Pierre et son oie

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Il y avait une fois un jeune paysan qui s’appelait Pierre. Son père et sa mère, en mourant, l’avaient laissé orphelin.

Il résulta de cet événement que, n’ayant plus de parents, il demeura complètement son maître ; et quoiqu’il fût très affligé de la perte de l’auteur de ses jours, il se sentait néanmoins très fier de son indépendance, et surtout il était charmé que personne n’eût le droit de lui assigner des tâches, et de passer son temps à flâner dans les champs, en s’abandonnant à la paresse, péché auquel il était particulièrement enclin. Au reste, s’il était permis de se livrer à ce défaut, un des plus grands, mes chers enfants, que l’on puisse reprocher à l’homme, Pierre eût eu le droit d’user de la permission ; son père et sa mère avaient été fort économes, et lui avaient laissé une jolie petite ferme, bien montée en toutes sortes de bestiaux, sans compter les poulets, les canards et les oies.

Il avait aussi des granges pleines de blé, et tout 258

autour de la ferme des meules de foin hautes comme des montagnes.

Mais maître Pierre – car c’était ainsi qu’on l’appelait depuis la mort de ses parents –, mais maître Pierre avait sans doute oublié que toutes ces choses doivent nécessairement dépérir si elles ne sont point entretenues par les soins d’un maître laborieux ; en conséquence, il vivait à l’aise, sans jamais s’inquiéter du lendemain: son plus grand plaisir, et de ce plaisir il faisait à peu près sa seule occupation, c’était de dormir dans son lit de huit heures du soir à huit heures du matin ; et sur le gazon, de huit heures du matin à huit heures du soir.

Il va sans dire qu’il se réveillait régulièrement quatre fois par jour: à dix heures, à midi, à trois heures et à cinq heures, c’est-à-dire aux heures des repas.

D’après cela vous voyez, mes chers enfants, qu’il n’y a pas grand-chose à dire de Pierre. Mais vous allez voir ce qu’il advint de tout cela, et comment il fut puni.

Un jour, que selon son habitude il était étendu 259

au soleil, s’efforçant autant que possible de ne penser à rien, une vieille oie couveuse s’approcha de lui, lui fit un salut avec son long col, et lui dit d’une voix calme, claire et distincte:

– Maître Pierre, comment vous portez-vous ?

Pierre se retourna et ouvrit de grands yeux, car, pour être sincère, nous devons avouer qu’il fut on ne peut plus surpris d’entendre parler une oie.

Cependant cette surprise n’alla point jusqu’à la crainte, et comme s’il n’y avait pas quelque chose de surnaturel dans ce qui lui arrivait, il répondit:

– Grand merci, madame l’oie, je me porte assez bien.

Et il referma les yeux, sans lui demander: et vous ? ce qu’exigeait la plus simple politesse.

Mais l’oie, après un instant de silence, et s’apercevant qu’il commençait de ronfler:

– Ne vous endormez pas, lui dit-elle, maître Pierre, car j’ai longuement à causer avec vous, et cela, croyez-moi, tout à fait dans vos intérêts.

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– Ah ! ah ! fit Pierre ; voyons, mais ne soyez pas trop bavarde, car j’ai bien envie de dormir.

– Eh bien, maître Pierre, vous saurez donc que je suis une oie.

– Parbleu ! dit maître Pierre, je le vois bien que vous êtes une oie, et il faut être ce que vous êtes pour me réveiller dans mon premier sommeil quand vous n’avez rien de plus intéressant à me dire.

– Attendez donc, maître Pierre, non seulement je suis une oie, mais encore une fée.

– Oh ! oh ! fit maître Pierre, qui avait entendu parler de fées quand sa pauvre mère l’endormait avec des contes en le berçant sur ses genoux.

– Je suis une fée, continua l’oie, et chaque œuf que je ponds donne à celui qui le possède le pouvoir de souhaiter ce qu’il désire en le cassant.

Toutefois, je ne puis pondre que quinze œufs pour une même personne. J’en ai précisément ce nombre en ce moment dans mon nid ; ainsi donc, heureux mortel que vous êtes, puisque je vous offre mes quinze œufs, vous pouvez commencer 261

vos souhaits sur-le-champ.

À peine l’oie avait-elle cessé de parler que maître Pierre oubliait son envie de dormir, et, chassant la paresse, était sur pied, cherchant le nid, le trouvait, comptait les œufs qui s’y trouvaient, et, quant au nombre, reconnaissait que l’oie avait dit la vérité.

– Eh bien, demanda l’oie qui l’avait suivi en tortillon, ai-je menti ?

– Jusqu’à présent, non, répondit Pierre ; mais il n’y a rien de bien étonnant à ce que vous ayez pondu quinze œufs. Le miracle serait qu’ils eussent le pouvoir que vous dites.

– Essayez ! répliqua l’oie.

Pierre prit vivement un œuf dans le nid, et s’apprêta à le lancer à terre.

– Attendez, attendez, maître Pierre, dit l’oie: il faut d’abord faire un souhait, sans quoi vous auriez cassé un œuf en pure perte.

– Bon ! que vais-je souhaiter ? demanda Pierre tout pensif.

– Suivez mon conseil, dit l’oie, souhaitez de 262

devenir oiseau ; c’est une chose fort agréable, je vous jure.

– Ah ! ma foi oui, dit Pierre, et vous me rappelez que bien des fois, en voyant passer, aussi haut que les nuages, les grues, les oies et même les hirondelles, j’ai souhaité de devenir oiseau ; donc, je désire être oiseau !

En disant ces paroles, il lança l’œuf contre un pavé et le brisa.

Aussitôt ses sabots furent lancés au loin, son chapeau se balança un instant dans les airs et disparut ; de la commotion qui se fit en lui, il tomba sur le dos.

Mais aussitôt il se releva, se regarda dans le ruisseau et reconnut qu’il avait pris la forme d’une grue gigantesque.

Or, Pierre se sentait très mal à son aise sous cette nouvelle enveloppe ; il n’osait marcher sur ses longues jambes, son grand bec claquait, et tout en claquant laissait échapper des cris de terreur.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-il car 263

il avait conservé la faculté de parler, je ne pourrai jamais y tenir ; je ne veux pas être un oiseau: je désire redevenir Pierre comme auparavant.

Au bout d’une minute, il était redevenu Pierre comme il l’avait désiré. Il regarda autour de lui, vit ses souliers à dix pas, son chapeau à vingt ; mit les uns à ses pieds, l’autre sur sa tête. Puis il toussa, cracha, fit aller ses bras en moulin à vent pour s’assurer qu’il était redevenu lui-même, et toutes les fonctions qui appartiennent plus particulièrement à l’homme qu’aux autres animaux étant accomplies, il commença de se rassurer.

– Ouf ! dit-il, c’était un piège.

– Vous vous trompez, lui dit l’oie, ce n’était pas un piège le moins du monde ; seulement, vous vous êtes tant pressé dans votre désir, que vous n’avez pas pris le temps de préciser votre souhait. Le génie chargé de l’accomplir venait de vous entendre parler de grue, il a cru que devenir une grue était l’unique objet de votre ambition, et il vous a servi selon ce qu’il a cru être à votre goût.

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– Non seulement je ne veux pas être une grue, s’écria Pierre, mais même je ne veux plus être oiseau. Oh ! là ! là ! je me sens encore tout endolori ; j’entendais craquer mes os que c’était pitié. Non, non ! Je veux être un personnage important, un soldat. Ah ! oui, un soldat, un officier, comme ceux qui, dernièrement, ont traversé le village, il y a huit jours.

Et prenant un autre œuf, il le lança de toute volée contre une pierre.

L’œuf éclata, et l’on eût dit qu’en éclatant il mettait le feu à toute une batterie de canons.

Ce bruit, si terrible qu’il fût, alla encore en s’augmentant.

C’était en effet celui du canon.

Pierre, en habit d’officier, était au milieu d’une grande bataille, ou plutôt faisait partie d’une armée assiégeante qui battait une ville en brèche ; les balles sifflaient à ses oreilles, les boulets ricochaient autour de lui, les obus soulevaient la terre sous ses pieds, et lui sautait à droite, à gauche, ou gambadait sur place, selon 265

que les projectiles lancés de la ville le menaçaient sur ses flancs ou à sa base.

Pierre avait l’habit d’un soldat, mais il n’en avait point le courage.

– Oh ! s’écria-t-il, quel horrible état que celui de militaire, et que je voudrais donc être hors de tout ceci.

Au moment où il proférait ce souhait, un boulet mettait le haut de son casque en pièces et le renversait sur le dos.

Pierre se crut mort, et resta un instant dans la position où il était ; mais n’entendant plus aucun bruit, il se hasarda à relever la tête et à regarder autour de lui. Il était couché sur la paille au milieu de la cour de sa ferme, et sa vieille oie, aboyant à ses côtés, semblait le regarder avec surprise.

Pierre fit un effort et se trouva assis. Il essuya la sueur qui coulait de son front, il humecta ses lèvres, car sa bouche était desséchée par la poudre, par la fumée et surtout par la frayeur.

En ce moment il aperçut dans le jardin de son 266

voisin un arbre couvert de pommes.

– Oh ! dit-il, que je serais heureux si je me trouvais tout à coup au haut de ce pommier avec des pommes plein mon chapeau.

Et, sans consulter son oie cette fois, il prit un œuf et le cassa.

Au même instant, il se trouva sur la plus haute branche de l’arbre, avec des pommes plein son chapeau.

Mais le pauvre Pierre n’eut pas le temps de jouir du butin qu’il venait de faire. À vingt pas de lui apparut, furieux, le propriétaire du verger, armé d’une énorme gaule dont il appliqua une effroyable volée sur les épaules de l’infortuné maraudeur, lequel sans perdre de temps, se souhaita chez lui, où il revint immédiatement.

– Pourquoi donc tournes-tu ainsi le dos, et secoues-tu ainsi les épaules ? lui demanda l’oie.

Mais lui, au lieu de répondre à cette question:

– Viens, dit-il, j’ai à te parler.

Et tous deux rentrèrent dans la salle principale de la ferme, où ils veillèrent ensemble, 267

réfléchissant sérieusement, et discutant sur ce qu’il y avait de mieux à faire.

– Une bonne idée ! dit tout à coup Pierre.

– Laquelle ? demanda l’oie.

Je vais, dit Pierre en prenant un œuf, souhaiter des masses d’argent ; et pour le coup, par ma foi nous serons heureux, il me semble.

Il n’avait point achevé que l’œuf était cassé, et que le couvercle de la huche où d’ordinaire on mettait le pain se soulevait, repoussé par les écus.

Pierre courut à la huche, dressa le couvercle contre le mur, et, avec de grandes exclamations, se mit à contempler le trésor qu’elle contenait.

L’oie, de son côté, monta sur une chaise, et, allongeant le cou, se mit à en faire autant de son côté.

Tous deux restèrent absorbés, jusqu’à la fin du jour, dans cette contemplation.

Puis, le soir venu, Pierre chercha le plus grand cadenas qu’il pût trouver, afin de le mettre à sa porte, car la crainte des voleurs commençait à le prendre, ce qui ne lui était jamais arrivé 268

auparavant.

Vers minuit, il se jeta sur son lit pour essayer de dormir, tandis que l’oie se promenait de long en large devant la huche pleine d’argent, comme une sentinelle devant la Banque. Enfin, vers deux heures du matin, voyant que le sommeil ne venait pas, il s’en alla à la fenêtre, où il resta à compter les écus jusqu’à ce que parût le jour.

Quoique Pierre, comme il vous a été facile de vous en apercevoir, ne fût pas un garçon de beaucoup d’esprit, il commença de reconnaître, cependant, que c’était une façon très sotte d’utiliser la bonne fortune qui lui était arrivée que de désirer être oiseau, être soldat et manger des pommes. Son dernier souhait lui paraissait moins déraisonnable que les autres. Mais depuis que la réalisation s’en était opérée, il avait déjà éprouvé de grands soucis à l’endroit de sa fortune.

Aussi, lorsque l’oie, placée en faction devant la porte, s’approcha de la fenêtre:

– Je vous avouerai, madame l’oie, dit-il, que je pense que tout ce que nous avons fait ou plutôt tout ce que j’ai fait jusqu’ici est absurde. Ne 269

connaissez-vous pas un autre moyen d’être riche, d’avoir quelqu’un pour garder nos trésors, et de les regarder seulement lorsque nous aurions besoin d’y prendre une poignée d’or ou d’argent ?

L’oie regarda Pierre d’un air narquois.

– Eh ! pourquoi ne seriez-vous pas roi, lui dit-elle. Les rois, d’ordinaire, n’ont d’autres embarras que de dépenser leur argent, attendu qu’ils ont un ministre des finances qui en répond et des soldats qui le gardent.

– Ah ! peste, dit Pierre, je n’avais pas encore pensé à cela. Je serai roi, je vous en réponds, et pas plus tard qu’à l’instant même.

Et prenant aussitôt un des œufs, qui, par miracle, se trouvaient toujours à la portée de sa main, il le jeta sur le seuil de la porte.

En un clin d’œil la métamorphose s’opéra, et Pierre se trouva au milieu d’une grande salle, avec une fraise très roide au cou, une couronne très lourde sur la tête et une longue queue à son manteau.

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Autour de lui, tout le monde saluait profondément.

Pierre, ne sachant que répondre à tous ces saluts, se leva et demanda à quelle heure le déjeuner serait prêt.

Il lui fut répondu que Sa Majesté serait servie à neuf heures du matin.

Pierre avait grand-faim ; d’habitude, comme nous avons dit, il se réveillait à huit heures, et, en général, il ouvrait la bouche en même temps que les yeux.

Il demanda si, en attendant, il ne pourrait pas prendre une tasse de café ou manger un morceau de fromage.

Mais aussitôt, il lui fut répondu que, quant à son café, il l’avait déjà pris, et que, quant à un morceau de fromage, c’était une nourriture un peu bien vulgaire pour un prince de son rang.

En ce moment Pierre vit son oie qui lui faisait la révérence, et qui lui demandait avec ce petit ton goguenard qu’il avait déjà remarqué en elle:

– Comment vous trouvez-vous, sire ?

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– Peuh ! fit Pierre, si le métier de roi signifie faire les volontés des autres et ne pas faire les siennes ; ne pas manger quand on a faim, ou dîner avec cette fraise au cou, laquelle m’empêchera d’approcher ma cuiller ou ma fourchette de ma bouche, je vous déclare, madame l’oie, que je suis prêt à abdiquer. Mais comme il fait, au reste, un beau soleil, je vais descendre dans mon jardin et m’étendre sur le gazon.

Mais à peine le roi Pierre avait-il prononcé ces paroles, qu’un homme s’approcha de lui tout effaré, en disant:

– Ne faites pas cela, sire, si vous ne voulez pas risquer votre précieuse vie.

– Eh ! pourquoi, demanda Pierre, risquerais-je ma précieuse vie à m’étendre sur le gazon ?

– Mais, parce que je viens de découvrir un complot terrible contre Votre Majesté.

– Vous ?

– Oui, moi.

– Vous êtes donc mon ministre de la police ?

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– Votre Majesté veut rire ; elle doit bien me connaître, puisque c’est elle-même qui m’a nommé.

Ah diable

! fit Pierre

; ainsi, l’on veut

m’assassiner ?

– Trente conjurés se sont réunis cette nuit et ont juré avec les imprécations les plus horribles que si vous échappiez à la balle, vous n’échapperiez pas au poignard, et que si vous échappiez au poignard, vous n’échapperiez pas au poison.

Eh

! madame l’oie, fit Pierre en se

retournant du côté de son conseiller emplumé, que dites-vous de tout ceci ?

Je dis, répliqua l’oie, que je trouve la position fort grave, à moins que cette conspiration ne soit une invention de votre préfet de police.

– Et dans quel but inventerait-il une pareille fable ?

Dans le but de faire croire qu’il est nécessaire. J’ai connu des ministres de la police 273

qui ne se maintenaient à leur place qu’à l’aide d’un complot qu’ils inventaient chaque semaine ; quelques-uns sont restés huit ou dix ans en place par ce moyen, tout naïf qu’il semble au premier abord.

– Oh ! oh ! oh ! fit Pierre ; rangez-vous, ma mie.

– Pour quoi faire ?

– Pour me laisser passer, donc !

– Et où allez-vous ?

– J’ai envie de déjeuner à l’instant même avec un morceau de jambon, couché au soleil, sur le gazon. Or, comme j’ai un morceau de jambon pendu à la poutre de ma cuisine, comme j’ai un magnifique gazon à la porte de ma ferme, je m’en retourne simplement chez moi.

– Attendez, sire, dit l’oie ; en venant ce matin avec vous, j’ai eu soin de prendre mes œufs avec moi ; ainsi, dans le cas où vous auriez envie, avant de retourner chez vous, d’essayer de l’accomplissement de quelque autre souhait, passez-vous-en la fantaisie plutôt que de 274

retourner tout simplement chez vous, pour ronger un os de jambon, ce qui me paraît, au bout du compte, un assez triste déjeuner.

– Sur mon âme, dit Pierre, je ne sais trop que désirer, et je me sens fort combattu. – Où y a-t-il un œuf ?

– Sous le fauteuil de Votre Majesté.

Pierre se baissa avec beaucoup de difficultés, parce que ses habits étaient empesés, et prit un œuf.

– Au bout du compte, dit-il, je crois que l’amiral commandant une flotte est l’homme le plus indépendant qui soit au monde, attendu qu’il passe sa vie à naviguer sur des mers lointaines où aucun contrôle ne le peut poursuivre ; d’ailleurs, autant que je puis m’en souvenir, l’uniforme d’un amiral est très majestueux.

Et, comme Pierre n’était pas long, une fois qu’une détermination était prise, à la mettre à exécution, l’œuf qu’il tenait à la main fut brisé incontinent ; et, aussitôt, Pierre se transforma en un amiral de soixante-dix ans, avec un emplâtre 275

sur l’œil, une canne à bec-de-corbin, et une jambe de bois ; tous ces inconvénients étaient rachetés par une magnifique béquille en bois d’acajou.

– Ah ! jarnibleu ! s’écria Pierre, je voulais devenir un amiral, mais non pas un amiral en retraite, avec un œil et une jambe de moins, sans compter que j’ai soixante-dix ans, et que, par conséquent, je puis mourir d’un moment à l’autre.

Mais, dit l’oie, permettez-moi de faire observer à Votre Seigneurie que l’habitude n’est pas de nommer des amiraux de vingt ans, et l’on n’atteint guère à ce grade que lorsque l’on n’est plus bon qu’à rester chez soi.

Allez au diable

! dit Pierre tout en

gémissant ; vous êtes une sotte, ma mie, et de peur qu’il ne m’arrive malheur sous cette misérable enveloppe, je vais souhaiter de redevenir moi-même.

Et, l’ayant souhaité, il se retrouva dans la cuisine de sa ferme, avec son oie perchée sur sa table devant lui.

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Mais une chose à laquelle l’oie ne s’attendait pas, c’était à la colère de Pierre ; Pierre était furieux: sur la table était un couteau, il le prit et se mit à courir après la méchante bête qui l’avait entraîné dans une succession d’aventures si désagréables ; mais l’oie n’était pas d’humeur à se laisser tuer si facilement ; tout en courant, elle se mit à crier plus haut que lui, lui reprochant son ingratitude, lui rappelant les immenses faveurs qu’elle lui avait accordées, et dont vingt autres, qui eussent eu le bon sens qui lui manquait, à lui, n’eussent pas manqué de profiter.

Elle lui démontra enfin si clairement que c’était lui qui était une oie, et elle une créature d’esprit, qu’il finit par se donner des coups de poing dans le visage, et avouer que c’était lui qui avait tort.

– Écoutez, lui dit l’oie ; il faut vous instruire en voyageant, mon ami. Je vous ai souvent vu lire des livres de voyage.

– En effet, dit Pierre, ce sont les seuls qui m’amusent ; il y en a deux surtout dont je ne puis me lasser: Robinson et Gulliver.

277

Eh bien donc

! fit l’oie, pourquoi ne

deviendriez-vous pas le héros d’un livre semblable ?

– Eh ! eh ! ceci n’est point une mauvaise idée, fit Pierre ; supposons que je devienne un nouveau Robinson Crusoé et que j’aie une île tout entière à moi.

« Je le veux, je le veux, je le veux ! » s’écria-t-il avec enthousiasme.

Et il prit un œuf et l’écrasa sous son pied.

Par malheur, Pierre avait oublié de désigner la dimension dont il voulait son île: il se trouva donc assis sur un simple rocher ; – le vent et la mer faisaient rage, et les oiseaux des tempêtes voltigeaient autour de lui en poussant des cris lamentables et discordants.

Comme Robinson, Pierre était abandonné dans une île déserte.

Mais quelle île, bon Dieu ! une roche de six pieds carrés, juste assez d’espace pour dire qu’il était à sec.

Mais le serait-il longtemps

? Les vagues

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semblaient furieuses de l’avoir laissé échapper, et elles heurtaient en se brisant contre l’écueil, comme si elles eussent juré de le ressaisir et de l’entraîner dans les profondeurs de la mer.

– Oh ! malheureux que je suis ! s’écria Pierre tout grelottant de froid et de frayeur ; comment vais-je retourner à la maison maintenant ? Je ne pourrai vraiment le faire que s’il me pousse une queue et des nageoires, et encore, je crains tellement l’eau que, tout poisson que je serais, je n’oserais me hasarder dans la mer.

À peine eut-il achevé cette phrase qu’il entendit un certain cancanement qui ne lui était pas inconnu. Il se retourna du côté d’où venait le bruit, et vit son oie qui se balançait sur les vagues.

– Eh ! lui dit-elle, mon cher Pierre, il y a poisson et poisson.

– Mais c’est vrai, dit Pierre, il y a les poissons volants.

– Allons donc, dit l’oie d’un air gouailleur, à quoi vous servirait d’avoir lu tant de voyages 279

pour savoir cela, ou, les ayant lus, de ne pas vous en souvenir dans l’occasion ?

– Où sont les œufs ? demanda Pierre.

– À votre droite, dans le creux du rocher.

– Ah diable ! fit-il, savez-vous qu’il n’y en a plus guère, ma mie ?

– Libre à vous de les ménager et de rester sur votre île.

– Non, par ma foi ! et pas un ne peut être mieux employé qu’à me tirer d’ici. Donc, encore celui-là.

Et il cassa l’œuf, en souhaitant de devenir un poisson volant.

Aussitôt il sentit ses oreilles s’allonger en interminables nageoires transparentes, tandis que ses jambes se collaient l’une à l’autre en s’amincissant et que ses pieds, se mettant à ce que l’on appelle, en terme de danse, la première position, devenaient une magnifique queue.

En même temps une irrésistible puissance le poussa à l’eau.

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Pendant quelques instants, quelque peur qu’eût eue Pierre un instant auparavant de l’élément liquide, il y flotta fort agréablement, et il commençait à trouver que l’existence d’un poisson volant était une existence pleine de sensualité, lorsqu’il vit monter des profondeurs de la mer un monstre cinquante fois plus gros que lui, qui, la gueule ouverte, menaçait de l’engloutir.

Alors, aussi vivement qu’il s’était jeté à la mer et s’était servi de ses nageoires, le pauvre Pierre sauta en l’air et se servit de ses ailes, et cela avec tant de succès, qu’au bout d’un instant il se trouva élevé de plusieurs mètres au-dessus des flots.

Mais, à peine était-il là, se félicitant de cette nature amphibie de laquelle il avait fait choix, effleurant de temps en temps les sommets d’une vague pour y rafraîchir ses ailes, qu’un cri perçant, parti de la région des nuages, vint le faire tressaillir ; il se tourna de côté pour regarder en l’air, et vit un point blanc qui allait grossissant avec une effrayante rapidité à mesure qu’il se 281

rapprochait de lui. C’était un albatros, genre d’oiseau très friand de poissons volants. Il avait le bec tout ouvert, les serres toutes étendues ; le pauvre hère se sentait déjà à moitié dévoré.

Par bonheur, la crainte le paralysa, et, au lieu de se servir de ses ailes pour essayer de fuir, il les plia, ou plutôt elles se replièrent sur elles-mêmes, et il tomba si rapidement lui-même à la mer, que, quelle que fût la rapidité de son ennemi, il était déjà à cinq ou six pieds sous l’eau, lorsque le bec de celui-ci en effleura la surface.

Mais à peine avait-il retrouvé dans l’élément liquide l’usage de ses nageoires, qu’il vit remonter du fond de la mer ce même monstre marin auquel il avait déjà échappé une fois, et qui, cette fois, ne le manqua que parce que, ayant mal pris ses mesures, sa gueule se referma à deux ou trois centimètres de sa queue.

– Malédiction sur moi, s’écria Pierre, si je reste cinq minutes de plus dans l’eau ou à l’air !

Vite, vite la terre ferme. Je veux être à cent pas de ma maison.

Ce souhait était à peine formulé que Pierre se 282

retrouvait sur la grande route qui passait devant sa ferme, au seuil de laquelle il venait tomber, épuisé de fatigue.

Il se releva, et enfonça la porte d’un coup de pied.

La porte s’ouvrit avec violence, et Pierre aperçut dans la cuisine sa vieille oie, qui pensa tomber à la renverse de saisissement ; et en effet la pauvre bête avait bien quelque raison d’être épouvantée, car Pierre avait couru d’un tel train pour rentrer chez lui, que la métamorphose n’avait pas eu le temps de s’opérer complètement, et que Pierre, redevenu homme par tout le reste du corps, avait encore sa tête de poisson, ce qui lui donnait l’aspect le plus étrange du monde.

Cette dernière aventure avait presque guéri Pierre de la manie de casser des œufs d’oie. Il passa donc sept ou huit jours assez tranquille, se remettant au coin d’un bon feu, ou étendu sur le gazon, des fatigues de ses métamorphoses et surtout de ses voyages.

Cependant, de temps en temps sa pensée 283

vagabonde se rattachait à l’idée de faire quelque nouvel essai, ne fût-ce que pour voir s’il lui réussirait mieux que les anciens. Et tout bas, sans toucher aux œufs, il formulait, au sujet de choses inconnues, des souhaits plus bizarres les uns que les autres. Comme tous les gens oisifs, il rêvait à toutes sortes de projets imaginaires ; mais hâtons-nous de dire que, fidèle à sa paresse, aucune intention de travail ne se mêlait jamais à ses projets.

Seulement, comme il ne pouvait plus dormir ainsi qu’autrefois, il flânait toute la journée dans sa ferme, suivi de sa vieille oie, qui se tortillait derrière lui, et lui débitait une foule de bêtises, ainsi que les vieilles oies ont l’habitude de le faire ; mais, à la fin, cette flânerie et les cancans de son oie le fatiguèrent de telle façon qu’il résolut de casser encore un œuf.

Mais que désirer ? Il ignorait ce qu’il voulait être, mais pour rien au monde il n’eût voulu redevenir ce qu’il avait été.

Plus d’oiseau à longues pattes, plus de soldat risquant d’être tué à chaque instant, plus d’argent 284

à garder pour vivre dans l’inquiétude, plus de roi, ne mangeant pas à son heure et plus gêné dans ses habits de soie que les vieux paladins dans leur armure de fer, plus d’amiral estropié, borgne, boiteux et marchant avec une béquille, plus de rocher battu par les vagues et usurpant insolemment le nom d’île, plus de poisson volant poursuivi par les requins dans l’eau et par les albatros dans l’air. Non, non, il lui fallait un poste tranquille, une position solide où il y eût bien à boire, bien à manger et rien à faire.

C’était difficile à trouver.

Au moment où il cherchait, plongé dans ses réflexions les plus profondes, il entendit près de lui un grognement qui lui sembla plein de jubilation et partait d’un toit à porc, placé derrière lui.

Pierre s’approcha, se dressa sur la pointe du pied, regarda par une solution de continuité qui s’étendait entre la couverture et la muraille, et put contempler le tableau d’une séduisante paresse et d’un bonheur aussi parfait qu’il est possible de le goûter dans ce monde.

285

L’image de ce bonheur était personnifiée dans un cochon gras à lard, couché sur la paille fraîche, les yeux à demi clos, et ne remuant les oreilles et la queue que juste ce qu’il fallait pour effrayer les mouches.

– Ah, pardieu ! dit Pierre, comment n’avais-je point pensé à cela ? Sur ma foi, voilà un être heureux, ou je ne m’y connais pas. Il a une nourriture abondante sans être obligé de prendre la peine de la gagner. Il dort tant qu’il veut ; la mobilité de ses oreilles et de sa queue lui permet de chasser les mouches sans même avoir besoin de se réveiller. Vite un œuf, un œuf, un œuf !

On sait qu’en ce cas Pierre n’avait qu’à étendre la main, et que les œufs étaient toujours là.

Il prit un œuf et le brisa.

Aussitôt il se trouva étendu sur la paille fraîche, avec une auge pleine de son à portée de son groin.

Il est juste de dire que, pour cette fois, le premier sentiment qu’il éprouva fut celui d’une 286

félicité parfaite. Il étira délicieusement ses membres à la bienfaisante chaleur du soleil, il dévora avec infiniment de satisfaction quelques belles pommes tombées d’un arbre voisin, puis il s’abandonna à ce délicieux état de somnolence qui l’avait séduit, un instant auparavant, chez son congénère.

Mais à peine avait-il eu le temps de se plonger dans cet état de délicieuses rêveries, qui n’est plus la veille et qui n’est pas encore le sommeil, qu’un homme, d’une mine fort peu gracieuse, entra sans cérémonie dans le toit de Pierre et commença par lui fourrer les doigts entre les côtes, pour s’assurer de la quantité de chair et de graisse qui les recouvrait.

Cela fut d’autant plus désagréable à Pierre, que du temps qu’il était Pierre, il était fort chatouilleux ; aussi eût-il bien voulu lui dire: Ce que vous me faites là, non seulement est inconvenant, mais encore très désagréable ; pour être devenu cochon, on n’en a pas moins les côtes sensibles

; laissez-moi tranquille

! laissez-moi

tranquille !

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Mais l’homme, qui paraissait peu se préoccuper de ce qui pouvait être agréable ou désagréable à Pierre, continuait à le tâter aux endroits les plus secrets avec un sentiment de satisfaction croissante. Enfin, tout en chantonnant un petit air des plus gais, il commença de relever ses manches comme quelqu’un qui serait sur le point d’entreprendre un ouvrage quelconque.

Comme cet ouvrage paraissait très évidemment se rapporter à Pierre le cochon, celui-ci ouvrit un œil, pour ne pas être pris à l’improviste. Mais l’homme ne s’inquiéta aucunement de ce surcroît d’attention, et, à l’indicible terreur de notre héros, il tira de sa ceinture un couteau de l’aspect le plus effrayant, puis, le couteau entre ses dents, prit Pierre par une oreille et par une patte, le retourna de façon à le maintenir entre ses genoux ; lui tâta le cou pour découvrir le bon endroit, et, l’ayant trouvé, il y posa le pouce, tandis qu’il tirait de ses dents son couteau avec l’autre main.

Pierre comprit que s’il tardait un instant à se faire reconnaître, il allait être égorgé sur place.

– Eh morbleu ! s’écria-t-il d’une voix aussi 288

distincte qu’il était possible de l’exiger sortant du groin d’un porc, je ne suis pas un cochon, animal !

Le charcutier laissa échapper son couteau, ses genoux tremblants cessèrent de retenir Pierre ; il rampa à reculons, sur ses mains et sur ses genoux, jusqu’à ce qu’il fût sorti du toit ; alors, il se releva, et s’enfuit à toutes jambes.

Pierre saisit le couteau, et comme ses mains et ses pieds d’homme lui étaient déjà revenus et qu’il ne lui restait que sa tête de cochon, il se mit à le poursuivre, bien déterminé à lui faire faire connaissance avec la trempe de sa lame.

Le charcutier se retourna, et, se voyant poursuivi par un monstre ayant le corps d’un homme et la tête d’un cochon, il poussa d’effroyables cris, et alla se jeter tout droit dans une rivière où il faillit se noyer, et dont il ne se retira qu’avec des efforts si burlesques, que Pierre, qui venait enfin de retrouver sa tête d’homme, éclata de rire, et laissa tomber son couteau, forcé qu’il était de tenir ses côtes des deux mains.

289

Pierre retourna à sa maison et y rentra riant encore, ce qui fit que la vieille oie, qui n’était pas habituée à le voir revenir avec ce visage, vint à lui pleine de confiance, lui demandant quelle chose lui était arrivée qui pût le mettre dans une telle gaieté.

Pierre lui raconta l’histoire du charcutier.

Après quoi tous deux soupèrent en tête-à-tête.

Au dessert, Pierre, qui était d’excellente humeur, dit à sa convive:

– Madame l’oie, à la prochaine fois, je veux être quelque chose de joli, car je suis dégoûté des oiseaux, des poissons et des quadrupèdes. Donc, voyons, parlez-moi en amie: quel conseil me donnez-vous pour que les choses ne tournent pas à mon déplaisir ?

Sur ma parole, dit l’oie, je n’en sais vraiment rien ; car, quelque choix que vous fassiez, vous devez vous apercevoir que plus les œufs tirent à leur fin, plus vous changez lentement, et il y a des cas où il pourrait être insupportable de prendre peu à peu la forme 290

d’une créature singulière.

– Vous avez raison, dit Pierre, et j’ai, en effet, trouvé mes métamorphoses, soit pour me transformer, soit pour redevenir moi-même, plus lentes à chaque fois ; seulement je pensais que ce serait joli et léger d’être papillon. II n’y a pas de fatigue à voltiger au-dessus des fleurs. Ils ont un charmant logis puisque d’habitude c’est le calice d’une rose ou la corolle d’un lis. Voyons, que pensez-vous d’un beau papillon ? je me tiendrais dans mon jardin et je l’embellirais de ma propre présence.

– Ma foi, répondit l’oie, qui commençait à craindre la responsabilité qu’elle prenait en donnant un conseil, je suis d’avis, mon cher Pierre, que vous agissiez d’après vos propres inspirations ; quant à moi, je désire autant que possible ne plus me mêler désormais de ces sortes d’affaires.

Mais, quand Pierre avait une chose dans la tête, il fallait qu’il s’en passât la fantaisie: il prit donc l’avant-dernier œuf et le cassa sans hésiter souhaitant de devenir un superbe papillon.

291

Pierre était assis sur un escabeau boiteux, avec la vieille oie en face de lui.

– Ah ! dit la vieille oie, voici vos cornes qui poussent, voici vos pattes qui poussent, voici vos ailes qui poussent: elles sont vraiment splendides.

Mais Pierre faisait d’effroyables grimaces.

Est-ce que vous souffrez

? demanda la

vieille oie.

– Je me sens très mal à mon aise, répondit Pierre. Aïe ! comme cela me fait mal à la poitrine ! Oh ! là ! là ! mon dos ! est-ce que je deviendrais bossu ? Oh ! mes bras, oh ! mes jambes, oh ! mon...

Pierre s’arrêta là sans que la vieille oie pût savoir ce qu’il allait dire, car sa tête étant devenue celle d’un papillon, Pierre éprouva une grande fatigue à parler.

La métamorphose, au reste, fut bientôt complètement achevée ; tout son corps se couvrit de duvet. Il était devenu ce magnifique papillon bleu, jaune et noir que l’on appelle le porte-queue.

292

Comme la fenêtre était ouverte, il s’envola par la fenêtre, voltigea un instant au soleil, passa par-dessus le toit et se trouva dans le jardin.

L’oie, qui lui avait entendu dire que c’était là qu’il comptait demeurer, l’y attendait.

Elle l’y trouva donc, et quoiqu’elle fût loin d’être une fleur, il vint voltiger autour d’elle.

– Voilà qui est charmant, disait le papillon ; quelle adorable existence, se laisser flotter dans l’air, boire la rosée, vivre de miel et de parfums.

Je ne suis plus un homme, je ne suis plus même un papillon, je suis un dieu !

– Il y a cependant une chose qu’il faut vous rappeler, lui dit l’oie ; certainement votre vie sera gaie et agréable, mais elle sera courte, car les papillons, à ce que j’ai entendu dire, sont rangés par les hommes au rang des créatures éphémères, ce qui vous donne un jour de vie, vingt-quatre heures peut-être. Il est vrai que le bonheur ne se mesure pas à la durée, et que l’on peut être plus heureux en douze heures que pendant toute une longue vie.

293

Peste

! s’écria Pierre, vous m’y faites

songer. Moi aussi, corbleu ! j’ai entendu dire cela ; imbécile que je suis, si j’avais encore mes poings, je me cognerais la tête. M’être donné l’embarras d’un changement qui durera si peu, et peut-être encore, par le temps que j’ai mis à prendre cette charmante forme, aurai-je celui de mourir avant de la quitter !

– En ce cas, Pierre, dit l’oie, il n’y a pas une minute à perdre

; mon ami, souhaitez de

redevenir vous-même: alerte

! alerte

! il me

semble que vous faiblissez !

En effet, la peur avait paralysé Pierre, et il était tombé sur le gazon.

– Je veux redevenir moi ! je veux redevenir moi ! s’écriait Pierre.

Mais, comme nous l’avons dit, les

métamorphoses devenaient de plus lentes en plus lentes ; plusieurs heures s’écoulèrent avant qu’il pût se débarrasser de son costume de papillon, et le soleil commençait à disparaître lorsque Pierre rentra dans sa maison accompagné de l’oie.

294

Pierre était tellement brisé, qu’il se coucha et s’endormit aussitôt.

Le lendemain, lorsqu’il se leva, il se rappela qu’il ne lui restait plus qu’un œuf, aussi éprouvait-il une grande répugnance à employer celui-là légèrement.

Ce dernier œuf, c’était toute la fortune de Pierre.

Aussi alla-t-il s’asseoir sur un banc, à la porte de la ferme, et se mit-il à méditer sérieusement.

L’oie l’avait suivi sans qu’il y fit attention.

Tout à coup Pierre tressaillit en entendant sa voix.

– À quoi pensez-vous, Pierre ? lui demanda l’oie.

– Je pense à quel souhait je dois employer mon dernier œuf, répondit celui-ci.

– Oh ! ne vous tourmentez pas de cela, mon pauvre Pierre, répondit l’oie ; vous casserez votre dernier œuf sans savoir d’avance ce que vous deviendrez. Vous n’y pouvez rien, et votre volonté a maintenant perdu toute son influence.

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Seulement vous pouvez renoncer à le casser, et par conséquent renoncer au bénéfice ou à la perte de la chose inconnue. Quant à moi, ne me demandez pas de conseils ; j’aurais trop peur d’influencer votre décision, et que, cassant l’œuf sur mon avis, il ne vous arrivât malheur.

– En tout cas, demanda Pierre, en supposant que je sois mécontent de ma transformation, pourrais-je redevenir moi-même ?

– Sans doute ; mais qui sait le temps que vous mettrez !

– Eh bien ! quoi qu’il arrive, je m’en moque, dit Pierre, et puisque j’ai si mal choisi jusqu’ici, peut-être vaut-il mieux que je n’aie pas le choix.

La curiosité l’emporte chez moi sur la frayeur ; si je ne cassais pas ce dernier œuf, toute ma vie je me répéterais qu’il contenait peut-être mon bonheur. Je l’ai ici dans ma poche, sous ma main ; je vais donc le casser sur-le-champ.

Et, tout en parlant, il lança l’œuf contre la muraille.

À l’instant même il sentit des milliers de 296

plumes qui commençaient de lui percer la peau. Il glissa du banc sur lequel il était assis et se trouva sur une paire de larges pattes emmanchées de jambes très courtes ; ses yeux lui montrèrent un long bec jaune qui le fit loucher, si bien que, hors de lui-même, il cria à sa vieille amie:

– Au nom du bon Dieu ! mais quelle bête suis-je donc ?

– Une oie ! une oie ! une oie ! s’écria celle-ci.

Et elle tomba dans les convulsions d’un fou rire, tandis que le sang de Pierre bouillait d’une furieuse indignation.

– Que signifie cela ? s’écria-t-il. Je crois, Dieu me pardonne, que vous vous moquez de moi.

– Oh ! mais c’est qu’en vérité, reprit l’oie aussitôt qu’elle put reprendre haleine, c’est que non seulement vous êtes une oie, mais encore c’est que vous êtes l’oie la plus horriblement gauche qu’il soit possible de voir. Vous vous tortillez ridiculement, vous avez la voix criarde, vous louchez à faire peur ; excusez-moi donc si je ris, mon cher Pierre, mais je vous assure que si 297

vous pouviez vous voir, vous ririez aussi.

Pierre, tout déconcerté, s’en alla en tortillant la queue dans la basse-cour, de laquelle il ne sortit que lorsqu’il fut, à force de volonté, redevenu lui-même. La leçon avait été rude ; aussi ne ferma-t-il pas l’œil de toute la nuit suivante, et le lendemain, jetant sa faucille sur son épaule, il se prépara à aller travailler dans les champs que lui avaient légués ses bons parents.

Bonjour, Pierre, dit la vieille oie, qui barbotait à la porte ; où allez-vous si matin ?

Vous le voyez, répondit Pierre assez brusquement, je vais travailler.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! fit l’oie d’un ton goguenard, nous n’en finirons donc jamais avec les merveilles.

Mais Pierre, se redressant:

– Sot oiseau, lui dit-il, va-t’en rejoindre tes pareils dans ma basse-cour. Moi, je suis revenu à la raison. Je vois d’aujourd’hui seulement combien j’avais été fou de négliger les biens que m’avait donnés la Providence, pour perdre mon 298

temps à des recherches qui ne m’ont donné que des déceptions et des ennuis, désirant toujours être ce que je ne suis pas, au lieu de tirer parti de ce que je suis, et par-dessus tout, pour comble de sottise, demandant des conseils à une oie qui avait fini par me faire aussi bête qu’elle. Mais écoutez bien, ma mie, ma résolution est inébranlable: je ne veux plus rêver aux choses impossibles ; je suivrai les laborieux exemples qui m’ont été donnés par mes bons parents, et je tiens pour assuré qu’en marchant dans cette voie je n’aurai rien à désirer dans l’avenir.

En disant ces mots, Pierre s’en alla aux champs, où, de ce jour, il travailla assidûment, comme doit le faire un jeune fermier laborieux ; et lorsque, devenu grand, il arriva à l’âge d’homme, il évita toujours les mauvaises sociétés et les sots conseils, ne cassant plus jamais d’autres œufs que ceux qu’il mangeait à son déjeuner.

299

Un voyage à la lune

Un cauchemar de Mocquet

300

J’ai souvent, dans mes Mémoires et même ailleurs, parlé d’un garde de mon père, avec lequel j’ai fait mes premières armes.

Ce garde s’appelait Mocquet.

C’était un brave homme fort crédule. Il ne fallait pas discuter avec lui sur les légendes de la forêt de Villers-Cotterêts. – Il avait vu la dame blanche de la Tour au Mont, il avait porté sur ses épaules le mouton fantastique de la Butte-aux-Chèvres, et l’on a vu que c’était lui qui m’avait raconté l’histoire de Thibault le meneur de loups, que tout récemment j’ai mis sous les yeux de mes lecteurs.

Dans les derniers temps où mon père, déjà gravement malade du mal dont il mourut, habita le petit château des Fossés, Mocquet fut atteint d’une étrange hallucination.

Il se figurait qu’une vieille femme d’Haramont, petit village distant des Fossés d’une demi-lieue, le cauchemardait.

301

Je ne sais pas si le verbe cauchemarder existe dans le dictionnaire de Boiste, de l’Académie ou de Napoléon Landais, mais s’il n’existe pas, Mocquet l’avait créé.

Mocquet cette fois avait eu raison ; puisque le substantif cauchemar existe, pourquoi le verbe cauchemarder n’existerait-il pas ?

Mocquet était donc cauchemardé par une vieille femme nommée la mère Durand.

Selon Mocquet à peine était-il endormi que la vieille femme venait s’asseoir sur sa poitrine, et pesant de plus en plus sur lui, l’étouffait.

Alors commençait pour lui, avec toute la force et toutes les émotions de la réalité, une série d’événements s’enchaînant les uns aux autres avec une certaine logique qui démoralisait Mocquet, tant il était convaincu en se réveillant que ce qu’il venait de rêver n’était pas le moins du monde un rêve.

Sa conviction sous ce rapport était telle, que je vis plus d’une fois les auditeurs ébranlés, et que moi enfant, je ne doutais aucunement pour mon 302

compte que Mocquet ne vînt effectivement des pays dont il disait venir.

À la suite de ces rêves, Mocquet d’ordinaire se réveillait haletant, pâle, brisé ; c’était à faire peine de voir le pauvre diable, employant tous les moyens connus de ne pas dormir, tant il craignait le sommeil, suppliant les voisins de venir jouer aux cartes avec lui, disant à sa femme de le pincer au bleu dès qu’il fermerait les yeux, et buvant, pour se fouetter le sang, du café comme un autre aurait bu de la bière.

Mais rien n’y faisait, les voisins de Mocquet, qui avaient à se lever le lendemain au jour, ne poussaient guère la partie de piquet au-delà de onze heures. Sa femme après l’avoir pincé jusqu’à une heure du matin finissait par s’endormir. Enfin, le café qui d’abord avait produit un effet satisfaisant, avait peu à peu cessé d’agir, et était pour le malheureux Mocquet rentré dans la classe des boissons ordinaires.

Mocquet luttait alors de son mieux – il marchait, il chantait, il nettoyait son fusil –, mais peu à peu les jambes lui refusaient le service, la 303

voix s’éteignait entre ses lèvres et la batterie de son arme lui tombait des mains.

Tout cela ne s’opérait point sans que Mocquet, dans la prévision de ce qui allait se passer, poussât des plaintes amères, mais ces plaintes dégénéraient en une espèce de râle, qui indiquait que le cauchemar commençait et que la sorcière qui chevauchait le pauvre garde en guise de balai était à son poste.

C’était alors que le dormeur perdait toute idée du temps, de l’espace et de la durée, selon que son rêve avait plus ou moins traîné en longueur.

Il soutenait qu’il avait dormi douze heures, huit jours, un mois, et les objets qu’il avait vus, les localités qu’il avait parcourues, les actes qu’il avait accomplis dans son hallucination restaient tellement présents à sa mémoire, que, quelque chose que l’on pût lui dire, quelque preuve qu’on essayât de lui donner, rien ne pouvait ébranler cette conviction dont j’ai déjà parlé.

Un jour il arriva si haletant, si pâle, si brisé dans la chambre de mon père, que mon père vit bien qu’il devait lui être arrivé, non pas en réalité 304

– la réalité était devenue chose à peu près indifférente à Mocquet –, mais en rêve quelque chose de formidable.

En effet, interrogé, Mocquet répondit qu’il tombait de la lune.

Mon père parut mettre la chose en doute.

Mocquet la soutint, et comme ses affirmations ne paraissaient pas faire grande impression sur l’esprit de mon père, Mocquet lui raconta son rêve tout entier.

J’étais dans un coin, j’entendis tout, et comme j’ai toujours été grand ami du merveilleux, je ne perdis pas un mot du récit fantastique que l’on va lire, et qui est contemporain – sinon rival – des poétiques et fiévreux récits d’Hoffmann.

– Vous vous rappelez bien, général, qu’il y a sept ou huit jours vous m’avez envoyé porter une lettre au général Charpentier, à Oigny.

Mon père interrompit Mocquet.

– Tu te trompes, Mocquet, lui dit-il, c’était hier.

305

– Général, je sais ce que je dis, continua Mocquet.

– Mais pardieu ! moi aussi, dit mon père, et la preuve c’est que c’était hier dimanche et que nous sommes aujourd’hui lundi.

– C’était hier dimanche et c’est aujourd’hui lundi, insista Mocquet ; seulement ce n’est pas hier, mais il y a dimanche huit jours que vous m’avez envoyé à Oigny.

Mon père savait qu’en pareille circonstance il était inutile de discuter avec Mocquet.

– Soit, dit-il, supposons qu’il y ait huit jours.

– Il n’y a pas à supposer, général, j’ai mis huit jours à faire le voyage que je viens de faire, et vous verrez que ce n’était pas trop de huit jours et que j’ai eu le temps bien juste.

– En effet, si tu as été à la lune, Mocquet.

– J’y ai été, général, aussi vrai qu’il n’y a qu’un Dieu au ciel.

– Eh bien ! conte-nous cela, Mocquet, ce doit être un voyage fort intéressant.

306

– Ah ! je crois bien ; vous allez voir. Il faut donc vous dire, général, que le hasard a fait qu’il y a dimanche huit jours, le père Berthe1in se remariait en secondes noces, il me rencontre juste comme il sortait de l’église, et il me dit:

« Bon ! je ne t’aurais pas dérangé pour si peu, mais puisque te voilà, tu dîneras avec nous au port aux Perches.

– Je ne demande pas mieux, répondis-je, le général m’a donné congé jusqu’à demain, et pourvu que demain à neuf heures je sois de retour, je suis libre de mon temps jusque-là.

– Bon ! tu sais ton chemin, n’est-ce pas ?

– Je crois bien.

– On te renverra à minuit et avant le jour tu seras aux Fossés.

– Alors, lui dis-je, cela va bien. »

Et je pris le bras de la grosse Berchu, qui n’avait pas de cavalier, et me voilà de la noce.

C’était le père Tellier, de Corcy, qui avait fait le repas, le général Charpentier avait envoyé cinquante bouteilles de vin cacheté ; Tellier en 307

avait apporté cinquante, nous étions vingt-cinq convives, dont sept femmes ; en mettant une bouteille de vin par femme, c’était donc quelque chose comme huit ou neuf bouteilles par homme ; c’était plus que raisonnable. Je disais bien à Berthelin:

«

Cinquante bouteilles pour vingt-cinq, Berthelin, crois-moi, c’est assez. »

Mais lui me répondit catégoriquement:

« Bon ! le vin est tiré, il faut le boire. »

Et le vin fut bu.

Vous comprenez bien, général, que, quand un homme a ses huit bouteilles dans le ventre, il ne marche pas très droit et n’y voit pas très clair ; aussi je ne sais pas bien comment la chose se fit ; mais je me trouvai tout à coup avoir la rivière d’Ourcq à traverser.

Je savais un endroit où il y avait, non pas un pont, mais un tronc d’arbre jeté d’un bord à l’autre, je longeai la berge jusqu’à ce que je le trouvasse, je m’engageai bravement dessus, mais arrivé au milieu, tout à coup le pied me manque, 308

et patatras ! voilà Mocquet à l’eau.

Heureusement que je nage comme un

poisson ; je tirai ma coupe vers le bord, mais soit que la rivière pliât comme une chose flexible, soit que le courant fût trop fort, soit que le bord s’éloignât au fur et à mesure que je m’en approchais, je nageai, allant en avant, suivant le fil de l’eau, mais ne pouvant jamais mettre le pied sur la rive.

Au point du jour, j’entrai dans une rivière plus large.

C’était la Marne. Je continuai de nager.

Plus la matinée s’avançait, plus il y avait de monde au bord de la rivière ; tout ce monde me regardait passer, disant:

« Voilà un fier nageur, où va-t-il ? »

Les autres répondaient:

« Probablement au Havre – ou en Angleterre –

ou en Amérique. »

Et moi je leur criais:

« Non, mes amis, je ne vais pas si loin ; je vais 309

au château des Fossés porter à mon général la réponse du comte Charpentier. – Mes amis, au nom du ciel, envoyez-moi une barque – ; je n’ai nullement affaire ni en Amérique, ni en Angleterre, ni même au Havre. »

Mais eux se mettaient à rire, répondant:

« Non pas, tu nages trop bien. – Nage, nage, Mocquet, nage. »

Je me demandais comment ces gens, que je n’avais jamais vus, savaient mon nom ? – mais comme je ne pouvais pas résoudre cette question et que, quelques efforts que je fisse pour m’approcher du bord, je ne gagnais pas un pouce, je continuai de nager.

Vers quatre heures de l’après-midi, j’entrai dans une autre rivière plus large, et, comme je vis au-dessus d’une petite baraque: Au pont de Charenton, matelote et friture, je présumai que j’étais dans la Seine.

Je n’eus plus de doute quand, vers les cinq heures, j’aperçus Bercy.

J’allais traverser Paris.

310

J’étais fort content, car je me disais en moi-même: « C’est bien le diable si, dans toute la longueur de la ville, je ne trouve pas un bateau où m’accrocher, une âme charitable qui me jette une corde ou un chien de Terre-Neuve qui me repêche. »

Eh bien, général, je ne trouvai rien de tout cela ; les quais et les ponts étaient couverts de monde qui semblait être venu là pour me regarder passer ; je criai à tous ces hommes, à toutes ces femmes et à tous ces enfants:

« Mes amis, vous voyez bien que je finirai par me noyer si vous ne me secourez pas ; à l’aide ! à l’aide ! »

Mais hommes, femmes et enfants se mettaient à rire et criaient:

« Ah ! bien, oui, te noyer, tu n’as garde !

Nage, Mocquet, nage. »

Et j’en entendais d’autres qui disaient:

« S’il va toujours de ce train-là, il sera demain soir au Havre, après-demain en Angleterre, et dans deux mois en Amérique. »

311

J’avais beau leur crier: « Ce n’est pas tout cela, je porte une réponse au général ; il attend la réponse. Arrêtez-moi donc, arrêtez-moi donc ! »

Ils répondaient:

« T’arrêter, Mocquet ? Nous n’en avons pas le droit, tu n’es pas un voleur. Nage, Mocquet !

nage ! »

Et, en effet, sans pouvoir m’arrêter aux trains de bois, aux piles des ponts, aux bateaux de blanchisseuses, je continuai de nager, passant successivement en revue : à droite la place de l’Hôtel-de-Ville, à gauche la Conciergerie, à droite le Louvre, à gauche l’Académie, puis le jardin des Tuileries, puis les Champs-Élysées, jusqu’à ce qu’enfin j’eusse laissé Paris derrière moi.

La nuit vint, je nageai toute la nuit.

Le matin, je me trouvai à Rouen.

Plus j’avançais, plus la rivière s’élargissait, et plus, par conséquent, les bords s’éloignaient de moi.

Je me disais: « Et ils appellent cela la Seine 312

inférieure, ils sont bons enfants ! »

À Rouen, j’excitai la même curiosité qu’à Charenton et à Paris ; mais, comme à Charenton et à Paris, on m’invita à continuer de nager, en calculant, comme à Charenton et à Paris, le temps qu’il me faudrait, si je marchais toujours de ce train-là, pour aller au Havre, en Angleterre ou en Amérique.

À trois heures de l’après-midi, j’aperçus une immense étendue d’eau devant moi, avec une grande ville à droite bâtie en amphithéâtre et une petite à gauche.

Je présumai que la petite ville à gauche était Honfleur, la grande ville en amphithéâtre à droite Le Havre, et l’immense étendue d’eau la mer.

J’étais trop loin des bords pour exciter la curiosité de la population ; je ne rencontrais que des pêcheurs sur leurs barques, qui s’interrompaient au milieu de leur pêche pour me regarder passer en disant:

« Ce sacré Mocquet, voyez donc comme il nage: c’est pis qu’un canard. »

313

Et moi, je leur disais en grinçant les dents:

« Tas de canailles, va ! »

En attendant, c’était moi qui allais, et d’un fier train, je vous en réponds. Aussi, je ne tardai pas à sentir au mouvement de la vague, que j’étais en pleine mer.

La nuit vint.

J’aurais pu appuyer à droite ou à gauche ; mais, comme rien ne m’attirait plus particulièrement à gauche qu’à droite, je continuai à nager en ligne directe.

Vers le point du jour, j’aperçus devant moi quelque chose comme une ombre. Je fis un effort pour me dresser dans l’eau et voir par-dessus les vagues. J’y parvins, et il me sembla que c’était une île.

Je redoublai d’efforts, et, le jour venant de plus en plus, je m’aperçus que je ne m’étais pas trompé.

Une heure après, je mettais pied à terre.

Il était temps: je commençais à me fatiguer.

314

Mon premier soin, en arrivant dans l’île, fut de chercher quelqu’un à qui demander où j’étais.

Vous comprenez bien, général, que je comptais profiter de la première occasion pour revenir en France. Je me disais: « Ma femme va être inquiète et le général furieux, d’autant que, quand je leur raconterai ce qui m’est arrivé, ils ne voudront pas me croire. »

Et remarquez bien que je n’étais qu’au commencement de mes aventures.

L’île me parut déserte.

Par bonheur, j’avais si bien dîné au port aux Perches, que je n’avais pas faim du tout.

Seulement, j’avais soif ; mais cela ne m’inquiétait pas: j’ai toujours soif.

Je trouvai une source et je bus.

Puis je me mis en devoir de visiter l’île, car, enfin, si j’étais destiné, comme Robinson, à vivre dans une île, mieux valait connaître cette île plus tôt que plus tard.

L’île était plate et sans une seule colline. Je m’avançai à travers un marais dix fois large 315

comme celui de Value. Au fur et à mesure que j’avançais, j’enfonçais davantage dans la tourbe et je sentais la terre trembler autour de moi.

J’essayai d’aller à gauche, j’essayai de revenir sur mes pas, partout la terre cédait, menaçant de m’engloutir. Je me décidai donc d’aller droit devant moi pour tâcher d’atteindre une grosse pierre que je voyais à cinquante pas à peu près.

J’y parvins... Ma foi, il était temps: je sentais la terre s’enfoncer sous moi, comme le jour où, du côté de Poudron, je fus obligé de mettre mon fusil entre mes jambes. Seulement, je n’avais pas de fusil, de sorte que cette dernière ressource me manquait.

Je montai sur le rocher, et je m’assis à son extrémité.

Mais à peine y fus-je installé, qu’il me sembla que mon poids, ajouté à celui du rocher, le faisait entrer petit à petit dans le marais. Je me penchai, et je n’eus bientôt plus de doute: le rocher s’enfonçait d’un pouce à peu près par minute et je pouvais calculer, à six pieds par heure, que, dans deux heures, si aucun moyen de salut ne se 316

présentait, je serais englouti.

Une ou deux fois j’essayai de descendre et de gagner un endroit plus solide, mais il faut croire que la terre s’amollissait de plus en plus: la première fois, j’entrai jusqu’au genou, la seconde jusqu’à mi-cuisse, de sorte que je n’eus que le temps de me raccrocher à mon rocher et de remonter dessus.

Mais mon rocher lui-même s’enfonçait toujours.

Je compris que tout était fini pour moi ; j’essayai de me rappeler une des prières que ma mère m’avait apprises lorsque j’étais tout petit ; mais il y avait si longtemps de cela que j’avais tout oublié.

J’étais assis ; je laissai tomber ma tête sur mes genoux, en fermant les yeux.

Mais je n’avais pas besoin de voir pour me rendre compte de la situation.

Je sentais le rocher qui continuait de s’enfoncer d’un mouvement presque insensible, lorsque, tout à coup, une grande ombre effleura 317

mon œil, même à travers mes paupières, et il me sembla que quelque chose passait entre le soleil et moi.

Je rouvris vivement les yeux.

Ce qui passait entre le soleil et moi, c’était un aigle superbe, ayant plus de dix pieds d’envergure. Il tourna quelque temps autour de ma tête. Je crus qu’il avait de mauvaises intentions et je cherchais une arme quelconque pour me défendre, lorsque, au lieu de s’abattre sur moi, il s’abattit devant moi, replia ses ailes, lissa ses plumes, et, me regardant d’un air goguenard, me dit:

« C’est donc toi, Mocquet ? »

J’avoue que je fus on ne peut plus étonné d’entendre un aigle m’adresser la parole et me nommer par mon nom ; mais, depuis quelque temps, il m’arrive des choses si extraordinaires, que mes étonnements sont de courte durée.

«

Oui, monsieur, lui répondis-je poliment, c’est moi.

– Comment te portes-tu ?

318

– Mais assez bien pour le moment. Et vous ?

Moi, comme tu vois, je me porte à

merveille. »

Puis, après un moment de silence:

« Tu me parais inquiet, me dit-il ; qu’as-tu donc ?

– Ma foi, monsieur, lui répondis-je, je ne vous dissimulerai pas que j’aimerais autant être rentré chez le général, auquel j’ai une réponse à donner de la part du comte Charpentier, que d’être ici.

C’est-à-dire, mon cher Mocquet, que tu cherches un moyen de transport et que tu n’en trouves pas.

– Vous y êtes, monsieur », m’écriai-je.

Et je me mis à lui raconter comment vous m’aviez envoyé à Oigny, comment j’avais rencontré Berthelin, comment il m’avait invité à sa noce, comment je m’étais grisé, comment j’étais tombé dans l’Ourcq, comment de l’Ourcq j’avais passé dans la Marne, de la Marne dans la Seine et de la Seine dans la mer ; comment, enfin, j’avais débarqué dans l’île où j’avais l’honneur 319

de le rencontrer, et cela juste au moment où la position devenait assez critique pour me donner de graves inquiétudes.

« En effet, dit l’aigle en jetant un coup d’œil sur mon rocher, qui s’enfonçait de plus en plus, il n’y a guère de chances pour que tu puisses te tirer d’affaire, mon pauvre Mocquet.

– Vous croyez ? lui demandai-je.

– Ah ! me dit-il, tu es le dix-septième que je vois mourir comme cela. »

Je laissai échapper un gémissement.

« Bon ! dit-il, ne te désespère pas trop: tu as la chance de tomber sur un des genres de mort les plus rapides et les moins douloureux, tandis qu’en continuant de vivre, tu étais exposé à un tas de maladies plus douloureuses les unes que les autres, aux rhumatismes, à la goutte, aux névralgies, à la phtisie, à la paralysie. »

Je l’interrompis.

« Sauf votre respect, monsieur, lui dis-je, vous qui êtes si savant, ne connaîtriez-vous donc point un moyen pour moi de quitter cette île ; car, si 320

caressante que soit la mort que vous me promettez, j’aimerais encore mieux vivre, fût-ce cent ans, en courant toutes les chances mauvaises de la vie, que de mourir dans une heure, si agréablement que ce soit.

– Tu as donc bien peur de la mort ?

Ce n’est pas pour moi, c’est pour ma famille ; et puis j’ai une réponse à rendre au général de la part du comte Charpentier.

– Eh bien, je vais être bon garçon, quoiqu’il soit inconvenant de se griser comme tu l’as fait, et surtout le saint jour du dimanche. – Monte sur mon dos.

– Comment, m’écriai-je, que je monte sur votre dos ?

– Oui, et tiens-toi bien, de peur de tomber.

– Vous voulez plaisanter.

– Foi d’aigle, dit l’oiseau en posant sa patte droite sur sa poitrine, je parle sérieusement.

Ainsi, accepte mon offre, ou prépare-toi à mourir étouffé dans la boue comme un crapaud ; aussi bien voilà ton piédestal qui s’enfonce, et je ne 321

donne pas un quart d’heure sans que ce soit le tour de la statue. »

En effet, il n’y avait plus du rocher hors de la boue que la partie sur laquelle portaient mes deux pieds, et encore la tourbe liquide commençait-elle à mouiller la semelle de mes souliers.

Je regardai autour de moi et compris qu’il n’y avait pas d’autre moyen de salut que d’accepter la proposition que me faisait l’aigle

; en

conséquence, prenant mon parti:

« Je vous remercie de l’offre que vous me faites, monsieur, lui dis-je, et l’accepte de grand cœur ; seulement, je crains d’être un peu lourd.

– Bon ! dit l’aigle, ne crains pas cela, je suis fort. »

Il s’approcha de moi, releva ses ailes de manière à ce que je pusse me mettre à califourchon sur son dos sans en gêner les mouvements ; je l’empoignai par le cou et il s’éleva rapidement dans l’air.

D’abord, je le serrai un peu fort, car je craignais de tomber ; mais, au mouvement qu’il 322

fit, je compris que je gênais sa respiration et j’ouvris un peu la main.

« C’est bien, dit-il ; maintenant cela va aller tout seul.

– Pardon, lui dis-je le plus poliment que je pus, attendu que je me voyais à son entière discrétion –, s’il plaît à Votre Seigneurie, et sauf le respect que je dois à son jugement supérieur, il me semble que nous ne prenons pas le chemin de la maison.

– Tout à l’heure, tout à l’heure, dit l’aigle ; j’ai pour le moment affaire dans la lune, et nous allons d’abord y passer. »

Vous comprenez ma stupéfaction ! je faillis en perdre l’équilibre et me laisser tomber.

« Dans la lune ! m’écriai-je ; mais je n’ai point affaire dans la lune, moi, je n’y connais personne.

Vous auriez dû me prévenir. Cela me retarde, de passer par la lune.

– Bon ! dit l’aigle, vingt-quatre heures de plus ou de moins, qu’est-ce que cela ? Si je t’avais laissé sur ton île, tu aurais été bien autrement en 323

retard. Décide-toi donc, viens avec moi ou va-t’en.

– M’en aller ! lui dis-je, vous en parlez bien à votre aise. Par où voulez-vous que je m’en aille ?

– Par où tu voudras. Tu comprends, la route est libre.

– Non pas, peste ! j’aime encore mieux aller avec vous dans la lune. J’attendrai à la porte pendant que vous ferez vos commissions. »

Cependant nous continuions de monter ; la terre ne m’apparaissait déjà plus que comme un brouillard et la mer comme un miroir, tandis qu’au-dessus de ma tête, je voyais la lune s’élargir au fur et à mesure que la terre diminuait.

La nuit vint, la terre se couvrit d’obscurité, tandis qu’au contraire la lune s’illuminait de la réflexion du soleil, que je voyais écorné par la terre.

L’aigle montait toujours.

Il vint un moment où la terre me cacha entièrement le soleil ; alors je me trouvai dans l’obscurité la plus complète ; j’avais entièrement 324

perdu de vue la lune.

L’aigle montait toujours.

Peu à peu la terre démasqua le soleil et le jour revint.

Le soir, je n’étais plus qu’à deux ou trois lieues de la lune ; elle m’apparaissait comme une grosse boule jaunâtre de la forme d’un fromage de Hollande, elle avait un gros bâton fiché dans le côté comme la queue d’une poêle.

Je présumai que c’était par là que la prenait le bon Dieu quand il avait affaire à elle.

« Mon cher Mocquet, me dit l’aigle, nous voilà arrivés ; mets-toi à cheval sur ce bâton et attends-moi. »

Il ne s’agissait pas de discuter, vous comprenez bien ; je fis ce que désirait l’aigle et me cramponnai de mon mieux à cette espèce de manche à balai.

Il me sembla qu’il branlait dans la lune ; de plus, le poids de mon corps le fit incliner ; en sorte que je me trouvai comme sur un cheval qui se cabre.

325

«

Le diable t’emporte, aigle maudit

!

»

murmurai-je en patois picard, pour qu’il ne m’entendît pas.

Mais lui éclata de rire et dit:

« Bonsoir, Mocquet ! si tu te trouves bien là, restes-y, mon garçon.

– Comment, que j’y reste ?

– Sans doute.

– D’abord, je ne m’y trouve pas bien.

– Tant pis ; mais ce n’est pas moi qui te porterai ailleurs.

– C’était donc une farce ? m’écriai-je. Eh bien, elle est jolie, votre farce !

– Non, Mocquet, ce n’est point une farce, c’est une vengeance.

– Une vengeance ? Et pourquoi vous vengez-vous de moi ? Je ne vous ai rien fait.

– Comment, tu ne m’as rien fait ? tu as, l’année dernière, déniché mes petits sur la plus haute tour du château de Vez.

– Allons donc, j’ai déniché deux émouchets, 326

vous n’êtes pas un émouchet, vous.

– Oui, fais l’innocent, va !

– Monsieur l’aigle, je vous jure...

– Au revoir, Mocquet !

– Monsieur l’aigle...

– Porte-toi bien.

– Au nom du ciel...

– Bien du plaisir. »

Et, battant des ailes, il s’envola en riant.

Je ne riais pas, moi, vous comprenez bien ; le bâton s’inclinait de plus en plus: si j’avais pu accrocher un coin de la lune, je me serais au moins assis dessus, et j’eusse été plus à mon aise ; mais je tenais le bâton à deux mains, je n’osais le lâcher d’une seule, de peur que les forces manquassent à l’autre, et que je ne fusse précipité.

En ce moment-là, justement la porte de la lune s’ouvrit, criant sur ses gonds comme une porte qui depuis plus de trois mois n’a pas été graissée, et l’homme de la lune parut...

327

– Quel homme ? demandai-je de mon coin.

Dame, répondit Mocquet, probablement celui qui la garde.

– Il y a donc un homme dans la lune ?

– Oh ! cela, je puis le certifier: je l’ai vu comme je vous vois, et, de plus, il m’a parlé.

– Que t’a-t-il dit ?

– Il m’a dit: « Que fais-tu là, fainéant ?

– Comment, fainéant ? lui dis-je ; eh bien, je vous réponds qu’il y a peu d’êtres de notre espèce qui fassent une besogne pareille à celle que je fais en ce moment.

– Et à quel propos fais-tu cette besogne-là ?

– Oh ! je n’en ai pas eu le choix », lui dis-je.

Et je lui racontai comment vous m’aviez envoyé chez le comte Charpentier, comment j’avais trouvé Berthelin, comment il m’avait invité à sa noce, comment je m’étais grisé, comment j’étais tombé dans l’Ourcq, comment de l’Ourcq j’étais passé dans la Marne, de la Marne dans la Seine, et de la Seine dans la mer.

328

Puis vint l’histoire de l’île, du rocher, de l’aigle ; puis je lui racontai comment ce misérable oiseau m’avait abandonné sur mon bâton comme un perroquet sur son perchoir, en me souhaitant bien du plaisir, souhait qui était loin de se réaliser ; enfin, je le suppliai de me tendre la main et de m’aider à monter sur la lune.

Mais lui, commençant par tirer sa tabatière de sa poche, puis l’ouvrant, y fourrant ses doigts, y puisant une prise de tabac, et la reniflant, secoua la tête.

« Comment, vous secouez la tête ? m’écriai-je.

– Oui, Mocquet, je la secoue, répondit le priseur.

– Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Cela veut dire que tu ne peux pas rester ici.

– Comment, je ne peux pas rester ici ?

– Non ; tu vois bien que tu fais pencher la lune.

– Certainement que je le vois bien.

– Alors tu comprends, si la lune penche encore 329

d’un degré ou deux, tu vas renverser mon eau, qui est là dans le creux d’un rocher. Et, comme il ne pleut ici que tous les trois mois, qu’il a plu avant-hier, je serai mort de soif avant les prochaines pluies.

– Mais, aussi, m’écriai-je, je ne compte pas rester ici, vous comprenez bien. Je profiterai de la première occasion qui se présentera pour la terre.

– Il n’y a jamais d’occasion pour la terre, me répondit l’homme.

– Il n’y a jamais d’occasion ?

– Jamais...

– Comment ferai-je alors ?

– Tu lâcheras le bâton ; et, comme la terre est juste au-dessous de la lune en ce moment, dans deux ou trois heures, tu seras arrivé.

– Mais je me briserai comme verre. – Allons donc !

– Quoi, allons donc ?

– Jamais.

– Jamais quoi ?

330

– Jamais je ne lâcherai mon bâton.

– Ah ! tu ne le lâcheras pas !

– Non, je ne le lâcherai pas.

– Eh bien ! c’est ce que nous allons voir. »

L’homme de la lune, qui avait gardé sa tabatière dans sa main, la remit dans sa poche, rentra dans sa maison et en sortit cinq minutes après avec une hache.

À cette vue je devinai son intention et je frémis de tout mon corps.

« Eh ! mon cher monsieur, lui dis-je, j’espère bien que vous n’allez pas couper mon bâton.

Mais c’est tout simplement un meurtre, un assassinat. Ah ! vieux drôle ! ah ! vieux coquin !

ah ! vieux... »

Un craquement terrible me coupa la voix: au troisième coup de hache, le bâton s’était rompu, et je tombais, mon bâton entre les jambes, avec une telle rapidité que la voix m’en manqua.

Débarrassée de moi, la lune se remit d’aplomb, et je vis l’homme qui suivait des yeux ma chute à travers l’espace avec une satisfaction 331

qu’il ne se donnait pas même la peine de cacher.

Au bout de dix minutes, à peu près, d’une chute furieuse il me sembla entendre à mes oreilles un grand bruit d’ailes accompagné de formidables coing ! coing ! coing !

Je passais à travers une bande d’oies sauvages.

« Comment ! me dit le jars qui conduisait la troupe, c’est vous, Mocquet ? »

J’avoue que cela me fit plaisir de me trouver en pays de connaissance. – Seulement, comment cette oie me connaissait-elle ? C’est ce que je n’ai jamais pu savoir.

« Ma foi, oui, répondis-je, c’est moi-même.

– Êtes-vous en bonne santé ?

Pour le moment, cela ne va pas mal, répondis-je ; mais j’ai peur que, d’ici à peu, il n’y ait du changement.

– Sans être trop curieux, continua le jars, puis-je vous demander comment il se fait que je vous rencontre à vingt mille lieues de la lune et à soixante mille lieues de la terre ? »

332

Alors je lui racontai comment vous m’aviez donné une commission pour le comte Charpentier, comment j’avais rencontré Berthelin, comment il m’avait invité à la noce, comment je m’étais grisé, comment j’étais tombé dans l’Ourcq, comment de l’Ourcq j’étais passé dans la Marne, de la Marne dans la Seine, et de la Seine dans la mer. Puis vint l’histoire de l’île, du marais, du rocher, de l’aigle. Je lui narrai comment ce misérable oiseau m’avait conduit à la lune, m’avait abandonné sur le manche de la lune, et comment l’homme de la lune, voyant que je la faisais pencher, avait craint que je ne répandisse son eau, avait pris une hache et avait coupé le bâton. – En preuve de quoi je lui montrai le bâton que j’avais encore entre les jambes.

Peut-être me demanderez-vous comment je pouvais raconter tout cela en tombant, puisque, entraîné par mon poids, je devais tomber bien plus vite que les oies ne pouvaient voler. Mais, à ce commandement: coing-coing-coing ! qui veut dire, dans la langue des oies: reployez vos ailes !

toute la troupe avait reployé ses ailes ; n’ayant 333

plus rien pour se soutenir, chaque oie tombait en même temps que moi, comme un gros grêlon.

« Ah ! ah ! fit le jars après m’avoir écouté avec attention, si bien que tu dégringoles ?

– Je dégringole, c’est le mot.

Que donnerais-tu bien à celui qui te garantirait de te déposer à terre aussi doucement que sur un lit de plumes ?

– Je lui donnerais ma bénédiction d’abord, et, foi d’homme, j’y ajouterais bien un petit écu.

– Eh bien ! moi, je t’y déposerai pour rien.

– Pour rien ? C’est encore mieux.

– Mais à une condition, cependant.

– Laquelle ?

– Tu me jureras de ne jamais faire la chasse aux oies sauvages.

– Oh ! si ce n’est que cela, je vous le jure.

Couag ! » fit l’oie sauvage.

Cela veut dire: Attention !

« Nous y sommes ! répondirent les oies.

334

– Prenez chacune un bout du bâton dans votre bec », commanda le jars.

Les oies obéirent.

« Là ! et maintenant, étendez les ailes. »

Les deux oies commandées étendirent les ailes et je sentis que je m’arrêtais dans ma chute.

« Ah ! sapristi ! » m’écriai-je.

C’était la respiration qui me revenait.

Je fis une évolution sur mon bâton et je me trouvai assis de côté, comme une femme sur une bourrique. Je tenais le bâton des deux mains, et, comme de regarder en bas me donnait le vertige, le jars ordonna au reste de la bande de voler au-dessous de moi et de me faire avec son corps une espèce de tapis de pied.

Pendant toute cette conversation et toute cette opération, nous étions insensiblement descendus, et la terre, non seulement s’était refaite visible, mais m’apparaissait dans tous ses détails. Nous remontions vers le Midi, ce qui était mon chemin direct, et je revoyais successivement Le Havre, Rouen, Paris.

335

Arrivé à Paris, je criai à mon jars, qui nous servait de guide:

« Un peu à gauche, l’ami, un peu à gauche ! »

Il répéta dans sa langue:

« Un peu à gauche ! »

Et nous obliquâmes.

J’avoue que je revis avec une grande joie Dammartin, Nanteuil, Crépy.

« Un peu à droite ! » dis-je, arrivé à cette dernière ville.

Et le jars prit un peu à droite.

Tout à coup, je m’aperçus que la bande, au lieu de s’abaisser, s’élevait.

« Mais c’est ici, m’écriai-je, mon ami jars, c’est ici ; descendez-moi donc, voilà Value à ma droite, voilà Haramont à ma gauche, voilà les Fossés juste au-dessous de moi. Descendez-moi donc ! descendez-moi donc ! »

Mais lui criait:

« Plus haut ! haut ! »

336

Et, sans m’écouter, la troupe lui obéissait.

J’allongeai la main pour l’attraper ; j’avais une envie terrible de lui tordre le cou.

Il m’échappa, mais comprit parfaitement mon intention.

«

Ah

! voilà comme tu es reconnaissant, Mocquet ? », me dit-il.

J’étais exaspéré.

« Mais ne vous apercevez-vous donc pas, lui dis-je, que nous nous éloignons de chez le général, pour aller où ? je n’en sais rien... au diable.

– Mocquet, dit le jars d’une voix douce, pour être une oie, on n’est pas pour cela un imbécile.

N’as-tu donc pas vu ?

Si fait, j’ai vu

; j’ai vu le château du

général ; j’ai vu Villers-Cotterêts, et voilà que nous appuyons à droite et que je vois La Ferté-

Milon, et que je vois Melun, Montargis, Moulins.

– Oui, tu as vu bien des choses, mais tu n’as pas vu Pierre, le jardinier, qui était embusqué derrière une haie avec son fusil, et qui nous 337

attendait pour nous canarder.

– Bah ! Pierre est un maladroit, il vous eût manquées.

– Il y a, mon cher Mocquet, chez les oies, un proverbe qui dit: « Il n’est pires coups que les coups de maladroit. »

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! fis-je, mais où allons-nous maintenant

? Bon

! voilà que je

revois la mer. Qu’est-ce que cette mer-là ?

– C’est la mer Méditerranée, que les Anciens appelaient mer Intérieure, parce quelle est entièrement enfermée dans les terres et n’a de communication avec le grand Océan que par le détroit de Gibraltar.

– Savez-vous que vous êtes fort instruite pour une oie ? lui dis-je.

J’ai beaucoup voyagé, répondit

modestement le jars.

– Mais enfin, où allons-nous ?

– Nous allons au lac Tchad.

– Où est cela, le lac Tchad ?

338

– Au centre de l’Afrique.

– Comment, au centre de l’Afrique ? dans le pays des nègres ?

– Justement.

– Mais je n’y ai point affaire, moi ; je n’y veux pas aller. Halte-là ! halte ! Tenez, voilà justement un bâtiment qui va entrer à Marseille ; descendez-moi sur le bâtiment, descendez-moi vite.

– Je ne puis te descendre tout à fait, tu sais bien que partout où est l’homme nous courons un danger.

– Eh bien ! approchez-vous le plus possible, je m’en laisserai tomber.

– Libre à toi.

– C’est bien heureux... Là, je crois que j’y suis.

– Non, pas encore.

– Et maintenant ?

– Pas encore.

– D’ici, je tomberai juste sur le pont.

339

– D’ici, tu tomberas à la mer.

– Et d’ici ?

– Tu y es, mais ne perds pas de temps. Il passe... il sera passé. Bon voyage ! »

En effet, j’avais lâché le bâton, mais une seconde trop tard. Au lieu de tomber sur le bâtiment, je tombai dans son sillage.

Comme je tombais d’une centaine de pieds de haut, j’allai jusqu’au fond de la mer.

Heureusement j’avais fait provision d’air ; je retins ma respiration, et je revins à la surface.

On m’avait vu tomber du bâtiment, et une barque m’attendait avec quatre rameurs et un contremaître.

Oh ! général, je ne saurais vous dire ma satisfaction quand je sentis une main d’homme au lieu d’une patte d’oie, et quand je me vis porté sur un bâtiment au lieu de voyager à cheval sur le dos d’un aigle, ou assis sur un bâton porté par des oies.

Deux heures après, nous étions à Marseille.

Je courus à la malle-poste: par chance, il 340

restait une place avec le conducteur ; je la retins,

– et me voilà.

Maintenant, général, pardon du retard ; mais vous conviendrez qu’il ne fallait pas moins de huit jours pour aller du port aux Perches au Havre, du Havre à l’île du Marais, de l’île du Marais à la lune, de la lune à la Méditerranée, de la Méditerranée à Marseille et de Marseille ici. –

Voici la réponse du comte Charpentier, général.

Et Mocquet tendit une lettre à mon père.

Mocquet a toujours cru qu’il avait été dans la lune. On a eu beau lui soutenir qu’il n’avait pas quitté son lit et avait eu le cauchemar, il soutint, lui, qu’il avait bel et bien fait le voyage que je viens de raconter.

Mocquet me prit en grande amitié, surtout parce que j’étais le seul qui ne lui rît pas au nez quand il parlait de l’aigle vindicatif, de l’homme de la lune et du jars savant.

Je ne lui riais pas au nez, parce que je croyais fermement qu’il avait fait le voyage de la lune et 341

que je ne regrettais qu’une chose: c’était de ne l’avoir pas fait avec lui.

– Mais soyez tranquille, me disait Mocquet, si j’y retourne, je vous prendrai avec moi et nous irons ensemble.

Mocquet est mort sans y retourner.

Maintenant, y a-t-il quelqu’un qui cherche un compagnon de voyage pour aller dans la lune ?

Me voilà.

342