout en demi-cercle.
Certains d'entre eux n'étaient pas plus âgés qu'elle ne l'avait été quand l'armée de Fax avait investi le Fort de Ruatha.
Les cris des jeunes filles se changèrent en soupirs et en sanglots lorsque l'un des oisillons tendit la serre et le bec vers l'un des garçons.
Lessa se força à regarder le bébé-dragon malmener le garçon, le repoussant rudement, comme si quelque chose en lui lui déplaisait. L'enfant ne bougea pas, et Lessa vit du sang couler des blessures infligées par le dragon.
Un second oisillon tituba à la rencontre d'un autre garçon, et s'arrêta, battant avec impuissance ses ailes encore humides, croassant faiblement une parodie du roucoulement encourageant qu'émettait souvent Mnementh. L'enfant leva une main hésitante, et se mit à lui gratter le tour de l'œil. Incrédule, Lessa regarda l'oisillon frotter sa tête contre l'enfant, avec un roucoulement de plus en plus doux. Le visage de l'enfant s'illumina d'un sourire extatique.
S'arrachant à la contemplation de cette scène stupéfiante, Lessa vit qu'un autre oisillon la répétait avec un autre enfant. Dans l'intervalle, deux autres dragons étaient nés. L'un avait renversé un garçon et lui marchait dessus, sans s'apercevoir que ses serres le déchiraient. L'oisillon qui le suivait s'arrêta près de l'enfant blessé, blottissant sa tête contre la sienne en roucoulant d'angoisse.
Comme Lessa les regardait, l'enfant parvint à se relever, le visage inondé de larmes. Elle l'entendit supplier le dragon de ne pas s'inquiéter, qu'il n'était qu'un peu égratigné.
Tout se passa très vite. Les jeunes dragons s'apparièrent avec de jeunes garçons.
Des chevaliers-verts vinrent enlever ceux qui restaient. Des chevaliers-bleus se posèrent sur le sol avec leurs bêtes et conduisirent les couples hors de la caverne, les jeunes dragons poussant de petits cris, roucoulant, battant leurs ailes humides en titubant de l'avant, encouragés par leurs jeunes maîtres.
Lessa se retourna résolument vers l'Œuf d'Or, sachant maintenant à quoi s'attendre, et essayant de deviner ce qu'avaient ou n'avaient pas fait les jeunes garçons pour être choisis par les bébés-dragons.
Une fissure apparut dans la coquille d'or, et elle fut saluée par les cris de terreur des jeunes filles. Certaines, effondrées par terre, n'étaient plus que de petits tas de tissu blanc, d'autres, dans leur peur, se tenaient étroitement embrassées. La fissure s'élargit, et la tête triangulaire apparut, bientôt suivie par le cou, d'un or étincelant. Lessa se demanda avec un détachement inattendu dans combien de temps la bête atteindrait sa maturité, considérant qu'elle n'était rien moins que petite à la naissance. Car sa tête était plus grande que celle des dragons mâles, et ils s'étaient montrés assez forts pour renverser de solides garçons de dix Révolutions bien comptées.
Elle perçut un bourdonnement dans la caverne. Levant les yeux sur l'assistance, elle s'aperçut qu'il émanait des dragons-bronze ; c'était la naissance de leur compagne, la Reine. Le bourdonnement s'amplifia à mesure que la coquille éclatait en morceaux et qu'en émergeait le corps doré et scintillant de la nouvelle femelle. Elle tituba, tombant le bec dans le sable, momentanément immobilisée.
Battant ses ailes humides, elle se redressa, comique dans sa faiblesse maladroite.
Puis, avec une rapidité inattendue, elle se précipita vers les jeunes filles terrorisées. En un clin d'œil, elle secoua la première, si fort que sa tête tapa contre le roc, et qu'elle s'écroula au sol, sans connaissance. L'abandonnant à son sort, le dragon bondit vers la seconde, mais méjugea de la distance et tomba, battant l'air de sa serre pour se raccrocher, et labourant le corps de la jeune fille de l'épaule à la cuisse. Les hurlements de la victime, mortellement blessée, divertirent l'attention du dragon et firent sortir les autres de leur stupeur horrifiée. Au comble de la panique et de la confusion, elles se dispersèrent, courant, trébuchant et tombant, vers la sortie qu'avaient empruntée les jeunes garçons.
Comme la bête dorée, criant pitoyablement, descendait de la plate-forme en direction des jeunes filles en fuite, Lessa passa à l'action. Pourquoi cette idiote n'avait-elle pas dégagé le chemin ? pensa-t-elle en saisissant la tête triangulaire qui, à la naissance, était à peine plus grande que son torse à elle. Le dragon était si faible et maladroit qu'elle n'avait eu que ce qu'elle avait cherché.
Lessa tourna vers elle la tête du dragon, de sorte que les yeux à facettes furent forcés de la regarder... et elle se trouva perdue dans ce regard d'arc-en-ciel.
Elle sentit une joie profonde pénétrer tout son être ; une sensation de chaleur, de tendresse, d'affection sans mélange, d'admiration et de respect immédiat inonda son esprit, son cœur et son âme. Lessa ne manquerait plus jamais d'un avocat, d'un défenseur, d'un ami, instantanément conscient de ses pensées, de ses sentiments et de ses désirs. Une pensée s'immisça dans ses réflexions : comme elle était merveilleuse, Lessa, comme elle était jolie, gentille, attentionnée !
Comme elle était brave et intelligente !
Machinalement, elle leva la main pour gratter le tour de l'œil du dragon d'or. Il la regarda d'un air triste, plein de remords d'avoir fait de la peine à Lessa. Pour le rassurer, Lessa flatta de la main le cou doux et encore humide qui s'incurvait vers elle avec confiance. Le dragon roula sur le côté, et se prit une aile sous la patte postérieure. Ça lui faisait mal. Avec précaution, Lessa souleva la patte fautive, libéra l'aile, et, d'une petite tape la replia contre l'arête dorsale.
Le dragon se mit à roucouler, suivant des yeux tous les mouvements de Lessa. Il blottit sa tête contre elle et, docile, elle lui gratta l'autre œil.
Le dragon lui fit savoir qu'il avait très faim.
« Tu vas manger tout de suite », l'assura vivement Lessa en le regardant d'un air étonné. Comment ce jeune fléau pouvait-il se montrer aussi insensible ? C'était pourtant un fait qu'il venait de blesser gravement, sinon de tuer, deux jeunes filles.
Elle avait peine à croire que toute sa sympathie pût aller à la bête, de façon aussi alarmante. Pourtant, c'était pour elle la chose la plus naturelle du monde que d'avoir envie de protéger cet oisillon.
Le dragon, Ramoth, arqua le cou pour regarder Lessa droit dans les yeux. Elle lui répéta tristement à quel point elle avait faim, pour avoir été aussi longtemps confinée dans cette coquille, sans nourriture.
Lessa se demanda comment elle pouvait connaître le nom du dragon d'or, et Ramoth répliqua : Pourquoi ne saurait-elle pas son nom, puisqu'elle lui appartenait, et à personne d'autre ? Et, de nouveau, Lessa se perdit dans l'émerveillement de ces yeux magnifiquement expressifs.
Inconsciente de la descente des dragons-bronze, inconsciente de la présence de leurs maîtres, Lessa continuait à caresser le cou de la plus merveilleuse créature de Pern, pressentant pleinement les peines et les gloires à venir, mais pleinement consciente du fait que Lessa de Pern était la Dame du Weyr, de Ramoth la Dorée, maintenant et à jamais.