Chapitre VII

Les indigènes des frontières

Les populations dispersées sur la vaste étendue de territoire qui constitue le Tibet sont loin d’être uniformes. À défaut d’informations historiques précises sur lesquelles nous puissions nous fonder, les variétés de types physiques que nous rencontrons chez les Tibétains suffisent à démontrer la multiplicité de leurs origines.

Les Tibétains n’ont jamais formé non plus une véritable nation. L’idée de nation est de date récente parmi eux et le sentiment de solidarité qu’elle comporte y demeure très vague, souvent complètement inexistant.

Au VIIe et au VIIIe siècle, à l’époque de leur gloire militaire, les Tibétains étaient divisés en une centaine de tribus sans liens permanents et maintes fois en guerre les unes contre les autres.

Cet état de choses n’a pas complètement disparu. Même au cœur du Tibet, Upas – gens de la province de U(150) avec Lhassa pour capitale – et Tsangpas – gens de Tsang avec Jigatzé pour capitale –sont loin de vivre toujours en bonne intelligence. Des tendances séparatistes couvent perpétuellement au pays de Tsang dont la noblesse entretient des prétentions à une descendance des anciens rois du Tibet et se résigne difficilement à reconnaître Lhassa comme siège du gouvernement de tout le Tibet.

Avant la mort de Langdharma(151), le dernier des rois tibétains, les souverains donnaient fréquemment des fiefs au Tsang et au Ngari aux cadets de leur famille. Pour cette raison, cette région est gratifiée, dans les ouvrages des anciens auteurs, de l’épithète de « Pays des Nobles ». Les prétentions de ceux des Tsangpas qui se donnent comme ancêtres les uns ou les autres des membres des antiques familles royales ne sont donc pas dénuées de tout fondement.

Les tendances séparatistes des Tsangpas se sont fortement affirmées au cours de la querelle que fit le Dalaï-lama, pro-anglais, au Panchén lama, prochinois, et qui a tenu ce dernier en exil pendant plus de vingt ans.

Les deux adversaires sont morts ; le Dalaï-lama, en décembre 1933, le Panchén lama en novembre 1937, à la frontière du Tibet, alors qu’il était en route pour retourner à Jigatzé.

Mais ni l’un ni l’autre de ces personnages ne meurt au sens ordinaire de ce terme. Tous deux sont censés se réincarner et reprendre la place qu’ils occupent depuis des siècles. Ce qui se « réincarne » plus, évidemment, ce sont les tendances politiques de l’entourage des défunts. Elles survivent autour du lama réincarné et, presque à son insu, l’enrégimentent dans le parti que son prédécesseur soutenait.

Il ne peut plus être question, maintenant, de parti pro-anglais au Tibet, mais ceux qui le composaient peuvent se muer en nationalistes antichinois. Quant aux prochinois de Tsang, le retour en force de la Chine au Tibet et les attentions dont le défunt Panchén durant son exil et ensuite son jeune successeur ont été l’objet de la part du gouvernement chinois ne peuvent que renforcer leur attachement à la Chine.

Actuellement, les deux lamas sont de jeunes garçons (le Dalaï-lama a dix-huit ans, le Panchén lama quatorze ans), le traité signé à Pékin par les envoyés tibétains spécifie que le Dalaï-lama doit entretenir des relations amicales avec le Panchén qui vient de rentrer au Tibet dans sa nouvelle incarnation. On peut penser que les deux jeunes garçons n’auraient pas eu besoin de cette dernière injonction et qu’ils ne demanderaient pas mieux que de s’amuser ensemble à des jeux de leur âge, mais de cela il n’est point question : l’un et l’autre ne sont que des marionnettes aux mains de leur entourage, du moins jusqu’à ce qu’ils aient acquis une personnalité assez forte pour manifester une volonté propre. Ce cas est rare chez les grands lamas ; il s’est pourtant produit avec le défunt XIIIDalaï-lama prédécesseur immédiat du possesseur actuel du trône de Lhassa qui régna effectivement et, d’ailleurs, passablement cruellement.

En attendant, le successeur de l’exilé Panchén et la petite troupe des gens de sa Cour qui ont partagé son exil ont été escortés en grande pompe de la Chine à Jigatzé par des troupes chinoises et reçus avec de vives démonstrations de joie par le peuple de Tsang.

Un certain degré d’autonomie a été accordé aux dirigeants administratifs de la province de Tsang qui ne seront plus aussi étroitement dépendants de Lhassa que par le passé.

Quelle sera pratiquement l’étendue exacte de cette autonomie, on n’a encore que de vagues notions à ce sujet. Entre les clauses inscrites en des traités et la manière dont elles se traduisent matériellement, la distance est souvent grande.

L’autonomie du Tsang est comprise comme devant s’exercer « dans le cadre » de l’État tibétain. Ce « dans le cadre », une expression favorite de nos politiciens modernes, donne l’idée de « en liberté dans l’enceinte d’une prison ». Les Tsangpas s’en contenteront-ils ? Et l’ensemble des Tibétains se contenteront-ils de l’autonomie que le traité leur assure « dans le cadre de la Chine » ? – Cette liberté restreinte ne satisfera probablement pas les ultra-nationalistes, tandis que d’autres pencheront vers une union complète avec la Chine qui ferait d’eux de réels citoyens chinois. Le débat risque de se poursuivre, du moins en discours.

Mais tout cela ne concerne que le centre du Tibet, le foyer peut-on dire de son intermittente et falote vie politique. Or ce « centre » n’est qu’une partie minime de l’immense région que nous désignons par le nom de Tibet. Aux extrémités de celui-ci résident des groupes de populations ayant leurs intérêts propres, ne se sentant aucunement solidaires de leurs « compatriotes » du Tibet central ou même qui leur sont franchement hostiles. Nous trouvons là des Khampas, des Amdopas, des Gyarongpas, des Popas, des Lhopas et les Dokpas, Ngologs et autres, pasteurs vivant sous la tente.

Les Tibétains du Centre englobent tous ces gens des frontières dans la désignation de Thakhopas, « hommes des extrémités » à laquelle ils donnent le sens méprisant de « non civilisés », de « sauvage ».

Ces mêmes Tibétains du Centre désignent encore parfois les monastères existant dans les provinces reculées par le titre de « monastères en pays non civilisés ». À peu près l’équivalent de nos Missions étrangères et avec la même nuance de commisération dédaigneuse que celles-ci montrent pour les « païens ».

D’après la relation de voyage d’un des agents indiens de l’intelligence Service britannique nommé Sarat Chandra Dass qui parcourut le sud et le centre du Tibet en mission secrète en 1879 et en 1882, les Tibétains de Jigatzé avec qui il s’entretenait inclinaient à tenir tous les Khampas pour des brigands complètement dénués de culture. Idée absurde car, à cette époque, cette province avait déjà fourni au Tibet nombre de personnalités remarquables.

Aujourd’hui, les gens de Lhassa, de Jigatzé et des localités voisines sont mieux renseignés concernant les Khampas et des relations commerciales suivies existent entre les villes du pays de Kham et le Tibet central ; néanmoins, les natifs de cette dernière région hésitent encore à considérer les Khampas comme leurs véritables compatriotes. L’on peut ajouter qu’il y a réciprocité de sentiments.

Depuis très longtemps, sinon toujours, le pays de Kham (Tibet oriental) a été inclus dans la sphère d’activité de la Chine tandis que les liens avec le gouvernement de Lhassa y demeuraient ténus ou nuls.

Des luttes perpétuelles y changeaient constamment les zones dépendant de la Chine de celles soumises à la juridiction peu effective du lointain gouvernement siégeant au centre du Tibet. J’ai assisté à plusieurs de ces mutations pendant mes séjours au Kham, notamment en 1922, puis de 1939 à 1944.

Les Khampas, de race très différente de celle des Tibétains du Sud(152), ne sont pas systématiquement hostiles aux Chinois, ils inclinent plutôt à les estimer.

Ils donnent volontiers leurs filles en mariage à des Chinois et celles-ci, que leur mari soit un haut fonctionnaire ou un petit boutiquier, témoignent beaucoup de fierté de leur situation conjugale. Quant aux enfants nés de ces unions, ils proclament avec insistance leur nationalité chinoise et se montrent vexés si l’on fait allusion à leur sang tibétain. Bien que tous sachent la langue tibétaine, ils affectent de l’ignorer et ne parlent que le chinois.

De tels sentiments ne sont pas absolument particuliers aux Khampas, on les rencontre aussi au Tibet central où je les ai entendu exprimer plus d’une fois. Un jour, remarquant un insigne attaché à la robe d’un noble de Tsang, je m’enquis de sa signification à celui qui s’en était décoré.

« — J’ai le grade de capitaine », répondit mon interlocuteur et, comme j’hésitais, ne comprenant pas bien comment, lui, qui n’était pas militaire, pouvait être capitaine, il précisa : « Capitaine chinois. »

Vraisemblablement, ce grade lui avait été décerné à titre honorifique et lui donnait un rang protocolaire égal à celui de capitaine.

« — Qui est le plus grand », lui demandai-je encore, « un capitaine chinois ou un capitaine tibétain ? »

« — Oh ! s’exclama-t-il, c’est un capitaine chinois. Un capitaine tibétain est sans importance, il n’est rien en comparaison d’un capitaine chinois. »

Et ce disant, l’homme se rengorgeait en pensant qu’il était l’égal d’un tel haut personnage.

En somme, si les Khampas ne sont pas animés de sentiments très cordiaux envers les Chinois, ils ne les détestent pas absolument non plus, tandis qu’en général, ils haïssent les gouvernants de Lhassa.

Cependant les Chinois auront à surmonter, au Kham et dans des régions voisines, les mauvais souvenirs que les troupes de l’Armée Rouge ont laissés à une partie des indigènes, lorsque au cours de la « Longue Marche » elles ont traversé les territoires tibétains du nord-est(153).

Il s’agira de leur faire comprendre que des troupes exténuées par une année de marche à travers les régions où elles devaient combattre presque continuellement pour s’ouvrir un passage, dont la moitié des hommes avaient péri de fatigue et de misère en cours de route et qui manquaient de ravitaillement, ne pouvaient guère éviter de vivre sur les pays où elles passaient.

Que les soldats aient pris de force ce dont ils avaient besoin et, probablement, quelque chose de plus, était normal en la circonstance.

Les Tibétains sont habitués à être pillés, ils comprennent la violence et la rapine. Quand elles excitent leur colère c’est parce qu’elles se sont exercées à leur détriment ; un sentiment moral de justice impersonnelle n’entre guère en jeu à ce propos. Pillards, la majorité d’entre eux sont toujours plus ou moins prêts à le devenir joyeusement.

Le passage de l’armée Rouge en retraite date de bientôt vingt ans, son souvenir s’efface et les rancunes qu’elle a pu engendrer s’apaisent comme d’autres, suscitées par des causes analogues, se sont maintes fois assoupies.

Il y aura pourtant lieu, pour les Chinois, de démontrer aux Khampas, comme aux autres Tibétains, que la conduite de leur armée, devenue armée nationale, disciplinée et régulièrement ravitaillée n’a rien de commun avec la horde fugitive héroïque qu’ils ont connue.

Du reste, ils semblent ne point perdre ce but de vue. La stricte discipline imposée aux troupes cantonnées au Tibet et les sanctions sévères signalées au chapitre premier le prouvent.

Les fonctionnaires représentant le gouvernement chinois feront bien, aussi, de se montrer intègres. On l’a déjà vu, leur réputation est suffisamment bonne à cet égard parmi les Tibétains. Mais, détail amusant, ils devront aussi se garder de l’exagération : trop d’intégrité risquerait d’être tenue pour sottise et faiblesse par leurs administrés qui ne sont point accoutumés à rencontrer des vertus intransigeantes et ne les admettent guère que chez les saints anachorètes, les surhommes de leur pays, qui planent au-dessus des intérêts de ce monde. Un fonctionnaire ne doit être ni vexant ni brutal, mais pour être respecté et même pour être aimé, il doit se montrer fort ; or, le degré de force se mesure, au Tibet, à la somme des profits tangibles qu’elle procure.

La nécessité, pour ceux qui ont à les gouverner, de se montrer forts est particulièrement impérieuse vis-à-vis des Thakhopas habitant les régions frontières.

On se tromperait en imaginant les populations des « extrémités », les Thakhopas, comme des sauvages vivant nus, n’ayant aucune industrie et se nourrissant uniquement de fruits sauvages et de racines comme les singes dans les forêts. De tels individus n’existent pas au Tibet.

Ceux que les Tibétains de Lhassa ou de Jigatzé qualifient volontiers de « non civilisés » sont en grande partie des gens dont les conceptions morales et sociales diffèrent de celles admises en théorie, sinon en fait, dans les provinces centrales.

Notons en passant que nous inclinons même encore actuellement vers une opinion médiocre du degré de civilisation des Chinois et des Japonais, tandis que, de leur côté, ceux-ci nous tiennent toujours pour des « barbares » ; les Tibétains pensant de même.

Quant à convaincre un Ngolog, un Popa ou un autre Thakhopa que ses façons de voir sont fausses et ses mœurs répréhensibles, c’est chose impossible. Je m’y suis, parfois, essayée, traitant mes propos comme un badinage, car si je m’étais montrée trop sérieuse et dogmatique, mes interlocuteurs auraient pu le trouver mauvais et me faire subir désagréablement les conséquences de mon intervention dans une matière qui ne me regardait pas.

Au pays de Po dont les habitants sont à peu près considérés comme étant en dehors du Tibet propre, nous rencontrons des villages, des bourgades, des monastères importants, des champs cultivés. La population comprend, outre les agriculteurs, des marchands et des artisans. Chacun exerce son métier paisiblement, tout au moins d’une façon intermittente. Mais il n’est guère de ces bonnes gens qui ne considèrent comme un geste infiniment plus beau celui de l’homme allant avec un groupe de camarades effectuer une profitable razzia dans une tribu voisine ou plus ou moins lointaine.

On se battra, on tuera ou on sera tué… la victoire sera aux plus forts ou aux plus adroits. Certains retourneront triomphants à leur village, d’autres ne reviendront pas et les grands vautours déchiquèteront leurs corps gisant sur un plateau désert ou parmi les taillis d’une forêt. Leurs familles s’affligeront comme s’affligent celles des soldats tombés sur les champs de bataille, une nuance de fierté teintant leur douleur… et les fils des « héros » recommenceront l’histoire de leurs pères.

Cela, pour un Thakhopa du pays de Po ou d’ailleurs, c’est la vraie vie, la vie noble. Comme ils se moquent, ces barbares des « extrémités », de ceux qui leur disent que leurs mœurs sont antisociales, abominables et qu’ils sont des malfaiteurs, combien ils méprisent ces naïfs, ces poltrons, ces « civilisés » sans grandeur.

À un degré moindre d’audace, les Popas rencontrant des voyageurs sont inévitablement poussés par un « impératif » instinctif à les arrêter pour s’approprier leurs bagages ou leurs vêtements. Ne pas tirer profit de la chance d’une telle rencontre serait humiliant, honteux et absolument contraire au code de la conduite correcte en honneur dans le pays(154).

Plus au sud, nous trouvons des Lhopas (littéralement « gens du sud ») en grande partie des aborigènes et de véritables « en dehors », car, bien que les territoires qu’ils occupent et qui s’étendent jusqu’à la frontière de l’Assam figurent sur les cartes du Tibet, ils n’ont guère de rapports effectifs : administratifs ou autres avec les Tibétains du centre.

L’agriculture est peu développée dans leur pays couvert de forêts, les indigènes y chassent avec des flèches dont ils empoisonnent la pointe avec une préparation à base d’aconit. Beaucoup sont encore, en partie, au stade dit de la « cueillette » où l’homme se nourrit des plantes sauvages qu’il cherche dans les bois et parmi les herbages.

Au nord de leur pays, à Tsari (la montagne herbeuse) est un lieu de pèlerinage célèbre au Tibet. Le pèlerinage a lieu tous les douze ans et attire un grand nombre de Tibétains. Cependant, l’accès du territoire des Lhopas étant interdit aux étrangers – et les Tibétains sont considérés par eux comme des étrangers – les pèlerins doivent obtenir, moyennant paiement, l’autorisation de se rendre à Tsari et sont pourvus de guides qui veillent à ce qu’ils ne s’écartent pas de l’itinéraire direct.

Passeports et visas délivrés moyennant finance ne sont point, on le voit, des inventions dont les « civilisés » de l’Occident ont le droit de s’enorgueillir. Des sauvages en ont imaginé l’équivalent avant eux.

Hors des zones des cultures et des forêts dans les hautes régions du Tibet septentrional et occidental, entre 3 000 et 5 500 mètres d’altitude, couvertes d’alpages, aux véritables « extrémités » du Tibet vivent les Thakhopas pasteurs : les Dokpas (gens des solitudes).

Avec eux nous avons atteint les moins civilisés des Tibétains : des barbares, mais certes point des sauvages et certainement pas non plus des individus dénués d’intelligence, il s’en faut.

Les Dokpas vivent du produit de leurs nombreux troupeaux et habitent de vastes tentes noires faciles à déplacer. Les Dokpas ne sont pas des nomades. Il serait difficile d’être véritablement nomade à notre époque, la terre est trop densément occupée. Les Dokpas transhument suivant les saisons en demeurant toujours sur le territoire appartenant à leur tribu.

Ce territoire est la propriété collective de la tribu ; il n’en est pas de même des troupeaux. Les propriétaires des yaks, des chevaux, des moutons qui constituent ces troupeaux ne sont pas toujours eux-mêmes des Dokpas. Certains sont des lamas ou des laïques riches qui confient la garde de leurs bêtes à des pasteurs. Une sorte de contrat rappelant celui du métayage est conclu verbalement à ce sujet, il est réglé par la coutume ; le dokpa-gardien a l’usage des bêtes contre certaines redevances en nature : beurre, fromage, laine.

Tandis que les habitants des régions de Lho et de Po, les Gyarongpas, les Tsarongpas et d’autres, bien que cultivant le sol, demeurent en même temps fidèles à la pratique primitive de la « cueillette », consommant des plantes et des racines sauvages, les Dokpas ne s’y montrent nullement enclins.

Évidemment, les terres de haute altitude où ils vivent n’offrent guère de légumes sauvages ; il en existe pourtant quelques-uns, notamment d’excellentes algues comestibles qui poussent dans les marais et dont je me régalais, mais les Dokpas les dédaignent, tout au plus recherchent-ils une racine qu’ils appellent touma, dont le goût rappelle celui de la châtaigne.

Les Dokpas passant leur vie parmi d’immenses alpages semblent être hantés par ces paysages tout en herbe, si bien que toute plante verte leur paraît être de l’herbe et ils déclarent que, comme l’herbe, elle est bonne à nourrir les bêtes, mais non les hommes. Cette opinion ressemble à celle qu’entretenaient les anciens Mongols nomades : « L’herbe nourrit les bêtes, disaient-ils, les bêtes nourrissent les hommes. » Mais les Mongols se nourrissaient presque exclusivement de viande, tandis que les Dokpas tibétains en mangent très peu. Ce n’est que rarement, comme à l’occasion d’une fête, que les Dokpas abattent des bêtes de leurs troupeaux. Leur nourriture quotidienne, très monotone, consiste en lait caillé, yoghourt qu’ils dénomment cho, en fromage qui n’est que du lait séché, en thé beurré et en farine d’orge grillée – tsampa – qu’ils achètent aux caravanes de marchands qui visitent leurs campements pour y acheter de la laine ou du beurre.

Le même code de l’honneur que j’ai signalé à propos des Popas prévaut chez tous les Dokpas, ceux du Ngari, des environs du lac Mophan aux sources du Gange près du mont Kailas à l’Ouest ou dans la province septentrionale de Chinghai dans la région du Koukou nor et plus fortement encore chez les Ngologs des sources du Fleuve Jaune et du pied de l’Amné Matchén. Pour tous, le héros est le victorieux brigand de Grands Chemins.

Depuis très longtemps, ces Dokpas du Chinghai et des districts environnants sont en rapport avec les Chinois ; leur mentalité particulière n’en a pas été altérée.

Ils n’ignorent point les modes de vie résultant de la civilisation : le confort que procure une maison pour s’abriter du gel et de la pluie, la culture qui assure une nourriture variée. Dans les villes chinoises où quelques-uns des leurs se rendent parfois, ils ont vu les divers objets exposés aux étalages des boutiques. Parfois, ils se laissent tenter, achètent l’un ou l’autre article – généralement les plus inutiles – mais rien de tout cela n’entame le fond de leurs mœurs ancestrales qu’ils tiennent pour excellentes et préférables à celles de leurs voisins : les citadins de la frontière chinoise ou des villages du Tibet. D’ailleurs, le Dokpa ne raisonne pas sa conduite, il n’en cherche pas les motifs, il obéit à un instinct, l’instinct qui incite l’animal à se comporter suivant les lois propres à l’espèce à laquelle il appartient et, en vivant longtemps dans leur intimité, on en arrive presque à les considérer comme appartenant à un genre spécial des êtres animés.

Certains Dokpas ont pourtant tenté de timides essais de vie semi-sédentaire, construisant des hameaux d’un genre primitif dans les parties les plus basses d’altitude et les plus abritées de leur territoire. Quelques-uns d’entre eux, délégués à cet effet, y habitent pendant le temps nécessaire pour cultiver de l’orge, des fèves, ou même un peu de blé puis, la récolte faite et mise à l’abri, les cultivateurs rejoignent le reste de la tribu dans les campements des alpages.

Ces demi-transfuges de la vie purement pastorale sont dénommés Rongdoks, de deux mots : rong = vallée et dok = solitude, qui désignent leur double résidence.

Il est douteux qu’en faisant ce pas vers la civilisation les Dokpas aient agi par inclination. Ils y ont plutôt été poussés par des circonstances d’ordre économique. Tsampa et farine leur sont vendues de plus en plus cher par les marchands itinérants qui visitent leurs tentes noires. Cultiver eux-mêmes le grain qui les produit est profitable.

Quoi qu’il en soit, des séjours même courts et espacés dans un village ne peuvent manquer d’exercer une influence sur le caractère des Rongdoks. Peut-être serviront-ils à atténuer leur sauvagerie native, leur xénophobie instinctive et farouche qui s’applique à tous, gens et choses qui ne sont pas des leurs.

Les rapports administratifs des Chinois avec les Dokpas du Tibet septentrional et du Tibet oriental ont, jusqu’à présent, été nuls ou franchement mauvais.

À part les marchands, les Dokpas ne connaissent des Chinois que des troupes patrouillant le pays ou des expéditions punitives succédant aux pillages à main armée dont ils se rendent coupables.

Les Dokpas du Chinghai : Ngologs et autres qui partagent les vues des Popas concernant la noble carrière du brigandage ne sont nullement enclins à considérer la répression exercée par des chefs militaires comme une juste punition de leurs méfaits. Ils ont été, plusieurs fois matés avec férocité ; la crainte de représailles analogues s’ils s’opposent aux desseins de la Nouvelle Chine sur eux peut les induire à une soumission temporaire, mais de nouvelles irruptions de folle sauvagerie peuvent se produire si les dirigeants chinois heurtent même légèrement les préjugés de ces « non-civilisés ». Des mesures tendant à l’amélioration des races de bétail, la construction de routes donnant passage à des véhicules automobiles, la prospection en vue de découvrir les gîtes de minéraux utiles(155) et surtout le recensement de la population sont capables de déclencher la révolte et de nécessiter de nouvelles répressions inévitablement suivies d’un surcroît de haine. Cependant, la construction de la grande route Sining-Lhassa à travers le Koukou nor et celle de Cheng-tou à Lhassa par le pays de Kham, commencées en 1940, se poursuivent et des prospecteurs annoncent la découverte de charbon, d’or et d’uranium.

Si les anciennes armées chinoises, mal équipées, formées de mercenaires toujours prêts à se débander et à déserter, parvenaient à tenir en bride les Thakhopas des frontières du Tibet, on ne peut pas douter que l’armée nationale de la République chinoise populaire saura encore mieux qu’elle avoir raison d’eux s’ils manifestent une turbulence dangereuse. Toutefois, dompter, écraser n’est pas unir, assimiler.

Les Chinois ont aussi leurs « Thakhopas » : Lolos, Mossos, Lissous, etc. dans les régions du sud-est et de l’est, ou populations de descendance mongole et turcoman au nord-ouest ; tous demeurent foncièrement des « en dehors », des étrangers à la communauté chinoise dont celle-ci doit se défier.

Les Thakhopas du Tibet s’ajouteront à eux et cette masse, bien que sans cohésion, d’inapprivoisables individus pourra encore être une source d’ennuis pour la Nouvelle Chine, comme elle l’a été pour l’ancienne pendant de nombreux siècles.

Il y a lieu de noter en terminant ce chapitre que l’un des premiers soins des Chinois reprenant en main le gouvernement effectif du Tibet a été de réprimer le brigandage. À l’heure actuelle, les indigènes des Tchang thangs et des autres extrémités du pays ont dû se résoudre à renoncer à la noble carrière de chevaliers de grands chemins et la sécurité des voyageurs est presque entièrement assurée. Un élément pittoresque disparaît ainsi des solitudes tibétaines. Les Thakhopas pourront se lamenter en songeant aux jours héroïques d’antan, mais la majorité de la population se réjouit grandement de la tranquillité qu’elle pourra goûter.

Une autre mesure civilisatrice déjà indiquée au chapitre premier et propre à affecter la vie des Dokpas consiste en l’établissement de six grandes fermes dans la région du Chinghai. On y enseignera aux indigènes la conduite des tracteurs et d’autres méthodes de culture moderne. La moyenne de la superficie ensemencée en blé dépendant de chaque ferme est de 2 000 hectares. Il restera à voir la réaction des Dokpas à une telle innovation. De petits essais analogues tentés précédemment n’ont guère eu de succès.