Plan de la deuxième case habitée depuis août 1897 jusqu'au départ de l'île du Diable en juin 1899.

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Les vexations furent plus fréquentes et plus nombreuses encore à dater de cette époque; l'attitude qu'on avait à mon égard variait avec les fluctuations de la situation en France, situation que j'ignorais complétement. Des mesures nouvelles furent prises pour m'isoler encore davantage, si possible. Plus que jamais je dus maintenir une attitude hautaine pour empêcher qu'on eût prise sur moi. Des pièges me furent souvent tendus, des questions insidieuses me furent posées par les surveillants, par ordre. Dans mes nuits d'énervement, quand j'étais en proie aux cauchemars, le surveillant de garde s'approchait de mon lit pour chercher à surprendre les paroles qui s'échappaient de mes lèvres. Dans cette période, le commandant du pénitencier, Deniel, au lieu de se borner à ses devoirs stricts de fonctionnaire, fit le bas et misérable métier de mouchard; il crut évidemment s'attirer ainsi des faveurs.

L'extrait suivant de la consigne générale de la déportation à l'île du Diable fût affiché dans ma case:

Art. 22.—Le déporté assure la propreté de sa case et de l'enceinte qui lui est réservée et prépare lui-même ses aliments.

Art. 23.—Il lui est délivré la ration réglementaire et il est autorisé à améliorer cette ration par la réception de denrées et liquides dans une mesure raisonnable dont l'appréciation appartient à l'administration.

Les différents objets destinés au déporté ne lui seront remis qu'après avoir été minutieusement visités, et au fur et à mesure de ses besoins journaliers.

Art. 24.—Le déporté doit remettre au surveillant-chef toutes les lettres et écrits rédigés par lui.

Art. 26.—Les demandes ou réclamations que le déporté aurait à formuler ne peuvent être reçues que par le surveillant-chef.

Art. 27.—Au jour, les portes de la case du déporté sont ouvertes et jusqu'à la nuit il a la faculté de circuler dans l'enceinte palissadée.

Toute communication avec l'extérieur lui est interdite.

Dans le cas où, contrairement aux dispositions de l'article 4, les éventualités du service nécessiteraient, dans l'île la présence de surveillants ou de transportés autres que ceux du service ordinaire, le déporté serait enfermé dans sa case jusqu'au départ des corvées temporaires.

Art. 28.—Pendant la nuit, le local affecté au déporté est éclairé intérieurement et occupé, comme le jour, par un surveillant.»

J'ai su depuis qu'à dater de cette époque les surveillants reçurent aussi l'ordre de relater tous mes gestes, tous les jeux de ma physionomie, et l'on peut concevoir comment ces ordres furent exécutés. Mais ce qui est plus grave, c'est que tous ces gestes, toutes ces manifestations de ma douleur, parfois de mon impatience, furent interprétés par Deniel avec une passion aussi vile que haineuse. Esprit aussi mal équilibré que vaniteux, cet agent attacha aux plus petits incidents une portée immense; le plus léger panache de fumée rompant à l'horizon la monotonie du ciel, était l'indice certain d'une attaque possible et provoquait des mesures de rigueur et des précautions nouvelles. On voit aisément combien une surveillance ainsi comprise, dont l'intensité haineuse se traduisait forcément dans l'attitude des surveillants, était de nature à aggraver le régime.

Je ne connais d'ailleurs pas de supplice plus énervant, plus atroce que celui que j'ai subi pendant cinq années, d'avoir deux yeux braqués sur moi, jour et nuit, à tous les moments, dans toutes les conditions, sans une minute de répit.

Le 4 septembre 1897, j'écrivais à ma femme:

Je viens de recevoir le courrier du mois de juillet. Tu me dis encore d'avoir la certitude de l'entière lumière, cette certitude est dans mon âme, elle s'inspire des droits qu'a tout homme de la demander, de la vouloir, quand il ne veut qu'une chose: la vérité.

Tant que j'aurai la force de vivre dans une situation aussi inhumaine qu'imméritée, je t'écrirai donc pour t'animer de mon indomptable volonté.

D'ailleurs, les dernières lettres que je t'ai écrites sont comme mon testament moral. Je t'y parlais d'abord de mon affection; je t'y avouais aussi des défaillances physiques et cérébrales, mais je t'y disais non moins énergiquement ton devoir, tout ton devoir.

Cette grandeur d'âme que nous avons tous montrée, les uns comme les autres, qu'on ne se fasse nulle illusion, cette grandeur d'âme ne doit être ni de la faiblesse, ni de la jactance; elle doit s'allier, au contraire, à une volonté chaque jour grandissante, grandissante à chaque heure du jour, pour marcher au but: la découverte de la vérité, de toute la vérité pour la France entière.

Certes, parfois la blessure est par trop saignante, et le cœur se soulève, se révolte; certes, souvent, épuisé comme je le suis, je m'effondre sous les coups de massue, et je ne suis plus alors qu'un pauvre être humain d'agonie et de souffrances; mais mon âme indomptée me relève, vibrant de douleur, d'énergie, d'implacable volonté devant ce que nous avons de plus précieux au monde: notre honneur, celui de nos enfants, le nôtre à tous; et je me redresse encore pour jeter à tous le cri d'appel vibrant de l'homme qui ne demande, qui ne veut que de la justice, pour venir toujours et encore vous embraser tous du feu ardent qui anime mon âme, qui ne s'éteindra qu'avec ma vie.

Moi, je ne vis que de ma fièvre, depuis si longtemps, au jour le jour, fier quand j'ai gagné une longue journée de vingt-quatre heures...

Quant à toi, tu n'as à savoir ni ce que l'on dit, ni ce que l'on pense. Tu as à faire inflexiblement ton devoir, vouloir non moins inflexiblement ton droit: le droit de la justice et de la vérité. Oui, il faut que la lumière soit faite, je formule nettement ma pensée...

Je ne puis donc que souhaiter, pour tous deux, pour tous, que cet effroyable, horrible et immérité martyre ait enfin un terme...

Te parler longuement de moi, de toutes les petites choses, c'est inutile: je le fais parfois malgré moi, car le cœur a des révoltes irrésistibles; l'amertume, quoi qu'on en veuille, monte du cœur aux lèvres quand on voit ainsi tout méconnaître, tout ce qui fait la vie noble et belle; et, certes, s'il ne s'agissait que de moi, de ma propre personne, il y a longtemps que j'eusse été chercher dans la paix de la tombe, l'oubli de ce que j'ai vu, de ce que j'ai entendu, l'oubli de ce que je vois chaque jour.

J'ai vécu pour te soutenir, vous soutenir tous de mon indomptable volonté, car il ne s'agissait plus là de ma vie, il s'agissait de mon honneur, de notre honneur à tous, de la vie de nos enfants; j'ai tout supporté sans fléchir, sans baisser la tête, j'ai étouffé mon cœur, je refrène chaque jour toutes les révoltes de l'être, réclamant toujours et encore à tous, sans lassitude comme sans jactance, la vérité.

Je souhaite cependant pour nous deux, pauvre amie, pour tous, que les efforts soit des uns, soit des autres, aboutissent bientôt; que le jour de la justice luise enfin pour nous tous, qui l'attendons depuis si longtemps.

Chaque fois que je t'écris, je ne puis presque pas quitter la plume, non pour ce que j'ai à te dire, mais je vais te quitter de nouveau, pour de longs jours, ne vivant que par ta pensée, celle des enfants, de vous tous.

Je termine cependant en t'embrassant ainsi que nos chers enfants, tes chers parents, tous nos chers frères et sœurs, en te serrant dans mes bras de toutes mes forces et en te répétant avec une énergie que rien n'ébranle, et tant que j'aurai souffle de vie: courage, courage et volonté!

Alfred.

Dans le courrier du mois de juillet 1897, que je reçus le 4 septembre, se trouvait la lettre suivante de ma femme, dont je donne un extrait, et qui resta pour moi énigmatique. La lettre du 1er juillet, dont on y parle, ne me parvint jamais.

Paris, 15 juillet 1897.

Tu as dû être mieux impressionné par la lettre que je t'ai écrite le 1er juillet que par les précédentes. J'étais moins angoissée et l'avenir m'apparaissait enfin sous des couleurs moins sombres...

Nous avons fait un pas immense vers la vérité, malheureusement, je ne puis pas t'en dire davantage...

Lucie.

En octobre, je reçus la lettre dont j'extrais le passage suivant:

Paris, 15 août 1897.

Je suis toute soucieuse et bien angoissée de ne pas avoir encore de tes nouvelles; voilà près de sept semaines que je n'ai pas eu de lettres de toi et les semaines comptent triple quand on les passe dans l'inquiétude; j'espère qu'il n'y a là qu'un retard et que je vais recevoir bien vite un bon courrier. Je mets toute ma joie dans la lecture des lignes si pleines de courage que tu m'adresses, en attendant mieux, en attendant que tu me sois rendu et que je puisse, dans le profond bonheur de vivre auprès de toi, me consoler de toutes mes peines...

Efforce-toi de ne pas penser, de ne pas faire travailler ta pauvre cervelle, ne t'épuise pas en conjectures inutiles. Ne pense qu'au but, à la fin; laisse reposer ta pauvre tête, ébranlée par tant de chocs.

Lucie.

Puis en novembre:

Paris 1er septembre 1897.

C'est avec joie que je viens te confirmer encore la nouvelle que je t'ai donnée dans mes lettres du mois dernier. Je suis tout à fait heureuse de constater que nous entrons dans la bonne voie. Je ne puis que te répéter d'avoir confiance, de ne plus te désoler, de te bien pénétrer de la certitude que nous avons d'aboutir...

Paris, 25 septembre 1897.

Je n'ajouterai qu'un mot à mes longues lettres de ce mois[5]; je suis bien heureuse à la pensée qu'elles t'auront redonné, avec un immense espoir, les forces nécessaires pour attendre ta réhabilitation. Je ne puis t'en dire plus que dans mes dernières lettres...

Lucie.

Je répondais à ces lettres:

Iles du Salut, 4 novembre 1897.

Je viens à l'instant de recevoir tes lettres; les paroles, ma bonne chérie, sont bien impuissantes à rendre tout ce que la vue de la chère écriture réveille d'émotions poignantes dans mon cœur, et cependant ce sont les sentiments de puissante affection que cette émotion réveille en moi qui me donnent la force d'attendre le jour suprême où la vérité sera enfin faite sur ce lugubre et terrible drame.

Tes lettres respirent un tel sentiment de confiance qu'elles ont rasséréné mon cœur qui souffre tant pour toi, pour nos chers enfants.

Tu me fais la recommandation, pauvre chérie, de ne plus chercher à penser, de ne plus chercher à comprendre, je ne l'ai jamais fait, cela m'est impossible, mais comment ne plus penser? Tout ce que je puis faire, c'est de chercher à attendre, comme je te l'ai dit, le jour suprême de la vérité.

Dans ces derniers mois, je t'ai écrit de longues lettres où mon cœur trop gonflé s'est détendu. Que veux-tu, depuis trois ans je me vois le jouet de tant d'événements auxquels je suis étranger, ne sortant pas de la règle de conduite absolue que je me suis imposée, que ma conscience de soldat loyal et dévoué à son pays m'a imposée d'une façon inéluctable, que, quoi qu'on en veuille, l'amertume monte du cœur aux lèvres, la colère vous prend parfois à la gorge, et les cris de douleur s'échappent. Je m'étais bien juré jadis de ne jamais parler de moi, de fermer les yeux sur tout, ne pouvant avoir comme toi, comme tous, qu'une consolation suprême, celle de la vérité, de la pleine lumière.

Mais la trop longue souffrance, une situation épouvantable, le climat qui à lui seul embrase le cerveau, si tout cela ne m'a jamais fait oublier aucun de mes devoirs, tout cela a fini par me mettre dans un état d'éréthisme cérébral et nerveux qui est terrible...

Je bavarde avec toi, quoique je n'aie rien à te dire, mais cela me fait du bien, repose mon cœur, détend mes nerfs. Vois-tu, souvent le cœur se crispe de douleur poignante quand je pense à toi, à nos enfants, et je me demande alors ce que j'ai bien pu commettre sur cette terre pour que ceux que j'aime le plus, ceux pour qui je donnerais mon sang goutte à goutte, soient éprouvés par un pareil martyre.

Mais même quand la coupe trop pleine déborde, c'est dans ta chère pensée, dans celle des enfants, pensées qui font vibrer et frémir tout mon être, qui l'exaltent à sa plus haute puissance, que je puise encore la force de me relever, pour jeter le cri d'appel vibrant de l'homme qui pour lui, pour les siens, ne demande depuis si longtemps que de la justice, de la vérité, rien que la vérité.

Je t'ai d'ailleurs formulé nettement ma volonté, que je sais être la tienne, la vôtre et que rien n'a jamais pu abattre.

C'est ce sentiment, associé à celui de tous mes devoirs, qui m'a fait vivre, c'est lui aussi qui m'a fait encore demander pour toi, pour tous, tous les concours, un effort plus puissant que jamais de tous dans une simple œuvre de justice et de réparation, en s'élevant au-dessus de toutes les questions de personnes, au-dessus de toutes les passions.

Puis-je encore te parler de mon affection? C'est inutile, n'est-ce pas, car tu la connais, mais ce que je veux te dire encore, c'est que l'autre jour je relisais toutes tes lettres pour passer quelques-unes de ces minutes trop longues auprès d'un cœur aimant, et un immense sentiment d'admiration s'élevait en moi pour ta dignité et ton courage. Si l'épreuve des grands malheurs est la pierre de touche des belles âmes, oh! ma chérie, la tienne est une des plus belles et des plus nobles qu'il soit possible de rêver.

Alfred.

Le mois de novembre s'écoula, puis le mois de décembre 1897, sans m'apporter de lettres. Enfin, le 9 janvier 1898, après une longue et anxieuse attente, je reçus tout à la fois les lettres de ma femme des mois d'octobre et de novembre, dont j'extrais les passages suivants:

Paris, 6 octobre 1897.

Je n'ai pas réussi à t'exprimer dans ma dernière lettre et surtout, je crois, à te communiquer d'une façon absolue la confiance si grande que j'avais et qui n'a fait que s'accentuer depuis, dans le retour de notre bonheur. Je voudrais te dire la joie que je ressens en voyant l'horizon s'éclaircir ainsi, en apercevant le terme de nos souffrances, et je me sens bien inhabile à te faire partager mes sentiments, car pour toi, pauvre exilé, c'est toujours l'attente, l'attente angoissante, l'ignorance de tout ce que nous faisons, et les phrases vagues, les assemblages de mots ne t'apportent rien, si ce n'est l'assurance de notre profonde affection et la promesse souvent renouvelée que nous arriverons à te réhabiliter. Si tu pouvais comme moi te rendre compte des progrès accomplis, du chemin que nous avons fait à travers les ténèbres pour gagner enfin la pleine lumière, comme tu te sentirais allégé, soulagé! Cela me crève le cœur de ne pouvoir te raconter tout ce qui me passionne, tout ce qui fait que j'ai tant d'espoir. Je souffre à l'idée que tu subis un martyre, qui, s'il doit se prolonger physiquement jusqu'à ce que l'erreur soit officiellement reconnue, est au moins inutile moralement, et que, tandis que je me sens plus rassurée, plus tranquille, tu passes par des alternatives d'angoisses et d'inquiétudes qui pourraient t'être épargnées...

Paris, 17 novembre 1897.

Je suis inquiète de n'avoir pas de lettre de toi. Ta dernière lettre datée du 4 septembre m'est arrivée dans les premiers jours d'octobre, et depuis je suis absolument sans nouvelles. Je n'ai jamais exhalé de plaintes et ce n'est certes pas maintenant que je commencerai, et cependant Dieu sait ce que j'ai souffert, restant pendant des semaines et des semaines dans cette angoisse affolante que me causait l'absence totale de lettres. De jour en jour, je pense que mes tourments vont cesser, que je vais être rassurée, autant que je le puis, étant données tes horribles souffrances. Mais espère de toutes tes forces! Comment pourrais-je te dire ma confiance, en restant dans les limites qui me sont permises? C'est difficile et je ne puis que te donner l'assurance formelle que dans un temps très, très rapproché tu seras réhabilité. Ah! si je pouvais te parler à cœur ouvert, te dire toutes les péripéties de ce drame épouvantable...

Quand cette lettre arrivera à la Guyane, j'espère que tu auras reçu la bonne nouvelle que ta conscience attend depuis trois longues années.

Lucie.

Quand ces lettres me parvinrent en janvier 1898, à l'île du Diable, après une longue et anxieuse attente, non seulement je n'avais pas reçu la bonne nouvelle qu'elles me faisaient prévoir, mais les vexations avaient redoublé d'intensité, la surveillance était devenue encore plus rigoureuse. De dix surveillants et un surveillant-chef, le nombre avait été porté à treize surveillants et un surveillant-chef; des sentinelles avaient été placées autour de ma case, un souffle de terreur régnait autour de moi, terreur dont je m'apercevais par l'attitude des surveillants.

Vers cette époque également, on élevait une tour dépassant en hauteur la caserne des surveillants et sur la plate-forme de laquelle fut placé le canon Hotchkiss destiné à défendre les approches de l'île.

Aussi renouvelai-je auprès du Président de la République, auprès des membres du Gouvernement, les appels que j'avais faits précédemment.

Dans les premiers jours du mois de février 1898, je reçus deux lettres de ma femme, datées du 4 décembre 1897 et du 26 décembre 1897; ces deux lettres étaient des copies partielles des lettres que ma femme m'avait écrites.

J'ai su depuis que ma femme m'avait fait connaître, en termes discrets, dans les lettres qu'elle m'écrivit en août ou septembre 1897, qu'une haute personnalité du Sénat avait pris ma cause en main; le passage, bien entendu, fut supprimé et je n'appris l'admirable initiative de M. Scheurer-Kestner qu'à mon retour en France, en 1899, comme je n'appris qu'à cette époque les événements qui se déroulaient alors en France.

Un extrait qu'on m'avait transmis de la lettre du 4 décembre 1897 de ma femme était particulièrement triste.

J'ai reçu deux lettres de toi. Quoique tu ne me dises rien de tes souffrances et que ces lettres, comme les précédentes, soient empreintes d'une belle dignité, d'un courage admirable, j'ai senti percer ta douleur avec une telle acuité que j'éprouve le besoin de t'apporter du réconfort, de te faire entendre quelques paroles d'affection, venant d'un cœur aimant et dont la tendresse, l'attachement sont, comme tu le sais, aussi profonds qu'inaltérables.

Mais que de jours se sont passés depuis que tu m'as écrit ces lettres et que de temps s'écoulera encore jusqu'à ce que ces quelques lignes viennent te rappeler que ma pensée est avec toi jour et nuit et qu'à toutes les heures, à toutes les minutes de ta longue torture, mon âme, mon cœur, tout ce qu'il y a de sensible en moi, vibre avec toi, que je suis l'écho de tes cruelles souffrances et que je donnerais ma vie pour abréger tes tortures. Si tu savais quel chagrin j'éprouve de ne pas être là-bas auprès de toi, et avec quelle joie j'aurais accepté la vie la plus dure, la plus atroce, pour partager ton exil et être à tes côtés à toute heure, à tout moment, pour te soutenir dans les moments de défaillance, t'entourer de toute mon affection et panser, si peu que ce soit, tes blessures.

Mais il était dit que nous n'aurions même pas la consolation de souffrir ensemble et que nous boirions l'amertume jusqu'à la dernière goutte...

Puis suivaient quelques phrases vagues d'espoir, si souvent renouvelées.

En réponse à ce courrier, j'écrivis à ma femme:

Iles du Salut, 7 février 1898.

Je viens de recevoir tes chères lettres de décembre, et mon cœur se brise, se déchire devant tant de souffrances imméritées. Je te l'ai dit: ta pensée, celle des enfants me relèvent toujours, vibrant de douleur, de suprême volonté devant ce que nous avons de plus précieux au monde: notre honneur, la vie de nos enfants, pour jeter le cri d'appel de plus en plus vibrant de l'homme qui ne demande que la justice pour lui et les siens et qui y a droit.

Depuis trois mois, dans la fièvre et le délire, souffrant le martyre nuit et jour pour toi, pour nos enfants, j'adresse appels sur appels au chef de l'État, au Gouvernement, à ceux qui m'ont fait condamner, pour obtenir de la justice enfin, un terme à notre effroyable martyre, sans obtenir de solution.

Je réitère aujourd'hui mes demandes précédentes au chef de l'État, au Gouvernement, avec plus d'énergie encore s'il se peut, car tu n'as pas à subir un pareil martyre, nos enfants n'ont pas à grandir déshonorés, je n'ai pas à agoniser dans un cachot pour un crime abominable que je n'ai pas commis. Et j'attends chaque jour d'apprendre que le jour de la justice a enfin lui pour nous...

Alfred.

Dans le courant du mois de février, les mesures de rigueur ne faisant que s'accentuer encore, et ne recevant aucune réponse à mes précédents appels au chef de l'État et aux membres du Gouvernement, j'adressai la lettre suivante au Président de la Chambre des Députés et aux députés.

Iles du Salut, 28 février 1898.

«Monsieur le Président de la Chambre des Députés,
«Messieurs les Députés,

«Dès le lendemain de ma condamnation, c'est-à-dire il y a déjà plus de trois ans, quand M. le commandant du Paty de Clam est venu me trouver au nom de M. le Ministre de la Guerre pour me demander, après qu'on m'eut fait condamner pour un crime abominable que je n'avais pas commis, si j'étais innocent ou coupable, j'ai déclaré que non seulement j'étais innocent, mais que je demandais la lumière, la pleine et éclatante lumière, et j'ai aussitôt sollicité l'aide de tous les moyens d'investigation habituels, soit par les attachés militaires, soit par tout autre dont dispose un gouvernement.

«Il me fut répondu alors que des intérêts supérieurs aux miens, à cause de l'origine de cette lugubre et tragique histoire, à cause de l'origine de la lettre incriminée, empêchaient les moyens d'investigation habituels, mais que les recherches seraient poursuivies.

«J'ai attendu pendant trois ans, dans la situation la plus effroyable qu'il soit possible d'imaginer, frappé sans cesse et sans cause, et ces recherches n'aboutissent pas.

«Si donc des intérêts supérieurs aux miens devaient empêcher, doivent toujours empêcher l'emploi des moyens d'investigation qui seuls peuvent mettre enfin un terme à cet horrible martyre de tant d'êtres humains, qui seuls peuvent faire enfin la pleine et éclatante lumière sur cette lugubre et tragique affaire, ces mêmes intérêts ne sauraient exiger qu'une femme, des enfants, un innocent leur soient immolés. Agir autrement serait nous reporter aux siècles les plus sombres de notre histoire, où l'on étouffait la vérité, où l'on étouffait la lumière.

«J'ai soumis, il y a quelques mois déjà, toute l'horreur tragique et imméritée de cette situation à la haute équité des membres du Gouvernement; je viens également la soumettre à la haute équité de messieurs les Députés, pour leur demander de la justice pour les miens, la vie de mes enfants, un terme à cet effroyable martyre de tant d'êtres humains.»

La même lettre, conçue dans des termes identiques, fut adressée à la même date au Président et aux membres du Sénat. Ces appels furent renouvelés peu de temps après.

M. Méline, qui présidait alors le Gouvernement, étouffa mes cris et garda ces lettres qui ne parvinrent jamais à leurs destinataires.

Et ces lettres arrivaient au moment où l'auteur du crime était glorifié, pendant qu'ignorant de tous les événements qui se passaient en France, j'étais cloué sur mon rocher, criant mon innocence aux pouvoirs publics, multipliant les appels à ceux qui étaient chargés de faire la lumière, d'assurer la justice!

En mars, je reçus les lettres de ma femme du commencement de janvier, conçues toujours en termes vagues, exprimant le même espoir, sans qu'elle pût préciser sur quelles espérances se fondait cet espoir.

Puis, en avril, nouveau et profond silence. Les lettres que m'écrivit ma femme dans les derniers jours de janvier et dans le courant du mois de février 1898 ne me parvinrent jamais.

Quant aux lettres que j'écrivis à partir de cette époque à ma femme, elle n'en reçut aucune originale et nous n'en possédons que des extraits copiés et tronqués. D'ailleurs, durant toute cette période, les lettres que m'adressait ma femme ne me parvinrent également qu'en copie.

Voici quelques extraits des lettres de ma femme que je reçus en copie durant cette période:

Paris, 6 mars 1898.

Quoique mes lettres soient bien banales et d'une monotonie désespérante, je ne puis pas résister au désir de me rapprocher de toi, de venir causer un peu.

Vois-tu, il y a des moments où mon cœur est tellement gonflé, où l'écho de tes souffrances retentit en moi avec une telle force, une telle acuité que je ne peux plus me dominer, ma volonté m'abandonne, j'étouffe de chagrin, la séparation me pèse trop, elle est trop cruelle; dans un élan de tout mon être je tends les bras vers toi, dans un effort suprême je cherche à t'atteindre, à te consoler, à te ranimer. Je crois alors être près de toi, je te parle doucement, je te redonne courage, je te fais espérer. Trop vite je suis tirée de mon rêve par la voix d'un enfant, par un bruit du dehors qui me ramène brusquement à la réalité. Je me retrouve alors bien isolée, bien triste en face de mes pensées et surtout de tes souffrances. Combien tu as dû être malheureux d'être privé de nouvelles, ainsi que tu me le dis dans ta lettre du 6 janvier. N'oublie pas, quand tu ne reçois pas mes lettres, que je suis en pensée avec toi, que je ne t'abandonne ni nuit ni jour, et que si la parole ne peut t'apporter l'expression de mon profond amour, aucun obstacle ne peut entraver l'union de nos cœurs, de nos pensées.

Paris, 7 avril 1898.

Je viens de recevoir ta lettre du 5 mars, ce sont des nouvelles relativement récentes pour nous qui sommes habitués à tant souffrir de l'irrégularité des courriers, et j'ai eu une agréable surprise en voyant une date aussi rapprochée. Comme les malheurs vous changent! Avec quelle résignation on est obligé d'accepter des choses qui vous semblent impossible à supporter... Quand je dis que j'accepte avec résignation, c'est inexact. Je ne récrimine pas, parce que, jusqu'à ce que ta pleine innocence soit reconnue, je dois vivre et souffrir ainsi, mais au fond mon être se révolte, s'indigne et, comprimé par ces longues années d'attente, il déborde d'impatience à peine contenue...

Paris, 5 juin 1898.

Me voici encore accoudée à ma table, songeant tristement et perdue dans mes pensées; je venais t'écrire et comme il m'arrive vingt fois par jour, je me suis laissée aller à une longue rêverie. C'est vers toi que je me sauve ainsi à tout instant, je donne à mes nerfs une détente en m'échappant, et ma pensée va rejoindre mon cœur qui est toujours avec toi dans ton lointain exil. Je viens te rendre visite souvent, bien souvent, et puisqu'il ne m'a pas encore été permis de venir te rejoindre, je t'apporte tout ce qui est moi-même, toute ma personne morale, toute ma pensée, ma volonté, mon énergie et surtout mon amour, toutes choses intangibles et qu'aucune force humaine ne pourrait enchaîner...

Paris, 25 juillet 1898.

Quand je me sens trop triste et que le fardeau de la vie me semble trop lourd, trop difficile à supporter, je me détourne du présent, j'évoque mes souvenirs et je retrouve des forces pour continuer la lutte...

Lucie.

Cette lettre fut la seule du mois de juillet qui me parvint. A partir de cette époque les lettres originales reprennent.

Pour moi, les journées s'écoulaient dans une impatience extrême, ne comprenant rien à ce qui se passait autour de moi. Quant aux demandes que j'adressais au chef de l'État, il m'était invariablement répondu: «Vos demandes ont été transmises suivant la forme constitutionnelle aux membres du Gouvernement.» Puis, plus rien; j'attendais toujours quelle était la suite définitive donnée à mes demandes de revision. J'ignorais totalement la loi, à plus forte raison la loi nouvelle sur la revision qui date de 1895, c'est-à-dire d'une époque où j'étais déjà en captivité. Une demande faite pour obtenir un code en communication fut repoussée.

Au mois d'août 1898, j'écrivis à ma femme:

Iles du Salut, 7 août 1898.

Quoique je t'aie écrit deux longues lettres par le précédent courrier, je ne veux pas laisser partir ce courrier sans t'envoyer l'écho de mon immense affection, sans venir te parler, te faire entendre toujours les mêmes paroles qui doivent soutenir ton invincible courage.

La claire conscience de notre devoir doit nous rendre stoïques envers le reste. Si atroce que soit le destin, il faut avoir l'âme assez haute pour le dominer jusqu'à ce qu'il s'incline devant toi.

Les paroles que je te redis depuis si longtemps sont et demeurent invariables. Mon honneur est mon bien propre, le patrimoine de nos enfants et doit leur être rendu; cet honneur, je l'ai réclamé à la patrie. Je ne puis que souhaiter que notre effroyable martyre ait enfin un terme.

Dans mes précédentes lettres, je t'ai parlé longuement de nos enfants, de leur sensibilité dont tu te plaignais, quoique je sois assuré que tu élèves admirablement ces chers petits. Si j'y reviens, c'est que dans le bonheur ils étaient le but unique de nos pensées; dans le malheur immérité qui nous a frappés, ils sont notre raison de vivre. La sensibilité donc, toujours celle qui s'adresse aux choses de l'esprit et du cœur, est le grand ressort de l'éducation. Quelle prise peut-on avoir sur une nature indolente ou insensible?

C'est surtout par l'influence morale qu'il faut agir, aussi bien pour l'éducation que pour le développement de l'intelligence, et celle-ci ne peut s'exercer que sur un être sensible. Je ne suis pas partisan des châtiments corporels, quoiqu'ils soient parfois nécessaires pour les enfants d'un naturel indocile. Une âme menée par la crainte en reste toujours plus faible. Un visage triste, une attitude sévère suffisent à un enfant sensible pour lui faire comprendre sa faute.

Cela me fait toujours du bien de venir me rapprocher de toi, te parler de nos enfants, d'un sujet qui après avoir été, dans le bonheur, celui de nos conversations familières, est aujourd'hui celui de notre raison de vivre.

Et si je n'écoutais que mon cœur, je t'écrirais plus souvent, car il me semble ainsi—pure illusion, je le sais, mais qui soulage néanmoins—qu'au même instant, à la même minute, tu sentiras à travers la distance qui nous sépare, battre un cœur qui ne vit que pour toi, pour nos enfants, un cœur qui t'aime...

Mais au-dessus de tout plane le culte de l'honneur, au sens absolu du mot. Il faut se dégager tout aussi bien des passions intérieures que la douleur soulève, que de l'oppression produite par les choses extérieures. Cet honneur donc, qui est mon bien propre, le patrimoine de nos enfants, leur vie, il faut le vouloir courageusement, infatigablement, sans jactance, mais aussi sans faiblesse.

Alfred.

En même temps, je demandai par lettre, par télégramme, quelle était la suite définitive donnée à mes demandes de revision pour lesquelles j'obtenais toujours la même réponse énigmatique. Mais le silence, le silence toujours, était la seule réponse que j'obtenais. J'ignorais les événements qui s'étaient passés, qui se passaient encore en France. Enfin, espérant obtenir par un moyen extrême une réponse, je déclarai en septembre 1898 que je cessais ma correspondance en attendant la réponse à mes demandes de revision. Cette déclaration fut inexactement transmise par câble à ma femme et l'on verra à quels incidents elle donna lieu.

En octobre, je reçus le courrier du mois d'août de ma femme, exprimant toujours le même espoir, qu'il lui était malheureusement impossible, dans sa correspondance épluchée et si souvent supprimée, d'étayer par des faits précis.

Je renouvelai ma demande tendant à obtenir une réponse à mes demandes de revision. Le 27 octobre 1898, alors que j'ignorais encore qu'une demande en revision avait été introduite par ma femme, que cette demande avait été transmise à la Cour de cassation pour y être examinée, on me fit dire enfin que: «j'allais recevoir une réponse définitive à mes demandes de revision adressées au chef de l'État».

J'écrivis aussitôt à ma femme la lettre suivante:

Iles du Salut, 27 octobre 1898.

Quelques lignes pour t'envoyer l'écho de mon immense affection, l'expression de toute ma tendresse. Je viens d'être informé que je recevrai la réponse définitive à mes demandes de revision. Je l'attends avec calme et confiance, ne doutant pas cette réponse soit ma réhabilitation...

Alfred.

Quelques jours plus tard, dans les premiers jours de novembre, je reçus le courrier du mois de septembre de ma femme, par lequel elle m'annonçait qu'il s'était produit des événements graves que j'apprendrai plus tard et qu'elle avait introduit une demande en revision qui avait été acceptée par le Gouvernement.

Cette nouvelle venait donc coïncider avec la réponse qui m'avait été donnée le 27 octobre précédent. J'écrivis aussitôt à ma femme:

Iles du Salut, 5 novembre 1898.

Je viens de recevoir ton courrier du mois de septembre, par lequel tu me donnes de si bonnes nouvelles.

Par ma lettre du 27 octobre dernier, je t'ai fait connaître que j'étais déjà informé que je recevrais la réponse définitive à mes demandes de revision. Je t'ai dit dès alors que j'attendais avec confiance, ne doutant pas que cette réponse soit enfin ma réhabilitation...

Alfred.

J'ignorais toujours que la demande en revision avait été transmise par le Gouvernement à la Cour de cassation et que même des débats avaient déjà eu lieu.

Le 16 novembre 1898, je reçus un télégramme ainsi conçu:

Cayenne, 16 novembre 1898.

Gouverneur à déporté Dreyfus, par commandant supérieur des îles du Salut.

Vous informe que Chambre criminelle de la Cour de cassation a déclaré recevable en la forme demande en revision de votre jugement et décidé que vous seriez avisé de cet arrêt et invité à produire vos moyens de défense.

Je compris que la demande avait été déclarée recevable en la forme par la Cour et qu'il allait s'ouvrir des débats sur le fond. Je fis connaître que je désirais être mis en communication avec Me Demange, mon défenseur en 1894. Je ne savais d'ailleurs rien de ce qui s'était passé depuis cette époque, j'en étais toujours au bordereau, pièce unique du dossier. Je n'avais pour ma part rien à ajouter à ce que j'avais déjà dit devant le premier Conseil de guerre, rien à modifier à la discussion du bordereau. J'ignorais qu'on avait modifié la date d'arrivée du bordereau, modifié les hypothèses qui avaient été émises au premier procès sur les différentes pièces énumérées au bordereau. Je croyais donc l'affaire bien simple, et réduite, comme au premier Conseil de guerre, à une discussion sur l'écriture.

Le 28 novembre 1898, je fus autorisé à circuler de 7 h. à 11 h. et de 2 à 5 h. du soir, dans l'enceinte du camp retranché. On appelait camp retranché l'espace compris dans une enceinte en pierres sèches de 0m,80 environ de hauteur, enceinte qui entourait la caserne des surveillants située à côté de ma case. La promenade consistait donc en réalité en un couloir, en plein soleil, qui contournait la caserne et ses dépendances. Mais je revoyais la mer que je n'avais plus vue depuis plus de deux ans, je revoyais la maigre verdure des îles; mes yeux pouvaient se reposer sur autre chose que sur les quatre murs de la case.

En décembre, je ne reçus pas de courrier de ma femme. Aucune des lettres qu'elle m'écrivit dans le courant du mois d'octobre 1898 ne me parvint jamais. L'impatience me gagna durant ce mois; je demandai des explications, je demandai quand les débats s'ouvriraient sur le fond à la Cour de cassation? (Je ne savais pas que des débats avaient eu lieu les 27, 28 et 29 octobre.) Aucune réponse ne me fut donnée.

Le 28 décembre 1898, je reçus une lettre de ma femme ainsi conçue:

Paris, 22 novembre 1898.

Je ne sais si tu as reçu mes lettres du mois dernier dans lesquelles[6] je te racontais dans leurs grandes lignes les efforts que nous avions faits pour arriver à pouvoir demander la revision de ton procès, puis la procédure engagée et la recevabilité de la demande. Chaque nouveau succès, quoiqu'il me rendit bien heureuse, était empoisonné par l'idée que toi, pauvre malheureux, tu étais dans l'ignorance des faits et que sans doute tu étais en train de désespérer.

Enfin, la semaine dernière, j'ai eu l'immense joie d'apprendre que le Gouvernement t'envoyait un télégramme t'avertissant de la recevabilité de la demande.

J'ai eu connaissance il y a quinze jours d'une lettre de toi dans laquelle tu aurais, paraît-il, déclaré ta résolution de ne plus écrire, même à moi...

Lucie.

Outré par une interprétation aussi inexacte de ma pensée, j'écrivis aussitôt à M. le Gouverneur de la Guyane une lettre conçue à peu près dans ces termes:

«Par la lettre que je viens de recevoir de madame Dreyfus, je vois qu'il lui a été donné connaissance, en partie seulement, d'une lettre que je vous avais adressée en septembre dernier, vous déclarant que je cessais ma correspondance, en attendant la réponse aux demandes de revision que j'avais adressées au chef de l'État. En ne communiquant à madame Dreyfus qu'un extrait de ma lettre, on lui a donné une interprétation qui a dû être plus que douloureuse pour ma chère femme. Il y a donc un devoir de conscience pour celui—que j'ignore et que je veux ignorer—qui a commis cet acte et à qui il appartient de le réparer.»

J'appris que ce dont on avait donné connaissance à ma femme était une transmission par câble de ma lettre et que celle-ci avait été inexactement câblée!

En même temps, j'écrivis à ma femme la lettre suivante:

Iles du Salut, 26 décembre 1898.

J'étais sans lettres de toi depuis deux mois. J'ai reçu il y a quelques jours ta lettre du 22 novembre. Si j'ai momentanément clos ma correspondance, c'est que j'attendais la réponse à mes demandes de revision et que je ne pouvais plus que me répéter. Depuis, tu as dû recevoir de nombreuses lettres de moi.

Si ma voix eût cessé de se faire entendre, c'est qu'elle eût été éteinte à tout jamais, car si j'ai vécu, c'est pour vouloir mon honneur, mon bien propre, le patrimoine de nos enfants, pour faire mon devoir, comme je l'ai fait partout et toujours, et comme il faut toujours le faire, quand on a pour soi le bon droit et la justice, sans jamais craindre rien ni personne...

Alfred.

Les nouvelles que j'avais reçues dans ces derniers mois m'avaient apporté un soulagement immense. Je n'avais jamais désespéré, je n'avais jamais perdu foi en l'avenir, convaincu dès le premier jour que la vérité serait connue, qu'il était impossible qu'un crime aussi abominable, auquel j'étais si complètement étranger, pût rester impuni. Mais ne connaissant rien des événements qui se passaient en France, voyant au contraire chaque jour la situation qui m'était faite devenir plus atroce, frappé sans cesse et sans cause, obligé de lutter nuit et jour contre les éléments, contre le climat, contre les hommes, j'avais commencé à douter de voir pour moi-même la fin de cet horrible drame. Ma volonté n'en était pas amoindrie, elle était restée aussi inflexible, mais j'avais des moments de désespoir farouche, pour ma chère femme, pour mes chers enfants, en pensant à la situation qui leur était faite.

Enfin l'horizon s'éclaircissait; j'entrevoyais pour les miens comme pour moi-même un terme à cet affreux martyre. Il me sembla que le cœur se déchargeait d'un poids immense, je respirai plus librement.

Fin décembre, je reçus le réquisitoire introductif du 15 octobre 1898 du procureur général à la Cour de cassation. Je le lus avec une profonde stupéfaction.

J'appris l'accusation portée par mon frère contre le commandant Esterhazy que je ne connaissais pas, son acquittement, le faux, l'aveu et le suicide d'Henry. Mais le sens de bien des incidents m'échappa.

Le 5 janvier 1899, je fus interrogé sur commission rogatoire, par le président de la Cour d'appel de Cayenne. Mon étonnement fut grand d'entendre parler pour la première fois de ces prétendus aveux, de cette misérable transformation de paroles prononcées le jour de la dégradation et qui étaient au contraire une protestation, une déclaration véhémente de mon innocence.

Puis les journées, les mois s'écoulèrent, sans recevoir de nouvelles précises, ignorant ce que devenait l'enquête de la Cour. Chaque mois, ma femme, dans ses lettres qui me parvenaient souvent avec un retard considérable, dans ses dépêches, me disait son espoir d'un terme prochain à nos souffrances, et ce terme je ne le voyais pas venir.

Dans les derniers jours de février, je remis comme d'habitude, au commandant du pénitencier, Deniel, la demande de vivres et objets nécessaires pour le mois suivant. Je ne reçus rien. J'avais pris la résolution absolue, dont je ne m'étais pas départi depuis le premier jour, de ne pas réclamer, de ne jamais discuter sur l'application de la peine, car c'eût été en admettre le principe, principe que je n'avais jamais admis; aussi je ne dis rien et je me passai de tout durant le mois de mars. A la fin du mois, Deniel vint me dire qu'il avait égaré ma commande et qu'il me priait d'en refaire une autre. S'il l'avait réellement égarée, il s'en serait aperçu dès le retour du bateau chargé de chercher les vivres à Cayenne. Cet acte a trop bien coïncidé avec le vote de la loi de dessaisissement pour ne pas penser que ce fait en a été la cause. A ce moment, je ne connaissais pas la basse besogne à laquelle cet homme s'était livré, je ne l'appris qu'à mon retour en France; je le croyais un simple instrument, d'autant plus qu'il s'empressait toujours de me dire: «Je ne suis qu'un agent d'exécution», et je savais qu'on trouve des individus pour toutes les besognes. Aujourd'hui, j'ai tout lieu de penser que bien des mesures furent prises sur sa propre initiative, que l'attitude de certains surveillants lui est due.

Quant à moi, j'ignorais la loi de dessaisissement et je ne pouvais comprendre la longueur de l'enquête; celle-ci me paraissait toute simple, puisque je ne connaissais que le bordereau. Je demandai à plusieurs reprises des renseignements; il est presque inutile de dire qu'ils ne me furent jamais donnés.

Si mon énergie morale ne faiblit pas durant ces huit longs mois, où j'attendais chaque jour, à chaque heure du jour, la décision de la Cour suprême, par contre mon épuisement physique et cérébral ne fit que s'accentuer dans cette attente angoissante et affolante.


X

Le lundi 5 juin 1899, à midi et demi, le surveillant chef vint précipitamment dans ma case et me remit la note suivante: