IV

 

Le pays du bleu

 

Chose singulière ! Ces bons Bavarois, qui nous en voulaient tant de n’avoir pas pris parti pour eux dans cette guerre, n’avaient pas la moindre animosité contre les Prussiens. Ni honte des défaites, ni haine du vainqueur : « Ce sont les premiers soldats du monde !... » me disait avec un certain orgueil l’hôtelier de la Grappe-Bleue, le lendemain de Kissingen, et c’était bien le sentiment général à Munich. Dans les cafés on s’arrachait les journaux de Berlin. On riait à se tordre aux plaisanteries du Kladderadatsch, ces grosses charges berlinoises aussi lourdes que le fameux marteau-pilon de l’usine Krupp, qui pèse cinquante mille kilogrammes. L’entrée prochaine des Prussiens n’étant plus un doute pour personne, chacun se disposait à bien les recevoir. Les brasseries s’approvisionnaient de saucisses, de quenelles. Dans les maisons bourgeoises, on préparait des chambres d’officiers...

Seuls, les musées manifestaient quelque inquiétude. Un jour, en entrant à la Pinacothèque, je trouvai les murs nus et les gardiens en train de clouer les tableaux dans de grandes caisses prêtes à partir pour le Sud. On craignait que le vainqueur, très scrupuleux pour les propriétés particulières, ne le fût pas autant pour les collections de l’État. Aussi, de tous les musées de la ville, il n’y avait que celui de M. de Sieboldt qui restât ouvert. En sa qualité d’officier hollandais, décoré de l’Aigle de Prusse, le colonel pensait que, lui présent, personne n’oserait toucher à sa collection ; et en attendant l’arrivée des Prussiens, il ne faisait plus que se promener avec son grand costume, à travers les trois longues salles que le roi lui avait données au jardin de la cour, espèce de Palais-Royal, plus vert et plus triste que le nôtre, entouré de murs de cloître peints à fresque.

Dans ce grand palais morne, ces curiosités étalées, étiquetées, constituaient bien le musée, cet assemblage mélancolique de choses venues de loin, dégagées de leur milieu. Le vieux Sieboldt lui-même avait l’air d’en faire partie. Je venais le voir tous les jours, et nous passions ensemble de longues heures à feuilleter ces manuscrits japonais ornés de planches, ces livres de science, d’histoire, les uns si immenses qu’il fallait les étaler à terre pour les ouvrir, les autres hauts comme l’ongle, lisibles seulement à la loupe, dorés, fins, précieux, M. de Sieboldt me faisait admirer son encyclopédie japonaise en quatre-vingt-deux volumes, ou bien il me traduisait une ode du Hiak-nin, merveilleux ouvrage publié par les soins des empereurs japonais, et où l’on trouve les vies, les portraits et des fragments lyriques des cent plus fameux poètes de l’empire. Puis nous rangions sa collection d’armes, les casques d’or à larges mentonnières, les cuirasses, les cottes de mailles, ces grands sabres à deux mains qui sentent leur chevalier du Temple et avec lesquels on s’ouvre si bien le ventre.

Il m’expliquait les devises d’amour peintes sur les coquilles dorées, m’introduisait dans les intérieurs japonais en me montrant le modèle de sa maison de Yédo, une miniature de laque où tout était représenté, depuis les stores de soie des fenêtres jusqu’aux rocailles du jardin, jardinet de Lilliput, orné des plantes mignonnes de la flore indigène. Ce qui m’intéressait aussi beaucoup, c’était les objets de culte japonais, leurs petits dieux en bois peint, les chasubles, les vases sacrés, et ces chapelles portatives, vrais théâtres de pupazzi, que chaque fidèle a dans un coin de sa maison. Les petites idoles rouges sont rangées au fond ; une mince corde à nœuds pend sur le devant. Avant de commencer sa prière, le Japonais s’incline et frappe de cette corde un timbre qui brille au pied de l’autel ; c’est ainsi qu’il appelle l’attention de ses dieux. Je prenais un plaisir d’enfant à faire sonner ces timbres magnifiques, à laisser mon rêve s’en aller, rouler dans cette onde sonore jusqu’au fond de ces Asies d’orient où le soleil levant semble avoir tout doré, depuis les lames de leurs grands sabres jusqu’aux tranches de leurs petits livres...

Quand je sortais de là, les yeux pleins de tous ces reflets de laque, de jade, de couleurs éclatantes des cartes géographiques, les jours surtout où le colonel m’avait lu une de ces odes japonaises d’une poésie chaste, distinguée, originale, si profonde ; les rues de Munich me faisaient un singulier effet. Le Japon, la Bavière, ces deux pays nouveaux pour moi, que je connaissais presque en même temps, que je voyais l’un à travers l’autre, se brouillaient, se confondaient dans ma tête, devenaient une espèce de pays vague, de pays bleu... Cette ligne bleue des voyages que je venais de voir sur les tasses japonaises dans le trait de nuages et l’esquisse de l’eau, je la retrouvais sur les fresques bleues des murailles... Et ces soldats bleus qui faisaient l’exercice sur les places, coiffés de casques japonais, et ce grand ciel tranquille d’un bleu de Vergiss-mein-nicht, et ce cocher bleu qui me ramenait à l’hôtel de la Grappe-Bleue !...

Contes du lundi
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