CHAPITRE X
Les enfants sont bons pour le Botswana
Avachie contre la porte de la cuisine, son chapeau rouge cabossé perché au sommet du crâne en un angle menaçant, la femme de ménage de Mr. J.L.B. Matekoni était de très mauvaise humeur. Depuis que son employeur lui avait annoncé la consternante nouvelle, elle avait passé son temps à réfléchir au moyen d’éviter la catastrophe. L’arrangement qu’elle avait jusque-là avec Mr. J.L.B. Matekoni lui convenait parfaitement. Il n’y avait guère de travail ; les hommes ne se souciaient ni de nettoyage ni d’astiquage et du moment qu’ils étaient bien nourris, ils faisaient de paisibles patrons. Et, quoi qu’en pense cette grosse femme, elle nourrissait bien Mr. J.L.B. Matekoni. Elle le trouvait trop maigre ! Maigre d’après ses critères à elle, peut-être, mais parfaitement bien bâti selon les standards des gens normaux. On imaginait sans peine les rations de nourriture que cette femme prévoyait pour son futur mari : des montagnes de lard au petit déjeuner, et des tranches de pain épaisses qui le feraient enfler et ressembler à ce gros chef du nord qui avait cassé une chaise, le jour où il était venu en visite dans la maison où travaillait sa cousine.
Toutefois, le bien-être de Mr. J.L.B. Matekoni ne la préoccupait pas tant que son propre avenir menacé. Si elle devenait employée dans un hôtel, elle ne pourrait plus recevoir ses amis de la même façon. Pour le moment, les hommes avaient tout loisir de lui rendre visite dans la maison, pendant que le patron était au travail – sans qu’il en sût rien, bien sûr – et d’utiliser la chambre de Mr. J.L.B. Matekoni et le grand lit double acheté à la Centrale du Meuble. Ce lit était très confortable – du gâchis dans une chambre de célibataire, vraiment – et les hommes l’appréciaient. Ils la récompensaient en lui offrant de l’argent et se montraient toujours plus généreux quand ils avaient pu profiter de la chambre de Mr. J.L.B. Matekoni. Tout cela serait terminé si les choses changeaient.
Elle fronça les sourcils. La situation était assez grave pour recourir à une action désespérée, mais elle voyait mal laquelle. Ce n’était même pas la peine de tenter de raisonner le patron : lorsqu’une femme comme cette Ramotswe refermait ses mâchoires sur un homme, il ne fallait pas espérer de revirement. Les hommes perdaient tout bon sens dans ces cas-là. Si elle entreprenait de lui exposer les dangers qui le guettaient, il ne l’écouterait pas. Même si elle découvrait quelque chose sur cette femme – sur son passé –, il n’y prêterait aucune attention. Elle s’imagina annonçant à Mr. J.L.B. Matekoni que sa future épouse était un assassin : cette femme a déjà tué ses deux précédents maris, pourrait-elle dire. Elle empoisonnait leur nourriture. Ils sont tous les deux morts à cause d’elle.
Il ne froncerait même pas les sourcils et se contenterait de sourire. Je ne vous crois pas, répliquerait-il. Et il continuerait de répéter cela, même si elle lui brandissait sous le nez la une du Botswana Daily News : Mma Ramotswe assassine son mari en l’empoisonnant. Les prélèvements effectués sur le porridge incriminé ne laissent aucun doute : le plat était bourré de poison. Non, il refuserait de le croire.
Elle cracha dans la poussière. Puisqu’elle n’avait aucun moyen de le faire changer d’avis, mieux valait peut-être réfléchir à une façon de s’attaquer à Mma Ramotswe. Si celle-ci n’était plus là, le problème serait résolu. Si elle pouvait… Non, c’était trop horrible d’envisager cela et, de toute façon, elle n’avait pas les moyens de s’offrir les services d’un sorcier. Faire disparaître quelqu’un coûtait très cher ; et puis, c’était risqué. Les gens parlaient beaucoup, la police finirait par flairer quelque chose et il n’y avait rien de pire que de se retrouver en prison.
La prison ! Que se passerait-il si Mma Ramotswe était envoyée derrière les barreaux pour plusieurs années ? On ne peut épouser un détenu, tout comme un détenu ne peut se marier. Ainsi, si Mma Ramotswe était déclarée coupable d’un délit et condamnée à une longue peine, les choses resteraient en l’état. Et même si elle n’avait pas commis ce dont on l’accusait, quelle importance, tant que la police l’estimait coupable et découvrait des preuves ? Elle se souvenait de l’histoire d’un homme expédié en prison parce que ses ennemis avaient dissimulé des munitions chez lui, puis informé les autorités qu’il armait la guérilla. Cela se passait à l’époque de la guerre du Zimbabwe, quand les hommes de Mr. Nkomo étaient postés aux abords de Francistown et que munitions et armes entraient dans le territoire sans que la police pût rien empêcher. L’homme avait protesté de son innocence, mais les inspecteurs s’étaient contentés de rire, tout comme le juge avait ri.
Armes et munitions se faisaient rares désormais, mais on pouvait toujours imaginer autre chose à cacher dans la maison de Mma Ramotswe. Que recherchait la police en ce moment ? La drogue, pensa-t-elle. De temps à autre, les journaux annonçaient l’arrestation de telle ou telle personne se livrant au trafic de dagga. Mais il fallait qu’il y en ait une quantité importante pour que les autorités s’y intéressent, et comment faire pour s’en procurer autant ? Le dagga coûtait cher et elle ne pourrait en acheter plus de quelques feuilles. Non, il fallait trouver autre chose.
La femme de ménage réfléchit. Une mouche vint se poser sur son front et progressa prudemment jusqu’à la naissance du nez. En temps normal, elle l’eût chassée avec brutalité, mais une pensée venait de lui traverser l’esprit et se développait délicieusement. La mouche fut ignorée ; un chien aboya dans le jardin du voisin. Un camion changea bruyamment de vitesse sur la route de l’ancien aéroport. La femme sourit et repoussa son chapeau en arrière. L’un de ses amis allait pouvoir l’aider. Elle connaissait ses activités et savait qu’elles étaient dangereuses. Il pourrait se charger de Mma Ramotswe : en échange, elle lui prodiguerait de ces petites attentions qu’il semblait tant apprécier et qui lui étaient refusées chez lui. Tout le monde y trouverait son compte. Lui, il aurait ce qu’il voulait. Elle, elle sauverait son emploi. Mr. J.L.B. Matekoni échapperait aux griffes d’une prédatrice et Mma Ramotswe n’aurait que ce qu’elle méritait. Tout serait parfait.
L’employée de maison retourna à la cuisine et se mit à éplucher des pommes de terre. Maintenant que la menace posée par Mma Ramotswe s’estompait – ou, du moins, allait s’estomper très bientôt –, elle se sentait bien disposée à l’égard de son employeur rétif. Celui-ci était faible, simplement, comme tous les hommes. Elle allait lui préparer un bon repas. Il y avait de la viande au réfrigérateur – une viande qu’elle avait prévu d’emporter chez elle, mais qu’elle ferait cuire pour lui avec quelques oignons et une bonne portion de purée.
Le repas n’était pas encore prêt lorsque Mr. J.L.B. Matekoni arriva. Elle entendit la camionnette s’arrêter, puis la grille s’ouvrir. D’habitude, il la prévenait de son arrivée en criant « Je suis rentré ! » afin de lui faire savoir qu’elle pouvait poser le repas sur la table. Aujourd’hui cependant, elle ne l’entendit pas appeler ; au lieu de cela, elle perçut le son d’une autre voix. Elle retint son souffle. L’idée la traversa qu’il était peut-être venu avec cette femme et qu’il l’avait invitée à déjeuner. Dans ce cas, elle se hâterait de cacher la viande et prétendrait qu’il n’y avait rien à manger à la maison. L’idée de Mma Ramotswe se régalant d’un plat préparé par elle lui était insupportable. Elle préférait encore tout donner à un chien que d’en faire profiter une femme qui menaçait son gagne-pain.
Elle gagna la porte de la cuisine et jeta un coup d’œil dans le couloir. Mr. J.L.B. Matekoni était près de la porte d’entrée, qu’il maintenait ouverte pour quelqu’un qui arrivait derrière lui.
— Attention, dit-il. La porte n’est pas très large.
Une voix lui répondit, mais elle ne discerna pas les paroles prononcées. C’était une voix féminine, mais pas, elle s’en aperçut avec une sensation de soulagement intense, celle de cette horrible femme. Qui ramenait-il à la maison ? Une maîtresse ? Ça, ce serait bien : elle pourrait alors dire à cette Ramotswe qu’il ne lui était pas fidèle et cela mettrait un terme au mariage avant même que celui-ci ne fût célébré.
Alors le fauteuil roulant fit son apparition et elle vit la fillette, poussée par son petit frère. Que faisait le patron, à ramener ainsi des enfants chez lui ? Sans doute s’agissait-il de membres de sa famille, des enfants de quelque cousin éloigné. La vieille morale botswanaise imposait de venir en aide à la famille, quel que fût le degré de parenté.
— Je suis là, Rra, appela-t-elle. Votre déjeuner est prêt.
Mr. J.L.B. Matekoni se tourna vers elle.
— Ah, fit-il. Il y a des enfants avec moi. Il faudra qu’ils mangent.
— Il y aura assez, afïïrma-t-elle. J’ai préparé un bon plat de viande.
Elle attendit quelques minutes avant de se rendre dans la salle à manger, s’activant à écraser les pommes de terre trop cuites. Lorsqu’elle entra, s’essuyant avec insistance les mains sur un torchon, elle trouva Mr. J.L.B. Matekoni assis dans son fauteuil. De l’autre côté de la pièce, regardant par la fenêtre, il y avait la fille et le petit garçon, qui devait être son frère et se tenait debout près d’elle. La femme de ménage observa les enfants : au premier coup d’oeil, elle avait vu à qui elle avait affaire. Des Basarwa, pensa-t-elle, on ne pouvait s’y tromper. La fille avait cette couleur de peau marron clair, de la même teinte que la bouse de vache. Le garçon avait les yeux de ces gens-là, un peu comme des yeux de Chinois, et ses fesses ressortaient comme une petite étagère derrière lui.
— Ces enfants sont venus vivre avec moi, déclara Mr. J.L.B. Matekoni en baissant les yeux. Ils viennent de la ferme des orphelins, mais je vais m’occuper d’eux à présent.
La femme de ménage demeura un instant bouche bée. Elle ne s’attendait pas du tout à cela. Des enfants masarwa amenés sous le toit d’une personne comme vous et moi, et autorisés à y loger ! Aucun individu qui se respectait ne pouvait faire une chose pareille ! Ces gens-là étaient des voleurs, elle le savait pertinemment, et ils ne devaient pas être encouragés à venir vivre dans des maisons batswana respectables. Mr. J.L.B. Matekoni s’efforçait peut-être de se montrer gentil, mais il y avait des limites à la charité.
Elle fixa son employeur d’un œil dur.
— Ils restent ici ? Combien de temps ?
Il ne releva pas la tête. Il a trop honte, pensa-t-elle.
— Longtemps. Je n’envisage pas de les ramener à la ferme.
Elle demeura silencieuse. Elle se demandait si cette histoire avait quelque chose à voir avec la Ramotswe. Peut-être celle-ci avait-elle décidé que les enfants s’installeraient ici dans le cadre de son projet de chambouler la vie de cet homme. Tout d’abord, vous faites venir quelques enfants masarwa, puis vous débarquez vous-même. Bien sûr, l’arrivée des enfants pouvait aussi s’inscrire dans un complot fomenté contre elle, la femme de ménage. Mma Ramotswe avait fort bien pu se figurer que sa rivale n’approuverait pas la présence d’enfants comme ceux-là et décamperait sur-le-champ. Eh bien, s’il s’agissait d’un stratagème, elle allait tout entreprendre pour le faire échouer. Elle montrerait qu’elle aimait beaucoup ces enfants et qu’elle était heureuse qu’ils vivent là. Ce serait difficile, mais elle y arriverait.
— Vous devez avoir faim, dit-elle avec un large sourire. J’ai préparé quelque chose de bon. Quelque chose que les enfants aiment beaucoup.
La petite lui rendit son sourire.
— Merci, Mma, répondit-elle d’un ton respectueux. Vous êtes très gentille.
Le garçon ne dit rien. Il la fixait d’un regard déconcertant qui la fit frissonner intérieurement. Elle retourna à la cuisine préparer les assiettes. Elle servit une belle portion à la fillette, et une autre, plus généreuse encore, à Mr. J.L.B. Matekoni. Au garçon, elle ne donna qu’une toute petite part de viande, qu’elle recouvrit de pommes de terre raclées dans le fond de la marmite. Il ne fallait pas encourager cet enfant, et moins il aurait à manger, mieux ce serait.
Le repas fut pris en silence. Mr. J.L.B. Matekoni était assis en bout de table, avec la fille à sa droite et le garçon face à lui. Pour manger, la fillette devait se pencher en avant sur son fauteuil, car la chaise ne pouvait se glisser sous la table. Elle se débrouillait bien cependant et termina vite son assiette. Son frère engloutit la nourriture, puis joignit poliment les mains, le regard posé sur Mr. J.L.B. Matekoni.
Puis Mr. J.L.B. Matekoni alla chercher dans la camionnette les affaires que les enfants avaient apportées de la ferme des orphelins. Leur éducatrice leur avait fourni de nouveaux vêtements, qu’elle avait rangés dans l’une de ces valises en carton bon marché que l’on donnait aux orphelins lorsqu’ils partaient dans le monde. Une petite liste dactylographiée, collée sur le dessus, recensait son contenu sur deux colonnes. Garçon : 2 pantalons, 2 shorts kaki, 2 chemises kaki, 1 pull, 4 chaussettes, 1 paire de chaussures, 1 bible en setswana. Fille : 3 pantalons, 2 chemisiers, 1 veste, 2 jupes, 4 chaussettes, 1 paire de chaussures, 1 bible en setswana.
La valise à la main, il montra aux enfants la chambre qu’ils allaient occuper. C’était la petite pièce qu’il réservait à ces visiteurs qui ne semblaient jamais venir, cette pièce équipée de deux matelas, d’une pile de couvertures poussiéreuses et d’une chaise. Il posa la valise sur cette dernière et l’ouvrit. La fillette approcha en fauteuil et examina les vêtements, qui étaient neufs. Elle se pencha pour les toucher d’une main respectueuse, avec amour, comme quelqu’un qui n’avait jamais rien possédé de nouveau.
Mr. J.L.B. Matekoni les laissa s’installer seuls. Il sortit dans le jardin et resta un moment sous l’auvent, devant la porte d’entrée. Il savait qu’il avait fait quelque chose de considérable en amenant ces enfants à la maison et, à présent, les conséquences de son action lui apparaissaient dans toute leur ampleur. Il avait modifié le cours de la vie de deux individus, et tout ce qui leur arriverait serait désormais de sa responsabilité. L’espace d’un instant, cette idée le terrifia. Non seulement il y aurait deux bouches supplémentaires à nourrir, mais il faudrait penser aux écoles et trouver une femme pour veiller à leurs besoins quotidiens. Oui, il faudrait engager une gouvernante, un homme ne saurait jamais faire toutes ces choses que l’on doit accomplir pour des enfants. Une sorte d’assistante maternelle, un peu comme celle qui s’occupait d’eux à la ferme des orphelins.
Il s’interrompit. Il avait oublié. Il était presque marié ! Mma Ramotswe serait donc une mère pour ces orphelins.
Il se laissa lourdement tomber sur un bidon d’essence retourné. Ces enfants se trouvaient maintenant sous la responsabilité de Mma Ramotswe, et il ne lui avait même pas demandé son avis. Il s’était laissé embobiner par la très convaincante Mma Potokwane, sans prendre le temps de réfléchir à toutes les implications. Pouvait-il ramener les enfants à la ferme ? Elle ne les refuserait pas dans la mesure où ils se trouvaient encore, sans doute, sous sa responsabilité légale. On n’avait rien signé. Il n’existait aucun document officiel que l’on pût brandir devant lui. Pourtant, ramener les enfants lui semblait inconcevable. Il leur avait dit qu’il allait s’occuper d’eux et, dans son esprit, cette promesse avait la même valeur qu’une signature au bas d’un document officiel.
Jamais Mr. J.L.B. Matekoni n’avait manqué à sa parole. Dans sa vie professionnelle, il avait érigé comme règle absolue de ne jamais annoncer quelque chose à un client pour revenir dessus ensuite. Cela lui avait parfois coûté très cher. S’il informait un client que la réparation reviendrait à trois cents pula, il n’en réclamait pas un de plus, même si le travail prenait davantage de temps que prévu. Et c’était souvent le cas, avec ces apprentis paresseux qu’il avait et à qui il fallait des heures pour accomplir les gestes les plus élémentaires. Il avait peine à comprendre, par exemple, qu’ils passent trois heures sur une simple révision. Tout ce qu’il y avait à faire était vider l’ancienne huile dans un récipient prévu à cet effet, puis mettre la neuve, changer les filtres à huile, vérifier le niveau du liquide des freins, régler l’allumage et graisser la boîte de vitesses. C’était là une routine de base qui coûtait deux cent quatre-vingts pula et s’effectuait en une heure et demie au maximum. Et pourtant, les apprentis s’arrangeaient pour y passer beaucoup plus de temps.
Non, il ne pouvait revenir sur l’assurance donnée à ces petits. Ils étaient devenus ses enfants, advienne que pourra. Il parlerait à Mma Ramotswe et lui expliquerait que les enfants étaient bons pour le Botswana, et qu’il fallait tout faire pour aider ces pauvres êtres privés de famille. Elle avait du cœur, il le savait, et il était sûr qu’elle comprendrait et tomberait d’accord avec lui. Oui, il allait lui parler. Mais peut-être pas tout de suite.