V

 

Promenade sur le Starnberg

 

Il était bien du pays bleu aussi, ce lac étincelant qui miroite au fond de ma mémoire. Rien que d’écrire ce nom de Starnberg, j’ai revu tout près de Munich la grande nappe d’eau, unie, pleine de ciel, rendue familière et vivante par la fumée d’un petit steamer qui longeait les bords. Tout autour, les masses sombres des grands parcs, séparées de place en place, comme ouvertes par la blancheur des villas. Plus haut, des bourgs aux toits serrés, des nids de maisons posés sur les fentes ; plus haut encore, les montagnes du Tyrol, lointaines, couleur de l’air où elles flottent, et dans un coin de ce tableau un peu classique, mais si charmant, le vieux, vieux batelier, avec ses longues guêtres et son gilet rouge à boutons d’argent, qui me promena tout un dimanche, et paraissait si fier d’avoir un Français dans son bateau.

Ce n’était pas la première fois que pareil honneur lui arrivait. Il se souvenait très bien d’avoir, dans sa jeunesse, fait passer le Starnberg à un officier. Il y avait soixante ans de cela, et à la façon respectueuse dont le bonhomme me parlait, je sentais l’impression qu’avait dû lui faire ce Français en 1806, quelque bel Oswald du premier empire en collant et bottes molles, un schapska gigantesque et des insolences de vainqueur !... Si le batelier de Stamberg vit encore, je doute qu’il ait autant d’admiration pour les Français.

C’est sur ce beau lac et dans les parcs ouverts des résidences qui l’entourent que les bourgeois de Munich promènent leurs gaietés du dimanche. La guerre n’avait rien changé à cet usage. Au bord de l’eau, quand je passai, les auberges étaient pleines ; de grosses dames assises en rond faisaient bouffer leurs jupes sur les pelouses. Entre les branches qui se croisaient sur le bleu du lac, des groupes de Gretchen et d’étudiants passaient, auréolés d’une fumée de pipe. Un peu plus loin, dans une clairière du parc Maximilien, une noce de paysans, bruyante et voyante, buvait devant de longues tables en tréteaux, tandis qu’un garde-chasse en habit vert, campé, le fusil au poing, dans l’attitude d’un homme qui tire, faisait la démonstration de ce merveilleux fil à aiguille dont les Prussiens se servaient avec tant de succès. J’avais besoin de cela pour me rappeler qu’on se battait à quelques lieues de nous. On se battait pourtant, il faut bien le croire, puisque ce soir-là, en rentrant à Munich, je vis sur une petite place, abritée et recueillie comme un coin d’église, des cierges qui brûlaient tout autour de la Marien-Saule, et des femmes agenouillées, dont un long sanglot secouait la prière...

 

 

VI

 

La Bavaria

 

Malgré tout ce que l’on a écrit depuis quelques années sur le chauvinisme français, nos sottises patriotiques, nos vanités, nos fanfaronnades, je ne crois pas qu’il y ait en Europe un peuple plus vantard, plus glorieux, plus infatué de lui-même que le peuple de Bavière. Sa toute petite histoire, dix pages détachées de l’histoire de l’Allemagne, s’étale dans les rues de Munich, gigantesque, disproportionnée, tout en peintures et en monuments, comme un de ces livres d’étrennes qu’on donne aux enfants : peu de texte et beaucoup d’images. À Paris, nous n’avons qu’un arc de triomphe ; là-bas ils en ont dix : la porte des victoires, le portique des Maréchaux, et je ne sais combien d’obélisques élevés à la vaillance des guerriers bavarois.

Il fait bon être grand homme dans ce pays-là ; on est sûr d’avoir son nom gravé partout dans la pierre, dans le bronze, et au moins une fois sa statue au milieu d’une place, ou tout au haut de quelque frise parmi des victoires de marbre blanc. Cette folie des statues, des apothéoses, des monuments commémoratifs est poussée à un tel point chez ces bonnes gens, qu’ils ont, au coin des rues, des socles vides tout dressés, tout préparés pour les célébrités inconnues du lendemain. En ce moment, toutes les places doivent être prises. La guerre de 1870 leur a fourni tant de héros, tant d’épisodes glorieux !...

J’aime à me figurer, par exemple, l’illustre général Von der Thann déshabillé à l’antique au milieu du square verdoyant, avec un beau piédestal orné de bas-reliefs représentant d’un côté les Guerriers bavarois incendiant le village de Bazeilles, de l’autre les Guerriers bavarois assassinant des blessés français à l’ambulance de Wœrth. Quel splendide monument cela doit faire !

Non contents d’avoir leurs grands hommes éparpillés ainsi par la ville, les Bavarois les ont réunis dans un temple situé aux portes de Munich, et qu’ils appellent la Ruhmeshalle (la Salle de la Gloire). Sous un vaste portique de colonnes de marbre, qui s’avancent en retour en formant les trois côtés d’un carré, sont rangés sur des consoles les bustes des électeurs, des rois, des généraux, des jurisconsultes, etc. (On trouve le catalogue chez le gardien.)

Un peu en avant se dresse une statue colossale, sommet d’un de ces grands escaliers si tristes qui montent à découvert dans la verdure des jardins publics. Avec sa peau de lion sur les épaules, son glaive serré dans une main, dans l’autre la couronne de la gloire (toujours la gloire !), cette immense pièce de bronze, à l’heure où je la vis, sur la fin d’une de ces journées d’août où les ombres s’allongent démesurément, remplissait la plaine silencieuse de son geste emphatique. Tout autour, le long des colonnes, les profils des hommes célèbres grimaçaient au soleil couchant. Tout cela si désert, si morne ! En entendant mes pas sonner sur les dalles, je retrouvais bien cette impression de grandeur dans le vide qui me poursuivait depuis mon arrivée à Munich.

Un petit escalier en fonte grimpe en tournant dans l’intérieur de la Bavaria. J’eus la fantaisie de monter jusqu’en haut et de m’asseoir un moment dans la tête du colosse, un petit salon en rotonde éclairé par deux fenêtres qui sont les yeux, Malgré ces yeux ouverts sur l’horizon bleu des Alpes, il faisait très chaud là-dedans. Le bronze, chauffé par le soleil, m’enveloppait d’une chaleur alourdissante. Je fus obligé de redescendre bien vite !... Mais, c’est égal, cela m’avait suffi pour te connaître ! ô grande Bavaria boursouflée et sonore ! J’avais vu ta poitrine sans cœur, tes gros bras de chanteuse, enflés, sans muscles, ton glaive en métal repoussé, et senti dans ta tête creuse l’ivresse lourde et la torpeur d’un cerveau de buveur de bière... Et dire qu’en nous embarquant dans cette folle guerre de 1870, nos diplomates avaient compté sur toi. Ah ! s’ils s’étaient donné la peine de monter dans la Bavaria, eux aussi !

 

 

VII

 

L’empereur aveugle !...

 

Il y avait dix jours que j’étais à Munich, et je n’avais encore aucune nouvelle de ma tragédie japonaise. Je commençais à désespérer, lorsqu’un soir dans le petit jardin de la brasserie où nous prenions nos repas, je vis arriver mon colonel avec une figure rayonnante. « Je l’ai ! me dit-il ; venez demain matin au musée... Nous la lirons ensemble, vous verrez si c’est beau. » Il était très animé ce soir-là. Ses yeux brillaient en parlant. Il déclamait à haute voix des passages de la tragédie, essayait de chanter les chœurs. Deux ou trois fois sa nièce fut obligée de le faire taire : « Ounclé,.., ounclé... » J’attribuai cette fièvre, cette exaltation, à un pur enthousiasme lyrique. En effet, les fragments qu’il me récitait me paraissaient très beaux, et j’avais hâte d’entrer en possession de mon chef-d’œuvre.

Le lendemain, quand j’arrivai au jardin de la cour, je fus très surpris de trouver la salle des collections fermée. Le colonel absent de son musée, c’était si extraordinaire que je courus chez lui avec une vague inquiétude. La rue qu’il habitait, une rue de faubourg paisible et courte, des jardins, des maisons basses, me parut plus agitée que d’habitude. On causait par groupes devant les portes. Celle de la maison Sieboldt était fermée, les persiennes ouvertes.

Des gens entraient, sortaient d’un air triste. On sentait là une de ces catastrophes trop grandes pour le logis, et qui débordent jusque dans la rue... En arrivant, j’entendis des sanglots. C’était au fond d’un petit couloir, dans une grande pièce encombrée et claire comme une salle d’étude. Il y avait là une longue table en bois blanc, des livres, des manuscrits, des vitrines à collections, des albums couverts en soie brochée ; au mur, des armes japonaises, des estampes, de grandes cartes géographiques, et dans ce désordre de voyages, d’études, le colonel étendu sur son lit, sa longue barbe droite sur sa poitrine, avec la pauvre petite « Ounclé » qui pleurait à genoux dans un coin. M. de Sieboldt était mort subitement pendant la nuit.

Je partis de Munich le soir même, n’ayant pas le courage de troubler toute cette désolation à propos d’une fantaisie littéraire, et c’est ainsi que de la merveilleuse tragédie japonaise, je ne connus jamais que le titre : L’Empereur aveugle !... Depuis, nous avons vu jouer une autre tragédie, à qui ce titre rapporté d’Allemagne aurait bien convenu ; sinistre tragédie, pleine de sang et de larmes, et qui n’était pas japonaise, celle-là.

Contes du lundi
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