Fifi donne une leçon à Jim et Buck

Les dents du requin avaient seulement éraflé la jambe de Tommy. Et, une fois remis de ses émotions, Tommy voulut de nouveau descendre dans la grotte. Fifi confectionna une corde avec des lianes et elle l’attacha solidement à un rocher. Puis, agile comme un cabri, elle descendit à la grotte et y fixa l’autre extrémité de la corde. À ce moment-là, même Annika était prête à descendre – lorsque l’on a prise, ce n’est pas sorcier.

C’était une grotte merveilleuse. Elle était si grande qu’il y avait de la place pour tous les enfants.

— C’est presque mieux que notre chêne creux à la villa Drôlederepos, dit Tommy.

— Non, pas mieux mais aussi bien, rétorqua Annika qui sentit un petit pincement au cœur en pensant à leur arbre – et qui n’acceptait pas qu’autre chose soit mieux.

Momo montra aux enfants blancs combien de noix de coco et de fruits séchés étaient entassés dans la grotte. On pouvait y rester des semaines sans mourir de faim. Moana montra une tige de bambou évidée et remplie de perles magnifiques. Elle donna une poignée de perles à chacun.

— Vous avez de rudement belles billes par ici, dit Fifi.

C’était formidable de regarder l’océan scintillant par l’ouverture de la grotte. Et c’était sacrément rigolo de cracher dans l’eau. Tommy organisa un concours pour déterminer qui crachait le plus loin. Momo était un as mais il ne put battre Fifi. Personne ne le pouvait, d’ailleurs.

— S’il pleut à verse en Nouvelle-Zélande aujourd’hui, ce sera ma faute, affirma-t-elle.

Tommy et Annika n’étaient pas les meilleurs à ce jeu.

— Enfants blancs pas savoir cracher, dit Momo, triomphant – il ne comptait pas Fifi parmi les Blancs.

— Enfants blancs pas savoir cracher ? répliqua Fifi. Tu ne sais pas de quoi tu parles ! Ils apprennent ça dès la maternelle ! En longueur, en hauteur et en courant… Tu verrais la maîtresse de Tommy et d’Annika. C’est une vraie championne ! Elle a même gagné un concours.

— Tu racontes n’importe quoi ! s’exclamèrent Tommy et Annika.

Fifi mit sa main en visière et regarda au loin.

— Il y a un petit bateau qui arrive, là-bas. Un tout petit bateau à vapeur. Je me demande ce qu’il vient faire par ici.

Le vapeur s’approcha rapidement de l’île. À bord, il y avait des matelots noirs et deux Blancs, Jim et Buck. Ces deux costauds mal lavés avaient l’air de vrais bandits. Ce qu’ils étaient, d’ailleurs.

Jim et Buck s’étaient trouvés dans le magasin où le capitaine Brindacier achetait son tabac à chiquer. Ils l’avaient vu poser deux perles particulièrement grosses et belles sur le comptoir et l’avaient entendu dire que les enfants de Couricoura s’en servaient pour jouer aux billes. Depuis ce jour-là, Jim et Buck n’avaient plus eu qu’une idée en tête : mettre la main sur un tas de perles. Ils savaient que le capitaine Brindacier était terriblement fort et ils craignaient également l’équipage de L’Étourdie. Ils avaient donc décidé d’attendre que les hommes partent à la chasse. L’occasion se présentait enfin. Cachés derrière une île voisine, ils avaient regardé dans leurs longues-vues le départ du capitaine Brindacier, de l’équipage et des Couricouriens. Ils avaient attendu que les canots soient bien hors de vue.

— Jetez l’ancre ! cria Buck lorsque le navire fut tout près de l’île. Fifi et les enfants les regardèrent en silence, du haut de la grotte. L’ancre fut jetée, Jim et Buck sautèrent dans une chaloupe et ramèrent vers le rivage. Les matelots noirs avaient ordre de rester à bord.

— On va se faufiler jusqu’au village et les prendre par surprise, dit Jim. Il ne reste que des femmes et des enfants.

— Ouais, répondit Buck. D’ailleurs, il y avait tellement de femmes dans ces canots que je crois qu’il ne reste que les enfants. J’espère qu’ils sont en train de jouer aux billes. Ha, ha, ha !

— Et pourquoi ? cria Fifi du haut de la grotte. Ça vous amuse spécialement de jouer aux billes ? Moi, je trouve saute-mouton tout aussi amusant.

Surpris, Jim et Buck se retournèrent et aperçurent Fifi et les enfants qui pointaient la tête hors de la grotte. Un sourire de contentement s’étala sur leurs visages.

— V’là les petits, dit Jim.

— Parfait, poursuivit Buck. C’est une partie gagnée d’avance.

Cependant, ils décidèrent d’employer la ruse. Ils ne savaient pas où les enfants avaient caché les perles et mieux valait essayer de jouer les gentils. Ils firent donc comme s’ils n’étaient pas du tout venus sur Couricoura à cause des perles et prétendirent qu’ils effectuaient une excursion. Il faisait chaud et ils avaient beaucoup transpiré. Buck proposa une baignade – pour commencer.

— Je vais chercher nos maillots de bain sur le bateau, dit-il.

Jim resta seul sur la plage avec les enfants.

— C’est un bon endroit pour la baignade ? demanda-t-il d’un ton mielleux.

— Absolument parfait, répondit Fifi. Absolument parfait pour les requins. Ils se baignent tous les jours.

— Tu racontes des histoires, je ne vois pas le moindre requin.

Mais cela inquiéta tout de même Jim qui, lorsque Buck revint avec les maillots de bain, lui répéta ce que Fifi venait de lui dire.

— C’est des histoires, dit Buck. Il cria à Fifi : C’est toi qui prétends que c’est dangereux de se baigner par ici ?

— Non. Je n’ai jamais dit ça.

— C’est bizarre, répliqua Jim. Ne viens-tu pas de dire qu’il y avait des requins ?

— Si. Mais je ne dirais pas que c’est dangereux. Mon grand-père s’est baigné ici l’année dernière.

— Ah, tu vois bien, renchérit Buck.

— Et grand-père est sorti de l’hôpital vendredi dernier, avec les plus belles jambes de bois jamais fabriquées.

Fifi cracha dans la mer, l’air pensive.

— Donc, on ne peut pas dire que c’est dangereux, même si on risque bras et jambes en se baignant dans le coin. Comme les jambes de bois sont assez bon marché de nos jours, ce serait vraiment mesquin de votre part de ne pas profiter d’une baignade revigorante.

Elle cracha une nouvelle fois.

— D’ailleurs, mon grand-père adore ses jambes de bois. Il dit qu’il ne sait pas comment il ferait sans elles quand il doit se bagarrer.

— Tu sais ce que je pense ? demanda Buck. Je pense que tu mens. Ton grand-père est sans doute un vieux monsieur, et il ne tient sûrement pas à se bagarrer.

— Pas de bagarres, lui ? cria Fifi. Il est colérique comme pas deux et il défonce le crâne de ses adversaires à coups de jambe de bois. S’il ne se bat pas du matin au soir, il se mord le nez, de rage.

— Tu racontes des sornettes, répliqua Buck. On ne peut pas se mordre le nez.

— Si, il monte sur une chaise.

Buck médita un moment la réponse, puis poussa un juron :

— J’en ai marre de tes histoires. Allez viens, Jim, on va se changer.

— Oh ! J’ai oublié un détail, reprit Fifi. Grand-père a le plus long nez du monde. Il a cinq perroquets et tous les cinq peuvent se percher sur son nez.

Cette fois-ci, Buck se mit vraiment en colère.

— Espèce de sale petite rouquine, tu es la pire menteuse que j’aie jamais rencontrée. Tu n’as pas honte ? Veux-tu vraiment me faire avaler que cinq perroquets arrivent à se percher sur le nez de ton grand-père ? Avoue que tu mens !

— Oui, reconnut Fifi avec tristesse. C’est un mensonge.

— Ah ! Tu vois bien, dit Buck. Qu’est-ce que je disais !

— C’est un mensonge terrible et abominable, ajouta Fifi, encore plus attristée.

— Ça, je l’avais compris tout de suite.

— Oui, le cinquième perroquet, s’écria Fifi en fondant en larmes, le cinquième perroquet doit se tenir sur une patte.

— Ah ! Fiche-nous la paix maintenant ! répliqua Buck en passant derrière un buisson pour se changer, avec Jim.

— Mais, Fifi, tu n’as pas de grand-père, dit Annika sur un ton de reproche.

— Non, rétorqua joyeusement Fifi. C’est obligatoire ?

Buck fut le premier à enfiler son maillot de bain. Il plongea gracieusement de la falaise et nagea vers le large. De la grotte, les enfants l’observèrent avec curiosité. Ils aperçurent un aileron briller à la surface de l’eau.

— Un requin ! Un requin ! cria Momo.

Buck, qui prenait grand plaisir à sa baignade, tourna la tête et aperçut le terrible animal qui fonçait sur lui.

Personne n’a jamais nagé plus vite que Buck en cet instant. Il regagna le rivage en deux secondes pile. Il était à la fois furieux et paniqué, et semblait tenir Fifi pour responsable de la présence des requins.

— Tu devrais avoir honte ! cria-t-il. La mer pullule de requins !

— Je n’ai jamais prétendu le contraire, répondit Fifi en inclinant la tête. Je ne mens pas tout le temps…

Jim et Buck retournèrent se changer. Il était temps pour eux de s’occuper des perles. Ils ne savaient pas pour combien de temps le capitaine Brindacier et les autres seraient absents.

— Hé ! Les enfants ! s’écria Buck, j’ai entendu dire qu’il y avait beaucoup de perles dans le coin. C’est vrai ?

— Si c’est vrai ! répliqua Fifi. Le fond de la mer est tapissé d’huîtres perlières ! Tu n’as qu’à aller vérifier toi-même.

Buck n’y tenait guère.

— Il y a de grosses perles dans chaque huître, ajouta Fifi. À peu près comme celle-ci, précisa-t-elle en montrant une énorme perle scintillante.

Jim et Buck eurent du mal à conserver leur calme.

— Vous en avez beaucoup comme ça ? demanda Jim. Nous aimerions bien vous les acheter.

C’était un mensonge. Jim et Buck n’avaient pas d’argent pour acheter les perles. Ils voulaient juste s’en emparer par la ruse.

— Eh bien, je dirais que nous en avons cinq ou six kilos dans la grotte, répondit Fifi.

Jim et Buck ne purent dissimuler leur joie.

— Formidable ! s’exclama Buck. Apporte-les, nous les achetons toutes.

— Non, non, non. Que va-t-il rester aux gamins pour jouer aux billes ?

Jim et Buck discutèrent longtemps avant de comprendre qu’ils ne s’empareraient pas des perles par la ruse. Dans ce cas, ils les auraient par la force. Désormais, ils savaient où se trouvaient les perles. Il leur suffisait de grimper jusqu’à la grotte.

Oui, grimper jusqu’à la grotte ! Pendant qu’ils discutaient, Fifi avait détaché la corde et l’avait mise en sûreté à l’intérieur.

Jim et Buck n’étaient guère enthousiastes à l’idée de grimper jusqu’à la grotte, mais ils n’avaient pas le choix.

— Vas-y, Jim.

— Non, non. Après toi, Buck.

— J’ai dit : vas-y, Jim. Buck était plus costaud que Jim et ce dernier commença l’escalade. Il s’agrippait désespérément au moindre bout de rocher. Des sueurs froides lui coulaient dans le dos.

— Allez, accroche-toi bien, l’encouragea Fifi.

Jim dégringola. Plouf ! Buck, resté sur la plage, poussa un cri et des jurons. Jim cria également : deux requins fonçaient droit vers lui. Alors qu’ils étaient à peine à un mètre de lui, Fifi leur lança des noix de coco sur le nez. Cela les effraya assez longtemps pour permettre à Jim de regagner la rive et de grimper sur le petit plateau. Ses vêtements dégoulinaient et il avait l’air pitoyable. Buck l’enguirlanda.

— Si tu crois que c’est facile, vas-y toi-même ! dit Jim.

— Je vais te montrer, moi, répondit Buck en commençant l’escalade.

Les enfants l’observèrent. Annika eut presque peur en le voyant s’approcher.

— Attention ! Pas par là ! Tu vas tomber ! s’écria Fifi.

— Où ça ?

— Là-dessous, répondit Fifi en pointant son doigt. Buck regarda en bas…

— Vraiment, on gaspille beaucoup trop de noix de coco comme ça, ajouta Fifi trois secondes plus tard après en avoir lancé quelques-unes pour empêcher les requins de dévorer Buck. Celui-ci nagea à toute vitesse, sortit de l’eau, furieux. Il n’avait pas peur et se remit immédiatement à l’escalade. Il avait décidé une fois pour toutes de grimper jusqu’à la grotte et de s’emparer des perles.

La deuxième tentative s’avéra plus facile. Arrivant presque à l’ouverture de la grotte, Buck s’écria triomphalement :

— Cette fois-ci, les mômes, je vais vous le faire payer !

Fifi appuya son index sur le ventre de Buck.

Plouf !

— Tu aurais tout de même pu emporter des noix de coco avec toi ! cria Fifi tout en touchant un requin sur le nez, un requin aussi téméraire qu’affamé. Mais il en vint d’autres et Fifi fut bien obligée de lancer d’autres noix de coco – dont une qui toucha Buck en pleine tête.

— Oh ! Catastrophe ! C’était toi ? demanda Fifi en entendant le cri de Buck. D’ici, tu ressembles à un gros requin.

Jim et Buck décidèrent d’attendre que les enfants sortent de la grotte.

— La faim finira bien par les faire sortir de là, précisa Buck d’un ton mauvais. Et là, ils verront bien de quel bois on se chauffe.

Il cria aux enfants :

— Vous me faites de la peine ! Vous allez mourir de faim dans cette grotte !

— C’est gentil à toi, répondit Fifi. Mais ne t’inquiète pas pour nous, nous avons de quoi tenir pendant deux semaines. Après ça, il faudra peut-être rationner un peu les noix de coco.

Fifi brisa une grosse noix de coco, but le lait et dévora la pulpe délicieuse.

Jim et Buck poussèrent de gros jurons. Le soleil se couchait et ils s’apprêtèrent à passer la nuit sur le rivage. Ils n’osaient pas retourner dormir sur le bateau à vapeur, au cas où les enfants descendraient avec toutes les perles. Ils se couchèrent sur le sol rocailleux – et bien dur – avec leurs vêtements trempés. C’était très inconfortable.

Pendant ce temps-là, dans la grotte, les enfants mangèrent des noix de coco et de la compote de fruits séchés. C’était délicieux. De temps en temps, ils sortaient la tête pour observer Jim et Buck. Il faisait nuit noire et ils les voyaient à peine sur le plateau rocheux. Par contre, ils entendaient très bien leurs jurons furieux.

Soudain, une violente averse se mit à tomber – un vrai déluge, comme il s’en produit sous les tropiques. Fifi pointa le bout de son nez hors de la grotte.

— S’il y en a qui ont de la chance, c’est bien vous ! cria-t-elle à Jim et Buck.

— Que veux-tu dire ? demanda Buck, plein d’espoir. Il pensa que les enfants avaient peut-être changé d’avis et qu’ils étaient prêts à leur donner les perles.

— Pourquoi avons-nous de la chance ?

— Eh bien, c’est un sacré coup de pot que vous ayez été déjà mouillés avant cette averse. Sinon, vous seriez trempés jusqu’aux os par ce déluge, tiens.

Quelqu’un jura sur le plateau mais il était impossible de déterminer s’il s’agissait de Jim ou de Buck.

— Bonne nuit, dormez bien, ajouta Fifi. Parce que nous, on va pas se gêner.

Les enfants s’allongèrent sur le sol de la grotte. Tommy et Annika se couchèrent tout près de Fifi, en lui tenant la main. Ils étaient confortablement installés et il faisait bon à l’intérieur. Dehors, il pleuvait à verse.