CHAPITRE XVIII

Au Tlokweng Road Speedy Motors

 

Tandis que Mma Ramotswe goûtait aux plaisirs du chantage – car même si la cause était bonne, il n’existait pas d’autre terme et cela posait un nouveau problème moral qu’avec Mma Makutsi elle devrait disséquer en temps utile –, Mr. J.L.B. Matekoni, garagiste6 de Son Excellence le Haut Commissaire britannique du Botswana, emmena ses deux enfants adoptifs passer l’après-midi au garage. Motholeli, la fillette, l’avait supplié de les prendre avec lui, car elle souhaitait le regarder travailler, et lui, médusé, avait accepté. Un atelier de mécanique n’était certes pas un endroit pour des enfants, avec ce lourd matériel et les tuyaux en tout genre qui gisaient partout, mais il pourrait toujours charger l’un des apprentis de veiller sur eux. En outre, il semblait judicieux d’immerger sans attendre le petit garçon dans l’univers de la mécanique, de manière à former une vocation dès ce stade précoce. La compréhension des voitures et des moteurs devait être instillée de bonne heure : ce n’était pas une chose que l’on pouvait acquérir sur le tard. Bien sûr, il n’y avait pas d’âge pour devenir mécanicien, mais il n’était pas donné à tout le monde de sentir les moteurs.

C’était un don qui venait par osmose, lentement, au fil du temps.

Il se gara devant la porte du bureau afin que Motholeli pût s’installer dans son fauteuil à l’ombre. Le garçon se précipita aussitôt hors du camion pour aller explorer un robinet placé sur un côté du bâtiment et il fallut le rappeler.

— Cet endroit est dangereux, prévint Mr. J.L.B. Matekoni. Vous devrez rester avec l’un de ces garçons qui sont là-bas.

Il appela le plus jeune des apprentis, celui qui avait coutume de venir lui taper l’épaule de ses doigts pleins de cambouis et salissait ainsi tous ses bleus de travail propres.

— Arrête ce que tu es en train de faire, lui ordonna-t-il. Tu vas surveiller ces deux-là pendant que je travaille. Ne les laisse pas se blesser.

L’apprenti parut éprouver un certain soulagement et adressa un large sourire aux enfants. Celui-ci, c’est le plus paresseux, songea Mr. J.L.B. Matekoni. Il serait mieux à sa place en baby-sitter qu’en mécanicien.

Il y avait beaucoup à faire au garage. Le minibus d’une équipe de football était arrivé pour une révision et le travail s’annonçait intéressant. Le moteur avait été mis à rude épreuve par de constantes surcharges, mais c’était le cas de tous les minibus du pays ou presque. Leurs propriétaires voulaient toujours y faire monter le plus de monde possible, afin d’en tirer un maximum de profit. Celui-ci, dont il faudrait remplacer les segments, crachait une fumée noire si âcre que les joueurs de l’équipe commençaient à se plaindre de manquer de souffle.

Le moteur fut dénudé et la transmission retirée. Avec l’aide du deuxième apprenti, Mr. J.L.B. Matekoni attacha un équipement de levage au bloc-moteur, qu’il entreprit d’extirper du véhicule. Motholeli, qui, de son fauteuil, ne perdait pas une miette de la manœuvre, montra du doigt quelque chose à son frère. Celui-ci jeta un bref coup d’oeil en direction des mécaniciens, mais se détourna aussitôt. Il était occupé à dessiner dans une flaque d’huile, à ses pieds.

Mr. J.L.B. Matekoni démonta pistons et cylindres. Puis, s’interrompant, il regarda en direction des enfants.

— Que se passe-t-il maintenant, Rra ? cria la fillette. Allez-vous remettre les anneaux qui sont là ? À quoi servent-ils ? Sont-ils importants ?

Mr. J.L.B. Matekoni s’adressa au garçon.

— Tu vois, Puso ? Tu vois ce que je fabrique là ?

Le garçon eut un petit sourire.

— Il est en train de faire un dessin dans l’huile, expliqua l’apprenti. Une maison.

La fillette prit la parole.

— Je peux m’approcher, Rra ? interrogea-t-elle. Je me débrouillerai pour ne pas vous gêner.

Mr. J.L.B. Matekoni hocha la tête et, lorsqu’elle eut fait rouler son fauteuil jusqu’à lui, il lui exposa l’origine du problème.

— Tiens-moi ça, dit-il ensuite. Là.

Elle saisit la clé qu’il lui tendait et la tint fermement.

— Bien, dit-il. Maintenant, tu tournes celui-là. Là, tu vois ? Pas trop. Comme ça, c’est bon.

Il lui reprit la clé pour la reposer dans la boîte à outils. Puis il se tourna vers l’enfant. Elle était penchée en avant sur sa chaise, les yeux brillants. Il connaissait ce regard : l’expression d’un être qui aime les moteurs. Ce n’était pas un sentiment que l’on pouvait simuler. Le plus jeune des apprentis, par exemple, n’avait pas ce regard, voilà pourquoi il ne resterait jamais qu’un médiocre mécanicien. Mais cette petite fille, cette enfant étonnante et sérieuse qui était entrée dans sa vie, possédait l’étoffe d’un mécanicien (fallait-il dire d’une mécanicienne ?). Elle avait un don. Jamais encore il n’avait vu cela chez une fille, mais il ne pouvait y avoir le moindre doute. D’ailleurs, pourquoi pas ? Mma Ramotswe ne lui avait-elle pas appris que rien ne devait empêcher les femmes de faire ce qui leur plaisait ? Elle avait raison, bien sûr. La plupart des gens pensaient que les détectives privés étaient nécessairement des hommes, mais voyez comme Mma Ramotswe s’en sortait bien ! Elle mettait à profit les qualités féminines que sont l’observation et l’intuition pour découvrir des choses qui auraient échappé à tout homme. Alors, si une fille pouvait aspirer au métier de détective, pourquoi une autre n’aurait-elle pas envie de faire son entrée dans le monde très masculin des voitures et des moteurs ?

Motholeli leva les yeux et rencontra son regard, toujours avec beaucoup de respect.

— Vous n’êtes pas en colère contre moi, Rra ? interrogea-t-elle. Vous ne pensez pas que je vous gêne ?

Il lui posa tendrement la main sur le bras.

— Mais pas du tout, voyons ! répondit-il. Je suis très fier, au contraire. Je suis fier d’avoir désormais une fille qui deviendra une grande mécanicienne. C’est bien cela que tu veux ? Je ne me trompe pas ?

Elle hocha modestement la tête.

— J’ai toujours aimé les moteurs, affirma-t-elle. J’aime les regarder. J’adore aussi me servir de tournevis et de clés à molette. Mais je n’ai jamais eu l’occasion de faire vraiment quelque chose avec.

— Eh bien, fit Mr. J.L.B. Matekoni, cela va changer, maintenant. Tu pourras venir ici avec moi le samedi matin et tu m’aideras. Ça te tente ? Nous te fabriquerons un établi spécial, très bas, pour qu’il soit à la hauteur de ton fauteuil.

— Vous êtes vraiment gentil, Rra.

Elle demeura à ses côtés tout le reste de la journée, suivant chaque manipulation, le questionnant de temps à autre, mais prenant bien soin de ne pas l’importuner.

Il tripota des pièces, en cajola d’autres, jusqu’au moment où le moteur du minibus, revigoré, fut remis à sa place et où, testé, il ne produisit plus la moindre fumée noire.

— Tu vois, lança fièrement Mr. J.L.B. Matekoni en désignant le pot d’échappement, l’huile ne brûle plus comme ça quand on la consigne là où elle doit être. Joints étanches. Bons segments de piston. Tout est à sa place.

Motholeli applaudit.

— Maintenant, ce minibus est content ! S’exclama-t-elle.

Mr. J.L.B. Matekoni sourit.

— Oui, acquiesça-t-il. Il est content.

Il savait désormais, sans l’ombre d’un doute, qu’elle possédait le talent. Seuls ceux qui comprenaient réellement les machines pouvaient concevoir qu’un moteur fût heureux. Il s’agissait là d’une notion qui échappait totalement aux individus dénués d’esprit mécanicien. Cette fillette comprenait, le jeune apprenti, non. Lui, il n’hésitait pas à malmener les moteurs au lieu de leur parler, et plus d’une fois, Mr. J.L.B. Matekoni l’avait surpris en train de forcer le métal. On ne peut pas forcer le métal, Mr. J.L.B. Matekoni le lui avait dit et répété. Si tu y vas ainsi, il se défend. Souviens-toi au moins de ça si tu dois oublier tout ce que j’ai essayé de t’enseigner jusqu’ici. Pourtant, l’apprenti continuait à retirer les boulons en tournant l’écrou dans le mauvais sens et à tordre les joints qui refusaient de se mettre dans l’alignement. Aucune machine ne devrait être traitée de cette façon.

La fillette, elle, était différente. Elle percevait les sentiments des moteurs et deviendrait un jour une grande mécanicienne. C’était clair.

Il la regarda avec fierté en s’essuyant les mains sur un chiffon. L’avenir du Tlokweng Road Speedy Motors était assuré.