IV

Le jeune prince et son épouse vivaient fort heureux et, comme Gottlieb, tout prince qu’il était, n’avait pas oublié son ancien métier, il allait souvent à la chasse et prenait toujours à cet exercice un extrême plaisir.

Il va sans dire que, chaque fois qu’il allait à la chasse, ses bêtes l’y accompagnaient.

Seulement, il y avait, à quelques lieues de la ville, une forêt qui passait pour giboyeuse, et qui 452

en même temps jouissait du plus mauvais renom ; on y avait vu entrer beaucoup de chasseurs, jamais on n’en avait vu sortir un seul ; ce qu’ils étaient devenus, personne ne le pouvait dire.

Cependant, chaque fois que le jeune prince passait en vue de cette forêt, il s’arrêtait, secouant la tête en disant:

– Je ne serai pas content que je n’aie pénétré dans cette forêt et que je ne sache par moi-même ce qui s’y passe.

Cette envie devint si grande que Gottlieb ne laissa aucun repos au vieux roi que celui-ci ne lui eût accordé la permission qu’il sollicitait.

Un matin, il partit donc à cheval, accompagné d’une nombreuse escorte ; arrivé à la lisière du bois, il y aperçut une biche blanche comme la neige.

– Attendez-moi ici, dit-il à son escorte, je veux chasser cette magnifique bête.

Et il entra dans le bois, suivi seulement de ses fidèles animaux.

Ses gens l’attendirent jusqu’au soir ; mais, ne 453

le voyant point revenir, ils retournèrent au palais et racontèrent à la jeune reine ce qui s’était passé.

La pauvre princesse, qui adorait son Gottlieb, tomba dans une effroyable tristesse.

Le jeune prince cependant avait poursuivi la biche blanche, ne la perdant pas de vue, mais ne pouvant pas l’atteindre. Depuis cinq heures déjà, cette poursuite durait, quand, tout à coup, l’animal s’évanouit comme une fumée.

Alors seulement il s’aperçut qu’il était bien avant dans la forêt. Il prit son cor, en sonna de toutes ses forces ; mais il eut beau écouter, il n’entendit que l’écho qui lui répondait. Dans cette situation, et comme la nuit tombait, il résolut de demeurer dans la forêt jusqu’au lendemain matin, pensant qu’il lui serait impossible de retrouver sa route. Il descendit donc de cheval, alluma du feu au pied d’un arbre et s’apprêta à bivouaquer.

Il s’était déjà étendu près de son feu, ainsi que ses bêtes, et il ne voyait plus que dans le rayon de lumière projeté par ce feu, lorsqu’il crut entendre comme une voix humaine qui se plaignait. Il jeta 454

les yeux tout autour de lui, mais n’aperçut âme qui vive.

Un second gémissement se fit entendre: celui-là venait positivement d’en haut.

Gottlieb leva la tête, regarda en l’air et vit une vieille femme perchée au haut d’un arbre.

– Hou, hou, hou ! disait la vieille ; hou, hou, hou ! que j’ai froid !

Le jeune prince la regarda avec étonnement et, quoiqu’elle eût plutôt l’air d’un hibou que d’une femme, il en eut pitié.

– Si vous avez si froid que cela, la mère, lui dit-il, descendez et venez vous chauffer.

Non, répondit la vieille, vos bêtes me mordraient.

Puis elle répéta:

– Hou, hou, hou ! Je gèle ici.

Mes bêtes ne font de mal à personne, répondit Gottlieb

; ne les craignez donc

aucunement, et venez vous asseoir près de mon feu.

455

Mais la vieille, qui était une sorcière, lui dit:

– Non, j’ai trop peur, je ne descendrai pas, à moins cependant que vous ne vouliez toucher le dos de vos animaux avec la branche que je vais vous jeter, auquel cas je descendrai.

Gottlieb se mit à rire, et, comme il ne voyait aucun inconvénient à faire ce que lui demandait la vieille, qu’il prenait pour une folle:

– Cassez votre branche, envoyez-la-moi, et j’en toucherai le dos de mes animaux, lui répondit-il.

Il n’avait pas achevé ces paroles que la branche tombait à ses pieds.

Il la ramassa sans défiance et en toucha ses animaux, qui, à ce contact, demeurèrent complètement immobiles ; ils étaient changés en pierre.

Pendant que Gottlieb regardait avec stupéfaction le prodige qui venait de s’opérer, la vieille se laissa glisser le long du tronc de l’arbre et vint par-derrière toucher de sa baguette le jeune prince, qui fut à l’instant même pétrifié 456

comme ses animaux.

Puis elle le traîna, lui et ses cinq animaux, dans une caverne, où se trouvaient déjà beaucoup d’autres personnes changées en pierre par ses maléfices.

Plusieurs jours s’écoulèrent, et la jeune princesse, ne voyant pas revenir son mari, devenait de plus en plus triste.

Ceci se passait, par bonheur, juste au moment où le frère du prince, celui qui avait pris vers l’orient, rentrait dans le royaume. Il avait cherché du service et, n’en ayant pas trouvé, il avait promené ses bêtes en les faisant danser dans les marchés et les foires.

Mais enfin, comme par une inspiration du ciel, il lui prit envie d’aller consulter le couteau qu’ils avaient planté dans un arbre et, quand il arriva à cet arbre, il vit que la lame du couteau était luisante du côté où il arrivait et rouillée du côté par lequel avait pris son frère.

Seulement elle n’était rouillée qu’à moitié.

Il fut effrayé et se dit:

457

– Il faut qu’il soit arrivé un grand malheur à mon frère

; mais peut-être puis-je encore le sauver, puisque la moitié de la lame est restée blanche.

Il prit donc aussitôt, sans perdre une minute, la route de l’occident ; et lorsqu’il arriva à la porte de la capitale, l’officier de garde à cette porte lui demanda s’il désirait que l’on fit prévenir sa femme de son arrivée, la princesse étant depuis quelques jours dans une inquiétude mortelle, persuadée qu’elle était qu’il avait péri dans la forêt enchantée.

L’officier, en effet, croyait avoir affaire au jeune prince lui-même, tant la ressemblance était grande entre les deux frères. Ajoutez à cela que, comme le jeune prince, il était suivi d’un lion, d’un ours, d’un loup, d’un renard et d’un lièvre.

Le nouveau venu comprit qu’il était, selon toute probabilité, question de son frère ; il pensa que mieux valait se faire passer pour lui, et que cette erreur contribuerait probablement à sauver Gottlieb.

Il se fit donc accompagner et conduire au 458

palais, où il fut reçu avec une grande joie.

La jeune princesse, de son côté, crut fermement que c’était son mari et lui demanda pourquoi il était resté si longtemps absent.

– Je m’étais égaré dans la forêt, lui répondit-il, et j’ai été jusqu’à aujourd’hui sans pouvoir retrouver mon chemin.

Le soir, on le conduisit à la chambre à coucher de son frère, et on l’invita à se coucher dans le lit royal ; mais, en se couchant, il mit entre lui et la princesse une épée à double tranchant ; elle ne savait point ce que cela voulait dire, et n’osa pas le demander.

Pendant deux jours, Wilfrid s’enquit de tout ce que l’on racontait du bois enchanté, et le troisième, il dit:

– Décidément, il faut que je retourne chasser dans la forêt.

Le vieux roi et la jeune princesse firent tout ce qu’ils purent pour l’en dissuader ; mais il persista et, le lendemain, il partit, suivi de la même escorte qui avait accompagné son frère.

459

Pendant toute la route, il causa adroitement avec l’officier qui la commandait, de sorte que, quoique l’officier crût parler au jeune prince, il avait dit à Wilfrid tout ce que celui-ci voulait savoir.

Arrivé au bois, il vit la biche blanche qu’avait vue son frère et, comme son frère, il dit à son escorte:

– Restez là, je veux chasser seul ce bel animal.

Et il entra dans la forêt, suivi de ses bêtes seulement, poursuivit la biche sans pouvoir l’atteindre, la vit s’évanouir au moment où il croyait la forcer, et, la nuit venant, il se trouva forcé, comme son frère, de bivouaquer dans le bois.

Ayant, comme son frère, allumé du feu, comme lui il entendit, au-dessus de sa tête, des gémissements.

– Aïe ! aïe ! aïe ! disait une voix, qu’il fait froid ici !

Il leva la tête et vit la vieille sorcière aux yeux de hibou.

460

– Si tu as froid là-haut, bonne mère, lui dit-il, descends et viens te chauffer.

– Je n’ai garde, répondit la sorcière, tes bêtes me mangeraient.

– Mes bêtes ne sont pas méchantes, elles ne te feront rien, descends.

– Je vais te jeter une baguette, dit-elle ; et, en effet, si tu les frappes avec cette baguette, elles ne me feront rien.

En entendant ces paroles, le chasseur témoigna quelque surprise et dit:

– Quand je te réponds de mes bêtes, cela doit te suffire ; descends, ou sinon je vais aller te chercher.

– Bah ! dit la vieille, venir me chercher !

quand tu le voudrais, tu ne le pourrais pas.

C’est ce que nous allons voir, dit le chasseur ; et pour commencer, je vais t’envoyer une balle.

– Je me moque de tes balles, dit la sorcière ; essaye, et tu verras.

461

Le chasseur la coucha en joue et lui envoya une balle.

Mais, comme sorcière, elle était à l’épreuve des balles de plomb.

– Tu n’es guère adroit ! dit la sorcière en ricanant.

Et elle lui rejeta sa balle de plomb.

En voyant cet échec, le chasseur, qui manquait si rarement son coup, n’eut plus de doute sur celle à qui il avait affaire.

Mais il essaya d’un autre moyen et, rechargeant son fusil, il glissa dans le canon un des boutons d’argent de son habit, et comme la sorcière n’était pas à l’épreuve des balles d’argent, il lui cassa la cuisse, si bien que la sorcière dégringola du haut en bas de l’arbre.

Le chasseur lui mit le pied sur la poitrine et lui dit:

– Vieille coquine, si tu ne me dis pas à l’instant ce que tu as fait de mon frère, je te prends de mes mains et je te jette au feu.

Elle eut peur et demanda grâce.

462

Où est mon frère

? demanda plus

impérativement encore que la première fois le chasseur.

– Ton frère est dans une caverne, répondit-elle ; il est changé en pierre, lui et ses bêtes.

Il força la sorcière de le conduire à la caverne, ce qu’elle fit en sautillant sur sa jambe ; et lorsqu’ils y furent arrivés:

– Maintenant, vieille sorcière, dit-il, tu vas non seulement rappeler à la vie mon frère et ses bêtes, mais encore toutes les personnes qui sont ici pétrifiées.

La sorcière, voyant qu’il fallait obéir, prit une baguette et en toucha chaque pierre, et le jeune prince et ses bêtes se levèrent, ainsi qu’une foule de personnes, voyageurs, marchands, artisans, soldats, qui remercièrent chaudement leur libérateur et s’en allèrent chacun chez soi.

Quand les deux jumeaux se reconnurent, ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, se réjouissant de tout leur cœur de s’être si miraculeusement retrouvés.

463

Puis ils saisirent la sorcière et, pour qu’elle ne fit plus à d’autres ce qu’elle leur avait fait, ils la jetèrent dans le feu, où elle fut brûlée comme une magicienne qu’elle était.

À peine eut-elle rendu le dernier soupir, que la forêt enchantée disparut comme une vapeur et que, de l’endroit où ils étaient, les deux frères purent voir non seulement la ville, mais encore le palais du roi.

Ils prirent à l’instant même le chemin du château et, tout en marchant, se racontèrent leurs aventures. Gottlieb raconta à son frère comment il était devenu gendre du roi et gouverneur général de tout le royaume.

Lorsqu’il eut fini son récit, son frère prit la parole à son tour:

– Je m’en suis bien aperçu, dit-il en souriant ; car, lorsque je suis entré dans la ville, tout le monde m’a pris pour toi, et m’a rendu les honneurs royaux.

Deux heures après, ils arrivèrent aux environs de la ville.

464

Alors Gottlieb dit à son frère:

– Tu me ressembles à s’y méprendre, tu as comme moi des habits royaux, comme moi tes bêtes te suivent. Entrons dans la ville chacun par une porte opposée et arrivons en même temps au château royal.

Cette proposition sourit à l’aîné

; ils se

séparèrent donc.

Arrivés à la ville, chacun se présenta, comme il était convenu, à la porte opposée. Aussitôt l’officier de garde se mit en route, et comme il y en avait un à la porte où se montrait le jeune prince, et un autre à celle où se montrait son frère, tous deux se présentèrent au palais en même temps, annonçant chacun l’arrivée du jeune prince avec ses bêtes.

– Oh ! pour cela, ce n’est point possible, dit le vieux roi. Comment mon gendre peut-il être à la fois à la porte du Nord et à la porte du Midi ? Les deux portes sont à une lieue l’une de l’autre.

En ce moment, et des deux côtés opposés, arrivèrent les deux frères. Ils descendirent de 465

cheval dans la cour, chacun d’un côté du perron, et montèrent ensemble à la salle de réception.

– Ma foi, ma fille, dit le vieux roi à la princesse, vois lequel des deux est ton mari: quant à moi, je m’y perds.

La jeune princesse demeurait dans une grande perplexité, quand, tout à coup, elle pensa aux cadeaux qu’elle avait faits aux bêtes.

Derrière Gottlieb étaient le lion avec son collier d’émeraudes, l’ours avec ses boucles d’oreilles de diamants, le loup avec son bracelet de perles, le renard et le lièvre avec leurs bagues, l’une de saphir, l’autre de rubis.

Elle étendit la main vers Gottlieb et dit:

– Voilà mon mari.

– C’est vrai, dit le jeune prince en riant.

Et tout le monde se mit à table.

Le repas fut joyeux, et, lorsque le soir vint, et que Gottlieb accompagna sa femme dans la chambre à coucher:

Pourquoi donc, lui demanda la jeune 466

princesse, as-tu mis entre nous, pendant la dernière nuit, un glaive à double tranchant ? J’ai eu grand-peur d’abord, croyant que tu me voulais tuer.

Alors le jeune prince reconnut combien son frère lui avait été fidèle.

467

Saint Népomucène et le savetier 468

Si par hasard, chers lecteurs, il vous arrive de voyager dans la Silésie, vous trouverez dans plusieurs vieilles villes, dans les églises comme sur les ponts, les statues en pierre ou en bois d’un saint fort révéré.

Ce saint se nomme saint Népomucène.

Quant au véritable saint, au saint en chair et en os, né à Nepomuck en 1330, il fut chanoine de Prague et aumônier de l’empereur Wenceslas : mais, ayant refusé de lui révéler la confession de l’impératrice Jeanne, il subit héroïquement la torture et fut jeté dans la Moldau, où il se noya.

Vous voyez qu’il méritait bien la canonisation.

Aussi Benoît VIII le canonisa-t-il.

Dans une vieille localité dont je n’ai pas pu savoir le nom, quelques recherches que j’aie faites pour y arriver, se passa une histoire miraculeuse que je vais vous raconter.

Il y avait un savetier dans le genre de celui dont nous parle La Fontaine ; seulement, celui-là 469

avait de plus que l’autre d’être profondément dégoûté de son état.

Il est vrai qu’eût-il exercé tout autre état que celui de savetier, il eût pensé de même. Car, à vrai dire, le travail, quel qu’il fût, était pour lui une chose insupportable, et il pensait très sérieusement que le bon Dieu aurait parfaitement pu donner à un brave homme comme lui assez de fortune pour vivre tranquillement sans rien faire, jusqu’à la fin de ses jours.

Vous devez penser, chers lecteurs, qu’avec ce penchant à la paresse, notre savetier ne devait pas avoir en abondance ce qu’il regardait comme les condiments nécessaires d’une existence heureuse, c’est-à-dire la bonne chère et le bon vin ; mais au contraire il était, il faut l’avouer, fort misérable, et s’il avait la large part de ce que Dieu dispense, c’est-à-dire d’air et de soleil, il lui manquait, en compensation, ce qui ne se gagne qu’à la sueur du corps : le boire et le manger.

Il en résultait que, souvent, ne voulant pas travailler, et n’ayant pas la plus petite croûte à se mettre sous la dent, il se jetait sur son lit, ou 470

plutôt sur son grabat, pour mettre en pratique le proverbe tant soit peu illusoire : qui dort dîne.

Un jour, au lieu de se coucher, ce qu’il avait fait la veille, et ce qui n’avait pas produit les fruits qu’il en attendait, il résolut de convertir le sommeil en promenade et, sortant de son taudis, passa, vers onze heures du matin, sur le pont de son village.

Sur ce pont il y avait un saint Népomucène de pierre qui le regarda d’un air souriant.

Le savetier prit ce sourire tout bienveillant du saint pour une moquerie.

– Oui, oui ! s’écria le savetier, tu peux bien rire et te moquer de moi, toi, là-haut ! Tu n’as que du bon temps sur ton perchoir : pas faim, pas soif, pas besoin de travailler pour gagner ta vie.

Oh ! si j’étais à ta place !

À peine eut-il laissé échapper ces mots, que l’image de pierre lui fit un signe de tête, et d’une voix claire et distincte prononça ces mots :

Eh bien, soit, ton vœu sera accompli bientôt ; tu vas prendre ma place, et nous verrons 471

si ce changement fait ton bonheur.

À cette réponse à laquelle il ne s’attendait pas, le savetier eut une peur effroyable, et prit tout courant le chemin de sa maison, ni plus ni moins que s’il eût le feu au derrière.

Sa femme était occupée à laver du linge à la fontaine.

Dépêche-toi, dépêche-toi

! lui cria-t-elle,

monsieur le sacristain t’attend à la maison.

Il entra chez lui et trouva en effet le sacristain qui l’attendait avec impatience.

Ah

! vous voilà enfin

! s’écria-t-il en

l’apercevant.

– Oui, me voilà, répondit le savetier tout essoufflé ; que me voulez-vous ?

– Par ma foi, compère, lui répondit celui-ci, j’ai une drôle de besogne à vous confier ; mais comme je sais que vous êtes un brave garçon et que pour de l’argent et un bon repas vous ne refuserez pas de me rendre un service, surtout lorsqu’il n’exige pas grand-peine, je n’ai point hésité un instant à m’adresser à vous. Voici, 472

compère, de quoi il s’agit.

«

C’est aujourd’hui la fête de saint Népomucène, et par conséquent c’est aujourd’hui qu’aura lieu le pèlerinage annuel à notre chapelle, où se trouve, comme vous le savez, un saint Népomucène sculpté et peint au naturel. Figurez-vous ma frayeur : lorsque ce matin j’ai voulu arranger cette statue pour la fête, elle est tombée de son piédestal et s’est brisée en vingt morceaux. Pas moyen de la raccommoder ; et cependant la fête doit être célébrée. Mais, vous comprenez, pas de saint, pas de fête. Or, il m’est passé une idée par la tête et la voici : c’est que, comme le hasard, ou plutôt la Providence, vous a fait ressembler comme deux gouttes d’eau à saint Népomucène, vous ne me refuseriez pas, en bon compère que vous êtes, et d’ailleurs pour récompense honnête, de prendre aujourd’hui, dans la chapelle, la place de saint Népomucène.

Voilà tout franc l’objet de ma visite ; cela vous va-t-il, compère ?

Mais le savetier ne répondait pas ; il était stupéfait des paroles qu’il avait entendues sur le 473

pont, paroles qui coïncidaient si bien avec celles du sacristain. Il regarda l’homme d’église les yeux tout écarquillés et la bouche à moitié ouverte en balbutiant :

Certainement, certainement, monsieur le sacristain, avec grand plaisir ; mais comment nous y prendrons-nous ?

– Oh ! mon Dieu, rien de plus facile, répondit le sacristain ; suivez-moi tout de suite à la maison et je vous donnerai les explications nécessaires.

Si, par hasard, vous n’aviez pas encore dîné, je vous offrirais une excellente soupe à la bière, et votre part de ces délicieuses omelettes que ma cuisinière sait si bien préparer. Quant à une bonne bouteille de vin de Hongrie, ne vous en inquiétez point : vous savez que j’en ai quelques-unes en cave.

C’était plus qu’il n’en fallait pour séduire notre savetier, à jeun comme il était. Il suivit à grands pas le sacristain, ayant la tête tellement brouillée de ce qui lui arrivait qu’il cria en passant à sa femme :

– Ne t’inquiète pas de moi, Catherine, je vais 474

dîner chez saint Népomucène.

Celle-ci le suivit des yeux avec étonnement.

La bonne femme craignait que la faim n’eût monté au cerveau de son mari et ne l’eût rendu fou.

En effet, comme le sacristain le lui avait promis, notre héros trouva le dîner prêt, et la soupe à la bière fumant sur la table. Trois assiettes qu’il se servit successivement de celle-ci, et qu’il absorba en moins de trois minutes, prouvèrent le cas qu’il en faisait ; puis vint l’omelette, jaune comme de l’or, rissolée à point, pas trop ferme, pas trop baveuse, une véritable omelette d’amateur, dans laquelle entraient quinze œufs et un quart de beurre, et que le futur saint Népomucène mangea presque entièrement à lui seul.

Il va sans dire que, pour son compte, notre homme arrosa de deux bouteilles de vin ce copieux repas.

Aussi, se renversant sur sa chaise, poussa-t-il, lorsqu’il eut terminé, un soupir de satisfaction comme il ne lui en était pas échappé depuis 475

longtemps.

– Eh bien, lui demanda le sacristain, cela va-t-il mieux ?

– Cela va à merveille, répondit le savetier, et je suis, de corps et d’esprit, compère, disposé à faire tout ce que vous voudrez.

– Alors, vite, vite et vite ! s’écria le sacristain en se levant et obligeant son convive à faire comme lui. Il faut vous habiller promptement, car les cloches commencent déjà à sonner, et les pieux pèlerins ne tarderont pas à venir.

Là-dessus, ils se rendirent tout courant à la chapelle. Et là notre savetier fut revêtu des splendides habits et du bonnet pointu de saint Népomucène ; ensuite le sacristain lui colla une longue barbe qui lui emboîta le bas du visage. Et, en effet, habillé de cette façon, notre homme avait une si grande ressemblance avec le saint que sa femme elle-même eût eu peine à le reconnaître.

– Là ! dit le sacristain lorsque le déguisement fut complet. Montez maintenant sur ce piédestal, 476

au-dessous de ce grand lustre. C’est là votre place. Tenez ce livre dans votre main droite et étendez le bras gauche comme vous me voyez le faire. Là ! maintenant levez un peu la tête et dirigez votre regard vers le ciel, afin de paraître convenablement pieux.

Après avoir instruit de cette façon son compère, et ne trouvant plus rien à lui dire sur l’attitude du corps et l’expression de la figure, le sacristain s’éloigna en disant :

– Pas mal du tout, pas mal, pas mal ! cela ira bien.

Mais, à peine le sacristain, la main placée en abat-jour sur les yeux, avait-il fait quelques pas en arrière en félicitant son compère, que celui-ci poussa un cri terrible qui résonna par toute la chapelle.

– Marie et Joseph ! hurla-t-il, en même temps qu’il saisissait son nez de la main gauche, comme s’il eût eu l’intention de l’allonger jusqu’à la ceinture.

– Pour l’amour de Dieu, compère, qu’avez-477

vous donc ? demanda le sacristain en revenant vivement à lui. Est-ce que quelque tarentule vous a piqué, pour que vous criiez si pitoyablement ?

– Non, répondit le savetier, les larmes aux yeux, non, c’est cette maudite bougie du lustre qui coule, et qui, en coulant, me dégoutte toute ardente sur le bout du nez. Que l’on m’appelle coquin si dans cinq minutes il n’y paraît point une cloque large comme une pièce de vingt sous !

– Voyons, voyons, dit le sacristain cherchant à l’apaiser, tournez la tête un peu de côté, et ce qui est arrivé une fois n’arrivera plus. Du reste, je ne regarderai pas à quelques pièces de monnaie comme prix de vos douleurs. Seulement, pour l’amour de Dieu, ne faites pas de scandale pendant l’office ; la chose pourrait nous coûter cher à tous deux, car vous comprenez qu’il faut rester muet et immobile comme si vous étiez une vraie statue.

Soyez tranquille, compère, répondit le savetier alléché par la promesse de quelques pièces de monnaie offertes par le sacristain et en reprenant une meilleure attitude. Je vais tâcher de 478

faire ma besogne en conscience.

Le sacristain s’éloigna tout à fait rassuré, et le nouveau saint demeura seul dans la chapelle.

Notre saint Jean Népomucène par intérim éprouva un véritable sentiment de bien-être en se trouvant seul dans l’église. Cette solitude lui permettait de se mettre à l’abri des gouttes de bougie qui continuaient de couler du lustre et de tomber à l’endroit où un instant auparavant se trouvait son nez.

Mais un instant après il se trouva que les rayons ardents d’un soleil de juin, pénétrant par une fenêtre ouverte, s’avancèrent graduellement sur son visage et finirent par lui donner en plein dans les yeux.

Ce n’était rien tant que le pauvre savetier pouvait rejeter son visage à gauche et à droite et cligner des yeux. Mais cela promettait de devenir insupportable lorsque la chapelle serait pleine de monde et qu’il lui faudrait rester immobile sous ce rayon de soleil qui lui brûlait les yeux et sous cette cascade de bougie qui lui brûlait le nez.

479

Il n’y pensait qu’en frémissant.

Mais il était trop tard maintenant pour réfléchir, et, si critique que fût sa position, il était forcé de l’accepter, puisque c’était lui qui, par son souhait inconsidéré, se l’était faite.

Au reste, le supplice qui lui était promis ne se fit point attendre. La porte de la chapelle venait de s’ouvrir. La foule commençait d’entrer, et bientôt elle fut si grande que, quoique l’on s’étouffât littéralement dans la chapelle, il y avait encore plus de monde dehors que dedans.

Vous concevez, chers lecteurs, que cette affluence si considérable ne fit qu’augmenter la grande chaleur. Le pauvre savetier, dont le soleil, toujours plus chaud et plus ardent, continuait de brûler le visage, se trouva en peu de temps baigné de sueur, de sorte qu’il soupirait à voix basse :

– Hélas ! hélas ! quel bonheur est celui des gens qui sont indignes de la lumière du soleil !

Et non seulement il souffrait physiquement, mais à cette souffrance se joignait la crainte que l’on s’aperçût de cette sueur qui lui coulait du 480

visage, et de ce tressaillement involontaire qui agitait tout son corps à chaque goutte de cire qui lui tombait sur le nez.

Par bonheur, sa terreur était exagérée. Les pieux campagnards et les sombres mineurs de la Silésie ne pouvaient supposer la substitution, car la ressemblance avec le saint était, grâce à la barbe, si grande, qu’ils croyaient être en face d’une véritable statue ; tous étaient agenouillés autour du faux Népomucène et disaient ardemment leur chapelet, et si quelqu’un d’entre eux levait la tête, ce n’était pas par doute ou curiosité, c’était par dévotion.

Aussi, parmi toute cette foule qui encombrait la chapelle, il n’y avait que le sacristain qui sût à quoi s’en tenir : pour le punir de son imposture sans doute, saint Népomucène lui avait rendu la vue plus perçante encore ; de sorte qu’il comptait chaque goutte de sueur qui tombait de son front, de sorte qu’il tressaillait à chaque goutte de cire qui lui tombait sur le nez.

Il en résultait qu’il tremblait et frissonnait à chaque tremblement et à chaque frissonnement 481

du malheureux savetier.

Pour donner quelque soulagement à son compère, il monta dans le chœur et ouvrit une fenêtre. De cette façon, se disait-il en lui-même, mon pauvre compère pourra respirer, et l’air qui arrivera jusqu’à lui le soulagera.

C’était une bien malheureuse idée qu’avait là le sacristain.

En dehors de la fenêtre se jouait une immense quantité de mouches. Ces pauvres insectes, que la chaleur avait altérés outre mesure, se précipitèrent dans l’église et, plus clairvoyants que les fidèles, virent cette rivière de sueur qui coulait le long du visage de la fausse statue ; en outre, le savetier était si pressé qu’après avoir mangé la soupe à la bière, soit par faute de temps, soit par sensualité, il avait négligé d’essuyer ses lèvres, de sorte que ce fut particulièrement sur ses lèvres encore sucrées que s’abattit l’essaim bourdonnant.

En quelques secondes, la tête du faux Népomucène eut l’air d’une ruche.

482

Vous avez éprouvé, chers lecteurs, le chatouillement que vous cause une mouche qui, quoique vous la chassiez, revient obstinément se poser sur votre visage. Ainsi, jugez, si vous avez éprouvé tant d’ennui pour une seule, ce que le savetier devait éprouver d’impatience pour toute une nuée !

Le pauvre diable se croyait dans le purgatoire.

Le supplice devint si grand que, sans l’influence du vrai Népomucène, influence vraiment miraculeuse, il n’y a aucun doute que les formidables grimaces que faisait le savetier eussent chassé tout le monde de la chapelle.

Les lèvres surtout étaient, à cause de cette malheureuse soupe à la bière dont elles avaient conservé le parfum, dans une agitation continuelle ; d’abord ce fut la lèvre supérieure qui s’agita convulsivement, tantôt cherchant à atteindre le nez, tantôt cherchant à s’abaisser jusqu’au menton. Puis ce qu’il ne pouvait faire avec la lèvre supérieure, il tenta de le faire avec la lèvre inférieure, et comme il ne réussissait ni avec l’une ni avec l’autre, il imprima à sa bouche 483

tout entière un mouvement de va-et-vient qui semblait avoir pour but de mordre tantôt l’oreille droite, tantôt l’oreille gauche.

Mais comme cette torture n’était point assez grande, le faux Népomucène en vit une autre s’apprêter pour lui.

Elle s’approchait sous la forme d’un énorme bourdon, menaçant, grondant, tournoyant.

D’abord l’animal parut être entré par hasard, et parce qu’il avait trouvé la fenêtre ouverte ; il volait innocemment à droite, à gauche, sans paraître avoir aucun mauvais dessein ; puis son attention parut attirée par l’essaim de mouches qui tournoyait autour du savetier. Il se dirigea du côté où il vit la foule de ses congénères, sans autre but apparent qu’une vague curiosité.

Le faux Népomucène, depuis son entrée dans l’église, ne l’avait point perdu de vue ; ses yeux le suivaient avec inquiétude dans tous les cercles qu’il avait tracés, et c’était avec terreur qu’il s’apercevait que chaque cercle se rapprochait de lui.

Enfin il entendit retentir son bourdonnement à 484

ses oreilles, et comprit que ce n’était qu’un choix bien calculé de la place où il devait se reposer qui arrêtait le bourdon.

Bientôt tous ses doutes furent fixés. Le bourdon se posa sur le bout extrême de son nez.

Le savetier, à moitié fou, au risque du scandale qu’il allait causer, résolut de sauter de son piédestal au milieu du chœur. Il fit un violent effort, mais ses pieds tenaient au piédestal ; impossible à lui de bouger.

En ce moment le chatouillement du bourdon devint tellement insupportable qu’il essaya de l’écraser avec son livre, mais la main resta immobile.

Comme s’il eût été au courant des mauvaises intentions que le savetier avait à son égard, le bourdon lui enfonça son aiguillon dans le nez.

Oh ! cette fois la douleur lui arracha un cri terrible.

Par bonheur, il n’eut que l’intention de crier ; de même qu’il était devenu immobile, il était devenu muet.

485

Alors il comprit qu’il était bien autrement malheureux encore qu’il n’avait pu jusque-là s’en douter. Il était devenu une vraie statue, sans acquérir les privilèges du marbre ni du bois ; c’est-à-dire que, muet, immobile, avec l’apparence d’un corps de bois, il avait les tristes privilèges de l’homme, c’est-à-dire de continuer à penser et à souffrir.

– Oh ! mon Dieu ! murmura-t-il au fond de lui-même en se rappelant la malédiction du Christ sur son confrère le savetier de Jérusalem, me voilà donc devenu le contraire du juif errant ; lui, une fois en marche, n’a pas pu s’arrêter ; moi, une fois arrêté, je ne puis plus me mettre en marche. Oh ! malheureux, malheureux que je suis, j’en ai pour jusqu’au jour du jugement dernier.

Cette pensée, vous le comprenez bien, chers lecteurs, joignit à ses souffrances corporelles des souffrances morales bien autrement terribles.

En attendant, le chapelain prononça les mots sacramentels : Ite, missa est.

La messe était finie.

486

Au bout d’un quart d’heure, il ne restait plus dans l’église que le sacristain et le faux Népomucène.

– Ah ! Dieu soit loué ! s’écria le sacristain pour alléger son cœur ; tout est heureusement fini, mais, foi d’honnête homme, cela ne m’arrivera plus, compère. Ah ! si vous saviez, mon brave ami, ce que vos terribles grimaces m’ont fait souffrir ! C’est au point que je ne saurais comprendre comment les autres ne se sont aperçus de rien. Mais tout est fini maintenant ; descendez de votre piédestal, mon ami, descendez. Je n’ai plus besoin de vos services, le ciel en soit béni. Eh bien, pourquoi donc ne descendez-vous pas ? Êtes-vous devenu sourd ?

ajouta-t-il en élevant la voix ; je vous dis de descendre !

Mais le sacristain avait beau parler, élever la voix, crier même, le pauvre savetier demeurait immobile.

– Voyons, voyons, continua-t-il, pas de farce.

Peste ! tu es d’une bonne constitution, toi, d’avoir encore le courage de rire après ce qui vient de se 487

passer. Descends, descends !

Et, joignant le geste à la parole, il le prit par la jambe pour hâter cette descente qu’il réclamait.

Mais à peine l’eut-il touché qu’il poussa un cri.

Il venait de sentir que la jambe du savetier était devenue dure comme du bois.

– Miracle ! épouvantable miracle ! s’écria-t-il plein de terreur. Saint Népomucène me punit de mon imposture. Non seulement je vais perdre mon emploi et mon pain, mais on va m’accuser d’avoir tué mon compère, que l’on a vu près de moi dans les derniers moments. Ô grand saint Népomucène, ajouta-t-il en se jetant à genoux à demi mort de frayeur, je ne t’ai offensé que cette fois, mais je te jure de ne plus le faire. Aide-moi donc à me tirer de cette terrible position, ô grand saint Népomucène !

Et en même temps, à cette prière du sacristain le savetier en joignait une autre, muette il est vrai, mais non moins ardente.

« Ô grand saint Népomucène, disait-il au fond 488

de son cœur, toute ma vie je n’ai été qu’un paresseux et un vaurien, mais à partir d’aujourd’hui je te promets de devenir un tout autre homme et de ne plus obéir à mes mauvais instincts

; aide-moi seulement à quitter cette attitude ; si j’ai tant souffert pour deux heures, que serait-ce donc, bon Dieu, pour l’éternité ! »

À peine cette double invocation était-elle terminée, qu’un effroyable craquement se fit entendre, et que le mur de la chapelle s’ouvrant laissa passer le véritable saint Népomucène, celui qui était taillé en pierre sur le pont, et dont le savetier avait jalousé la paresse.

– J’ai entendu vos promesses, dit-il, et je viens exaucer vos prières. Toi, sacristain, tu as été suffisamment puni par les angoisses que tu as éprouvées, et tu n’oseras plus, à l’avenir, je le présume, me choisir un si triste remplaçant.

Quant à toi, continua-t-il en s’adressant au compère, paresseux et insouciant savetier, je te prédis que si tu ne tiens pas l’engagement que tu viens de prendre vis-à-vis de moi ; que si, à partir de cette heure, tu ne deviens pas un garçon 489

honnête et laborieux, je reviendrai tout exprès pour te changer en statue, et que statue tu resteras cette fois jusqu’au jour du jugement dernier.

Et quand il eut dit ces paroles, le saint s’éloigna comme il était venu, c’est-à-dire à pas lents et solennels, dont on entendit encore le retentissement même lorsqu’il fut sorti de l’église.

Lorsqu’il eut disparu, il sembla au sacristain et à son compère que pour la seconde fois ils revenaient au monde. Le dernier s’élança au bas de son piédestal et sauta au cou du premier.

Et jamais il n’y eut depuis ce jour-là un savetier plus rangé et plus laborieux, sans compter que jamais fidèle, si pieux qu’il fût, n’a témoigné un plus profond respect à saint Népomucène, n’ayant jamais passé sur le pont non seulement sans se découvrir, mais encore sans faire sa prière.

490

Les mains géantes

491

Un pauvre petit garçon revenait de la forêt, chargé d’autant de bois qu’un enfant de son âge pouvait en porter.

Il se nommait Willie, et avait onze ans.

Il était fatigué ; la faim se faisait sentir, et de grosses larmes coulaient le long de ses joues.

Mais ce qui faisait couler ses larmes, ce n’était ni la faim ni la fatigue, c’était le souvenir de son père, qu’il avait perdu au printemps dernier ; c’était l’idée qu’il allait rentrer et trouver la maison vide, sa mère travaillant sans doute de son côté à quelque labeur aussi rude que le sien.

En effet, la maison était vide, mais en même temps si pauvre que sa mère n’avait pas eu l’idée, en sortant, d’en fermer la porte à clé, rien ne pouvant tenter les voleurs dans une si misérable habitation.

Il entra dans la pièce qui eût été la cuisine dans une maison où l’on eût mangé, et jeta une ou deux poignées de son bois sur les cendres du 492

foyer. Bientôt il s’en éleva une flamme éclatante, à laquelle il réchauffa ses pieds nus et enflés.

Alors, tout en regardant la fumée qui dessinait des figures fantastiques dans la large cheminée et qui cachait sous ses nuages les solives du toit, il poussa un gros soupir, car il ne voyait pas sur le feu la marmite qui, à cette heure eût dû s’y trouver.

Un chat maigre était assis sur l’âtre et semblait faire les mêmes réflexions que lui.

Il est impossible que cela dure plus longtemps, pensa l’enfant

; car voilà que je

commence à devenir grand et fort, et Dieu m’a donné dans sa bonté des bras assez solides pour ne pas les laisser oisifs ; ma pauvre mère, au contraire, s’affaiblit de jour en jour. Jusqu’ici, c’est elle qui a travaillé pour moi ; aujourd’hui, c’est à moi de travailler pour elle. Quand je serai tout à fait un homme, elle ne travaillera plus du tout, mais elle restera au coin du feu à faire le dîner, qui manque aujourd’hui, et qui alors ne manquera point, grâce à mon travail.

Willie avait raison de parler ainsi, car il était 493

naturellement laborieux et ne restait point inactif dès qu’il pouvait utiliser ses petites forces.

Il attendit donc, plus tranquille de sa résolution prise, le retour de sa mère ; il était sûr qu’elle rentrerait, épuisée de labeur, pour partager avec lui son repas, si maigre qu’il fût.

Il n’eut pas longtemps à attendre ; le loquet se souleva et la bonne femme parut sur la porte. Elle embrassa Willie puis se laissa tomber en pleurant sur une chaise.

Elle était fatiguée, presque anéantie, et ne rapportait qu’un morceau de pain...

L’enfant l’embrassa à son tour et lui dit alors tout bas :

– Mère, j’ai pris la ferme résolution de m’en aller courir le monde pour chercher de l’ouvrage afin de ne plus être à ta charge.

La bonne femme éclata en sanglots.

– Je sais bien que c’est dur, continua le petit Willie ; mais tu conviendras, bonne mère, qu’il n’y a que ce moyen d’éviter la famine. Quand tu seras seule, tu gagneras suffisamment pour toi et, 494

quand je serai seul à mon tour, il faudra bien que je me tire d’affaire

; puis je grandirai, je

deviendrai fort, je ferai fortune et tu me reverras riche pour avoir soin de ta vieillesse et te soigner à mon tour, sans que tu aies plus besoin de rien faire.

La mère de Willie avait le cœur navré ; mais elle comprenait, comme l’intelligent petit garçon, que c’était le seul moyen de se tirer d’affaire.

Le jour se leva brillant et gai, comme s’il eût voulu encourager la vaillante résolution de l’enfant. La vieille armoire de noyer fut ouverte, et l’on en tira les uniques souliers du petit garçon, soigneusement conservés pour les jours de fête.

Ils furent brossés, ainsi que les vêtements des dimanches, qui, en vérité, ne valaient guère mieux que ceux de tous les jours, raccommodés avec tant d’obstination par la pauvre mère.

Néanmoins, Willie se trouva fort élégant, et fut convaincu qu’une pareille toilette parlerait fort en sa faveur.

La mère et le fils mangèrent tristement le reste de leur morceau de pain de la veille, évitant les 495

regards l’un de l’autre pour se cacher les larmes qui roulaient dans leurs yeux.

Oh ! croyez-le, chers petits enfants qui aimez vos mères et qui êtes adorés par elles, il fallut beaucoup de courage au pauvre petit Willie pour dire adieu à la sienne.

– Allons, chère mère, balbutia-t-il enfin, il faut que je parte ; vois, le temps est beau, le soleil me sourit, le chemin semble se dérouler devant moi comme une immense pelouse de gazon.

Sa mère le regarda avec des yeux égarés, comme si, pour la première fois, elle entendait parler de ce projet ; sa douleur éclata avec une violence sans pareille, et elle jeta ses bras autour du cou de son fils en sanglotant, comme une mère tendre peut seule le faire.

L’enfant essaya de la consoler et de sourire à travers ses pleurs et, mettant enfin son chapeau sur sa tête avec un geste résolu, il saisit son bâton et son bissac, embrassa sa mère une dernière fois et fit, en s’élançant courageusement loin d’elle, son premier pas dans ce monde qui lui était complètement inconnu.

496

Mais sa mère jeta un cri de douleur ; Willie se retourna, et la pauvre femme vint se suspendre à son bras pour traverser avec lui le petit jardin qui était leur seule joie et qui se trouvait sur la route de l’enfant.

Là, ils ralentirent un peu le pas. Chaque fleur était une amie qui, à son tour, semblait, en s’inclinant sur leur passage, demander que l’on prît congé d’elle. Enfin, la petite grille en bois fut ouverte toute grande, et Willie en franchit courageusement le seuil.

Là encore, il y eut des larmes et des baisers ; enfin, la bonne femme, comprenant que cette situation ne pouvait durer, tant elle était douloureuse pour tous deux, se couvrit le visage et pleura silencieusement. L’enfant se retourna, car il sentait combien il lui était difficile de quitter une affection si chère et si dévouée ; cependant son devoir était tracé par sa volonté, son cœur devait obéir ; aussi, jetant un dernier adieu à sa mère, s’éloigna-t-il en pleurant.

L’alouette s’élançait dans l’azur du matin en chantant sa joyeuse chanson

; l’air doux et

497

embaumé des premières heures du jour rafraîchissait la tête en feu de Willie ; ses larmes cessèrent peu à peu de couler, mais sa petite poitrine, oppressée de sanglots, se soulevait encore de temps à autre, car, au fond, sa douleur était la même ; seulement, plus il s’éloignait de sa maison, plus sa démarche était alerte. Devant lui était la terre promise et son imagination d’enfant était remplie de rêves de succès. Il pensait à la joie qui inonderait son cœur quand son pied foulerait, au retour, les mêmes prairies qu’il foulait en partant et qu’il reviendrait chargé de richesses qu’il mettrait aux pieds de sa mère.

À mesure que ces pensées se pressaient dans son esprit, elles le consolaient, et il se mit à fredonner en marchant pour se prouver à lui-même qu’il était plein de courage et de volonté.

Tout à coup, en traversant une vallée jonchée de tous côtés de fleurs sauvages qui exhalaient de délicieux parfums, il aperçut, à travers le sentier qu’il suivait, un nuage vaporeux et diaphane, d’où sortaient deux mains géantes. Il n’y avait point à s’en effrayer, car elles étaient étendues 498

ouvertes devant lui sur le gazon, et leur attitude ne trahissait pas la moindre intention de menace.

Il s’était arrêté, les regardant avec surprise, lorsqu’une voix, qui paraissait partir du nuage, lui dit :

– Willie, ne crains rien, je connais tes projets et je suis venu pour te protéger. Persévère dans ton intention d’être laborieux et nous serons toujours prêtes à t’aider. Nous serons invisibles à tous les yeux, excepté aux tiens, et nous nous mettrons à l’œuvre toutes les fois que tu auras sérieusement besoin de nous. Marche donc, sans rien redouter ; le chemin du succès est ouvert devant toi, comme il l’est toujours pour ceux qui sont sincèrement industrieux.

– Je vous remercie, bonnes grandes mains, dit Willie en leur ôtant son chapeau. Je suis sûr que vous me voulez du bien. Je suis trop petit pour que vous me souhaitiez du mal ou pour que vous m’en fassiez ; et j’ai toujours vu, même chez les animaux, les grands et les forts protéger les petits.

Les deux mains disparurent et Willie continua son chemin.

499

Le gentil garçon se sentait si rassuré par cette aventure extraordinaire et qui promettait tant pour ses succès futurs que, tout en marchant, il sautait et dansait avec une joie qu’il n’avait jamais ressentie, même au milieu de ses jeux. Il lui semblait, d’après une telle promesse, qu’aucun obstacle ne pouvait plus entraver sa carrière, et il se réjouissait tout en continuant son chemin.

Cependant, la journée avançait et le petit Willie ralentissait le pas, car la fatigue commençait à se faire sentir. Il se coucha sur le gazon, regarda le ciel bleu, suivit dans l’azur la marche des nuages floconneux qui fuyaient les uns devant les autres dans l’immensité du firmament ; mais, tandis qu’il était étendu ainsi, prenant un peu de repos, il lui sembla entendre quelque chose de pareil au roulement du tonnerre ; il redoubla d’attention ; le bruit n’était pas très éloigné et, à coup sûr, ne venait point du ciel. Willie se leva et marcha dans la direction du bruit, qui, à mesure que le petit garçon marchait, devenait de plus en plus fort. Enfin, il arriva au bord d’un précipice et vit une grande et imposante chute d’eau écumante qui se précipitait 500

d’une hauteur de cinquante pieds au moins avec un fracas étourdissant.

Willie regarda à droite et à gauche, mais le formidable obstacle lui barrait complètement le passage. Il lui fallait remonter la rivière, car c’était une véritable rivière, jusqu’à ce qu’il trouvât un pont. Ce pont, le trouverait-il

?

Existait-il même ? C’était douteux.

Le cœur manqua au pauvre enfant ; il s’assit près de la cataracte, épuisé de forces, et versa des pleurs.

Il y avait une minute à peine qu’il s’abandonnait ainsi à son chagrin, lorsqu’il se sentit soulevé doucement de terre par une main gigantesque, qui l’éleva au-dessus des eaux menaçantes et le déposa sain et sauf sur la rive opposée.

Dès que la main eut mis l’enfant sur ses pieds, elle devint impalpable, puis indistincte ; mais, avant qu’elle se fût évanouie tout à fait, Willie, qui était un enfant bien élevé, avait eu le temps de lever son chapeau et de lui dire : 501

– Je vous remercie de tout mon cœur, ma grande et bonne main ; vous avez tenu votre promesse et je vous en suis reconnaissant.

Certain désormais que l’apparition des mains géantes n’était plus un rêve, puisque, par leur aide, il se trouvait transporté d’un côté à l’autre de la cataracte, le courage de Willie s’augmenta avec la certitude de la protection qui veillait sur lui, et de l’immense puissance de cette protection.

Il arriva bientôt à un bois épais, où il y avait des arbres prodigieusement élevés avec des troncs noueux, et tout enchevêtrés les uns dans les autres, dont les énormes branches s’entrelaçaient de la façon la plus fantastique, sans compter les buissons et les racines, qui le bordaient, pareils à des serpents à travers le sentier, comme pour défendre à l’aventureux voyageur l’entrée de ces profondeurs verdoyantes.

Mais Willie considéra ces obstacles comme nuls en se rappelant celui qui lui avait barré le passage et dont il avait triomphé grâce à ses mains géantes. En conséquence, il s’enfonça 502

résolument dans le fourré, frappant à droite et à gauche pour se frayer un passage avec un bâton qu’il avait coupé en entrant dans la forêt. Tandis qu’il cheminait ainsi, marchant de tout cœur, un hurlement féroce se fit entendre à quelques pas de lui.

Il s’arrêta court et tout tremblant de frayeur.

Il jeta les yeux de tous côtés et aperçut avec une véritable consternation un loup énorme qui s’élançait du fourré et s’apprêtait à lui barrer le chemin.

Sa terreur redoubla lorsqu’il vit les dents blanches et les yeux sanglants de la bête sauvage.

Il se sentait perdu, car toutes ses forces et tout son courage ne pouvaient lutter contre un pareil adversaire. Il commençait donc à recommander sa pauvre petite âme à Dieu, lorsque, à son inexprimable joie, une des deux grandes mains, sortant de l’épais feuillage d’un arbre voisin, se plaça entre lui et son ennemi, tandis que l’autre main, saisissant le loup par les flancs, lui fit craquer les côtes et l’étouffa.

Willie commença par tomber à genoux et 503

offrir à Dieu, qui bien certainement se tenait caché derrière ces grandes mains-là, de ferventes actions de grâces pour sa délivrance

; puis,

lorsqu’il chercha les mains elles-mêmes, il ne les trouva plus ; elles s’étaient évanouies comme le nuage d’où elles sortaient.

Exténué de fatigue, il s’assit sous un arbre, décidé à s’y reposer toute la nuit ; puis il ouvrit le petit bissac où sa pauvre mère avait mis tout ce qu’elle avait pu recueillir de nourriture. Il avait été si préoccupé par les aventures extraordinaires qui lui étaient arrivées, par l’apparition des mains géantes, qu’à peine avait-il songé à manger de la journée.

Son frugal repas terminé, il songea à ce qu’il allait faire pour se préparer un lit dans l’immense chambre à coucher ; car, depuis que le loup avait été étranglé, il lui semblait avoir la forêt à lui tout seul. Il commença par réunir une quantité suffisante de feuilles sèches pour rendre plus doux son lit de repos. Il se disposait donc à se coucher à la belle étoile, lorsque, à son grand étonnement et à son ravissement suprême, il 504

aperçut les mains gigantesques qui s’étendaient au-dessus de lui avec leurs doigts entrelacés, de manière à former une petite tente, la plus parfaite qu’il fût possible de voir. Son cœur bondissait de reconnaissance envers les grandes mains, car il sentait que, sous une pareille protection, il pouvait dormir en toute sûreté.

Je vous remercie encore une fois, mes bonnes mains, dit-il, pour tous les soins que vous prenez de moi et tous les services que vous me rendez : mais, avant que je récite mes prières, ne pourriez-vous, puisque vous êtes si puissantes, me dire quelque chose de ma bonne mère ? Est-elle un peu consolée de mon absence, et a-t-elle de quoi manger ?

– Cher Willie, répondit une voix, votre mère n’est pas consolée, parce qu’un cœur de mère ne se console pas ; mais elle n’est plus inquiète, car elle sait que vous êtes sous la protection du bon Dieu, comme tous les bons petits enfants. Elle a et elle aura toujours de quoi manger, parce qu’elle est laborieuse. Ses mains lui ont été envoyées de notre royaume, où jamais mains 505

oisives n’ont été confectionnées. Dormez donc en paix, afin de vous lever reposé et prêt au travail de demain.

Willie dit ses prières, puis se coucha et s’endormit.

Comme sa nuit fut bonne, il fut sur pied de bonne heure ; car, suivant l’avertissement des mains, la journée devait être pour lui une journée de labeur qui porterait ses fruits.

Il laissa bientôt le bois derrière lui et se trouva en face d’un grand château.

– Il y aura sûrement quelque chose à gagner ici, pensa-t-il.

Aussi, quoique les marches fussent énormément hautes pour lui, il gravit le perron et essaya de frapper, mais le marteau était trop haut et trop lourd.

Heureusement, comme il se dressait sur la pointe des pieds pour y atteindre, les mains apparurent et frappèrent un double coup si vigoureux que le bruit en retentit dans la vallée comme le tonnerre et se répercuta au loin d’écho 506

en écho.

Presque aussitôt la porte s’ouvrit avec violence et la maîtresse de maison parut sur le seuil ; dès que Willie l’aperçut, il essaya de fuir, car c’était une ogresse de dix pieds de haut et hideuse à voir.

Elle regarda avec stupéfaction le petit bonhomme par lequel le vigoureux coup avait été frappé ; puis, d’une voix aussi rauque que le croassement d’un corbeau, elle s’écria :

– Comment as-tu osé, petit misérable, frapper de cette façon à ma porte ? Es-tu fils de roi, de prince ou même de comte, pour faire un pareil bruit en annonçant ta visite ?

Willie s’arrêta tout tremblant aux accents de cette voix terrible, car il comprit que ce serait bien inutilement qu’il tenterait de fuir, et, le chapeau à la main :

– Hélas ! non, princesse, répondit-il, je ne suis rien de tout cela ; je suis un pauvre petit paysan qui désirait savoir si vous n’aviez pas besoin d’un domestique pour vous servir dans votre 507

magnifique château.

– Un domestique, toi ! et que peux-tu faire avec de pareilles mains ? Je te le demande.

– Tout ce qu’il plaira à Votre Altesse, car j’ai grande envie de travailler.

– Oh, oh ! entre alors ; car mes domestiques m’ont quittée parce qu’ils n’avaient point assez d’ouvrage.

Willie n’avait jamais entendu dire que les domestiques eussent quitté une maison pour n’y avoir point assez à travailler. Il eût donc hésité, si la chose lui avait été possible, mais l’ogresse n’avait qu’à étendre la main pour le prendre et le faire entrer de force.

En effet, il s’aperçut bientôt que, loin qu’il n’y eût rien à faire dans le château de l’ogresse, il y avait de la besogne pour dix domestiques ; sa première occupation fut de préparer le dîner, et quel dîner ! un dîner de vingt personnes au moins, quoique l’ogresse fût seule.

Ajoutez à cela que, comme chez sa mère, le pauvre Willie ne faisait pas grande chère, il 508

n’avait pas les premières notions de cuisine.

Au reste, rien ne manquait au château ; le garde-manger était garni de gibier et de viandes fraîches, la cave de vins, le fruitier de légumes et de fruits. Puis, dans une office particulière, sur de grandes plaques de marbre, il y avait toute espèce de poissons.

Cette abondance faisait soupirer le pauvre Willie, car elle eût suffi à faire vivre tout son village.

Ajoutons qu’il était assez embarrassé de savoir par où commencer.

Dans ce moment, les mains géantes parurent et se mirent à l’œuvre.

L’une commença de gratter les carottes et d’éplucher les oignons du pot-au-feu, tandis que l’autre dépouillait les lièvres et les lapins et plumait les faisans et les perdreaux. Puis, quand cette besogne préparatoire fut finie, elles se mirent à faire farcir ceci ou à faire bouillir cela, à lier les sauces, à pétrir les pâtes, à tailler le pain, à écumer le pot-au-feu, à faire sauter les casseroles, 509

que c’était un plaisir de voir marcher toute une cuisine avec tant d’ensemble.

Willie, de ses petites mains, aidait les grandes tant qu’il pouvait.

La table fut mise comme jamais elle ne l’avait été ; l’ogresse dîna, sourit avec complaisance au dessert et trouva que son nouveau domestique était un trésor.

Les égoïstes sont toujours ingrats ; c’est une vérité, chers petits enfants, que vous saurez plus tard ; l’ogresse ne manqua point de l’être ; elle devenait continuellement et de plus en plus exigeante avec le pauvre Willie qui, malgré l’aide de ses grandes mains, n’avait point une minute pour se reposer.

Un jour qu’elle avait été plus difficile encore que de coutume, il se tourna vers elle et lui dit :

– Princesse, je travaille tant que je puis, et je vous assure qu’un autre y aurait déjà succombé.

J’ai à peine le temps de dormir, et encore c’est à peine si j’arrive à satisfaire votre effrayant appétit.

510

Chers enfants, si vous eussiez pu voir le visage de l’ogresse à cette observation si simple cependant, vous eussiez été aussi effrayés que le fut le pauvre Willie.

Petit misérable

! hurla-t-elle, j’ai bonne

envie, je te jure, de te déchirer avec mes ongles et mes dents ; mais je te fais grâce pour cette fois ; seulement rappelle-toi que si, à partir de ce moment, il manque un radis, je te mange toi-même à la place de ce radis.

– Alors, princesse, dit Willie, ayez la bonté de me donner mon congé.

Le visage de l’ogresse devint pourpre de colère, car elle comprit bien que, si le petit Willie la quittait, elle ne pourrait jamais le remplacer.

Elle s’élança donc de son fauteuil pour mettre sa menace à exécution ; mais Willie, épouvanté, commença de fuir par la chambre, tournant autour des meubles, puis gagna la porte et s’élança dans le corridor.

L’ogresse l’y poursuivit, faisant claquer ses mâchoires l’une contre l’autre, et elle allait bien certainement l’atteindre, lorsque, tout à coup, une 511

énorme main s’étendit, entoura sa taille et, malgré ses hurlements, passa avec elle à travers une fenêtre donnant sur la mer.

Le petit Willie suivait la main, tout joyeux, en lui rendant mille actions de grâces de ce qu’elle était venue si heureusement à son secours.

Cependant la main tenait l’ogresse suspendue au-dessus des vagues mugissantes.

– Grâce ! grâce ! criait l’ogresse en voyant l’horrible gouffre ouvert au-dessous d’elle.

Mais, comme c’était une méchante femme, la main géante n’en eut pas pitié ; elle se relâcha graduellement, et l’ogresse, en poussant un cri de désespoir, tomba dans la mer avec un tel fracas, que les éclaboussures jaillirent au-dessus de la plus haute tour, et que les poissons, épouvantés, s’enfuirent à plus de deux lieues.

Il va sans dire que l’ogresse alla au plus profond de la mer et ne reparut jamais à la surface.

Willie se hâta de sortir et, lorsqu’il se trouva sur le bord de la mer, il regarda les flots avec une 512

certaine crainte, s’attendant à voir à chaque instant reparaître la tête de l’abominable ogresse ; mais, comme nous l’avons dit, rien ne reparut.

Il ne vit que les bonnes mains, qui, comprenant le besoin qu’il avait d’elles, le suivaient. Elles plongèrent dans la mer juste à ses pieds. Il sauta dans la paume de l’une d’elles et s’y assit entre l’index et le pouce. Chaque main, en place de mât, tenait une énorme fourchette de cuisine, à laquelle, en guise de voiles, étaient attachés les deux plus beaux mouchoirs de l’ogresse. Les deux mouchoirs s’enflèrent au vent et, comme le vent était bon, il poussa Willie de l’autre côté de la mer.

Au lever de la lune, il se trouva débarqué en sûreté, et confortablement installé sous le toit d’un bon fermier, auquel il s’était adressé, et qui lui avait promis de lui donner autant d’ouvrage qu’il en pourrait faire. Mais, lorsque le fermier lui avait fait cette promesse, il ignorait quel rude travailleur la Providence lui envoyait.

Le matin suivant, le petit Willie alla aux champs

; c’était le temps de commencer la 513

moisson et le fermier lui montra un grand champ de blé qu’il avait à faucher. Willie jeta son habit à terre, prit sa faucille et commença de moissonner.

Aussitôt, à sa droite et à sa gauche, les deux mains géantes se mirent à la besogne, fauchant le blé avec deux énormes faucilles et ne s’arrêtant de faucher que pour lier les gerbes.

Le soir, Willie avait fauché et mis en gerbes un champ de dix arpents, c’est-à-dire qu’il avait fait à lui seul la besogne de dix hommes.

Le lendemain, le fermier visita son champ et fut frappé de stupéfaction.

Il regardait alternativement le petit homme et le résultat de ses travaux, se promettant de faire tous les sacrifices possibles pour s’assurer les services d’un domestique si utile.

– Oh, oh ! se dit le fermier, puisqu’il sait si bien moissonner et si bien mettre en gerbes, sans doute sait-il aussi labourer !

En conséquence, dès que la moisson fut finie, et de même que le petit Willie l’avait commencée seul, il l’acheva seul – ses grandes mains l’aidant, 514

bien entendu – dès que la moisson fut finie, le petit Willie fut converti en laboureur.

On avait voulu lui donner des chevaux ou des bœufs ; mais lui, avait répondu qu’il tâcherait de s’en passer ; et, comme le fermier avait grande confiance dans son savoir-faire, il le laissa s’arranger à son caprice.

Vous devinez bien, mes chers enfants, que Willie avait compté sur ses deux bonnes mains géantes, et il n’avait pas tort : les deux mains s’attelèrent à la charrue, et, le soir, dix arpents de terre étaient labourés en sillons aussi droits que l’est la ligne suivie par une flèche lancée d’un bras vigoureux.

Le fermier faisait sa tournée à cheval et, sans rien y comprendre, car les grandes mains, visibles pour Willie, étaient invisibles pour lui, ce qu’il voyait seulement c’était une charrue marchant toute seule et faisant une besogne comme il n’en avait jamais vu faire à aucune charrue : sa vieille expérience était en défaut à la vue d’un pareil prodige

; mais, comme c’était un homme

religieux, il bénissait la Providence, qui lui avait 515

envoyé un petit laboureur si surprenant.

Willie fut admis à la table du bon fermier, qui pensa qu’il ne pouvait trop faire pour lui. Il était veuf et avait une fille de quinze ans qui avait hérité de sa mère le soin de la maison ; elle était jolie et, comme Willie, elle était née avec l’amour du travail.

Aussi Nancy – c’était le nom de la jeune fille

– aimait-elle fort Willie, qui avait deux ans de plus qu’elle, de même que Willie eût fort aimé Nancy, s’il avait cru qu’il lui fût permis de lever les yeux jusqu’à la fille de son patron.

Le temps s’écoulait ainsi doucement, Willie envoyant tout ce qu’il gagnait à sa mère par ses bonnes mains, qui étaient les messagers les plus prompts et les plus rapides qu’il pût trouver. Le soir, il donnait son argent à la main droite ou à la main gauche indifféremment, et aussitôt, quoiqu’il y eût cent lieues de la ferme à la maison de Willie, la main partait fermée et ne s’ouvrait que pour déposer la somme reçue sur la table de la bonne mère, où celle-ci la trouvait en s’éveillant.

516

Pendant ce temps, Willie devenait l’intendant du fermier. C’était un beau garçon de vingt et un ans, et Nancy une belle fille de dix-neuf.

Un jour qu’il était allé dans les montagnes pour rassembler les troupeaux qui y passaient l’été et pour les ramener passer, comme d’habitude, l’hiver à la ferme, où l’on devait les tondre, opération qui était un des revenus du brave fermier, un gros orage survint, et des torrents d’eau inondèrent la vallée, entraînant dans leur course furieuse troupeaux et bergers.

Willie, au lieu de s’exposer comme les autres, eut la sagesse de retenir sur le penchant de la montagne les bestiaux qui lui avaient été confiés ; mais il n’en fut pas moins effrayé de voir à quelle hauteur montaient les eaux, devenues une véritable rivière.

Il cherchait le chemin par lequel, au moyen d’un grand détour, il pourrait revenir à la ferme lorsque, au moment où il s’y attendait le moins, il vit les deux mains géantes s’étendre au-dessus et former le pont le plus parfait que l’on puisse imaginer.

517

Comme il était sans crainte, il passa le premier ; ses moutons le suivirent et, à la grande joie de tout le monde et surtout de Nancy, qui était plus inquiète encore du berger que son père des moutons, il rentra à la ferme de son maître sans avoir perdu un seul agneau.

Willie reçut, cette fois, double récompense.

Il s’était donc couché plein de joie et songeant que, dans peu de temps, il serait assez riche pour aller retrouver sa bonne mère

; il s’était

doucement endormi, remerciant le Seigneur, lorsque, tout à coup, il fut réveillé par des cris de terreur et de désespoir.

Il sauta à bas du lit, et, s’habillant à la hâte, il se précipita dans la cour de la ferme.

Là, à son inexprimable terreur, il trouva son maître se tordant les mains, en proie à la plus terrible angoisse, car les flammes qui dévoraient la ferme venaient d’atteindre la chambre de sa fille. Nancy s’était bien réfugiée dans le colombier avec les pigeons, ses bons amis ; mais la flamme l’avait suivie, et dévorait l’escalier, de sorte qu’elle se trouvait dans une espèce de tour 518

isolée, d’où elle ne pouvait descendre, à moins d’avoir des ailes comme les pigeons qui voletaient autour de sa tête, et où l’on ne pouvait l’aller chercher, aucune échelle n’étant assez haute.

Willie, qui s’était élancé sur le toit le plus voisin, était désolé ; car il ne voyait aucun moyen de délivrer sa chère Nancy, lorsque, tout à coup, les mains géantes apparurent, et, se plaçant le long de la muraille de la maison, formèrent une échelle dont chaque doigt fut un degré ; Willie s’y élança sans la moindre hésitation, arriva jusqu’à la fenêtre d’où Nancy appelait du secours, la prit dans ses bras, descendit le long de la gigantesque échelle avec le même bonheur qu’il y avait monté, et déposa Nancy saine et sauve dans les bras de son père.

* * *

Six mois après l’événement que nous venons de raconter, on entendit gémir, sur la route qui 519

conduisait à la maison de la mère de Willie, les roues d’un chariot pesamment chargé et couvert d’une banne aussi blanche que la neige.

– Que renfermait ce chariot ? demanderez-vous, mes chers enfants.

Jetez-y un coup d’œil, et vous y verrez Willie assis auprès d’une belle jeune femme devenue la sienne.

Cette jeune femme, c’était Nancy, la fille du fermier.

Tous deux revenaient, traînés par les mains géantes, à la maison de la mère de Willie pour lui rapporter tout un mobilier superbe, si elle voulait continuer de demeurer à la maison, ou pour lui dire :

– Mère, voici une place à côté de nous deux, si vous voulez revenir à la ferme.

Enfin, l’on arriva au sentier qui conduisait à la chaumière. La mère de Willie était sur sa porte, inquiète, et, quoiqu’elle n’eût pas été prévenue, attendant quelque chose d’extraordinaire.

Les mères, chers enfants, ont de ces 520

pressentiments-là.

Willie l’aperçut le premier et sauta à bas du chariot. Sa mère poussa un cri et tous deux se précipitèrent dans les bras l’un de l’autre, tandis que Nancy joignait les mains et remerciait Dieu d’assister à ce doux spectacle de la réunion d’un fils avec sa mère.

Ce soir-là, on veilla tard dans la maison, près d’un feu pétillant et d’une table bien servie.

Pendant cette veillée, et comme Nancy, fatiguée, s’était endormie, Willie raconta tout à sa mère. Il croyait qu’elle allait fort s’étonner au récit merveilleux de l’aide à lui prêtée par les mains géantes, mais point du tout : sa mère se prit à sourire et, embrassant son fils :

– Cher enfant, lui dit-elle, tu as, en effet, eu du bonheur, mais tu l’as mérité, par ta persistance, ta volonté et ton travail ; ce qui te paraît miraculeux devient pour moi tout naturel. Beaucoup de gens, avant nous, ont connu ces mains géantes, beaucoup les connaîtront après nous

; leur

puissance est immense et elles sont toujours prêtes à venir en aide à ceux qui sont bons et 521

courageux. On peut attendre d’elles des récompenses certaines et une fortune assurée ; car ce sont les puissantes mains de l’industrie.

* * *

La mère de Willie préféra rester avec son fils et sa belle-fille ; elle donna donc sa maison à une femme plus pauvre qu’elle et retourna avec eux à la ferme où, après une longue vie de joie et de bonheur, elle s’endormit du sommeil des bons et des justes, au milieu de ses enfants et de ses petits-enfants.

522

L’homme sans larmes

523

Il y avait dans une charmante maison, à quelques lieues de la petite ville de Hombourg, un homme fort riche, qu’on appelait le comte Baldrik.

Il possédait plusieurs maisons à Francfort, des châteaux dans tous les environs, et l’on pouvait, à ce que l’on disait, marcher une journée entière sans mettre le pied hors de ses domaines.

Il avait un grand nombre de domestiques, des équipages de chasse dont il ne se servait jamais, et une table toujours admirablement servie, de laquelle il se levait souvent sans avoir entamé un seul plat.

Sa cave passait pour contenir les meilleurs vins du Rhin, de la France et de la Hongrie ; ces vins, on les lui servait dans des coupes d’argent et de vermeil ; ces coupes, souvent il les portait à ses lèvres, mais presque toujours il les reposait sur la table les ayant à peine effleurées du bout des lèvres.

524

C’est qu’il lui manquait une chose, à cet homme, pour lequel la fortune semblait avoir épuisé ses trésors.

Il ne pouvait pas pleurer.

Ni joie ni douleur ne pouvait lui faire monter une larme aux yeux.

Il avait perdu son père et n’avait pu pleurer, il avait perdu sa mère et n’avait pu pleurer, il avait perdu deux de ses frères et n’avait pu pleurer.

Enfin, après dix ans de stérilité, sa femme lui avait donné une fille, objet de tous ses désirs et il n’avait pu pleurer.

Cette fille avait quatorze ans et se nommait Lia.

Un jour, elle entra dans la chambre de son père et le trouva dans le coin le plus sombre de cette chambre, assis et soupirant.

– Qu’as-tu donc, père ? demanda l’enfant. Il me semble que tu es bien triste.

– Bien triste, en effet, dit le comte ; car je viens de perdre le dernier de mes frères : ton oncle Karl est mort.

525

Lia aimait fort son oncle Karl qui, à la Noël, lui envoyait toujours de charmants cadeaux.

Aussi, à la nouvelle que lui annonçait son père, les larmes jaillirent-elles de ses yeux.

– Oh ! mon pauvre oncle ! s’écria-t-elle en sanglotant.

Bienheureuse enfant, qui peux pleurer

!

murmura le comte en regardant sa fille d’un œil d’envie.

– Mais, puisque tu as tant de chagrin, toi, pourquoi ne pleures-tu pas ? demanda-t-elle à son père.

– Hélas ! répondit le père, les larmes sont un don du ciel que le Seigneur m’a refusé ; la miséricorde infinie est avec celui qui pleure, car celui qui peut pleurer pleure sa douleur en même temps que ses larmes, tandis que, moi, il faut que mon cœur se brise.

– Mais pourquoi cela ?

– Parce que Dieu m’a refusé ce qu’il accorde à la dernière des créatures : des larmes.

– Si Dieu te les a refusées, père, Dieu peut te 526

les accorder, et je le prierai tant et si fort qu’il te les rendra.

Mais le comte secoua la tête.

– Mon sort est fixé, dit-il, et je dois mourir faute de pouvoir pleurer. Quand mon cœur sera plein des larmes que mes yeux eussent dû verser, il se brisera et tout sera dit.

Lia se mit à genoux devant son père, et, lui prenant les deux mains :

– Oh ! non, non, père, dit-elle, tu ne mourras pas ; il doit y avoir un moyen de te rendre les larmes que tu as perdues ; dis-moi ce moyen et le reste me regardera.

Le comte hésita un instant comme si, en effet, il y avait un moyen ; mais sans doute ce moyen présentait de trop grandes difficultés pour un enfant de l’âge de la jeune fille ; car, sans répondre, il se leva et sortit.

Lia ne revit pas son père de la soirée. Le lendemain au déjeuner, elle l’attendit encore inutilement. Il ne descendit pas.

Mais il lui fit dire de monter chez lui quand 527

elle aurait déjeuné elle-même.

Elle se leva aussitôt de table et monta à la chambre de son père.

Il était, comme la veille, moitié assis, moitié couché dans son fauteuil et avait le visage aussi pâle que s’il était déjà mort.

– Chère enfant, lui dit-il, mon cœur est déjà si plein et si lourd, qu’il me semble près d’éclater : je sens les larmes se soulever et gronder en moi comme un torrent près de briser sa digue, et, comme il me semble que je vais mourir, je t’ai appelée pour que tu saches bien que je porte la peine d’un crime qui n’a pas été commis par moi.

Oh

! parlez, parlez, mon père

! s’écria

l’enfant ; peut-être qu’en racontant vos malheurs, les larmes vous viendront.

Le comte secoua la tête comme un homme qui désespère, mais il n’en continua pas moins.

– Je vais donc te raconter, ma chère enfant, dit-il, comment il se fait que Dieu m’ait refusé des larmes.

« Mon grand-père était un homme dur, qui 528

était arrivé à l’âge de cinquante ans sans avoir eu pitié d’un seul malheureux. Il était d’une santé robuste, et fort riche, si bien que, n’ayant jamais connu ni la maladie ni la misère, il disait que la maladie était un effet de l’imagination et la misère le résultat du désordre. Ou, s’il était forcé de reconnaître que la maladie existait réellement, il disait que le malade s’était attiré son mal par sa vie irrégulière ou par un mauvais régime. De sorte que, ni pauvre ni malade, ne trouvant pitié près de lui, n’y trouvaient non plus des secours.

«

Il y avait plus

: l’aspect seul des gens

malheureux lui était insupportable, et la vue des larmes lui donnait des fureurs pendant lesquelles, ayant complètement perdu la raison, il était capable de tout.

«

Un jour, on signala, aux environs du château, un loup qui faisait d’énormes dégâts. Il avait étranglé des moutons et des chevaux et avait même souvent attaqué des hommes ; de sorte que, bien plus encore pour ne plus entendre les plaintes et ne plus voir les larmes des victimes du terrible animal que par un sentiment de 529

philanthropie, mon grand-père résolut de purger la contrée du monstre qui la désolait.

«

Il partit avec plusieurs chasseurs du voisinage. Dans la nuit, le loup avait été détourné par un très habile piqueur ; de sorte que l’on alla droit à son fort et que l’animal prit chasse.

« Au bout d’une heure d’une course enragée, le loup, pressé par les chiens, au lieu de prendre un grand parti, comme c’est l’habitude de ces animaux, se réfugia dans la cabane d’un charbonnier.

« Par malheur, l’enfant du charbonnier, qui avait trois ou quatre ans, jouait sur la porte.

« Le loup, furieux, se jeta sur l’enfant et l’étrangla.

« La mère, qui était dans l’intérieur de la cabane, vit ce qui se passait ; mais, avant qu’elle eût pu porter secours à son enfant, le pauvre petit était déjà mort.

« Elle jeta de grands cris. Le père, qui abattait un arbre à vingt pas de là, accourut avec sa hache et fendit la tête du loup.

530

« Sur ces entrefaites, mon grand-père, monté sur un cheval ruisselant de sueur, aussi échauffé que son cheval, arrivait avec ses rudes allures.

« Il vit le loup mort, le paysan sa hache sanglante à la main, et la femme qui sanglotait en tenant son enfant mort entre ses bras.

Pourquoi pleures-tu, femme, lui cria-t-il, quand le malheur qui t’arrive est de ta faute ? Si tu n’avais pas laissé vagabonder ton enfant, le loup ne l’eût point rencontré sur son chemin et ne l’eût point étranglé. Et toi, demanda-t-il à l’homme, comment as-tu eu l’audace de tuer le loup que je chassais ?

– Ah ! seigneur, ayez pitié ! s’écrièrent le charbonnier et sa femme en pleurant tous les deux à chaudes larmes.

– Par les cornes du diable ! en avez-vous bientôt fini avec toutes vos pleurnicheries ? fit mon grand-père.

« Et, comme la femme lui montrait, pleurant toujours, le cadavre de son enfant, croyant que cette vue l’attendrirait, exaspéré par cette vue, au 531

contraire, il donna sur la tête de la pauvre femme un tel coup de manche de son fouet qu’elle tomba à la renverse, roulant d’un côté, tandis que le cadavre de son enfant roulait de l’autre.

« Alors le charbonnier fit un mouvement de menace ; mais, jetant presque aussitôt la hache loin de lui, et levant son bras désarmé sur mon grand-père :

– Ah ! cœur de marbre ! dit-il, tu ne peux pas voir couler les larmes d’une mère et d’un père qui pleurent leur enfant

; eh bien, au nom du

Seigneur, je te dis : il viendra pour toi une heure où tu voudras pleurer, où tu ne le pourras pas, où les larmes renfermées en toi te briseront le cœur.

Va, et que cette punition de ta dureté pèse sur toi et sur tes enfants, jusqu’à la troisième et la quatrième génération !

« Si peu impressionnable qu’il fût, mon grand-père s’épouvanta de cette malédiction et, tournant le dos à cette cabane maudite, il s’éloigna au grand galop de son cheval.

« Il avait quatre fils.

532

« L’aîné fut joueur, dilapida la fortune dont il lui avait rendu compte, s’embarqua pour l’Amérique et fut noyé dans un naufrage.

« En apprenant cette nouvelle, mon grand-père eut bien envie de pleurer, mais il ne put pas.

« Son second fils entra dans une conspiration politique ; la conspiration échoua, et il eut la tête tranchée comme traître.

« En le voyant marcher à l’échafaud, la tête haute, mais déjà pâle de sa mort prochaine, mon grand-père eût bien voulu pleurer, mais il ne put pas.

« Son troisième fils, qui était son fils bien-aimé, était grand chasseur comme lui. Un jour, comme tous deux couraient le sanglier, le cheval du jeune homme fit un écart et lança son cavalier contre un arbre où il se brisa la tête.

« Mais grand-père avait vu l’accident ; il sauta à bas de son cheval, mais n’arriva que pour recevoir le dernier soupir de son fils ; mon grand-père leva les deux mains au ciel ; et, avec un effroyable accent de désespoir :

533

– Ô mon Dieu ! s’écria-t-il, une larme, une larme !

« Mais la malédiction était là et, comme il ne pouvait pleurer, son cœur se brisa et il mourut.

« Restait le plus jeune de ses fils, qui fut mon père.

« Celui-là était un jeune homme doux et bon ; mais il n’en fut pas moins frappé par le sort et comme, malgré sa bonté, il ne trouva point de larmes à chaque malheur qui lui arriva, il mourut jeune et quelque temps seulement après que ma mère m’eut mis au monde.

« Maintenant, le châtiment pèse sur moi ; car, dans sa malédiction, le charbonnier, d’accord avec les paroles de l’Écriture, a dit :

– Je te maudis, toi et tes enfants, jusqu’à la troisième et la quatrième génération !

« Donc, je vais mourir bientôt, puisque je ne puis pas pleurer.

– Mais, mon père, demanda Lia, ne savez-vous donc pas un moyen d’être relevé de cette terrible malédiction ?

534

– Oui, répondit le comte, il y en a un, mais si difficile qu’il ne me laisse aucun espoir.

– N’importe, mon père, s’écria Lia, dites, quel est-il ?

Le charbonnier qui a prononcé la

malédiction vit encore ; c’est aujourd’hui un vieillard de quatre-vingts ans. Après la mort de sa femme et de son enfant il s’est retiré bien avant dans la montagne du côté de Falkenstein. Cet homme, qui a fait le mal, sait seul le secret qui le peut guérir ; depuis longtemps, lui-même, en voyant les résultats produits par elle, a regretté la malédiction qu’il avait prononcée, et il l’eût retirée si cela lui eût été possible ; mais la chose lui est interdite. Je l’ai cherché ; et, à genoux devant lui, je l’ai supplié de m’indiquer un moyen de retrouver mes larmes. Mais lui, secouant la tête : « Le moyen, dit-il, oui, je le connais ; mais il m’est défendu de te l’indiquer et il n’y a qu’un cœur d’enfant innocent et pur qui puisse trouver la perle qui a le don précieux de rendre les larmes à ceux qui les ont perdues. »

– Eh ! n’as-tu donc pas, dit Lia en regardant 535

son père avec amour, n’as-tu donc pas près de toi ce cœur innocent et pur ?

– Oui, sans doute, je l’ai, dit-il ; mais, pour moi, Dieu fera-t-il un miracle ?

– Pourquoi douter ? dit l’enfant ; Dieu ne peut-il donc pas tout ce qu’il veut ? Père, indique-moi le chemin qui conduit à la cabane du vieillard et je me charge de te rapporter la perle qui fait pleurer.

Le comte regarda Lia et, après un moment de réflexion :

– Eh bien, va donc, lui dit-il, pauvre enfant, pèlerine du bon Dieu ; le Seigneur t’a choisie pour m’apporter aide et consolation, et, pour la première fois, j’ai confiance et j’espère.

Puis il la bénit, et la jeune fille partit pour son aventureux voyage.

On lui avait fait faire un petit costume de paysanne pour qu’on ne s’étonnât point de la voir aller à pied.

Au bout de quatre jours de marche, où la pauvre petite fit de cinq à six lieues par jour, elle 536

arriva à la cabane du charbonnier.

Elle frappa, car la nuit était arrivée. Le charbonnier vint ouvrir.

Comme le lui avait dit son père, c’était un beau vieillard de quatre-vingts ans, à la barbe et aux cheveux blancs ; la solitude et la tristesse avaient donné à son visage une sorte de majesté.

Le vieillard la regarda longtemps avant de lui adresser la parole ; car il voyait bien que ses traits fins et délicats, son teint blanc, ses petites mains fines aux ongles roses n’étaient point en harmonie avec son costume de paysanne.

Enfin, il lui demanda qui elle était et ce qu’elle voulait.

Alors Lia lui raconta tout : comment elle avait promis à son père de venir demander au vieillard la perle qui fait pleurer et comment son père, ayant eu confiance en elle, elle était venue.

– Ah ! dit le vieillard, ce n’est point une petite affaire que vous avez entreprise là, ma pauvre enfant, et qui, par malheur, ne dépend pas de moi seul ; mais, enfin, je ferai du moins tout ce que je 537

pourrai.

Il ouvrit alors une armoire pratiquée dans la muraille et qui était toute remplie de flacons de différentes grandeurs ; car le vieillard faisait des élixirs tirés de plantes salutaires, qu’il donnait gratuitement aux malades qui, abandonnés des médecins, s’adressaient à lui.

Parmi tous ces flacons, il en choisit un, si petit qu’il contenait à peine un verre à liqueur. Il renfermait un breuvage couleur de pourpre que le vieillard donna à la jeune fille.

– Prends ce flacon, mon enfant, lui dit-il, et bois-en le contenu au moment de t’endormir ; et ce que tu verras en rêve c’est ce qu’il te faudra faire pour venir en aide à ton père.

Lia remercia le vieillard de tout son cœur.

– Mais, lui demanda-t-elle avec inquiétude, où passerai-je la nuit ? Je ne puis me remettre en marche dans les ténèbres

: je me perdrais

;

d’ailleurs, il fait froid dehors, et je pourrais rencontrer sur mon chemin des bêtes féroces ou des hommes méchants.

538

– Tu coucheras ici, mon enfant, lui dit le vieillard. Je donne souvent dans ma pauvre cabane l’hospitalité à des voyageurs égarés. Moi, je dors d’habitude dans un hamac

; toi, tu

dormiras dans ma chambre, sur un lit frais de fougère et de mousse.

Et, en effet, il prépara dans un coin de la chambre le lit de l’enfant ; après quoi, il lui servit, pour son souper, du pain, du lait et d’excellentes fraises.

Lia fit un des meilleurs repas qu’elle eût jamais faits de sa vie ; puis, se retirant dans sa chambre, elle vida son flacon, et tout aussitôt tomba sur son lit de mousse et de fougère accablée de sommeil.

Alors commença pour elle, et dès qu’elle eut les yeux fermés, un spectacle merveilleux.

Elle se trouvait dans un immense jardin émaillé de fleurs si splendides que, n’en ayant jamais vu de pareilles, elle comprit qu’elle n’était pas sur la terre et que, si elle n’était pas encore au ciel, elle était du moins dans quelque planète intermédiaire. De grands et magnifiques papillons 539

aux ailes d’or et d’azur voltigeaient de fleur en fleur ; du calice des roses et des lis s’élançaient des jets d’eau qui avaient la couleur et le parfum des fleurs d’où ils sortaient ; chacun de ces jets d’eau formait un arc-en-ciel aux vives nuances et reflétait un soleil, et les yeux de Lia pouvaient se fixer sur tous ces soleils, sans être éblouis.

Mais ce qu’elle vit de plus beau et de plus extraordinaire, ce fut une troupe d’anges avec des robes d’azur et des ailes d’argent : les uns avaient des couronnes de fleurs, les autres des couronnes d’étoiles et quelques-uns une seule flamme au-dessus du front : c’étaient ceux-là qui, moins nombreux, semblaient commander aux autres.

Tous ces anges étaient beaux à ravir, et l’expression particulière de leur physionomie était une ineffable douceur.

Chacun d’eux était chargé d’une besogne qui lui était propre.

L’un remuait la terre du bout de son aile d’argent, et là où la terre était remuée, poussaient des plantes et des fleurs.

540

C’était l’ange du printemps.

L’autre passait dans le ciel, traînant après lui un long crêpe tout constellé d’étoiles.

C’était l’ange de la nuit.

Celui-ci montait comme une alouette au plus haut des airs, touchant l’orient du bout de son doigt, et l’orient s’enflammait de teintes roses.

C’était l’ange de l’aurore.

Celui-là, avec un sourire triste, mais d’une admirable sérénité, se précipitait dans le vide comme dans un abîme, tenant une croix à la main.

C’était l’ange de la mort.

Un ange couronné de fleurs expliquait tout cela à Lia.

Oh

! que tout cela est beau, grand,

magnifique ! s’écriait-elle. Mais dites-moi, mon bon ange, je vois là-bas un de vos frères qui tient à la main une balance d’or remplie de perles ; qu’a-t-il à faire celui-là ? Il a l’air bien sérieux ; mais, en même temps, cependant, il paraît bien bon ?

541

– C’est l’ange des larmes, répondit celui qu’on interrogeait.

– L’ange des larmes ! s’écria Lia ; oh ! c’est celui-là que je cherchais !

Et elle s’avança vers le bel ange, les mains jointes, dans l’attitude de la prière et en lui souriant avec affabilité.

– Je sais ce que tu veux, lui dit l’ange ; mais crois-tu fermement que je puisse t’aider ? En un mot, as-tu la foi ?

– Je crois que tu peux m’aider, si toutefois Dieu te le permet.

– C’est la vraie foi qui remonte au Seigneur, dit l’ange. Vois ces perles qui sont pures et transparentes comme le cristal : ce sont les larmes d’amour que les hommes répandent sur une bien-aimée perdue ; vois ces perles sombres : ce sont les larmes que versent les victimes de l’injustice et de la persécution ; vois ces perles roses : ce sont les larmes de la pitié que versent les hommes bons sur les souffrances des autres hommes ; vois enfin ces perles dorées : ce sont les larmes du 542

repentir, les plus précieuses de toutes aux yeux du Seigneur. C’est par l’ordre de Dieu que je rassemble toutes ces larmes, qui, un jour, lorsque viendra le moment de la récompense, seront posées dans la balance éternelle, dont l’un des plateaux s’appelle justice et l’autre miséricorde.

Ô bel et bon ange, toi qui sais tout, tu sais pourquoi je viens ; toi qui es l’ange des larmes, tu dois être le meilleur des anges : fais donc, je t’en prie, que mon père qui n’est point coupable des fautes de son aïeul, puisse pleurer pour que son cœur ne se brise point.

– Ce sera difficile, dit l’ange ; mais Dieu nous aidera.

Et en quoi Dieu peut-il nous aider

?

demanda l’enfant.

– En te faisant trouver une larme, réunion de deux larmes : l’une de repentir, l’autre d’amour, et versées par deux personnes différentes ; ces deux larmes réunies forment la plus précieuse de toutes les perles, et cette perle est la seule qui puisse sauver ton père.

543

– Oh ! indique-moi donc alors où je puis la trouver ! s’écria Lia.

– Prie Dieu, et il te conduira, dit l’ange.

Lia, dans son rêve, se mit à genoux et pria.

Mais elle se réveilla en terminant sa prière ; la vision s’était évanouie.

Le jour venu, elle raconta au charbonnier ce qu’elle avait vu en songe et lui demanda ce qu’elle devait faire.

– Reprends la route de chez toi, mon enfant, répondit le vieillard. L’ange t’a promis que Dieu te viendrait en aide, attends avec confiance ; les anges ne mentent pas.

Lia remercia le vieillard, déjeuna et se remit en chemin.

Mais, vers la moitié du second jour, survint un épais brouillard, qui non seulement fit que peu à peu Lia cessa de voir les montagnes au milieu desquelles elle voyageait et dont la double cime lui servait en quelque sorte de direction, mais qui bientôt couvrit jusqu’au chemin.

Tout à coup, le chemin se trouva coupé par un 544

précipice.

Au fond du précipice, on entendait gronder un torrent.

Lia s’arrêta ; il était évident qu’elle s’était trompée de route puisque, en venant, elle n’avait pas vu ce précipice.

Elle regarda de tous côtés ; impossible de rien voir.

Elle appela : une voix lui répondit.

Elle marcha alors dans la direction de la voix.

Bientôt elle aperçut une vieille femme qui était venue pour ramasser du bois mort dans la forêt.

Le brouillard l’avait interrompue dans sa besogne ; mais, comme sa charge était à peu près complète, elle s’apprêtait à regagner la maison au moment où elle avait entendu la voix de Lia et où elle avait répondu, comprenant que c’était l’appel d’une personne en détresse.

Lia, qui était pressée de continuer son chemin, lui demanda s’il y avait moyen de descendre dans le précipice et de le traverser.

– Oh ! pour l’amour de Dieu, mon enfant, 545

s’écria la vieille, ne faites pas cela ! c’est un abîme à pic et qui se creuse de plus en plus. Il faudrait, pour sauter par-dessus, avoir les ailes d’un oiseau, ou, pour le traverser, les pieds d’un chamois.

– Alors, bonne femme, dit Lia, indiquez-moi un autre chemin qui me ramène chez mon père.

Et elle lui nomma Hombourg, disant que c’était là qu’elle désirait revenir.

– Oh ! que vous êtes loin de votre route, ma pauvre enfant ! répondit la bonne femme.

N’importe, répondit l’enfant, j’ai du courage, dites toujours.

– Par cet affreux brouillard, vous ne vous retrouverez jamais, chère petite ; mieux vaut attendre que ce brouillard soit dissipé ; il ne dure jamais plus de vingt-quatre heures.

– Mais, en attendant que ce brouillard soit dissipé, où irai-je ? y a-t-il au moins une auberge dans les environs ?

– Il n’y en a pas à quatre lieues à la ronde, répondit la femme

; mais je vous donnerai

546

volontiers l’hospitalité chez moi, si vous agréez ma pauvre cabane.

Lia accepta avec reconnaissance et suivit la vieille qui, malgré l’épaisseur du brouillard, la conduisit tout droit chez elle.

Elle habitait une petite hutte au pied de la montagne.

La hutte n’avait qu’une chambre unique et de l’aspect le plus misérable.

Lia cherchait où se reposer.

– Asseyez-vous sur cette natte, lui dit la vieille en lui présentant une tasse de lait et un morceau de pain noir.

Puis, avec un soupir :

– Voilà tout ce que je puis vous offrir, dit-elle, et cependant je ne fus pas toujours si pauvre.

Dans le village, de l’autre côté de la montagne, je possédais maisons, jardins, champs et prairies, des brebis, des vaches ; en un mot, on me disait riche. J’avais un fils unique qui m’a dissipé toute cette fortune. Mais, continua-t-elle, Dieu m’est témoin que ce n’est pas mon bien que je regrette, 547

et que les larmes que je verse sont des larmes d’amour.

– C’était un méchant homme alors, que votre fils ? demanda Lia.

– Oh non ! non ! s’écria la pauvre mère. On ne me fera jamais élever la voix contre mon enfant ; non, c’était un bon cœur, au contraire

;

seulement, il était léger, et c’est plutôt ma faute que la sienne, s’il n’a pas réussi. Enfant, je négligeais de le punir quand il avait commis quelque faute. Dieu m’avait donné un bon terrain ; c’est ma trop grande faiblesse qui y a semé l’ivraie.

Et elle éclata en sanglots.

Lia en eut grande pitié et chercha à la consoler, tout en mangeant son pain et son lait.

Mais, essuyant ses yeux, la femme commença de lui préparer un lit de feuilles sèches, tout en murmurant :

– Dieu l’a voulu ainsi ; ce que Dieu fait est bien fait.

Lia était déjà couchée sur son lit et sur le point 548

de s’endormir quand, tout à coup, on frappa à la porte.

– Qui êtes-vous ? interrogea la vieille.

Un voyageur qui demande l’hospitalité, interrompit une voix d’homme venant du dehors.

– Oh ! ma chère femme, pour l’amour de Dieu, dit Lia, n’ouvrez point ; cet homme est peut-être un voleur qui vient nous assassiner.

– Soyez tranquille, ma pauvre enfant, répondit la bonne femme ; que viendrait chercher un voleur dans cette pauvre hutte ? Et, quant à nous assassiner, qui est-ce qui voudrait commettre un crime si inutile que de tuer un enfant et une vieille femme ? C’est quelque pauvre voyageur égaré dans le bois, qui risque de tomber dans le précipice si je ne le reçois pas ; ne pas le recevoir serait donc agir peu chrétiennement.

Et la bonne femme ouvrit la porte.

L’étranger entra ; il était enveloppé d’un grand manteau qui cachait presque entièrement son visage ; la vieille raviva le feu dans la cheminée, lui présenta du lait et du pain, comme elle avait 549

fait à l’enfant, et l’invita à manger.

Mais lui secoua la tête en signe de refus, tout en regardant la vieille à la lueur du foyer qui lui éclairait le visage.

Pourquoi donc ne mangez-vous point

?

demanda la bonne femme. Vous devez avoir faim, et ce que je vous offre je vous l’offre de bon cœur. Mangez donc.

– Pas avant que vous m’ayez pardonné, dit l’étranger en rejetant son manteau, en ouvrant ses bras et en montrant son visage baigné de larmes.

– Mon fils ! s’écria la bonne femme.

– Ma mère ! ma mère ! fit le voyageur.

Et tous deux se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.

C’était, en effet, le fils perdu, l’enfant prodigue qui revenait près de sa mère.

Le premier moment fut tout entier à la joie, à l’émotion et aux larmes.

Puis le fils raconta à sa mère ce qui lui était arrivé.

550

Nous dirons son histoire en deux mots.

Tant qu’il lui était resté quelque chose de l’argent emporté à sa mère, le jeune homme avait mené une vie légère et dissipée ; puis, après la dissipation était venue la misère, et, enfin, une maladie qui l’avait conduit aux portes du tombeau.

Là, il avait trouvé le repentir ; là, il avait compris combien il avait péché contre Dieu et sa mère. Il pria Dieu de lui pardonner et jura de revenir près de sa mère s’il guérissait.

Dieu entendit sa prière et lui rendit la santé.

Alors il songea à accomplir son vœu et à revenir près de sa mère ; mais il avait tout dissipé et avait honte de revenir pauvre et dénué de tout, comme un mendiant.

Or, un jour, il était près du Danube, rêvant au moyen de gagner quelque argent pour retourner près de sa mère et suivant machinalement des yeux un jeune homme qui s’amusait à nager.

Le père, lui aussi, était sur le bord et admirait la force et l’adresse de son fils.

551

Tout à coup, le nageur se mit à crier au secours : il venait d’être pris d’une crampe et se noyait.

Le père se jeta à l’eau ; mais, au lieu de sauver son fils, il l’entraînait au fond, ne sachant pas nager lui-même.

Frantz, au contraire – c’était le nom du fils de la bonne femme –, était un excellent nageur, s’étant dès son enfance exercé dans le Rhin.

Un instant après, le père et le fils étaient sauvés.

Le lendemain, Frantz reçut douze mille francs d’une main inconnue. Son premier mouvement fut de les rendre, ne trouvant pas qu’il dût permettre qu’on lui payât une bonne action.

Mais le père et le fils avaient quitté le pays ; c’étaient deux voyageurs qui passaient et nul ne savait d’où ils venaient ni où ils étaient allés.

Alors Frantz ne s’était plus fait scrupule, et, riche de ses douze mille francs, plus riche encore de son repentir, il était revenu chez sa mère.

La mère et le fils causèrent encore longtemps 552

près du feu ; car ils avaient tant de choses à se dire qu’ils ne songeaient point au sommeil.

Il n’en était pas ainsi de Lia. À peine le jeune homme avait-il achevé son récit, qu’elle s’endormit.

Alors elle fit le même rêve qu’elle avait déjà fait ; elle vit le même jardin, les mêmes fleurs, les mêmes papillons, les mêmes anges.

Seulement, cette fois, l’ange des larmes lui fit signe de venir à lui.

Elle y alla.

Il lui tendit alors une perle.

– Tiens, lui dit-il, voici la perle précieuse dont je t’avais parlé ; elle est composée de deux larmes

: larme d’amour maternel, larme de repentir filial. Mets cette perle sur le cœur de ton père, et ton père pourra pleurer, et ton père sera guéri.

L’enfant éprouva une telle joie qu’elle se réveilla.

Le rêve disparut.

553

Lia crut que c’était un rêve vain comme tous les rêves et elle attendit tristement le jour.

Le jour vint ; le soleil, en se levant, avait dissipé le brouillard.

Lia voulut quitter la cabane à l’instant même.

– Non, dit la bonne femme ; il faut, mon enfant, que vous acceptiez à déjeuner ; nous pouvons vous le donner maintenant et nous vous le donnons volontiers, car nous ne sommes plus si pauvres à présent. Le déjeuner fini, Frantz vous remettra sur votre chemin.

Pendant que Lia déjeunait, la vieille arrangea pour son fils, qui n’avait point dormi, le lit que Lia avait occupé.

En l’arrangeant, elle trouva une perle.

– Tenez, mon enfant, dit-elle, voilà ce que vous avez perdu ; c’est bien heureux que j’aie trouvé cette perle, qui me paraît être d’un grand prix.

– Ah ! s’écria Lia, c’est la perle de l’ange.

Et, tombant à genoux, elle remercia Dieu.

554

Sa prière faite, elle insista pour partir à l’instant même. Frantz la remit dans son chemin, comme la vieille le lui avait promis et, le lendemain, elle arriva à la maison paternelle.

La vieille femme de charge, qui avait été la nourrice de son père, vint à sa rencontre tout en larmes.

– Oh ! mon Dieu, s’écria Lia, mon père serait-il mort ?

– Non ; mais il touche au tombeau. Il vous attendait hier ; il a cru, ou que vous aviez été dévorée par quelque bête féroce, ou que vous étiez tombée dans un précipice. Sa douleur a été immense et, comme il ne peut pleurer, il a failli mourir étouffé par ses larmes.

– Où est-il ? demanda Lia.

– Dans sa chambre, répondit la vieille femme de charge. Dieu veuille que vous arriviez à temps pour recevoir sa suprême bénédiction et son dernier baiser !

Lia était déjà dans les escaliers. Elle ouvrit la chambre de son père en criant :

555

– Mon père, me voilà !

Le mourant fit un effort, et tendit les bras à son enfant en balbutiant :

– Pardonnez-moi, mon Dieu, je meurs !

Mais, en même temps qu’il prononçait ces paroles, Lia posait la perle sur le cœur de son père.

Il jeta un grand cri, et un double torrent de pleurs s’élança de ses yeux.

Puis, avec un accent d’ineffable joie :

– Quel bienfait que les larmes ! s’écria-t-il.

Dieu en soit remercié, et toi aussi, mon enfant !

Et il vécut encore de longues années, versant désormais des larmes dans la peine comme dans la joie.

556

Un âne qui a peur du feu et de l’eau 557

Nous sortions de Brunnen. Nous demandâmes à un homme qui fumait, assis sur le banc de la dernière maison, si nous étions bien sur la route de Schwytz. Celui à qui nous faisions cette question nous répondit affirmativement, et, pour plus grande sûreté, il nous montra, à trois cents pas devant nous, un paysan et son âne qui nous précédaient dans le chemin que nous devions suivre, et qui devaient nous précéder ainsi jusqu’à Ibach ; d’ailleurs, il n’y avait pas à s’y tromper, la route de Schwytz à Brunnen étant carrossable.

Rassurés par cette explication, nous avions perdu nos deux guides derrière un coude de la route, et nous ne pensions déjà plus à eux, lorsqu’en arrivant à l’endroit où ils avaient disparu nous vîmes revenir le quadrupède, qui retournait au grand galop à Brunnen, et qui, sans doute pour y annoncer son arrivée, donnait à sa voix toute l’étendue qu’elle pouvait atteindre.

Derrière lui, mais perdant visiblement autant de terrain que Curiace blessé sur Horace sain et sauf, 558

venait le paysan, qui, tout en courant, employait l’éloquence la plus persuasive pour retenir le fugitif. Comme la langue dans laquelle ce brave homme conjurait son âne était ma langue maternelle, je fus aussi touché de son discours que le stupide animal l’était peu, et, au moment où il passait près de moi, je saisis adroitement la longe qu’il traînait près de lui ; mais il ne se tint pas pour arrêté, et continua de tirer de son côté.

Comme je ne voulais pas avoir tort devant un âne, j’y mis de l’entêtement et je tirai du mien : bref, je n’oserai pas dire à qui la victoire serait restée, si mon domestique Francesco ne m’était venu en aide, en faisant pleuvoir sur la partie postérieure de mon adversaire une grêle de coups de son bâton de voyage. L’argument fut décisif ; l’âne se rendit aussitôt, secouru ou non secouru.

En ce moment, le paysan arriva, et nous lui rendîmes le prisonnier.

Le pauvre homme était en nage

: aussi

crûmes-nous qu’il allait continuer à sa bête la correction commencée

; mais, à notre grand

étonnement, il lui adressa la parole avec un accent de bonté qui me parut si singulièrement 559

assorti à la circonstance que je ne pus m’empêcher de lui exprimer mon étonnement sur sa mansuétude, et que je lui dis franchement que je croyais qu’il gâterait entièrement le caractère de son animal s’il l’encourageait dans de pareilles fantaisies.

«

Ah

! me répondit-il, ce n’est pas une fantaisie

; c’est qu’il a eu peur, ce pauvre Pierrot !

– Peur de quoi ?

– Il a eu peur d’un feu que des enfants avaient allumé sur la route.

– Eh bien, mais, dites donc, continuai-je, c’est un fort vilain défaut qu’il a là, M. Pierrot, que d’avoir peur du feu.

– Que voulez-vous ? répondit le bonhomme avec la même longanimité, c’est plus fort que lui, pauvre bête !

– Mais, si vous étiez sur son dos, mon brave homme, quand une peur comme celle-là lui prend, à moins que vous ne soyez meilleur cavalier que je ne vous crois, savez-vous qu’il 560

vous casserait le cou ?

– Oh ! oui, monsieur, fit le paysan avec un geste de conviction ; ça ne fait pas un doute : aussi je ne le monte jamais.

– Alors, ça vous fait un animal bien agréable.

– Eh bien, tel que vous le voyez, continua le bonhomme, ç’a été la bête la plus docile, la plus dure à la fatigue, et la plus courageuse de tout le canton ; il n’avait pas son pareil.

– C’est votre faiblesse pour lui qui l’aura gâté.

– Oh ! non, monsieur, c’est un accident qui lui est arrivé.

Allons donc, Pierrot, continuai-je, en poussant l’âne qui s’était arrêté de nouveau.

– Attendez... c’est qu’il ne veut pas passer l’eau.

– Comment, il a peur de l’eau aussi ?

– Oui, il en a peur.

– Il a donc peur de tout ?

– Il est très ombrageux, c’est un fait... Allons, Pierrot ! »

561

Nous étions arrivés à un endroit où un ruisseau d’une dizaine de pieds de large coupait la route, et Pierrot, qui paraissait avoir une profonde horreur de l’eau, était resté sur le bord, les quatre pieds fichés en terre, et refusait absolument de faire un pas de plus. Sa résolution était visible ; le paysan avait beau tirer, Pierrot opposait une force d’inertie inébranlable. Je m’attachai à la corde, et je tirai de mon côté ; mais Pierrot se cramponna de plus belle, en s’assurant sur ses pieds de derrière. Francesco alors le poussa par la croupe ; ce qui n’empêcha point Pierrot, malgré la combinaison de nos efforts, de rester dans l’immobilité la plus parfaite. Enfin, ne voulant pas en avoir le démenti, je tirais si bien que, tout à coup, la corde cassa ; cet accident eut sur les différents personnages un effet pareil dans ses résultats, mais très varié dans ses détails : le paysan tomba immédiatement le derrière dans l’eau ; j’allai à reculons m’étendre à dix pas dans la poussière, et Francesco, manquant tout à coup de point d’appui, grâce au quart de conversion que fit inopinément Pierrot en se sentant libre, s’épata le nez et les deux mains dans la vase.

562

«

J’étais sûr qu’il ne passerait pas, dit tranquillement le bonhomme, en tordant le fond de sa culotte.

– Mais, c’est un infâme rhinocéros que votre Pierrot, répondis-je en m’époussetant.

– Diavolo di somaro ! murmura Francesco, remontant le courant pour se laver la figure et les mains à un endroit où l’eau ne fût pas troublée.

– Je vous remercie bien, me dit le bonhomme, de la peine que vous vous êtes donnée pour moi, mon bon monsieur.

– Il n’y a pas de quoi ; seulement, je suis affligé qu’elle n’ait pas eu un meilleur résultat.

– Que voulez-vous ! quand on a fait ce qu’on peut, il n’y a pas de regrets à avoir.

– Eh bien, mais... de quelle manière allez-vous vous en tirer ?

– Je vais faire un détour.

– Comment ! vous céderez à Pierrot ?

– Il le faut bien, puisqu’il ne veut pas me céder.

563

– Oh ! non, dis-je, ça ne finira pas comme cela ; quand je devrais porter Pierrot sur mon dos, Pierrot passera.

– Hum ! il est lourd, fit le bonhomme en hochant la tête.

– Allez l’attraper par la bride ; j’ai une idée. »

Le paysan repassa le ruisseau, et alla reprendre par le bout de sa longe Pierrot, qui s’était tranquillement arrêté à mâcher un chardon.

«

C’est bien, continuai-je

; maintenant,

amenez-le plus près que vous pourrez du courant.

Bon !

– Est-il bien là ?

– Parfaitement... As-tu fini de te débarbouiller, Francesco ?

– Oui, Excellence.

– Donne-moi ton bâton et passe du côté de la tête de Pierrot. »

Francesco me tendit l’objet demandé et exécuta la manœuvre prescrite ; quant au paysan, il caressait tendrement son âne.

564

Je profitai de ce moment pour prendre ma position derrière l’animal, et, pendant qu’il répondait aux amitiés de son maître, je passai nos deux bâtons de montagne entre ses jambes.

Francesco comprit aussitôt ma pensée, se tourna comme un commissionnaire qui se prépare à porter une civière, et prit les deux bâtons par un bout, pendant que je les tenais par l’autre ; au mot : Enlevez ! Pierrot perdit terre, et, au commandement de : En avant, marche ! il se mit triomphalement en route, ressemblant assez à une litière dont nous étions les porteurs.

Soit que la nouveauté de l’expédient l’eût étourdi, soit qu’il trouvât cette manière de voyager de son goût, soit enfin qu’il fût frappé de la supériorité de nos moyens dynamiques, Pierrot ne fit aucune résistance, et nous le déposâmes sain et sauf sur l’autre rive.

« Eh bien, dit le paysan, quand la bête eut repris son aplomb naturel, en voilà une sévère !

Qu’est-ce que tu en penses, mon pauvre Pierrot ? »

Pierrot se remit en route comme s’il n’était 565

absolument rien arrivé.

«

Et maintenant, dis-je au bonhomme, racontez-moi l’accident arrivé à votre âne et d’où vient qu’il a peur de l’eau et du feu : c’est bien le moins que vous me deviez, après le service que je viens de vous rendre.

– Ah ! monsieur, me répondit le paysan en posant sa main sur le cou de sa bête, la chose est arrivée il y aura deux ans au mois de novembre prochain : il y avait déjà beaucoup de neige dans la montagne, et un soir que j’étais revenu, comme aujourd’hui, de Brunnen avec Pierrot (dans ce temps-là, pauvre animal ! il n’avait peur de rien) et que nous nous chauffions, mon fils (mon fils n’était pas encore mort à cette époque-là), ma belle-fille, Fidèle et moi, autour d’un bon feu...

Pardon, interrompis-je

; mais, quand je

commence à écouter une histoire, j’aime à connaître mes personnages : sans indiscrétion, qu’est-ce que Fidèle ?

– Sauf votre respect, c’est notre chien, un griffon superbe ; oh ! fameuse bête, allez !

566

– Bien, mon ami ; maintenant, j’écoute.

– Nous nous chauffions donc, écoutant le vent siffler dans les sapins, quand on frappa à la porte ; je courus ouvrir : c’étaient deux jeunes gens de Paris qui étaient partis de Sainte-Anna sans guide, et qui s’étaient perdus dans la montagne ; ils étaient roides de froid ; je les fis approcher du feu, et, tandis qu’ils dégelaient, Marianne prépara un cuissot de chamois.

C’étaient de bons vivants, à moitié morts, mais gais et farceurs tout de même, de vrais Français, enfin. Ce qui les avait sauvés, c’est qu’ils avaient avec eux tout ce qu’il fallait pour faire du feu ; de sorte que deux ou trois fois ils avaient allumé des tas de branches, s’étaient réchauffés et s’étaient remis en route de plus belle ; si bien qu’à force de marcher, de se refroidir, de se réchauffer et de se remettre en chemin, ils étaient arrivés jusqu’à la maison. Après souper, je les conduisis dans leur chambre : dame ! ce n’était pas élégant, mais c’était tout ce que nous avions : douce comme un poêle, du reste, parce qu’il y avait une porte qui donnait dans l’étable et que les chrétiens profitaient de la chaleur des animaux. En allant 567

chercher de la paille pour faire le lit, je laissai la porte de communication ouverte, et Pierrot, qui restait toujours libre comme l’air, vu qu’il était doux comme un agneau, rentra derrière moi dans la chambre, me suivant comme un chien et mangeant à même de la botte de paille que je tenais sous le bras.

» – Vous avez là un bien bel animal ? me dit un des voyageurs.

» – Effectivement, je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais Pierrot est superbe dans son espèce.

Je fis un signe de tête.

» – Comment s’appelle-t-il ? continua le plus grand des deux.

»

Il s’appelle Pierrot. Oh

! vous pouvez

l’appeler, il n’est pas fier, il viendra.

» – Combien peut valoir un âne comme celui-ci ?

» – Dame ! vingt écus, trente écus.

» – C’est pour rien.

568

»

Effectivement, dis-je, relativement aux services que ça rend, ça n’est pas cher. Allons, Pierrot, mon ami, faut laisser coucher ces messieurs.

Il me suivit comme s’il m’entendait. Je fermai la porte de communication, et, pour ne pas déranger ces messieurs davantage, je rentrai par devant. Un instant après, je les entendis rire de tout leur cœur.

» – Bon, dis-je, Dieu regarde la chaumière dont les hôtes sont joyeux.

Le lendemain, sur les sept heures, nos deux jeunes gens se réveillèrent ; mon fils était déjà parti pour la chasse. Pauvre François ! c’était sa passion... enfin Marianne avait préparé le déjeuner. Nos hôtes mangèrent avec des appétits de voyageurs ; puis, ils voulurent régler leur compte : nous leur dîmes que c’était ce qu’ils voudraient ; ils donnèrent un louis à Marianne qui voulut leur rendre, mais ils s’y opposèrent ; ils étaient riches, à ce qu’il paraît.

» – Maintenant, mon brave homme, me dit l’un d’eux, ce n’est pas tout ; il faut que vous 569

nous prêtiez Pierrot jusqu’à Brunnen.

»

Avec grand plaisir, messieurs, que je répondis

: vous le laisserez à l’auberge de l’Aigle, et, la première fois que j’irai aux provisions, je le reprendrai. Pierrot est à votre service, prenez-le ; vous monterez chacun votre tour dessus et même tous les deux ensemble ; il est solide, ça vous soulagera.

»

Mais, reprit son camarade, comme il pourrait arriver malheur à Pierrot...

»

Qu’est-ce que vous voulez qu’il lui arrive ? que je dis ; la route est bonne d’ici à Ibach, et d’Ibach à Brunnen, elle est superbe.

» – Enfin, on ne peut pas savoir. Nous allons vous laisser sa valeur.

» – C’est inutile, j’ai confiance en vous.

»

Nous ne le prendrons pas sans cette condition.

» – Faites comme vous voudrez, messieurs, vous êtes les maîtres.

» – Vous avez dit que Pierrot valait trente écus ?

570

» – Au moins.

» – En voilà quarante ; donnez-nous un reçu de la somme. Si nous remettons votre bête saine et sauve entre les mains du maître de l’hôtel de l’Aigle, il nous la remboursera

; s’il arrive

quelque malheur à Pierrot, vous garderez les quarante écus.

On ne pouvait pas mieux dire. Ma bru, qui sait lire et écrire parce qu’elle était la fille du maître d’école de Goldau, leur donna un reçu circonstancié ; on leur harnacha Pierrot, et ils partirent. C’est une justice à lui rendre, pauvre bête ! il ne voulait pas marcher ; il nous regardait d’un air triste, au point qu’il me fit de la peine et que j’allai couper un morceau de pain que je lui donnai. Il aime beaucoup le pain, Pierrot ; c’était un moyen de lui faire faire tout ce qu’on voulait ; de sorte que je n’eus qu’à lui dire : « Allons va ! » pour qu’il se mît en route. Dans ce temps-là, il était obéissant comme un caniche.

– L’âge l’a bien changé.

– Le fait est qu’il n’est pas reconnaissable ; mais, avec votre permission, ce n’est pas l’âge, 571

c’est l’accident en question.

– Qui lui arriva pendant le voyage ?

– Oh ! oui, monsieur, et un rude ; n’est-ce pas, mon pauvre Pierrot ?

– Voyons l’accident.

– Vous ne devineriez jamais, allez ! Il faut vous imaginer que nos farceurs de Parisiens avaient eu une idée, et une drôle encore : c’était, au lieu de se chauffer de temps en temps, comme ils l’avaient fait la veille, de se chauffer ce jour-là tout le long de la route ; or, ils avaient pensé à Pierrot pour cela : j’ai su depuis comment tout s’était passé, par un voisin de Ried, qui travaillait dans le bois et qui les vit faire ; ils lui mirent d’abord sur son bât une couche d’herbe mouillée, puis sur la couche d’herbe une couche de neige, puis une nouvelle couche d’herbe, et sur cette couche un fagot de sapins, comme vous en avez vu entassés tout le long de la route ; alors, ils tirèrent leur briquet de leur poche et allumèrent le fagot

; de sorte qu’ils n’avaient qu’à suivre Pierrot pour se chauffer et à étendre la main pour allumer leurs cigares, exactement comme s’ils 572

étaient devant leur cheminée. Que dites-vous de l’invention ?

– Je dis que je reconnais parfaitement là mes Parisiens.

– Ça alla bien comme ça l’espace d’une lieue à peu près

; ils avaient traversé le village de Schonembuch en se chauffant comme je vous l’ai dit, et ne s’étaient arrêtés que pour remettre du bois au feu. Tout le monde était sorti sur les portes pour les regarder passer ; ça ne s’était jamais vu, vous comprenez ; mais, petit à petit, la neige qui empêchait Pierrot de sentir la chaleur était fondue, les deux couches d’herbe s’étaient séchées ; le feu gagnait du terrain sans que nos Parisiens y fassent attention, et plus il gagnait du terrain, plus il se rapprochait du cuir de Pierrot ; aussi ce fut lui qui s’en aperçut le premier. Il commença à tourner sa peau, puis à braire, puis à trotter, puis à galoper, que nos jeunes gens ne pouvaient plus le suivre, et plus il allait vite, et plus le courant d’air l’allumait. Enfin, pauvre animal ! il devint comme un fou, il se roulait ; mais le feu avait gagné le bât et ça le rôtissait ; il 573

se relevait, il se roulait encore. Enfin, à force de se rouler, il arriva sur le talus de la rivière et, comme il allait rapidement en pente, il dévala dedans. Les farceurs continuèrent leur route sans s’inquiéter de lui : il était payé.

Deux heures après, on retrouva Pierrot, il était éteint ; mais, comme les bords de la Muotta sont escarpés, il n’avait pas pu remonter, et il était resté tout ce temps-là dans l’eau glacée ; de sorte qu’après avoir été rôti il gelait : on voulut le faire approcher du feu, mais, dès qu’il vit la flamme, il s’échappa comme un enragé, et, comme il savait son chemin, il revint à la maison, où il fit une maladie de six semaines.

C’est depuis ce temps-là qu’il ne peut plus sentir ni l’eau ni le feu. »

Comme j’avais vu des répugnances plus extraordinaires que celles de Pierrot, je compris parfaitement la sienne, et il reprit dès lors dans mon estime toute la considération que lui avaient ôtée ses deux escapades.

574

Le sifflet enchanté

575

Il y avait une fois un roi riche et puissant qui avait une fille d’une beauté remarquable. Lorsque celle-ci arriva à l’âge de se marier, il fut enjoint par une ordonnance criée à son de trompe et affichée sur tous les murs, à ceux qui avaient des prétentions à l’épouser, de se réunir dans une vaste prairie.

Là, la princesse jetterait en l’air une pomme d’or, et celui qui parviendrait à s’en emparer n’aurait plus qu’à résoudre trois problèmes, après quoi il deviendrait l’époux de la princesse, et, par conséquent, le roi n’ayant point de fils, l’héritier du royaume.

Le jour fixé, la réunion eut lieu : la princesse jeta la pomme en l’air, mais les trois premiers qui s’en emparèrent n’avaient accompli que la tâche la plus facile, et aucun des trois n’essaya même d’entreprendre ce qui restait à faire.

Enfin, la pomme lancée une quatrième fois par la princesse, tomba aux mains d’un jeune berger, 576

qui était le plus beau, mais aussi le plus pauvre de tous les prétendants.

Le premier problème, bien autrement difficile à résoudre qu’un problème de mathématiques, était celui-ci :

Le roi avait fait enfermer dans une écurie cent lièvres ; celui qui parviendrait à les mener paître dans la prairie où avait lieu l’assemblée, et, les y ayant conduits le matin, les ramènerait tous le soir, aurait résolu le premier problème.

Lorsque cette proposition eut été faite au jeune berger, il demanda un jour pour réfléchir ; le lendemain, il répondrait affirmativement ou négativement.

La demande parut si juste au roi, qu’elle lui fut accordée.

Il prit aussitôt le chemin de la forêt, pour y méditer à son aise sur les moyens à employer pour réussir.

Il suivait lentement et la tête baissée un sentier étroit, longeant un ruisseau, lorsque, sur ce sentier même, il rencontra une petite vieille aux 577

cheveux tout blancs, mais à l’œil encore vif, qui lui demanda la cause de sa tristesse.

Mais le jeune berger répondit en secouant la tête :

– Hélas ! personne ne peut me venir en aide, et, cependant, j’ai bien envie d’épouser la fille du roi.

– Ne te désespère pas si vite, répondit la petite vieille ; raconte-moi ce qui te chagrine, et peut-

être pourrai-je te tirer d’embarras.

Notre berger avait le cœur si gros, qu’il ne se fit aucunement prier et lui raconta tout.

– N’est-ce que cela ? demanda la petite vieille, en ce cas, tu es bien bon de te désoler.

Et elle prit dans sa poche un sifflet d’ivoire et le lui donna.

Ce sifflet ressemblait à tous les sifflets ; aussi le berger, pensant qu’il y avait sans doute une façon particulière de s’en servir, se retourna-t-il du côté de la petite vieille pour lui faire quelques questions, mais elle avait déjà disparu.

Mais, plein de confiance dans celle qu’il 578

regardait comme un bon génie, il alla le lendemain au palais, et dit au roi :

– J’accepte, sire, et viens chercher les lièvres pour les mener paître dans la prairie.

Alors le roi se leva et dit à son ministre de l’intérieur :

– Faites sortir tous les lièvres de l’écurie.

Le jeune berger se mit sur le seuil de la porte pour les compter ; mais le premier était déjà bien loin quand le dernier fut mis en liberté ; si bien que, lorsque le berger arriva dans la prairie, il n’avait plus un seul lièvre avec lui.

Il s’assit tout pensif, n’osant croire à la vertu de son sifflet. Mais, cependant, il lui fallut recourir à cette dernière ressource ; il l’appuya donc à ses lèvres et souffla dedans de toutes ses forces.

Le sifflet rendit un son aigu et prolongé.

Aussitôt, à son grand étonnement, de droite, de gauche, devant, derrière, de tous côtés enfin, accoururent les cent lièvres, qui se mirent tranquillement à paître autour de lui.

579

On vint annoncer au roi ce qui se passait, et comment le jeune berger allait probablement résoudre le problème des cent lièvres.

Le roi en référa à sa fille.

Tous deux furent fort contrariés, car si le jeune berger réussissait dans les deux autres problèmes comme il allait sans doute réussir dans le premier, la princesse devenait la femme d’un simple paysan, ce qui était on ne peut plus humiliant pour l’orgueil royal.

– C’est bien, dit la princesse à son père, avisez de votre côté, je vais aviser du mien.

La princesse rentra chez elle, se déguisa de façon à se rendre méconnaissable ; après quoi elle fit venir un cheval, monta dessus, et se rendit près du jeune berger.

Les cent lièvres caracolaient joyeusement autour de lui.

– Voulez-vous me vendre un de vos lièvres ?

demanda la jeune princesse.

– Je ne vous vendrais pas un de mes lièvres pour tout l’or du monde, répondit le berger, mais 580

vous pouvez en gagner un.

– À quel prix ? demanda la princesse.

– En descendant de votre cheval, en vous asseyant sur le gazon et en passant un quart d’heure avec moi.

La princesse fit quelques difficultés ; mais comme il n’y avait que ce moyen d’obtenir le lièvre, elle mit pied à terre et s’assit près du jeune berger.

Au bout d’un quart d’heure, pendant lequel le jeune berger lui conta mille choses tendres, elle se leva, réclamant son lièvre, et, fidèle à sa promesse, le jeune berger le lui donna.

La princesse l’enferma avec joie dans un panier attaché à l’arçon de sa selle et reprit le chemin du palais.

Mais à peine eut-elle fait un quart de lieue, que le berger approcha le sifflet de ses lèvres et siffla, et qu’à ce bruit, qui le rappelait impérieusement, le lièvre souleva le couvercle du panier, sauta à terre, et se sauva à toutes jambes.

Un instant après, le berger vit venir à lui un 581

paysan monté sur un âne ; c’était le vieux roi qui s’était aussi déguisé, et qui était sorti de son palais dans le même but que sa fille.

Un grand sac pendait au bât de son âne.

Veux-tu me vendre un de tes lièvres

?

demanda-t-il au berger.

– Mes lièvres ne sont point à vendre, dit le pâtre ; ils sont à gagner.

– Et que faut-il faire pour en gagner un ?

Le pâtre chercha un instant.

– Il faut baiser trois fois le derrière de votre âne, dit-il.

Cette condition bizarre répugnait fort au vieux roi, qui ne voulait pas, à toute force, s’y soumettre. Il offrit jusqu’à cinquante mille francs d’un des lièvres, mais le berger tint bon.

Enfin le roi, qui voulait absolument son lièvre, en passa par la condition imposée, si humiliante qu’elle fût pour un roi. Il baisa trois fois le derrière de son âne, fort étonné qu’un roi lui fît un pareil honneur, et le berger, fidèle à sa promesse, lui donna le lièvre demandé avec tant 582

d’insistance.

Le roi fourra le lièvre dans son sac et partit au grand trot de son âne.

Mais à peine eut-il fait un quart de lieue, qu’un coup de sifflet se fit entendre, et qu’à ce coup de sifflet le lièvre gratta si bien qu’il fit un trou à son sac et s’enfuit.

– Eh bien ? demanda la princesse au roi en voyant celui-ci revenir au palais.

– Que vous dirai-je, ma fille, répondit le roi.

C’est un garçon fort entêté, qui à aucun prix n’a voulu me vendre un lièvre. Mais soyez tranquille, il ne sortira pas aussi facilement des deux autres épreuves que de celles-ci.

Il va sans dire que le roi ne parla pas plus de la condition à l’aide de laquelle il avait un instant tenu son lièvre que la princesse n’en avait parlé elle-même.

C’est absolument comme moi, dit la princesse, je n’ai pu obtenir un de ses lièvres ni pour or ni pour argent.

Le soir, le berger revint avec ses lièvres ; il les 583

compta devant le roi : il n’y en avait ni un de plus ni un de moins ; ils furent remis au ministre de l’intérieur, qui les fit rentrer dans leur écurie.

Le roi dit alors :

– La première épreuve est résolue. Il s’agit maintenant de triompher de la seconde. Fais bien attention, jeune homme.

Le berger prêta l’oreille.

– J’ai là-haut, dans mon grenier, continua le roi, cent mesures de petits pois et cent mesures de lentilles ; lentilles et pois sont mêlés les uns avec les autres ; si tu parviens cette nuit à les séparer sans lumière, tu auras résolu le second problème.

– J’en fais mon affaire, répondit le berger.

Et le roi appela son ministre de l’intérieur, qui le conduisit au grenier, l’y enferma et remit la clef au roi.

Comme il faisait déjà nuit et que, pour une pareille besogne, il n’y avait pas de temps à perdre, le berger prit son sifflet et siffla.

Aussitôt accoururent cinq mille fourmis, qui se mirent à remuer les lentilles et les pois jusqu’à 584

ce qu’ils fussent séparés en deux tas.

Le lendemain, le roi, à son grand étonnement, vit que le travail était accompli ; il eût bien voulu faire des difficultés, mais il n’y avait pas la plus petite objection à élever.

Il lui fallait donc compter sur cette chance passablement douteuse, après les deux premières victoires, que le berger succomberait dans la troisième épreuve.

Cependant, comme elle était la plus rude de toutes, le roi ne désespéra point.

– Il s’agit maintenant, lui dit-il, de te rendre, à la nuit tombante, à la paneterie du palais, et de manger en une nuit le pain cuit pour toute la semaine ; si demain matin il n’en reste pas une miette, je serai content de toi et tu épouseras ma fille.

Le soir même, le jeune berger fut conduit à la paneterie, laquelle était tellement pleine, qu’il n’y restait qu’une toute petite place vide près de la porte.

Mais à minuit, lorsque tout fut tranquille dans 585

le palais, le berger prit son sifflet et siffla.

Aussitôt accoururent dix mille souris qui se mirent à ronger le pain de telle façon, que le lendemain il n’en restait plus une miette.

Alors le jeune homme frappa de toutes ses forces à la porte, et cria :

– Dépêchez-vous d’ouvrir, s’il vous plaît ; j’ai faim.

La troisième épreuve était donc aussi victorieusement accomplie que les deux autres.

Cependant, le roi tenta de lui chercher quelque chicane.

Il se fit apporter un sac contenant six mesures de blé, et, ayant réuni bon nombre de ses courtisans :

Raconte-nous, lui dit-il, autant de mensonges qu’il en pourra entrer dans ce sac, et quand ce sac sera plein, tu auras ma fille.

Alors le berger raconta tous les mensonges qu’il put trouver ; mais il était à la moitié de la journée et au bout de ses mensonges que le sac était loin d’être plein.

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– Eh bien, continua-t-il, tandis que j’étais en train de garder mes lièvres, la princesse est venue me trouver déguisée en paysanne, et, pour avoir un de mes lièvres, elle m’a permis de lui prendre un baiser.

La princesse, qui, ne se doutant pas de ce qu’il allait dire, n’avait pu lui fermer la bouche, devint rouge comme une cerise, si bien que le roi commença de croire que le mensonge du jeune berger pourrait bien être une vérité.

– Le sac n’est pas encore plein, s’écria le roi, quoique tu viennes d’y laisser tomber un bien gros mensonge ; continue.

Le berger salua et reprit :

– Un instant après que la princesse a été partie, j’ai vu Sa Majesté, déguisée en paysan et montée sur un âne. Elle aussi venait pour m’acheter un lièvre ; or, quand j’ai vu qu’il en avait si grande envie, figurez-vous que j’ai forcé le roi de...

– Assez, assez ! s’écria le roi, le sac est plein.

Huit jours après, le jeune berger épousa la princesse.

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