Paris, 4 février 1895.

J'ai eu le bonheur de recevoir ton excellente lettre. Pense un peu comme j'ai été heureuse d'avoir de tes nouvelles, quoiqu'elles soient bien lointaines, puisqu'elles datent de lundi il y a huit jours. Une longue semaine, pour que tes douces paroles me parviennent...

Paris, 6 février 1895.

..... Cela me fait tant de chagrin quand je regarde nos pauvres chers enfants, de penser que tu aurais un tel bonheur de les avoir autour de toi, de les voir grandir, se développer, d'assister à l'ouverture de leurs intelligences, que parfois les larmes me montent aux yeux.

Voilà près de quatre mois que tu ne les as vus, ces pauvres petits, et ils ont bien changé...

Paris, 7 février 1895.

Ta dernière lettre est datée du 28 janvier, elle a mis huit jours pour me parvenir et depuis je suis sans nouvelles; c'est bien dur. J'espérais de tout cœur pouvoir causer avec toi, sinon verbalement, du moins par lettres, et ces malheureuses nouvelles, déjà si longues à venir, s'espacent de plus en plus.

Enfin j'attends toujours impatiemment mon autorisation et je compte l'avoir bientôt; j'ai le plus grand désir de te voir, de t'embrasser, de lire dans tes yeux ton courage, ta patience, ton admirable abnégation et ton dévouement à nos enfants...

Paris, 9 février 1895.

J'ai reçu ce matin ta lettre du 31 janvier. Tes souffrances me navrent. J'ai pleuré, pleuré bien longuement, la tête entre mes deux mains et il m'a fallu une chaude caresse de notre bon petit Pierre pour ramener un sourire sur mes lèvres et encore mes souffrances ne sont rien comparées aux tiennes...

Ne te chagrine pas, quand tu ne reçois pas de lettres de moi; je t'écris tous les jours, je n'ai que ce bon moment, je ne veux pas m'en priver...

Paris, 10 février 1895.

J'ai eu une joie enfantine hier soir en recevant enfin l'autorisation de te voir deux fois par semaine.

Enfin le moment va venir où j'aurai le bonheur extrême de te serrer sur mon cœur et de te rendre par ma présence de nouvelles forces.

Je suis navrée que tu ne reçoives pas mes lettres; je n'ai pas manqué un seul jour de venir causer avec toi. Je ne puis m'expliquer la raison de cette rigueur; mes lettres cependant n'indiquent que des sentiments parfaitement honnêtes, le chagrin amer d'une situation aussi injustement épouvantable et l'espoir d'une réhabilitation prochaine...

Lucie.

Ma femme avait été autorisée à me voir deux fois par semaine, pendant une heure chaque fois, en deux jours consécutifs. Je la vis pour la première fois, le 13 février, sans avoir été prévenu de son arrivée. Je fus conduit au greffe, situé à quelques pas de la porte de sortie du préau. Le greffe est une petite salle étroite et longue, blanchie à la chaux et presque nue. Ma femme était assise au fond; le directeur du dépôt, au milieu de la salle, entre ma femme et moi; je dus rester près de la porte. Devant la porte et en dehors, les gardiens.

Le directeur nous prévint qu'il nous était interdit de parler de toute chose se rapportant à mon procès.

Si cruellement blessés que nous fussions par les conditions atroces dans lesquelles on permit de nous revoir, si angoissés que nous fussions de voir les minutes s'écouler avec une rapidité vertigineuse, nous éprouvâmes un grand bonheur intérieur de nous retrouver. Mais la situation était trop poignante pour qu'elle pût être exprimée par des paroles. Ce qui fut pour nous un puissant réconfort, c'est que nous sentîmes fortement que nos deux âmes n'en faisaient plus qu'une, que l'intelligence, la volonté de tous ne seraient plus tendues que vers un seul but: la découverte de la vérité, du coupable.

Ma femme revint me voir le lendemain 14 février, puis repartit pour Paris.

Le 20 février, elle était de retour à l'île de Ré; nos deux dernières entrevues eurent lieu les 20 et 21 février.

De l'île de Ré, après l'entrevue avec ma femme:

Ile de Ré, 14 février 1895.

Les quelques moments que j'ai passés avec toi m'ont été bien doux, quoiqu'il m'ait été impossible de te dire tout ce que j'avais sur le cœur.

Mon temps se passait à te regarder, à m'imprégner de ton visage, à me demander par quelle fatalité inouïe du sort j'étais séparé de toi...

De ma femme, à son retour à Paris:

Paris, 16 février 1895.

Quelle émotion, quelle terrible secousse nous avons ressenties tous deux en nous revoyant, toi surtout, mon pauvre et bien-aimé mari; tu as dû être terriblement ébranlé, n'étant pas prévenu de mon arrivée!...

Les conditions dans lesquelles on nous a autorisés à nous voir étaient vraiment par trop terribles! Lorsqu'on est séparé aussi cruellement depuis quatre mois, n'avoir le droit de se parler qu'à distance, c'est atroce. Comme j'aurais voulu te presser sur mon cœur, te serrer les mains, pouvoir aussi te réchauffer un peu, pauvre solitaire. Ah! quel déchirement j'ai éprouvé en quittant Saint-Martin, en m'éloignant de toi...

Lucie.

De l'île de Ré, après avoir vu ma femme:

Ile de Ré, 21 février 1895.
(jour même de mon départ, que j'ignorais.)

Quand je te vois, le temps est si court, je suis si angoissé de voir l'heure s'écouler avec une rapidité que je ne connaissais plus, tant les autres heures que je passe me semblent horriblement longues, que j'oublie de te dire la moitié de ce que j'avais préparé...

Je voulais te demander si le voyage ne te fatiguait pas, si la mer t'avait été clémente? Je voulais te dire toute l'admiration que j'ai pour ton noble caractère, pour ton admirable dévouement! Plus d'une femme aurait vu son cerveau sombrer sous les coups répétés d'un sort aussi cruel, aussi immérité.

Je voulais te parler longuement des enfants...

Comme je te l'ai dit, je ferai mon possible pour dompter les battements de mon cœur ulcéré, pour supporter cet horrible et long martyre, afin de voir luire avec vous le jour heureux de la réhabilitation.

Alfred.

Ma femme supplia en vain dans la seconde entrevue qu'on lui liât les mains derrière le dos et qu'on la laissât s'approcher de moi, m'embrasser; le directeur refusa brutalement.

Le 21 février, je vis ma femme pour la dernière fois. Après l'entrevue qui eût lieu de deux heures à trois heures, et sans en avoir été informés l'un et l'autre, je fus prévenu subitement d'avoir à m'apprêter pour le départ. Les apprêts consistaient à faire un ballot d'effets.

Avant le départ, je fus encore déshabillé et fouillé, puis conduit entre six gardiens au quai. Je fus embarqué sur une chaloupe à vapeur qui m'amena dans la soirée dans la rade de Rochefort. Je fus transbordé directement de la chaloupe sur le transport le «Saint-Nazaire». Pas un mot ne m'avait été adressé, pas une indication ne m'avait été donnée sur le lieu où j'allais être déporté.

A mon arrivée sur le «Saint-Nazaire», je fus conduit dans une cellule de condamné, fermée par un simple grillage, située sous le pont, à l'avant. La partie du pont, en avant des cellules des condamnés, était découverte. Le froid était terrible—près de 14 degrés au-dessous de zéro—la nuit noire. Un hamac me fut jeté et je fus laissé sans nourriture.

Le souvenir de ma femme que je venais de quitter quelques heures auparavant, dans l'ignorance de mon départ, que je n'avais même pas pu embrasser, le souvenir de mes enfants, de tous les miens, de tous ces chers êtres que je laissais derrière moi dans la douleur et le désespoir, l'incertitude du lieu où j'allais être conduit, la situation qui m'était faite, tout cela me mit dans un état indescriptible et je ne pus que me jeter sur le sol, dans un coin de ma cellule, et pleurer à chaudes larmes dans la nuit sombre et froide.

Le lendemain soir, le «Saint-Nazaire» levait l'ancre.


VII

Les premiers jours de la traversée furent atroces; le froid était terrible dans la cellule ouverte, le sommeil dans le hamac pénible. Comme nourriture, la ration des condamnés, servie dans de vieilles boîtes de conserve. J'étais gardé à vue, le jour par un surveillant, la nuit par deux surveillants, revolver au côté, avec défense absolue de m'adresser la parole.

A partir du cinquième jour, je fus autorisé à monter une heure par jour sur le pont, gardé par deux surveillants.

Après le huitième jour, la température devint plus douce, puis torride. Je me rendis compte que nous approchions de l'équateur, mais j'ignorais toujours où l'on me transportait.

Après quinze jours de cette horrible traversée, nous arrivâmes le 12 mars 1895 en rade des îles du Salut. J'eus l'intuition du lieu par quelques bribes de conversation échangées entre les surveillants, parlant entre eux des postes où ils pensaient être envoyés, postes dont les noms se rapportaient à des localités de la Guyane.

J'espérais que j'allais être débarqué aussitôt. Mais je dus attendre près de quatre jours, sans monter sur le pont, par une chaleur torride, enfermé dans ma cellule. Rien, en effet, n'avait été préparé pour me recevoir et on dut tout organiser à la hâte.

Plan de la première case, avant les palissades.

Image plus grande

Ile du Diable, à l'arrivée.—Plan.

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Le 15 mars, je fus débarqué et enfermé dans une chambre du bagne de l'île Royale. Cette réclusion absolue dura environ un mois. Le 13 avril je fus transporté à l'île du Diable, rocher inculte qui avait servi précédemment de lieu de détention pour les lépreux.

Les îles du Salut se composent d'un groupe de trois petites îles: l'île Royale, où séjourne le commandant supérieur des pénitenciers des trois îles, l'île Saint-Joseph et l'île du Diable.

A mon arrivée à l'île du Diable, les dispositions prises à mon égard et qui durèrent jusqu'en 1895, furent les suivantes:

La case qui me fut affectée était en pierres et mesurait 4 mètres sur 4 mètres. Les fenêtres étaient grillées. La porte était à claire-voie, munie d'un simple barreautage en fer. Cette porte s'ouvrait sur un tambour de 2 mètres sur 3 mètres accolé à la façade de la case, tambour fermé par une porte pleine en bois. Dans ce tambour séjournait le surveillant de garde. Les surveillants étaient relevés de deux heures en deux heures, ils ne devaient me perdre de vue ni de jour ni de nuit. Pour l'exécution de cette dernière partie du service, la case était éclairée de nuit.

Durant la nuit, la porte du tambour était fermée extérieurement et intérieurement, de telle sorte que toutes les deux heures, pour la relève du surveillant de garde, il se faisait un bruit infernal de clefs et de ferraille.

Cinq surveillants et un surveillant-chef furent chargés de l'exécution du service et de ma garde.

Je n'avais la faculté de circuler, durant le jour, que dans la partie de l'île comprise entre le débarcadère et le petit vallon où se trouvait l'ancien campement des lépreux, soit sur un espace de 200 mètres environ, complètement découvert, et défense absolue m'était faite de franchir cette limite sous peine d'être renfermé dans ma case. Dès que je sortais, j'étais accompagné par le surveillant de garde qui ne devait pas perdre de vue un seul de mes gestes. Le surveillant de garde était armé du revolver; plus tard on y ajouta le fusil et une ceinture garnie de cartouches. Il m'était formellement interdit d'adresser la parole à qui que ce fût.

La ration au début fut celle du soldat aux colonies, sans le vin. Je devais faire la cuisine moi-même, faire d'ailleurs tout moi-même.


Les pages qui suivent sont la reproduction intégrale du journal que j'écrivis depuis le mois d'avril 1894 jusqu'à l'automne 1896, et qui était destiné à ma femme. Ce journal fut saisi avec tous mes papiers en 1896. Je ne pus l'obtenir qu'à l'époque du procès de Rennes, en 1899.


MON JOURNAL

(Pour être remis à ma femme).

Dimanche 14 avril 1895.

Je commence aujourd'hui le journal de ma triste et épouvantable vie. C'est, en effet, à partir d'aujourd'hui seulement que j'ai du papier à ma disposition, papier numéroté et parafé d'ailleurs, afin que je ne puisse en distraire. Je suis responsable de son emploi. Qu'en ferais-je d'ailleurs? A quoi pourrait-il me servir? A qui le donnerais-je? Qu'ai-je de secret à confier au papier? Autant de questions, autant d'énigmes!

J'avais jusqu'à présent le culte de la raison, je croyais à la logique des choses et des événements, je croyais enfin à la justice humaine! Tout ce qui était bizarre, extravagant, avait de la peine à entrer dans ma cervelle. Hélas! quel effondrement de toutes mes croyances, de toute ma saine raison.

Quels horribles mois je viens de passer, combien de tristes mois m'attendent encore?

J'étais décidé à me tuer après mon inique condamnation. Etre condamné pour le crime le plus infâme qu'un homme puisse commettre, sur la foi d'un papier suspect dont l'écriture était imitée ou ressemblait à la mienne, il y avait certes là de quoi désespérer un homme qui place l'honneur au-dessus de tout. Ma chère femme, si dévouée, si courageuse, m'a fait comprendre, dans cette déroute de tout mon être, qu'innocent je n'avais pas le droit de l'abandonner, de déserter volontairement mon poste. J'ai bien senti qu'elle avait raison, que là était mon devoir; mais, d'autre part, j'avais peur—oui, peur—des horribles souffrances morales que j'allais avoir à endurer. Physiquement je me sentais fort, ma conscience nette et pure me donnait des forces surhumaines. Mais mes tortures physiques et morales ont été pires que ce que j'attendais même, et aujourd'hui je suis brisé de corps et d'âme.

J'ai cependant cédé aux instances de ma femme, j'ai donc eu le courage de vivre! J'ai subi d'abord le plus effroyable supplice qu'on puisse infliger à un soldat, supplice pire que toutes les morts, puis j'ai suivi pas à pas cet horrible chemin qui m'a mené jusqu'ici en passant par la prison de la Santé et le dépôt de l'île de Ré, supportant sans fléchir insultes et cris, mais laissant un lambeau de mon cœur à chaque détour du chemin.

Ma conscience me soutenait; ma raison me disait chaque jour: enfin la vérité va éclater triomphante; dans un siècle comme le nôtre, la lumière ne peut tarder à se faire; mais hélas! chaque jour apportait une nouvelle déception. Non seulement la lumière ne jaillissait pas, mais on faisait tout pour l'empêcher de se produire.

J'étais, je le suis encore, au secret le plus absolu, ma correspondance lue partout, contrôlée au ministère, souvent non transmise. On m'interdisait même de parler à ma femme des recherches que je lui conseillais de faire. Il m'était impossible de me défendre.

Je pensais qu'une fois en exil je trouverais sinon le repos,—je ne saurais en avoir avant que l'honneur me soit rendu,—du moins une certaine tranquillité d'esprit et de vie me permettant d'attendre le jour de la réhabilitation. Quelle nouvelle et amère déception!

Après une traversée de quinze jours dans une cage, je suis resté d'abord en rade des îles du Salut pendant quatre jours sans monter sur le pont, par une chaleur torride. Mon cerveau se liquéfiait, tout mon être se fondait dans une désespérance terrible.

A mon débarquement, j'ai été enfermé dans une chambre de la maison de détention, les volets clos, avec défense de parler à qui que ce soit, en tête à tête avec mon cerveau, au régime des forçats. Ma correspondance devait être d'abord envoyée à Cayenne; je ne sais pas encore si elle y est parvenue.

Je suis resté ainsi pendant un mois enfermé dans ma chambre, sans sortir, après toutes les fatigues physiques de mon horrible traversée. A plusieurs reprises, je faillis devenir fou; j'eus plusieurs congestions du cerveau, et mon horreur de la vie était telle, que j'eus la pensée de ne pas me faire soigner et d'en finir ainsi avec ce martyre. C'eût été la délivrance, la fin de mes maux, puisque je ne me parjurais pas, la mort étant naturelle.

Le souvenir de ma femme, mon devoir vis-à-vis de mes enfants, m'ont donné la force de me ressaisir; je n'ai pas voulu démentir ses efforts, l'abandonner ainsi dans sa mission, la recherche de la vérité, du coupable. Aussi fis-je demander le médecin, quelle que fût ma répugnance farouche pour toute figure nouvelle.

Enfin, après trente jours de cette réclusion, on vient de me transporter à l'île du Diable, où je jouirai d'un semblant de liberté. Le jour, en effet, je pourrai me promener dans un espace de quelques centaines de mètres carrés, suivi, pas à pas, par un surveillant; à la nuit tombante (entre six heures et six heures et demie), je serai enfermé dans un cabanon de 4 mètres carrés, clos par une porte faite de barreaux de fer à claire-voie, devant laquelle les surveillants se relayeront toute la nuit.

Un surveillant-chef, cinq surveillants sont préposés à ce service et à ma garde; la ration est d'un demi-pain par jour, de 300 grammes de viande trois fois par semaine, les autres jours de l'endaubage ou du lard conservé. Comme boisson, de l'eau.

Quelle horrible existence de suspicion continuelle, de surveillance ininterrompue, pour un homme dont l'honneur est aussi haut placé que celui de qui que ce soit au monde!

Et puis, toujours pas de nouvelles de ma femme, de mes enfants. Je sais cependant que depuis le 29 mars, c'est-à-dire depuis près de trois semaines, il y a des lettres pour moi à Cayenne. J'ai fait télégraphier à Cayenne, j'ai fait télégraphier en France pour avoir des nouvelles des miens,—pas de réponse!

Ah! que je voudrais vivre jusqu'au jour de la réhabilitation pour hurler mes souffrances, pour dégonfler mon cœur ulcéré. Irai-je jusque-là? J'ai souvent des doutes, tant mon cœur est brisé, tant ma santé est chancelante.

Nuit de dimanche 14 au lundi 15 avril 1895.

Impossible de dormir. Cette cage, devant laquelle se promène le surveillant comme un fantôme qui m'apparaît dans mes rêves, le prurit de toutes les bêtes qui courent sur ma peau, la colère qui gronde dans mon cœur, d'en être là quand on a toujours et partout fait son devoir, tout cela surexcite mes nerfs déjà si ébranlés et chasse le sommeil. Quand passerai-je de nouveau une nuit calme et tranquille? Peut-être pas avant d'être dans la tombe, quand je jouirai du sommeil éternel! Que ce sera bon, de ne plus penser à la vilenie, à la lâcheté humaines.

La mer, que j'entends gronder sous ma lucarne, produit toujours sur moi sa fascination étrange. Elle berce mes pensées comme jadis, mais aujourd'hui elles sont bien tristes et sombres. Elle évoque en moi de chers souvenirs, des moments heureux passés auprès de ma femme, de mes enfants adorés.

Je retrouve la sensation violente, déjà éprouvée sur le bateau, d'une attirance profonde, presque irrésistible vers la mer, dont les eaux mugissantes semblent m'appeler comme une grande consolatrice. Cette tyrannie de la mer sur moi est violente; sur le bateau, il me fallait fermer les yeux, évoquer l'image de ma femme pour ne pas y céder.

Où sont mes beaux rêves de jeunesse, mes aspirations de l'âge mûr. Rien ne vit plus en moi, mon cerveau s'égare sous l'effort de ma pensée. Quel est le mystère de ce drame! Aujourd'hui encore, je ne comprends rien à ce qui s'est passé. Être condamné sans preuves tangibles, sur la foi d'une écriture! Quelles que soient l'âme et la conscience d'un homme, n'y a-t-il pas là plus qu'il n'en faut pour le démoraliser?

La sensibilité de mes nerfs, après toutes ces tortures, est devenue tellement aiguë, que toute impression nouvelle, même extérieure, produit sur moi l'effet d'une profonde blessure.

Même nuit.

Je viens d'essayer de dormir, mais après un assoupissement de quelques minutes, je me réveille avec une fièvre ardente: et il en est ainsi toutes les nuits depuis six mois. Comment mon corps a-t-il pu résister à une telle coïncidence de tourments aussi bien physiques que moraux? Je pense qu'une conscience nette, sûre d'elle-même, donne des forces invincibles.

J'ouvre la jalousie qui ferme la lucarne et je contemple encore la mer. Le ciel est chargé de gros nuages, mais la lumière de la lune qui filtre au travers vient iriser certaines parties de la mer et lui donner une teinte argentée. Les vagues se brisent impuissantes au pied des roches qui forment le contour de l'île; c'est un bruissement continu d'eau qui déferle, c'est un rythme brutal et saccadé qui plaît à mon âme ulcérée.

Et dans cette nuit, dans ce calme profond, se retracent dans mon esprit les images chéries de ma femme, de mes enfants. Comme ma pauvre Lucie doit souffrir d'un sort aussi immérité, après avoir eu tout pour être heureuse! Et heureuse, elle méritait tant de l'être, par sa profonde droiture, son caractère élevé, son cœur tendre et dévoué. Pauvre, pauvre chère femme; je ne puis penser à elle, aux enfants, sans que tout s'amollisse en moi, sans sangloter; mais aussi ils m'inspirent mon devoir.

Je vais essayer de faire de l'anglais. Peut-être arriverai-je à m'oublier un peu dans le travail.

Lundi 15 avril 1895.

Pluie torrentielle ce matin. Comme premier déjeuner, rien. Les surveillants ont pitié de moi; ils me donnent un peu de café noir et de pain.

Pendant une éclaircie, je fais le tour de la petite portion de cette petite île qui m'est réservée. Triste île! Quelques bananiers, quelques cocotiers, un sol aride, d'où émergent partout des roches basaltiques.

A dix heures, on m'apporte les vivres pour la journée: un morceau de lard conservé, quelques grains de riz, quelques grains de café vert et un peu de cassonade. Je jette tout cela à la mer,[1] puis je m'évertue à faire du feu. Après quelques tentatives infructueuses, j'y parviens. Je fais chauffer de l'eau pour le thé. Mon déjeuner comprend du pain et du thé.

Quelle agonie de toutes mes forces! Quel sacrifice j'ai fait en acceptant de vivre! Rien ne m'aura été épargné, ni tortures morales, ni souffrances physiques.

Oh! cette mer mugissante qui toujours gronde et hurle à mes pieds! Quel écho à mon âme! L'écume de la vague qui se brise sur les rochers est d'une blancheur si laiteuse que je voudrais m'y rouler et m'y perdre.

Lundi 15 avril, soir.

J'allais encore être réduit à dîner avec un morceau de pain, je défaillais. Les surveillants, voyant ma faiblesse physique, me passent un bol de leur bouillon.

Puis je fume, je fume pour calmer et mon cerveau et les tiraillements de mon estomac. Je renouvelle auprès du gouverneur de la Guyane la demande que j'avais déjà formulée, il y a quinze jours, de vivre à mes frais en faisant venir des conserves de Cayenne ainsi que la loi m'y autorise.

Et toi, chère femme, à ce moment même, ta pensée répond-elle comme un écho à ma pensée? As-tu la perception de l'horrible martyre que j'endure? Oui, certes, tu sens tout ce que je souffre d'une situation morale pareille.

Quelle idée lancinante, atroce, d'être condamné pour un crime aussi abominable sans y rien comprendre!

S'il y a une justice en ce monde, mon honneur doit m'être rendu, et le coupable, le monstre doit recevoir le châtiment que mérite un pareil crime.

Mardi 16 avril 1895.

Enfin j'ai pu dormir, grâce à un immense épuisement.

Ma première pensée, en m'éveillant, a été pour toi, ma chère et adorée femme. Je me suis demandé ce que tu faisais au même moment. Probablement tu es occupée avec nos chers enfants. Qu'ils soient pour toi une consolation, qu'ils t'inspirent ton devoir, si je succombe avant la fin.

Puis, je vais couper du bois. Après deux heures d'efforts, suant sang et eau, je parviens à constituer une provision de bois suffisante. A huit heures, on m'apporte un morceau de viande crue et le pain. J'allume le feu, il finit par prendre. Mais la fumée est rabattue sur moi par la brise de mer, mes yeux en pleurent. Dès que j'ai des braises en quantité suffisante, je mets ma viande sur quelques bouts de fer ramassés de droite et de gauche et je la grille. Je déjeune un peu mieux qu'hier, mais que cette viande est dure et sèche! Quant au menu du dîner, il a été plus simple: du pain et de l'eau. Tous ces efforts m'ont brisé.

Vendredi 19 avril 1895.

Je n'ai pas écrit ces jours-ci. Tout mon temps a été employé à la lutte pour la vie, car je veux résister jusqu'à la dernière goutte de sang, quels que soient les supplices qu'on m'inflige. Le régime n'a pas varié, on attend toujours des ordres.

Aujourd'hui, j'ai fait du bouilli avec la viande, du sel et du piment que j'ai trouvé dans l'île. Cela a duré trois heures durant lesquelles mes yeux ont horriblement souffert; quelle misère!

Et toujours pas de nouvelles de ma femme, des miens. Les lettres sont donc interceptées?

Énervé, je me dis qu'en fendant du bois pour la provision du lendemain, je calmerai mes nerfs. Je vais chercher la hachette à la cuisine. «On n'entre pas à la cuisine», interpelle un surveillant. Et je m'en vais, sans rien dire, mais sans baisser la tête. Ah! si je pouvais seulement vivre dans mon cabanon, sans jamais en sortir. Mais il faut bien prendre quelque nourriture.

J'essaye de temps à autre de faire de l'anglais, des traductions, de m'oublier dans le travail. Mais mon cerveau complètement ébranlé s'y refuse; au bout d'un quart d'heure, je suis obligé d'y renoncer.

Et puis, ce que je trouve d'inouï, d'inhumain, c'est qu'on intercepte toute ma correspondance. Qu'on prenne toutes les précautions possibles et imaginables pour empêcher toute évasion, je le conçois: c'est le droit, je dirai même le devoir strict de l'administration. Mais qu'on m'enterre vivant dans un tombeau, qu'on empêche toute communication, même à lettre ouverte avec ma famille, c'est contraire à toute justice. On se croirait volontiers rejeté de quelques siècles en arrière; voilà six mois que je suis au secret, sans pouvoir aider à me faire rendre mon honneur.

Samedi 20 avril 1895, 11 heures matin.

J'ai terminé ma cuisine pour la journée. J'ai coupé ce matin mon morceau de viande en deux; l'un des morceaux a constitué un bouilli, l'autre un bifteck. Pour faire ce dernier, j'ai fabriqué un gril avec un vieux morceau de tôle ramassé dans l'île. Comme boisson, de l'eau. Et tout cela fait dans des casseroles de vieille tôle rouillée, sans rien pour les nettoyer, sans assiettes. Il faut que je rassemble tout mon courage pour vivre dans des conditions pareilles, auxquelles il faut ajouter toutes mes tortures morales.

Totalement épuisé, je vais m'étendre un peu sur mon lit.

Même jour, 2 heures soir.

Dire que dans notre siècle, dans un pays comme la France, imbu des idées de justice et de vérité, il puisse se passer des faits semblables, aussi profondément immérités. J'ai écrit à M. le Président de la République, j'ai écrit aux ministres, demandant toujours la recherche de la vérité. On n'a pas le droit de laisser sombrer ainsi l'honneur d'un officier, de sa famille, sans autre preuve qu'une preuve d'écriture, quand un gouvernement possède les moyens d'investigation nécessaires pour faire la lumière. C'est de la justice que je demande, à cor et à cri, au nom de mon honneur.

J'ai eu tellement faim cet après-midi que, pour apaiser les tiraillements de mon estomac, j'ai dévoré crues une dizaine de tomates trouvées dans l'île[2].

Nuit du samedi 20 au dimanche 21 avril 1895.

Nuit fiévreuse. J'ai rêvé de toi, ma chère Lucie, de nos chers enfants, comme toutes les nuits d'ailleurs.

Comme tu dois souffrir, ma pauvre chérie!

Heureusement que nos chers enfants sont encore inconscients; autrement, quel apprentissage de la vie! Quant à moi, quel que soit mon martyre, mon devoir est d'aller jusqu'au bout de mes forces, sans faiblir. J'irai.

Je viens d'écrire au commandant du Paty pour lui rappeler les deux promesses qu'il m'avait faites, après ma condamnation: 1o au nom du ministre, de faire poursuivre les recherches; 2o en son nom personnel, de me prévenir dès que la fuite reprendrait au ministère.

Le misérable qui a commis ce crime est sur une pente fatale, il ne peut plus s'arrêter.

Dimanche 21 avril 1895.

Le commandant supérieur des îles a eu la bonté de m'envoyer ce matin avec la viande deux boîtes de lait concentré. Chaque boîte peut produire environ trois litres de lait; en buvant un litre et demi de lait par jour, j'en aurai ainsi pour quatre jours.

Je supprime le bouilli que je n'arrivais pas à faire mangeable. J'ai coupé ce matin la viande en deux tranches; chacune sera grillée pour le matin et le soir.

Et toujours dans les intervalles que me laisse la nécessité de m'occuper de ma vie, je pense à ma chère femme, à tous les miens, à tout ce qu'ils doivent souffrir. Pauvre, pauvre chérie!

Viendra-t-il bientôt le jour de la justice!

Les journées sont longues, les minutes des heures. Je suis incapable d'aucun travail physique sérieux; d'ailleurs, depuis dix heures du matin jusqu'à trois heures du soir, la chaleur est telle qu'il devient impossible de sortir. Je ne puis travailler l'anglais toute la journée, mon cerveau s'y refuse. Et rien à lire. Enfin le tête-à-tête perpétuel avec mon cerveau!

J'étais en train d'allumer du feu pour faire mon thé. Le canot arrive de l'île Royale; il faut rentrer dans sa case, c'est la consigne. On craint donc que je communique avec les forçats?

Lundi 22 avril 1895.

Je me suis levé au petit jour pour laver mon linge et faire sécher ensuite au soleil mes vêtements de drap. Tout moisit ici par suite de ce mélange d'humidité et de chaleur. Ce ne sont que pluies torrentielles et courtes, suivies d'une chaleur torride.

J'ai demandé hier au commandant des îles une ou deux assiettes de n'importe quoi; il m'a répondu qu'il n'en possédait pas. Je suis obligé de m'ingénier pour manger soit sur du papier, soit sur de vieilles plaques de tôle ramassées dans l'île. Ce que je mange ainsi de malpropretés est inimaginable. Et je résiste toujours envers et contre tout, pour ma femme, pour mes enfants. Et toujours seul, vivant replié sur moi-même, avec mes pensées. Quel martyre pour un innocent, plus grand certes que celui d'aucun martyr de la chrétienté.

Toujours aucune nouvelle des miens, malgré mes demandes réitérées; voilà deux mois que je suis sans lettres.

J'ai reçu tout à l'heure des légumes secs dans de vieilles boîtes de conserve. En me servant de ces boîtes et en les lavant pour tenter de les transformer en assiettes, je me suis coupé les doigts.

Je viens d'être prévenu également que je devrai laver mon linge moi-même. Or, je n'ai rien pour cela. Je me mets à la besogne deux heures durant, le résultat est médiocre. Le linge aura toujours trempé dans l'eau.

Je suis exténué. Pourrai-je dormir? J'en doute. Il y a en moi un tel mélange de faiblesse physique et de nervosité extrême que, dès que je suis au lit, les nerfs me dominent, ma pensée se tourne anxieuse vers les miens.

Mardi 23 avril 1895.

Toujours la lutte pour la vie. Je n'ai jamais autant transpiré que ce matin, en allant couper du bois.

J'ai simplifié encore mes repas. J'ai fait ce matin une espèce de rata avec le bœuf et les haricots blancs; j'en ai mangé la moitié ce matin, l'autre moitié sera pour ce soir. Cela ne fera qu'une cuisine par jour.

Mais cette cuisine faite dans de vieux ustensiles de tôle rouillée me donne de violents maux de ventre.

Mercredi 24 avril 1895.

Aujourd'hui, lard conservé. Je le jette. Je vais me faire une potée de pois secs; ce sera ma nourriture de la journée.

Tranchées froides presque continuelles.

Jeudi 25 avril 1895.

On me remet les boîtes d'allumettes une à une—je n'ai pas encore compris pourquoi, puisque ce sont des allumettes amorphes—et je dois toujours présenter la boîte vide. Ce matin, je ne retrouvais pas la boîte vide, d'où scène et menaces. J'ai fini par la retrouver dans une poche.

Nuit de jeudi à vendredi.

Ces nuits sans sommeil sont atroces. Les journées passent encore à peu près, à cause des mille occupations de ma vie matérielle. Je suis, en effet, obligé de nettoyer ma case, de faire ma cuisine, de chercher et de couper du bois, de laver mon linge.

Mais dès que je me couche, si épuisé que je sois, les nerfs reprennent le dessus, le cerveau se met à travailler. Je pense à ma femme, aux souffrances qu'elle doit endurer; je pense à mes chers petits, à leur gai et insouciant babillement.

Vendredi 26 avril 1895.

Aujourd'hui, lard conservé, je le jette. Le commandant des îles vient ensuite et m'apporte du tabac et du thé. Au lieu de thé, j'eusse préféré du lait condensé que j'ai également fait demander à Cayenne, car les coliques ne me quittent pas. On me remet à titre de prêt: quatre assiettes plates, deux creuses, deux casseroles, mais rien pour mettre dedans.

On me remet également les revues que ma femme m'envoie. Mais toujours pas de lettres, c'est vraiment trop inhumain.

J'écris à ma femme; c'est un de mes rares moments d'accalmie. Je l'exhorte toujours au courage, à l'énergie, car il faut que notre honneur apparaisse à tous sans exception, ce qu'il a toujours été, pur et sans tache.

La chaleur, terrible, vous enlève toute force et toute énergie physique.

Samedi 27 avril 1895.

A cause de la chaleur qu'il fait dès dix heures du matin, je change mon emploi du temps. Je me lève au jour (5 h. 1/2), j'allume le feu pour faire le café ou le thé. Puis je mets les légumes secs sur le feu, ensuite je fais mon lit, ma chambre et ma toilette sommaire.

A huit heures, on m'apporte la ration du jour. Je termine la cuisson des légumes secs; les jours de viande je fais ensuite cuire celle-ci. Toute ma cuisine est ainsi terminée vers dix heures, car je mange froid le soir ce qui me reste du repas du matin, ne me souciant pas de passer encore trois heures devant le feu dans l'après-midi.

A dix heures, je déjeune. Je lis, je travaille, je rêve et souffre surtout, jusqu'à trois heures. Je fais alors ma toilette à fond. Puis, dès que la chaleur est tombée, c'est-à-dire vers cinq heures, je vais couper du bois, chercher de l'eau au puits, laver le linge, etc. A six heures je mange froid ce qui reste du déjeuner. Puis on m'enferme. C'est le moment le plus long. Je n'ai pas obtenu qu'on me donne une lampe dans mon cabanon. Il y a bien un fanal dans le poste qui me garde, mais la lumière est trop faible pour que je puisse travailler longtemps. J'en suis donc réduit à me coucher, et c'est alors que mon cerveau se met à travailler, que toutes mes pensées se tournent vers l'affreux drame dont je suis la victime, que tous mes souvenirs vont à ma femme, à mes enfants, à tous ceux qui me sont chers. Comme ils doivent tous également souffrir!

Dimanche 28 avril 1895.

Le vent souffle en tempête. Les rafales qui se succèdent ébranlent tout et produisent une sonorité violente, un heurt de choses qui s'entrechoquent. Comme c'est bien parfois l'état de mon âme en ses emportements violents! Je voudrais être fort et puissant comme le vent qui secoue les arbres à les déraciner pour écarter tous les obstacles qui barrent le chemin à la vérité.

Je voudrais hurler toutes mes souffrances, crier les révoltes de mon cœur contre l'ignominie qu'on a déversée sur un innocent, sur les siens. Ah! quel châtiment ne méritera pas celui qui a commis ce crime! Criminel envers son pays, envers un innocent, envers toute une famille livrée au désespoir, cet homme doit être quelque chose de hors nature.

J'ai appris aujourd'hui à nettoyer les ustensiles de cuisine. Jusqu'ici je les nettoyais simplement avec de l'eau chaude en employant mes mouchoirs en guise de torchons. Malgré tout, ils restaient sales et gras. J'ai pensé à la cendre, qui contient une forte proportion de potasse. Cela m'a admirablement réussi; mais dans quel état sont mes mains et mes mouchoirs!

Je viens d'être prévenu que jusqu'à nouvel ordre mon linge serait lavé à l'hôpital. C'est heureux, car je transpire tellement que mes flanelles sont complètement imbibées et ont besoin d'un lavage sérieux. Espérons que ce provisoire deviendra définitif.

Même journée, 7 heures du soir.

J'ai beaucoup pensé à toi, ma chère femme, à nos enfants. La journée de dimanche, nous la passions en effet, tout entière ensemble. Aussi le temps a-t-il coulé lentement, bien lentement, mes pensées s'assombrissant au fur et à mesure que la journée s'avançait.

Lundi 29 avril, 10 heures matin.

Jamais je n'ai été aussi fatigué que ce matin, j'ai dû faire plusieurs corvées d'eau et de bois. Avec cela, le déjeuner qui m'attend se compose de vieux haricots, sur le feu depuis quatre heures déjà, et qui ne veulent pas cuire, d'un peu d'endaubage et comme boisson de l'eau. Malgré toute mon énergie morale, les forces me manqueront si ce régime dure longtemps, surtout sous un climat aussi débilitant.

Midi.

Je viens d'essayer en vain de dormir un peu. Je suis épuisé de fatigue; mais, dès que je suis couché, toutes mes tristesses me reviennent à la mémoire, tant l'amertume d'un sort aussi immérité me monte du cœur aux lèvres. Les nerfs sont trop tendus pour que je puisse jouir d'un sommeil réparateur.

Il fait avec cela un temps d'orage, le ciel est couvert, la chaleur lourde et étouffante.

On voudrait voir tomber des nuées pour rafraîchir cette atmosphère éternellement doucereuse. La mer est d'un vert glauque, les lames semblent lourdes et massives, comme se concentrant pour un grand bouleversement. Comme la mort serait préférable à cette agonie lente, à ce martyre moral de tous les instants! Mais je n'ai pas ce droit, pour Lucie, pour mes enfants, je suis obligé de lutter jusqu'à la limite de mes forces.

Mercredi 1er mai 1895.

Ah! les horribles nuits! Je me suis cependant levé hier comme d'habitude à cinq heures et demie, j'ai peiné tout le jour, je n'ai pas fait de sieste, vers le soir j'ai scié du bois pendant près d'une heure, à tel point que jambes et bras tremblaient, et, malgré tout cela, je n'ai pas pu m'endormir avant minuit.

Si encore je pouvais lire ou travailler le soir, mais on m'enferme sans lumière dès six heures ou six heures et demie; mon cabanon est simplement et insuffisamment éclairé par le fanal du poste, il l'est par contre beaucoup trop, quand je suis au lit.

Jeudi 2 mai, 11 heures.

Le courrier venant de Cayenne est arrivé hier au soir. M'apporte-t-il enfin mes lettres, des nouvelles des miens? C'est une question que je me pose à chaque instant depuis ce matin! Mais j'ai éprouvé tant de déceptions depuis quelques mois, j'ai entendu des choses si décevantes pour la conscience humaine que je doute de tout et de tous, sauf des miens. J'espère bien, je suis sûr qu'ils feront la lumière, tant ils portent haut le sentiment de l'honneur; ils n'auront ni trêve ni repos, tant que ce but ne sera pas atteint.

Je me demande aussi si mes lettres parviennent à ma femme. Quel douloureux et épouvantable martyre pour tous deux, pour tous!

Mais il faut être fort, il me faut mon honneur, celui de mes enfants.

Mon isolement est si profond qu'il me semble souvent être tout vivant couché dans la tombe.

Même jour, 5 heures soir.

Le canot est en vue, venant de l'île Royale. Mon cœur bat à se rompre. M'apporte-t-il enfin les lettres de ma femme qui sont à Cayenne depuis plus d'un mois? Lirai-je enfin ses chères pensées, recevrai-je l'écho de son affection?

J'ai eu une joie immense en constatant qu'il y avait enfin des lettres pour moi, suivie aussitôt d'une déception cruelle, horrible, en voyant que c'étaient des lettres adressées encore à l'île de Ré et antérieures à mon départ de France. On supprime donc les lettres qui me sont adressées ici? Ou peut-être les renvoie-t-on en France pour qu'elles y soient lues d'abord? Ne pourrait-on pas au moins prévenir ma famille d'avoir à déposer les lettres au ministère?

Malgré cela, j'ai sangloté longuement sur ces lettres datées de plus de deux mois et demi. Est-il possible d'imaginer un drame pareil? Toute la nuit je vais rêver de Lucie, de mes enfants adorés pour lesquels je dois vivre.

Rien non plus de ce que j'ai demandé à Cayenne comme batterie de cuisine ou comme vivres ne me parvient.

Samedi 4 mai 1895.

Quelles longues journées en tête à tête avec moi-même, sans nouvelles des miens. A chaque instant, je me demande ce qu'ils font, ce qu'ils deviennent, quel est l'état de leur santé, où en sont les recherches? La dernière lettre reçue date du 18 février.

Les matinées passent encore, tant je suis occupé à cette lutte pour la vie depuis cinq heures et demie du matin jusqu'à dix heures. Mais la nourriture que je prends est loin de soutenir mes forces. Aujourd'hui: lard conservé. J'ai déjeuné avec des pois secs et du pain. Menu du dîner: idem.

Je note parfois les menus faits de ma vie journalière, mais ils disparaissent bien vite devant un souci bien supérieur: celui de mon honneur.

Je souffre non seulement de mes tortures, mais de celles de Lucie, de ma famille. Reçoivent-ils seulement mes lettres? Quelles inquiétudes ils doivent avoir sur mon sort, en dehors de toutes leurs autres préoccupations!

Même jour, soir.

Dans le silence qui règne autour de moi, interrompu seulement par le choc des vagues qui déferlent contre les roches, je me suis rappelé les lettres que j'ai écrites à Lucie, au début de mon séjour ici, et dans lesquelles je lui décrivais toutes mes douleurs. Et ma pauvre femme doit assez souffrir de cette épouvantable situation, sans que je vienne encore lui arracher le cœur par mes lamentations. Il faut donc qu'à force de volonté, je me surmonte; il faut que je donne à ma femme par mon exemple les forces nécessaires à l'accomplissement de sa mission.

Lundi 6 mai 1895.

Toujours le tête-à-tête avec mon cerveau, sans nouvelles des miens.

Et il faut que je vive avec toutes mes douleurs, il faut que je supporte dignement mon horrible martyre, en inspirant du courage à ma femme, à toute ma famille, qui doit certes souffrir autant que moi. Plus de faiblesse donc! Accepte ton sort jusqu'au jour de l'éclatante lumière, il le faut pour tes enfants.

J'essaye en vain d'abattre mes nerfs par le travail physique, mais ni le climat, ni mes forces ne me le permettent.

Mardi 7 mai 1895.

Depuis hier, averses torrentielles. Dans les intervalles, humidité chaude et accablante.

Mercredi 8 mai 1895.

J'étais tellement énervé aujourd'hui par ce silence de tombe, sans nouvelles depuis bientôt trois mois des miens, que j'ai cherché à abattre mes nerfs en sciant et hachant du bois pendant près de deux heures.

J'arrive aussi à force de volonté à travailler de nouveau l'anglais; j'en fais pendant deux à trois heures par jour.

Jeudi 9 mai 1895.

Ce matin, après m'être levé comme d'habitude au petit jour et avoir fait mon café, j'ai eu une faiblesse suivie d'une abondante transpiration. J'ai dû m'étendre sur mon lit.

Il faut que je lutte contre mon corps, il ne faut pas que celui-ci cède avant que l'honneur me soit rendu. Alors seulement j'aurai le droit d'avoir des faiblesses.

Malgré toute ma volonté, j'ai eu une violente crise de larmes en pensant à ma femme, à mes enfants. Ah! il faut que la lumière se fasse, que l'honneur nous soit rendu. J'aimerais mieux sans cela savoir mes enfants morts tous deux.

Journée épouvantable. Crise de larmes, crise de nerfs, rien n'a manqué. Mais il faut que l'âme domine le corps.

Vendredi 10 mai 1895.

Fièvre violente la nuit dernière. La pharmacie portative que ma femme m'avait donnée ne m'a pas été remise.

Samedi 11, dimanche 12, lundi 13 mai.

Mauvaises journées. Fièvre, embarras gastrique, dégoût de tout. Et que se passe-t-il en France pendant ce temps? 0ù en sont les recherches?

Coup de soleil aussi sur un pied pour être sorti quelques secondes pieds nus.

Jeudi 16 mai 1895.

Fièvre continuelle. Accès plus fort hier au soir, suivi de congestion cérébrale. J'ai fait cependant demander le médecin, car je ne veux pas lâcher pied ainsi.

Vendredi 17 mai 1895.

Le médecin est venu hier au soir. Il m'a ordonné 40 centigrammes de quinine chaque jour et m'enverra douze boîtes de lait condensé ainsi que du bicarbonate de soude. Enfin je pourrai me mettre au régime du lait et ne plus manger cette cuisine qui me répugne d'ailleurs tellement que je n'ai rien pris depuis quatre jours. Jamais je n'aurais cru que le corps humain eût une pareille force de résistance.

Samedi 18 mai 1895.

Pas très fraîches les boîtes de lait condensé de l'hôpital. Enfin, cela vaut mieux que rien. J'ai absorbé il y a quelques minutes 40 centigrammes de quinine.

Dimanche 19 mai 1895.

Journée lugubre. Pluie tropicale sans discontinuer. La fièvre est tombée grâce à la quinine.

J'ai mis sur ma table, pour les avoir constamment sous les yeux, les images de ma femme, de mes enfants. Il faut que j'y puise toute mon énergie, toute ma volonté.

Lundi 27 mai 1895.

Les journées se ressemblent, lugubres et monotones. Je viens d'écrire à ma femme pour lui dire que mon énergie morale est plus grande que jamais.

Il faut, je veux la lumière entière, absolue sur cette ténébreuse affaire.

Ah! mes enfants! Je suis comme la bête qui veut d'abord qu'on passe sur son corps avant qu'on atteigne ses petits.

Mercredi 29 mai 1895.

Pluies continuelles; temps lourd, étouffant, énervant. Ah! mes nerfs, ce qu'ils me font souffrir! Dire que je ne peux même pas dépenser mon immense énergie, ma volonté, sinon à vivre, à végéter plutôt!

Mais enfin chacun aura son heure! Le misérable qui a commis ce crime infâme sera démasqué. Ah! si je le tenais seulement cinq minutes, je lui ferais subir toutes les tortures qu'il m'a fait endurer, je lui arracherais sans pitié le cœur et les entrailles.

Samedi 1er juin 1895.

Le courrier venant de Cayenne vient de passer sous mes yeux. Aurai-je enfin des nouvelles récentes de ma femme, de mes enfants? Depuis mon départ de France, c'est-à-dire depuis le 20 février, aucune nouvelle des miens. Ah! j'aurai connu toutes les souffrances, toutes les tortures.

Dimanche 2 juin 1895.

Rien. Rien. Ni lettres, ni instructions à mon sujet, le silence de tombe toujours.

Mais je résisterai, fort de ma conscience et de mon droit.

Lundi 3 juin 1895.

Je viens de voir passer le courrier se dirigeant vers la France. Mon cœur a tressailli et battu à se rompre.

Le courrier va t'apporter mes dernières lettres, ma chère Lucie, où je te crie toujours courage et courage. Il faut que la France entière apprenne que je suis une victime et non un coupable.

Un traître! à ce mot seul, tout mon sang afflue au cerveau, tout en moi tressaille de colère et d'indignation, un traître, le dernier des gredins... Ah! non, il faut que je vive, il faut que je domine mes souffrances pour voir le jour du triomphe de l'innocence pleinement reconnue.

Mercredi 5 juin 1895.

Quelles longues heures! Plus de papier pour écrire, pour travailler, malgré mes demandes réitérées depuis trois semaines, rien à lire, rien pour échapper à mes pensées.

Pas de nouvelles des miens depuis trois mois et demi.

Vendredi 7 juin 1895.

Je viens de recevoir enfin du papier, ainsi que des revues.

Pluie torrentielle aujourd'hui.

Le cerveau, sous la tension de la pensée, me fait atrocement souffrir.

Dimanche 9 juin 1895.

Tout pour moi est blessure, tant mon cœur saigne. La mort serait une délivrance: je n'ai pas le droit d'y penser.

Toujours sans lettres des miens.

Mercredi 12 juin 1895.

J'ai enfin reçu des lettres de ma femme, de ma famille. Ce sont celles qui sont arrivées ici fin mars; elles ont été certainement renvoyées en France. Plus de trois mois donc pour que les lettres me parviennent.

Comme on sent la douleur, le chagrin épouvantable de tous, percer entre chaque ligne. Je me reproche encore davantage d'avoir écrit, au début de mon arrivée ici, des lettres navrantes à ma femme. Je devrais savoir souffrir tout seul, sans faire partager à ceux qui souffrent déjà assez par eux-mêmes, mes cruelles tortures.

Puis, une suspicion continuelle, inouïe, incompréhensible, qui fait saigner plus encore mon pauvre cœur déjà si ulcéré.

En m'apportant mes lettres, le commandant des Iles me dit:

«On demande à Paris si vous n'avez pas un dictionnaire de mots conventionnels.»

—Cherchez, lui dis-je, que pense-t-on encore?

—Oh! me répondit-il, on n'a pas l'air de croire à votre innocence.

—Ah! j'espère bien vivre assez longtemps pour répondre à toutes les calomnies infâmes, nées dans l'imagination de gens aveuglés par la haine et la passion.»

Aussi nous faut-il, à tous, la lumière complète, éclatante, non seulement sur la condamnation, mais encore sur tout ce qui a été dit, commis depuis.

J'ai reçu ma batterie de cuisine et pour la première fois des conserves de Cayenne. La vie matérielle m'est indifférente, mais je pourrai soutenir ainsi mes forces.

Les ouvriers forçats viennent travailler ces jours-ci. Aussi m'enferme-t-on dans mon cabanon, de crainte que je ne communique avec eux! Oh! laideur humaine!

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J'interromps ici mon Journal pour donner quelques extraits des lettres de ma femme que je reçus le 12 juin. Ces lettres étaient bien effectivement arrivées à Cayenne fin mars, puis avaient été renvoyées en France pour qu'elles pussent être lues au Ministère des Colonies ainsi qu'au Ministère de la Guerre. Plus tard, ma femme fut prévenue d'avoir à déposer au Ministère des Colonies, le 25 de chaque mois, les lettres qui m'étaient destinées. Il lui était interdit de parler de l'Affaire, des événements même connus et publics. Ses lettres étaient lues, étudiées, passaient entre bien des mains, souvent ne me parvenaient pas; elles ne pouvaient donc avoir aucun caractère intime. Enfin, étant donné la surveillance dont elle était l'objet, elle ne voulait livrer aucun des efforts faits pour arriver à la découverte de la vérité, de peur que ceux qui étaient intéressés à nous perdre et à étouffer la lumière n'en fissent leur profit.