Fifi reçoit une lettre
Les jours et les semaines passèrent et l’automne arriva, suivi d’un hiver long et froid qui sembla ne jamais vouloir prendre fin. Tommy et Annika avaient beaucoup de travail à l’école et, au fur et à mesure que les jours passaient, ils se sentaient de plus en plus fatigués et avaient de plus en plus de mal à se lever le matin. Mme Settergren commença à s’inquiéter sérieusement de leurs joues pâles et de leur mauvais appétit. Et, comble de malheur, ils attrapèrent la rougeole et durent garder le lit pendant deux semaines. Ces deux semaines auraient été bien tristes si Fifi n’était pas venue faire des acrobaties sous leur fenêtre. Le docteur lui avait interdit d’entrer dans la chambre – c’était une maladie contagieuse. Fifi obéit, même si elle affirmait pouvoir écraser du bout du doigt un ou deux milliards de virus de rougeole en un après-midi. Mais personne ne lui avait interdit de faire des acrobaties sous la fenêtre. La chambre des enfants se trouvait à l’étage et Fifi avait installé une échelle jusqu’à leur fenêtre. Tommy et Annika s’amusaient comme des fous à essayer de deviner quelle tenue aurait Fifi lorsqu’elle montrerait le bout de son nez. Il faut dire qu’elle se déguisait chaque jour d’une manière différente. Parfois elle était déguisée en ramoneur, parfois en fantôme avec un drap blanc, parfois en sorcière. Il lui arrivait même de jouer des pièces de théâtre sous la fenêtre, interprétant tous les rôles. De temps en temps, elle faisait des exercices de gymnastique sur l’échelle – et quels exercices ! Elle grimpait jusqu’au dernier barreau et faisait balancer l’échelle. Tommy et Annika paniquaient, persuadés qu’elle allait se casser la figure. Mais non, elle ne tombait jamais. Et elle redescendait toujours la tête la première, juste pour que Tommy et Annika s’amusent un peu plus. Elle se rendait en ville chaque jour pour acheter des pommes, des oranges et des bonbons. Elle mettait le tout dans un panier et y attachait une longue ficelle. M. Nilsson grimpait avec la ficelle, Tommy ouvrait la fenêtre et remontait le panier. M. Nilsson apportait parfois une lettre de Fifi, quand celle-ci était trop occupée et ne pouvait pas se déplacer. Mais cela se produisit rarement et Fifi grimpa à l’échelle presque chaque jour. Parfois, elle appuyait son nez contre la vitre, louchait et faisait les grimaces les plus incroyables. Elle promettait une pièce d’or à Tommy et Annika s’ils réussissaient à ne pas rire – ce qui était absolument impossible. Tommy et Annika riaient tellement qu’ils en tombaient presque de leurs lits !
Petit à petit, ils retrouvèrent la santé et eurent le droit de se lever, mais qu’ils étaient pâles et maigres ! Fifi était chez eux le premier jour qu’ils eurent le droit de descendre à la cuisine pour manger leur bouillie. C’est-à-dire qu’ils devaient manger leur bouillie mais elle ne passait pas du tout. Leur maman faillit se fâcher en les voyant faire les difficiles.
— Allez, mangez-moi cette bouillie délicieuse !
Annika remua sa cuillère dans l’assiette mais il lui était impossible d’en avaler la moindre cuillerée.
— Pourquoi est-ce que je dois avaler ça ? demanda-t-elle d’une voix plaintive.
— Comment peux-tu demander une chose pareille ? répliqua Fifi. C’est évident. Si tu ne manges pas cette bouillie délicieuse, tu ne grandiras jamais. Et si tu ne grandis pas, tu ne pourras jamais forcer tes enfants à manger leur bouillie. Non, non, Annika, ça ne tient pas. Ce serait un désastre pour la consommation de bouillie si tout le monde dans le pays raisonnait comme toi.
Tommy et Annika avalèrent deux cuillerées de bouillie chacun. Fifi les regardait avec pitié.
— Un voyage en mer vous ferait du bien, dit-elle en se balançant sur sa chaise. Vous apprendriez à manger en deux temps, trois mouvements. Quand j’étais sur le bateau de mon papa, je me souviens qu’un jour, Fridolf, un des matelots, n’a pas pu manger plus de sept assiettées de bouillie. Papa s’est fait un sang d’encre pour Fridolf, il pensait qu’il avait soudain perdu l’appétit. « Mon petit Fridolf, dit-il avec des tremblements dans la voix, j’ai peur que tu souffres d’épuisement. Je crois qu’il vaudrait mieux que tu restes sur ta couchette jusqu’à ce que tu te sentes mieux et que tu puisses manger comme tout le monde. Je vais venir te border et te faire prendre un médic-allemand pour te redonner des forces. »
— On dit un médicament, corrigea Annika.
— Fridolf s’est traîné jusqu’à sa couchette, il était très inquiet et se demandait bien quelle peste l’avait frappé pour qu’il n’arrive pas à manger plus de sept assiettées de bouillie. Il se demandait même s’il allait survivre à la journée quand papa est arrivé avec son médic-allemand. Une potion noire et amère mais, on dira ce qu’on voudra, c’était un sacré fortifiant. À peine a-t-il avalé la première cuillerée qu’il s’est mis à péter le feu. Il a poussé un cri qui a secoué L’Étourdie de la proue à la poupe et que tous les navires ont entendu dans un rayon de cinquante milles marins. Le cuistot n’avait pas encore fini de débarrasser le petit déjeuner que Fridolf est arrivé à toute vapeur en poussant des grognements féroces. Il s’est attablé et, même après quinze assiettées de bouillie, il avait encore faim. Mais il n’en restait plus et le cuistot n’a pas eu d’autre choix que de lui lancer des patates cuites directement dans la bouche. Dès qu’il s’arrêtait, Fridolf grognait furieusement et le cuistot a compris qu’il n’avait pas d’autre choix que de continuer s’il ne voulait pas être dévoré. Malheureusement, il n’avait que cent dix-sept patates et, lorsque Fridolf a englouti la dernière, il s’est enfui de la cuisine en fermant la porte à clef. Nous, on l’a observé par le hublot. Il pleurnichait comme un bébé affamé et il a dévoré la planche à pain, le pot à eau et quinze assiettes. Puis il s’est attaqué à la table. Il a démonté les pieds et les a dévorés à une vitesse telle que la sciure volait autour de sa bouche. Quand il a terminé, il a dit : « Pour des asperges, elles ont un drôle de goût de bois ! » Il a sûrement préféré le plateau de la table car il s’est léché les babines à la fin, en ajoutant que c’était le meilleur sandwich qu’il avait jamais mangé. À ce moment, papa a considéré qu’il était rétabli. Il est entré dans la cuisine et lui a dit de se retenir pendant deux heures, jusqu’au déjeuner. Il y aurait de la purée de navet et du lard. « À vos ordres, commandant », a-t-il dit en s’essuyant la bouche. Mais il a ajouté : « Dites, commandant, à quelle heure est le dîner ? Ne pourrait-on pas l’avancer d’une heure ou deux ? »
Fifi inclina la tête et regarda Tommy et Annika et leurs assiettes de bouillie.
— Bref, un voyage en mer vous ferait du bien. Ça vous rendrait l’appétit.
Au même moment, le facteur passa devant la maison des Settergren pour se rendre à la villa Drôlederepos. Il aperçut Fifi par la fenêtre et cria :
— Fifi Brindacier, j’ai une lettre pour toi !
Fifi fut tellement surprise qu’elle faillit dégringoler de sa chaise.
— Une lettre ? Pour moi ? Une laie vrette, pardon, une vraie lettre ? J’y croirai pas tant que je l’aurai pas vue de mes propres yeux !
Mais c’était bien une vraie lettre, avec plein de timbres bizarres sur l’enveloppe.
— Vas-y, lis-la, Tommy, toi qu’es si doué pour ça.
Tommy fit la lecture :
« Ma chère Fifdotta, quand tu recevras cette lettre, tu n’auras qu’à te rendre au port et guetter l’arrivée de L’Étourdie. J’ai décidé de venir te chercher et de t’emmener sur l’île de Couricoura pendant un moment. Il faut au moins que tu voies le pays où ton père est un roi si puissant. C’est un endroit très agréable et je pense que tu t’y plairas. Mes fidèles sujets attendent avec impatience de voir la princesse Fifilotta dont ils ont si souvent entendu parler. Donc, pas de discussions, tu viens. C’est un ordre paternel et royal. Un gros bisou et mille salutations affectueuses de ton vieux papa,
Éfraïm Ier Brindacier
Roi de Couricoura. »
Quand Tommy finit de lire la lettre, on aurait entendu une mouche voler dans la cuisine.