CHAPITRE III
Les paysans
Les émigrés n’ont évidemment constitué qu’une fraction minime de la population tibétaine. La grande masse de celle-ci n’a pas quitté ses foyers.
En premier lieu, les paysans ne pouvaient pas songer à s’expatrier ; leurs champs sont leurs seuls biens. Comment auraient-ils pu, loin d’eux, subvenir à leur subsistance ? – Une telle perspective était inimaginable et les paysans ne l’imaginèrent point. L’idée de fuir un danger ne leur vint, sans doute, pas davantage. Rapines, razzias opérées par des brigands, exploitations souffertes par le fait des autorités de divers degrés, la paysannerie tibétaine en a fait l’expérience depuis des siècles sans que se laisse entamer l’esprit d’optimiste insouciance qui l’anime. Qu’elle ait à pâtir des mêmes ennuis dans l’avenir, elle y verra le train inéluctable des choses.
Cependant, quelque chose de particulier s’est produit. Des prédicateurs d’une foi nouvelle ont annoncé aux masses paysannes l’avènement d’une ère merveilleuse sous la forme d’un partage équitable des terres.
À vrai dire, il ne s’agit pas là d’une véritable innovation. Au IXe siècle, le roi socialiste Muni Tsémpo avait déjà tenté une réforme agraire en distribuant la terre aux paysans. Ceux-ci ne parurent pas aimer les bonnes intentions de leur souverain. Le clergé, surtout, y fit opposition. S’appuyant sur la croyance populaire, les lamas objectèrent que les conditions dans lesquelles un homme naît sont déterminées par les actes que celui-ci a accomplis au cours de son existence précédente.
Le partage des terres opéré par Muni Tsémpo n’eut pas de succès ; bientôt, les paysans ancrés dans leurs anciennes coutumes aliénèrent les propriétés qui leur étaient échues ou s’en laissèrent stupidement déposséder par des voisins avides et sans scrupules. Par trois fois, le roi s’efforça de rétablir l’égalité du partage, se heurtant toujours à l’incompréhension et à la malignité de ses sujets. Finalement, sa mère et ses ministres, que ses tentatives de socialisme pratique irritaient, l’empoisonnèrent pour y mettre définitivement un terme.
Aujourd’hui, les paysans tibétains quoique très peu instruits de ce qui se passe en dehors de leurs pays n’ignorent pourtant pas complètement les résultats obtenus en Chine par les nouvelles lois agraires. Sans bien se rendre compte de ceux-ci et de la manière dont ils sont susceptibles de les affecter eux-mêmes, ils attendent avec une sympathie anticipée cela qui peut venir à la suite des troupes chinoises.
Il importera de ne pas les décevoir. Il importera, surtout, pour les dirigeants chinois, de savoir manier cette paysannerie tibétaine, semblable en plus d’un point à la paysannerie chinoise, en fait à toutes les paysanneries du monde, mais présentant, pourtant, des caractéristiques très particulières qu’il conviendra de bien connaître et de ménager si l’on veut l’amener à assimiler graduellement et de façon durable l’esprit de la nouvelle Chine.
D’un bout à l’autre du Tibet, les paysans offrent une remarquable uniformité de tempérament ; partout on trouve en eux le même mélange de jovialité, de terreur superstitieuse et de servilité avec une brutalité sous-jacente innée.
Le paysan se meut dans une atmosphère pesante de croyances sinistres. Les démons, pense-t-il, sont présents partout, partout actifs. Aucun geste ne peut être fait sans risquer d’irriter l’un ou l’autre d’entre eux ou de déclencher des forces malignes entrant mécaniquement en action sans obéir à aucun commandement émanant d’un être pensant discernable, animé d’une volonté raisonnée. Plus fortement que le citadin, le campagnard se sent entouré par ces puissances anonymes, mais terriblement efficientes, enveloppé par elles comme l’on peut être enveloppé par le brouillard. Pour cette raison, matin et soir, de tous les villages du Tibet, s’élève un sourd bourdonnement fait du marmottement de formules destinées à protéger ceux qui vont vaquer à leurs occupations ou ceux qui vont s’abandonner à l’état passif qu’est le sommeil.
L’expérience a prouvé aux Tibétains, comme à nous tous, qu’approcher la main d’une flamme a pour conséquence une brûlure et que saisir maladroitement une branche épineuse cause la sensation douloureuse d’une piqûre, mais les Tibétains n’acceptent pas facilement l’automatisme de ces faits. L’idée de forces inamicales impersonnelles pénètre mal dans leur cerveau. Ils peuvent admettre un ennemi inconnu mais ne se résolvent guère à l’impossibilité de le découvrir, de l’anthropomorphiser en lui prêtant une volonté et des sentiments analogues aux leurs.
Ayant amené « l’invisible » sur ce terrain, ils se sentent plus à l’aise.
Il est possible de discuter avec les déités, les génies, les fées, les démons, de les solliciter, de se concilier leurs faveurs, de les apaiser en cas d’offense. Il est même possible de les décevoir, de contrecarrer leurs desseins, de les duper et les Tibétains sont pourvus de multiples rites propres à les servir efficacement en ces diverses occasions.
Ce n’est pas à l’extérieur seulement que d’hostiles « invisibles » sont à redouter le long des routes, embusqués dans les buissons ou logés sous les mottes de terre que le laboureur dérange. Rentré chez lui, sa porte close, le paysan ne se sent pas entièrement en sûreté.
N’existe-t-il pas sous le sol de terre battue de la cuisine – à la fois salle commune et dortoir pour la famille – quelque membre de cette tribu innombrable des « invisibles » dont un geste involontaire pourrait susciter la colère et les malheurs qui la suivraient ? – Et voici que, précisément, un bambin, en courant, a heurté la mère qui retirait du feu le chaudron de lait bouillant. Un peu du liquide brûlant est tombé dans les flammes. Ne fallait-il pas que la déité de l’âtre se trouvât à ce moment exact somnolant sous le foyer à l’endroit précis où le lait est tombé… La ménagère ne pouvait pas le savoir ; néanmoins, comme il se doit, elle s’est hâtée de jeter du beurre dans le feu. Le beurre est un bon calmant à appliquer sur les brûlures.
Hélas ! le remède n’a point produit l’effet escompté. Le petit dieu(77) a été brûlé ; il souffre, se fâche et se venge.
Parmi les membres de la famille, l’un a mal aux yeux, des furoncles apparaissent chez un autre et un troisième devient fiévreux. Le pao(78) consulté a nettement déclaré que le dieu est malade et punit ceux qui ont causé sa maladie.
Il se peut très bien que la femme auteur involontaire, mais certainement seul auteur réel, de la brûlure qui tourmente le dieu, n’éprouve point elle-même les effets de sa colère. Chez les Tibétains, comme chez la plupart des peuples anciens, la notion de responsabilité personnelle est passablement obscure ; celle de responsabilité collective prévaut. Le fils paie pour la faute du père(79), le père pour celle du fils, etc.
Le seul moyen de guérir les malades est de guérir le dieu. Celui-ci, bien entendu, restera invisible, mais l’on pourra voir la « marque » de sa blessure. Où cela ?… Il faut d’abord chercher autour du foyer, sous celui-ci ; parfois le démolir entièrement. Si l’on ne trouve rien, c’est que l’infortuné dieu s’est, en proie à la souffrance, déplacé et gît en un autre endroit. Le pao en état de transe, qui dirige les recherches, se démène tout autour de la maison. À la fin il s’arrête, plante brusquement en terre le long bâton ferré qu’il tient à la main. On creuse le sol à cet endroit et l’on y trouve généralement quelque chose. Un caillou d’une couleur ou d’une forme spéciale, un aggloméré de gravier ou de glaise ou n’importe quoi. Il y a toujours quelque chose à trouver. Le pao déclare que c’est là la « marque » de la blessure – l’on pourrait dire l’ampoule ou la plaie causée par la brûlure. Il suffira d’enlever la « marque », caillou ou autre chose, et le dieu sera guéri… et apaisé. Les malades aussi seront guéris… assez souvent, mais pas toujours et, dans ce dernier cas, il faudra recourir à d’autres rites.
Cependant, il est aussi possible que l’offense causant les maladies soit de date ancienne et que nul ne se rappelle ni la nature ni l’époque.
Mille causes diverses peuvent inciter les « invisibles » : nâgas, tséns et autres à passer leur ire sur les pauvres humains.
Le pao, en transe, a révélé que la « marque » de la blessure reçue par un nâga ou par un tsén est à rechercher. Le rayon des recherches peut être passablement étendu, comprendre un ou plusieurs villages et les terrains environnants. Une sorte de sport s’organise alors qui, pour le témoin sceptique que j’étais, ne manquait pas d’une amusante originalité.
Le pao était en état de transe, feinte ou réelle, il était difficile de le savoir. Par l’effet de sa gesticulation et de sa déclamation, ce qui avait commencé par être une mimique simulée pouvait bien se muer chez lui en une frénésie qu’il ne contrôlait plus. Telles étaient, du moins, mes réflexions ; quant aux paysans qui suivaient le pao, nul d’entre eux ne doutait qu’il ne fût possédé par un dieu.
Le bonhomme armé de son long bâton ferré courait de-ci de-là, s’élançant soudainement en avant à la vitesse d’un cheval de course, revenant sur ses pas, s’arrêtant brusquement, esquissant des pas de danse, tournoyant sur lui-même, puis repartait en courant, toujours gesticulant, chantant, hurlant, exténué, haletant, tremblant de tous ses membres. La foule courait derrière lui, anxieuse, suivant tous ses mouvements. Cette burlesque comédie avait pour elle un sens sérieux, il s’agissait de trouver et de supprimer la cause à laquelle était due la maladie de Tséring ou les diverses calamités qui frappaient sa famille et ses biens. La gravité, l’angoisse de tous ces pauvres imbéciles étaient si poignantes que, courant avec eux, je ne me sentais aucune envie de rire.
Enfin, le pao à bout de forces s’arrêtait, plantait brusquement son bâton dans le sol en poussant un cri strident. C’était là ! Il avait trouvé l’endroit.
Des hommes s’empressaient de creuser un trou sous la surveillance attentive du pao. Voilà ! Celui-ci se baissait, ramassait l’objet : pierre ou conglomérat constituant la « marque » de la blessure qui faisait souffrir le génie et l’irritait.
Une fois, le pao retira du sol une petite motte d’argile présentant la forme d’un pot minuscule. Il la divisa et il en suinta un liquide rougeâtre qu’il déclara immédiatement être du sang. Son visage s’empreignit d’une expression consternée.
— Ceci est grave, annonça-t-il aux villageois atterrés. Le malade est en danger de mort presque certaine.
Il fallait aviser et sans tarder. La famille du malade fit mander des lamas et des böns(80) pour leur faire célébrer différents rites… tout cela coûterait cher… Mais je reviendrai sur ce dernier sujet.
En dépit de la crainte qu’ils leur inspirent, les Tibétains ne laissent pas que d’attribuer à leurs invisibles ennemis un incroyable degré de stupidité. Ils croient pouvoir les berner avec des stratagèmes enfantins.
Par exemple, craignent-ils en partant en voyage d’être suivis par d’indésirables malfaisants compagnons d’un autre monde, ou bien leur voyage doit-il de toute nécessité être effectué en un jour néfaste(81), ils simulent ce départ la veille du jour où il aura réellement lieu.
Le lama d’un monastère dans l’enceinte duquel j’habitais une maisonnette était coutumier de ces procédés.
Je le voyais partir avec autant de solennité que son petit monastère pouvait en offrir. Les grandes trompettes (ragdong) de bronze mugissaient sur le toit-terrasse du bâtiment principal. Des trapas (moines) portant des bannières, des oriflammes, jouant du gyaling, battant des tambours, entrechoquant des cymbales escortaient le lama qui montait à cheval vêtu de ses plus beaux atours de voyage.
La procession parcourait, ainsi, environ un kilomètre puis le lama mettait pied à terre, se déshabillait, revêtait une robe ordinaire. Les trapas ployaient bannières et oriflammes, enveloppaient leurs instruments de musique, se débandaient et retournaient isolément au monastère par des chemins détournés. Le lama faisait de même.
Le lendemain de grand matin, il repartait en silence suivi des seuls serviteurs qui devaient l’accompagner dans son voyage. Tous montaient à cheval à une petite distance du monastère. Le tour était joué. Les démons partis la veille sur une fausse piste erraient, maintenant, désorientés, à travers le pays.
Pour en terminer avec le caractère stupide dont les Tibétains gratifient certains démons, tout en vivant dans une mortelle frayeur d’eux, j’ajouterai l’exemple suivant.
Lorsque quelqu’un meurt dans une maison de paysans, les membres de la famille du défunt qui, comme tous les Tibétains, n’admettent pas que la mort puisse être due à des causes naturelles, redoutent que le démon qui a tué leur parent ne revienne commettre un autre meurtre dont l’un d’eux sera la victime. Ce démon est dit résider sous terre ; peut-être se cache-t-il dans les fondations de la maison… peut-être y a-t-il là plusieurs démons. Il faut les chasser.
Comment ?
L’on fait rougir une grosse pierre dans un brasier. Ensuite, la tenant avec des pincettes l’on se rend à un coin de l’habitation et l’on appelle le démon, l’invitant à un bon repas. « Voici, lui dit-on, un gros morceau de viande saignante, fermez les yeux et ouvrez la bouche toute large. »
Le démon, sur la stupidité de qui ces bonnes gens comptent, accourt, ferme les yeux, ouvre une large bouche et la pierre rougie est lancée dans un trou creusé à cet effet, la bouche du démon étant tenue pour se trouver au fond de celui-ci.
La douleur qu’éprouve l’infortuné diable le fait fuir du lieu où ceux de son espèce sont si durement traités.
La même comédie est renouvelée aux quatre coins du bâtiment.
Les « invisibles » malfaisants ne sont pas les seuls à entretenir la terreur des paysans tibétains. À un degré moindre, tout individu inconnu venant à passer par le village ou étant vu à proximité de celui-ci est suspect.
Il est vrai que les nombreux voyageurs : pèlerins ou autres qui errent à travers le Tibet sont facilement susceptibles de se muer en maraudeurs. Les Tibétains aiment courir le pays et partent d’un cœur léger, pour des pérégrinations durant plusieurs années, sans se soucier de « frais de route ». Ils mangeront pourtant, sinon toujours autant qu’ils le voudraient, du moins toujours assez pour ne pas périr de faim. Personne ne meurt de faim au Tibet, sauf si l’on s’égare dans les solitudes ou dans les neiges. On mendie, on chaparde. N’est-il pas juste que ceux qui n’ont pas se fournissent chez ceux qui ont ? Nul Tibétain n’élève d’objection contre cette conception de haute morale. Seulement, seulement, en général, ils préfèrent qu’elle ne leur soit pas directement et, surtout, pas trop libéralement appliquée.
On est généreux au Tibet, mais on aime l’être avec mesure, et pèlerins ou autres vagabonds sont souvent enclins à dépasser la mesure. Dès lors, leur présence inquiète.
Toutefois, cette inquiétude-là est légère ; les bonnes gens des campagnes en connaissent une autre très proche de celle qu’inspirent les démons. Il s’agit d’individus, pour la plupart étrangers au Tibet : Indiens, Népalais ou natifs des régions frontières des Himâlayas, des zoguis(82).
L’opinion populaire attribue à ces zoguis des mœurs abominables. Non seulement ils sont de malfaisants sorciers, mais ils pratiquent des rites religieux sinistres. Aussi, dès que la présence d’un zogui est signalée, les paysannes rappellent-elles leurs enfants et les enferment dans leur maison avec la même hâte qu’une mère poule rassemble ses poussins en apercevant un épervier.
Qu’il y ait exagération ne fait pas de doute. Cependant, du Népal et des confins de l’Inde émergent de singuliers personnages adeptes de sectes adhérant à un bas tantrisme qui ne laisse pas que d’avoir poussé des racines au Tibet même et d’y compter des fidèles. Que la terreur qu’inspirent les zoguis errant – tout innocents que la majorité d’entre eux puissent être – soit parfois justifiée, je n’oserais le nier absolument. En fait, j’ai failli être mangée par trois d’entre eux.
L’aventure débuta de la façon la plus banale du monde.
Le lama Yongden(83) et moi, nous voyagions à pied, traversant des forêts. Nous avions fait halte vers le milieu de la journée pour manger. Tandis que nous prenions notre frugal repas, trois voyageurs survinrent et s’arrêtèrent pour nous regarder. C’étaient des guenilleux ; la couleur orange rougeâtre des haillons qui les vêtaient indiquait qu’ils étaient apparentés à quelque ordre religieux ou tentaient de le paraître. Leur physionomie n’était pas vraiment tibétaine, ils ressemblaient plutôt aux indigènes de la frontière indienne ou des confins du Népal : des Sherpas ou des métis de ces races.
En pareille circonstance, il est d’usage, au Tibet, d’offrir aux passants de partager votre repas.
Nous le fîmes. Les pauvres hères mangèrent copieusement et, comme c’est l’habitude, nous nous interrogeâmes mutuellement sur les buts de nos voyages.
La mine de ces vagabonds ne revenait pas à Yongden. Il vint à penser qu’ils pourraient bien essayer de nous voler et, afin de leur inspirer une crainte capable de les en empêcher, il imagina de déclarer que j’étais une Khadoma(84).
Les Khadomas sont des fées qui s’incarnent parfois et vivent alors comme des femmes humaines tout en conservant des pouvoirs supra-normaux. Il est beaucoup parlé d’elles au Tibet.
L’un des voyageurs se mit, alors, à me regarder fixement. Son insistance me déplaisait. Qu’avait-il en tête ? me demandais-je.
Enfin, les trois individus bien repus s’en allèrent. Nous partîmes un peu après eux et, volontairement, avançâmes lentement, voulant donner à nos indésirables convives le temps de nous distancer et espérant, ainsi, ne plus les rencontrer.
Cependant, nous les retrouvâmes dans la soirée ; ils avaient fait halte pour nous attendre.
« L’espoir de manger encore à nos dépens les a portés à s’arrêter », pensai-je.
L’homme qui m’avait si attentivement dévisagée quelques heures auparavant recommença de nouveau son manège et cette fois ses compagnons firent de même.
J’abrège. Le lendemain matin, nous les laissâmes encore partir en avant et les retrouvâmes le soir, nous guettant au bout du sentier.
Le jour suivant, la même comédie se renouvela. Mon fils et moi nous commencions à être ennuyés. Ces vagabonds étaient tous trois de grands et forts gaillards. S’ils avaient de mauvaises intentions, ils n’auraient pas de peine à avoir raison de nous. La forêt était absolument déserte.
Mettant tout au mieux s’il ne s’agissait que de mendiants désireux de se faire nourrir, le peu de provisions que nous transportions sur notre dos n’était pas suffisant pour nous permettre de faire des largesses.
Tandis que je ruminais ces pensées désagréables, nous arrivâmes à une ferme isolée parmi les bois. Les trois voyageurs s’y trouvaient déjà, assis dans la cour près d’une pile de bûches.
Sans leur accorder d’attention, Yongden marcha directement vers la porte de la ferme, la poussa sans en demander la permission et s’annonça comme un lama guéshés(85) qui allait en pèlerinage avec sa mère.
— Nous ne demandons pas de nourriture, ajouta-t-il, nous sommes munis de vivres. Nous ne désirons que l’abri.
Cette déclaration fit bon effet. Nous fûmes immédiatement priés de demeurer pour la nuit et naturellement, on nous questionna au sujet des trois hommes qui venaient d’arriver. Voyageaient-ils avec nous ?
Nullement. Nous ne les connaissions point, nous leur avions fait l’aumône et ils s’attachaient à nous depuis plusieurs jours pour continuer à se faire nourrir.
— Ce sont des zoguis, dit alors la fermière, hochant la tête avec une expression de déplaisir.
Les voyageurs s’étaient déjà donné cette qualité en parlant avec nous lorsque j’avais remarqué qu’ils n’étaient pas Tibétains.
Les fermiers n’invitèrent pas les zoguis à entrer chez eux ; ils versèrent du thé dans leurs bols et ne s’occupèrent plus d’eux.
— C’est étonnant, me dit la maîtresse du logis, vous êtes les troisièmes voyageurs qui passez par ce chemin depuis quelques jours. D’ordinaire nous ne voyons personne pendant plusieurs mois.
« Il y a un peu plus d’une semaine, il est venu une pèlerine, une pauvresse, elle était en haillons et n’avait pas de provisions. Nous l’avons abritée et nourrie pendant quelques jours, puis elle a dit qu’elle voulait aller méditer dans la forêt avant de continuer sa route. Elle paraissait avoir l’esprit un peu dérangé. Nous lui avons donné un sac de tsampa, un peu de thé et de beurre et elle est partie.
« Plusieurs soirs après son départ, nous avons vu, de loin, qu’un feu était allumé dans les bois, puis nous n’avons plus rien vu, la femme aura dû s’en aller.
« Cette mendiante prétendait être une Khadoma. Nous ne l’avons pas crue ; elle disait cela pour attirer les aumônes. Les Khadomas n’ont pas besoin de mendier ; tout ce qu’elles veulent leur vient par leur pouvoir surnaturel. »
La misérable pèlerine ne m’intéressait pas, ses pareilles sont nombreuses au Tibet. Ce que je souhaitais, c’était me débarrasser de la compagnie des trois drôles qui s’attachaient à nous.
Je déclarai donc à la fermière que j’étais fatiguée et désirais me reposer pendant quelques jours. Voulait-elle nous garder chez elle, mon fils et moi.
Certainement, elle le voulait avec plaisir. Mon fils était un honorable lama : un guéshés ; nous avions nos vivres et nous payions ce que nous demandions en plus. Loin d’être à charge, nous procurions quelque profit. Tout était bien.
Je m’attardai donc à la ferme comptant que les voyageurs suspects dont je voulais me défaire se lasseraient d’attendre à un endroit où on ne leur faisait pas l’aumône et s’en iraient. Ils partirent, en effet, tandis que je demeurais à la ferme pour me laisser distancer.
Pendant que j’étais là, un homme arriva, venant de la direction que les zoguis avaient prise ; celle que je devais suivre moi-même.
L’homme était épouvanté. Il avait fait une horrible découverte. Alors qu’il errait sous bois, non loin du sentier, cherchant des branches mortes pour allumer du feu, afin de préparer du thé, il avait soudain, aperçu le cadavre affreusement mutilé d’une femme encore couverte de quelques vêtements en loques. À la description qu’il donna, la fermière reconnut la mendiante qu’elle avait hébergée.
Je pensai que la malheureuse, seule dans la forêt, avait été attaquée par une panthère qui l’avait à moitié dévorée et j’exprimai mon idée.
Mais l’homme qui avait vu le cadavre me contredit immédiatement.
— Non pas, déclara-t-il, elle a été dépecée par des hommes, avec des sabres. Ils ont enlevé les deux cuisses, le dessus du crâne et ils ont taillé des morceaux de chair dans le corps.
Les fermiers n’eurent point de doute quant aux auteurs.
— Ce sont les zoguis étrangers qui l’ont tuée, dirent-ils.
Le Tibétain qui avait découvert la victime n’avait pas rencontré les assassins.
Qu’il y ait eu crime était certain. Celui-ci était dû à une horrible superstition qui a cours parmi les adeptes de certaines sectes tantriques(86).
La femme avait dû rencontrer les zoguis et s’être vantée d’être une Khadoma pour leur inspirer du respect et de la crainte, exactement comme mon fils l’avait fait à mon sujet. – À moins qu’elle n’ait vraiment entretenu la croyance en sa pseudo-divinité ; de telles aberrations ne sont pas rares au Tibet. – Quoi qu’il en soit, par cette imprudente vantardise, la malheureuse s’était elle-même désignée comme victime aux sinistres voyageurs.
D’après la croyance de certains adeptes des sectes Aghora, Kapalika, Shaktika et autres, manger un morceau de la chair d’une fée incarnée – une Khadoma – ou de celle d’un saint personnage ayant atteint un haut développement spirituel confère la connaissance de sciences secrètes et redoutables avec les pouvoirs magiques qui s’y rattachent.
Généralement, les sectateurs de ces doctrines attendent la mort de la Khadoma ou de l’individu exceptionnel pour consommer des morceaux de sa chair, enlever ses fémurs pour en faire des trompettes rituelles et son crâne pour s’en servir en guise de coupe(87).
Pourtant, quelques fanatiques trop pressés recourent parfois à l’assassinat.
Je comprenais pourquoi après avoir entendu dire par Yongden que j’étais une Khadoma, les voyageurs avaient fixé leur attention sur moi et pourquoi ils s’attachaient à nous. La pensée de m’assassiner leur était probablement venue. Et tandis qu’ils hésitaient, supputant les chances qu’ils avaient de venir à bout de nous deux et, ensuite, de s’assurer l’impunité, la rencontre qu’ils avaient faite d’une femme seule, se vantant d’être une Khadoma leur avait fourni la proie désirée.
La certitude en cette matière n’était pas absolue, mais les présomptions étaient fortes : j’avais failli être mangée.
Démons, zoguis et mystérieuses influences malignes ne sont pas les seuls objets d’angoisse pour les campagnards du Tibet. Il y a les dettes.
On aurait peine à trouver un paysan tibétain qui ne soit pas endetté à perpétuité. Il y aurait là de quoi plonger dans le désespoir tout autre que lui, mais la forte dose d’insouciance et de fatalisme qui existe dans son caractère s’y oppose et, bien que se tourmentant à la pensée des échéances à venir, il n’en poursuit pas moins son train de vie coutumier, celui que l’usage lui impose. D’ailleurs, pourrait-il faire autrement ?…
D’où proviennent les dettes ? – Comme partout ailleurs, de l’imprévoyance et des mauvaises récoltes, mais, en plus, d’une sotte vanité alliée à la superstition.
Le paysan qui croit aux mauvais esprits, aux sorts jetés par des sorciers et à maintes sornettes analogues a recours, pour guérir ses malades, se préserver des épidémies, s’assurer contre la perte de ses biens, etc., aux Böns shamanistes, aux Mopas, des « voyants », des devins et au clergé lamaïste local.
Séances de divination, exorcismes, lecture à domicile des Écritures sacrées par les lamas, rites religieux d’offrande, de propitiation, etc., tout cela coûte cher, non seulement en honoraires à payer aux célébrants, mais en nourriture pour les repas copieux qu’il faut leur servir.
Le Bön shamaniste exige des animaux à sacrifier aux « invisibles » hostiles qu’il doit apaiser ou propitier.
Les lamas ne pratiquent pas de sacrifices sanglants, la loi bouddhique le défend, mais la déférence qu’entraînent leurs bons offices n’en est pas moins forte, car il convient de les traiter avec plus de déférence que le Bön ; or, au Tibet, le respect se témoigne par la qualité et la quantité des aliments offerts aux hôtes que l’on héberge.
Le paysan ordinaire n’a que peu de bétail, cependant bœufs, moutons – porcs et poulets dans les zones frontières – seront immolés pour rassasier les « invisibles » et les très visibles convives qui festoieront chez lui. Il tirera même gloire d’inviter un plus grand nombre de lamas que ses voisins, de leur faire psalmodier un plus grand nombre de volumes des Écritures canoniques et, surtout, de les repaître plus abondamment.
Que la famille doive jeûner après avoir tué les bêtes qui auraient pu la nourrir, qu’après avoir abattu l’unique bœuf de labour, les champs mal cultivés rapportent moins, rien de cela n’est considéré. On obéit à la coutume qui veut que l’on se dépouille en pareilles occasions.
Il y a pire. Souvent le paysan n’a pas de bête à tuer. D’autre part, il a besoin d’orge ou de millet pour confectionner la bière et l’eau-de-vie qui doivent arroser le repas ; il lui arrive d’en manquer. Il ne lui reste qu’à emprunter ce dont il a besoin : bêtes destinées au sacrifice ou au repas, grain pour la boisson ou pour la farine nécessaire à la préparation des nouilles, des momos ou des kabzés(88).
Tout Tibétain porte naturellement en lui des instincts d’usurier ; que l’emprunteur s’adresse au richard local – le tchougpo – à l’intendant d’un gyalpo ou à celui d’un monastère voisin, les intérêts à payer sont excessifs. Il lui faudra rendre au moins le double de ce qu’il aura reçu, et s’il s’agit d’argent, l’intérêt peut s’élever à 10 pour 100 par mois.
Le produit de la récolte qui suivra les emprunts suffira-t-il à rembourser les créanciers ? – C’est tout à fait improbable. En règle générale, le paysan doit solliciter le renouvellement du prêt ou d’une partie de celui-ci, les intérêts dus étant majorés à cause du délai apporté au remboursement.
Même s’il obtient un délai, la quantité de grain ou d’autres provisions que le fermier aura conservées ne lui suffira presque jamais pour nourrir sa famille jusqu’à l’époque de la récolte suivante. De nouveau, il faudra emprunter : emprunter pour manger, emprunter le grain destiné aux semailles… Et cela, d’année en année, sans fin. Le paysan arrivera à son dernier jour, sans s’être libéré de ses dettes et son fils, sur qui elles retomberont, se verra, dès le début de sa carrière de cultivateur, écrasé sous le poids de ces dettes ancestrales dont l’origine se perd dans un passé qui lui est inconnu.
Aux dettes directement contractées, il faut ajouter le fardeau des impôts dont je parlerai plus loin.
L’expérience acquise par ses aînés et les exemples que ses contemporains lui fournissent ne guérissent pas le Tibétain de la crédulité et de la vaine gloriole qui le mènent chez l’usurier.
En ce qui concerne les rites répétés à grands frais pour la guérison des malades, un Tibétain instruit, qui avait acquis quelque connaissance du monde existant au-delà des montagnes du Tibet, m’objecta que nous agissions de façon analogue, faisant successivement appel à nombre de médecins, essayant de multiples médicaments. C’était vrai. Nous croyons au pouvoir de la science médicale, les Tibétains croient à celui de leurs sorciers… Le sentiment d’amour pour les leurs qui les guide est pareil au nôtre et, souvent, le résultat obtenu est le même, pour nous comme pour eux : c’est-à-dire négatif.
Cependant, comme je viens de le dire, parmi les causes qui jettent le paysan à la merci de créanciers exigeants, il faut compter la vaine gloriole, le désir de surpasser, en faste villageois, ses amis, ses voisins : de les éclipser.
Cette rivalité stupide se manifeste à l’occasion des fêtes données à domicile en l’honneur des dieux des lignées paternelle et maternelle du chef de la famille, des funérailles, mais surtout à propos des mariages.
Rappelons-nous que les Tibétains sont de grands mangeurs et, en plus, de grands buveurs. Un mariage doit être, d’après eux, l’occasion de bombances gargantuesques prolongées pendant plusieurs jours, voire pendant plusieurs semaines.
L’assistance n’est pas réduite à un cercle d’invités ; la maison où la noce a lieu est ouverte à tout venant et ceux-ci arrivent en foule.
D’abord, la population entière du village se joint aux parents des mariés. Cette parenté est, par elle-même, toujours nombreuse et le nombre des parents par alliance grossit vite dans un pays où existent à la fois la polygamie et la polyandrie.
Quant aux cousins que, selon l’usage oriental, on appelle « frères », il est peu de Tibétains qui connaissent le nombre exact et le visage de tous les leurs, mais un mariage les fait tous accourir.
Le miracle commun à tous les peuples primitifs, de la propagation des nouvelles par des voies mystérieuses se produit à cette occasion. À cent kilomètres à la ronde, des gens enfourchent chevaux ou mules pour se rendre au lieu des réjouissances dont ils ont « flairé » l’imminence ; des cohortes hilares de piétons impatients de festoyer dévalent ou grimpent le long des sentiers des montagnes.
Les parents des mariés s’attendent à cette ruée. Ils ont eux-mêmes participé à plus d’une d’entre elles. Il convient de faire grande figure, de repaître et d’abreuver largement tout le monde ; il faut que l’on parle de leur hospitalité : « Tséring a bien fait les choses, bien mieux que Dordji, le mois dernier ou que Passang, il y a deux ans », doivent dire les convives s’en retournant chez eux. Il y va de l’honneur de la famille Tséring.
Et pour soutenir les dépenses de ces jours de liesse, Tséring empruntera. Pendant combien d’années ses créanciers le harcèleront-ils ensuite ?… Tséring ne le sait pas, il ne tente pas de le calculer. Il obéit à la coutume ancestrale ; il fait ce qu’ont fait son père et son grand-père et les pères et les grands-pères de tous les Tibétains ; ce que leurs fils feront à leur tour… à moins qu’une sérieuse évolution dans la mentalité de la paysannerie tibétaine n’amène un changement dans ses mœurs. Ce n’est pas impossible.
Les hôtes ne laissent pas que de contribuer à la bombance par l’apport de provisions variées et plus ou moins abondantes suivant leurs moyens ou leur générosité : viande crue ou séchée, beurre, tsampa, farine, thé, fromage, pâtisseries indigènes, grain pour confectionner de la bière et de l’eau-de-vie s’empilent chez les Tséring. Mais chaque convive consomme généralement plus qu’il n’a apporté. Toujours, le paysan qui les reçoit supporte la majeure partie des dépenses.
Rien de tout cela ne compte, le Tibétain est naturellement jovial et ne demande qu’à laisser sa jovialité s’épancher à grands et très bruyants flots.
Que j’en ai vu de ces noces villageoises ! Il était rare qu’elles ne donnassent pas lieu à quelque incident burlesque, l’imagination d’un Tibétain ivre est d’une fertilité inconcevable.
Une de celles-ci avait lieu chez de pauvres fermiers ; leur logis bâti au-dessus de l’étable ne comprenait que deux pièces : la cuisine et le lhakhang contenant l’autel poussiéreux sur lequel trônaient trois statuettes de déités encadrées par quelques petits volumes des Écritures sacrées.
Les repas étaient pris au-dehors. La nuit venue, les invités s’entassaient, pour dormir, dans les deux pièces de l’humble demeure de leur hôte. On s’y étendait sur le plancher, évitant soigneusement que les pieds de l’un puissent toucher la tête de l’autre ou, simplement qu’ils soient tournés vers elle – c’est là un point très strict du code de la politesse tibétaine(89).
Certains avaient une couverture dans laquelle ils s’enroulaient, mais personne ne se déshabillait.
Les hôtes avaient été répartis en deux catégories. Les plus importants, d’après l’échelle sociale du terroir, couchaient dans le lhakhang, les autres dans la cuisine.
Le fermier était polygame. Sa première femme ne lui ayant pas donné d’enfant, il en avait, sur le tard, épousé une seconde. Que celle-ci, toute jeune encore, s’accommodât d’un époux ayant dépassé la quarantaine, les voisins en doutaient et jasaient au sujet de rencontres de la seconde épouse avec des galants de son âge.
La politesse chinoise qui enjoint à l’hôte d’occuper la place la plus humble ne fleurit pas chez les Tibétains, le nôtre, avec sa première femme, s’était installé dans le lhakhang. Quant à la jeune épouse, elle couchait dans la cuisine.
Invitée à m’étendre dans le lhakhang sur un morceau de tapis étendu pour moi contre l’autel, je somnolais, quelque peu suffoquée par la raréfaction de l’air respirable dans cette petite pièce pleine de gens malodorants, lorsqu’un mouvement qui se produisit parmi eux m’éveilla tout à fait. Le fermier s’était levé. Il alluma à la lampe qui brûlait sur l’autel une mince baguette de bois résineux(90), fit signe à deux hommes qui s’étaient levés comme lui et tous trois se dirigèrent vers la cuisine voisine, accompagnés par les sourds grognements des dormeurs dont ils écrasaient les pieds au passage.
La chose n’avait rien d’intéressant, les hommes pouvaient éprouver le besoin de sortir. J’allais me rencogner près de l’autel et fermer les yeux, lorsque des vociférations et le bruit d’un piétinement précipité s’élevèrent de la cuisine.
Mes compagnons de dortoir brusquement réveillés se bousculèrent dans l’embrasure étroite donnant accès à la cuisine, avides de voir ce qui s’y passait. Je fis comme eux.
Le fermier était là, sa baguette enflammée en main, s’adressant avec force invectives à sa jeune femme qu’il avait surprise dormant sous une même couverture avec son galant.
Le bonhomme, qui se doutait de son infortune, avait méchamment préparé un piège en faisant coucher son épouse cadette dans la cuisine et il s’était assuré l’appui de deux témoins pour constater le délit.
La publicité en matière d’accidents d’ordre conjugal ne gêne pas les Tibétains(91). Ils n’ont pas la sottise de transformer en drame un fait, en somme, bien trivial. Si notre fermier menait grand bruit en face des coupables, c’était, simplement, parce qu’il escomptait l’amende que les Anciens du village infligeraient au délinquant.
Toutefois, la femme et celui qu’on lui attribuait comme complice niaient véhémentement avoir quelque chose à se reprocher. Ils avaient dormi très innocemment l’un près de l’autre, rien de plus.
Le fermier ne se contentait pas de leurs dires. Il interrogeait – et dans quels termes réalistes – les voisins du couple. Il ne pouvait leur demander ce qu’ils avaient vu, l’obscurité ayant été complète ; il voulait savoir ce qu’ils avaient pu percevoir des mouvements des accusés.
Dans l’état d’ébriété prononcée où tous se trouvaient, ils avaient dû dormir comme des souches ; encore à ce moment étaient-ils imparfaitement réveillés et peu d’aplomb sur leurs jambes.
Cependant, certains ayant déniché près de l’âtre les baguettes résineuses qui servent de luminaire en avaient enflammé quelques-unes qui, de leurs flammes dansantes, éclairaient de façon bizarre les faces ahuries et grotesques des victimes soumises à ce singulier interrogatoire.
Le comique de cette scène dépassait mon impassibilité, je me sauvai vers l’autel et, irrévérencieusement, j’enfouis mon visage dans les Saintes Écritures poussiéreuses pour étouffer mes rires.
Le lendemain matin, on se mit sérieusement à la besogne. Le chef du village, entouré des Anciens, s’érigea en cour de Justice. Le mari plaignant, les accusés et les témoins dont aucun n’avait quoi que ce soit à dire, mais qui n’en parlaient que plus fort, comparurent devant ce tribunal.
Les accusés continuaient à nier le délit et le mari à affirmer si énergiquement qu’il était ce que Molière dénomme d’un petit mot sonore en quatre lettres, qu’en eût-on douté, il vous en eût convaincu.
En fin de compte, le don Juan local fut condamné à payer 30 trankas (monnaie tibétaine) au plaignant. En plus, il devait s’engager par écrit à cesser tout commerce avec la jeune épouse du fermier.
S’engager par écrit, la coutume le prescrivait, mais dans le cas actuel, il était malaisé de s’y conformer : aucun de ceux présents ne savait écrire.
Pourtant on s’avisa qu’un cousin du marié, novice dans un monastère du voisinage et venu à la fête, pouvait vraisemblablement tracer les lettres de l’alphabet. À ce moment, le gamin – il devait avoir une douzaine d’années – jouait près de la ferme avec des camarades, indifférent aux querelles de ses aînés. On alla le quérir.
Fier de l’importance soudain acquise, le juvénile membre de l’Ordre religieux tailla un morceau de bois, délaya un vieux fragment d’un bâton d’encre de Chine remisé sur l’autel domestique du chef du village, chez qui des « Autorités » de passage venaient, parfois, contrôler les comptes des impôts, puis il se mit à l’œuvre sous la dictée des Anciens, produisant un impressionnant dessin d’arabesques où se retrouvaient difficilement les formes des caractères tibétains.
Au bas de celui-ci, le coupable protestant toujours de son innocence, mais estimé coupable par ses juges, dut apposer l’empreinte de son pouce, les Anciens et les témoins firent de même, enjolivant le document d’une série de taches noirâtres et graisseuses.
Justice était faite.
Mais les Tibétains ont une façon particulière d’en comprendre l’exécution. Nul parmi ceux présents, et les juges en tête, n’admettaient que le mari, réellement lésé ou non, pût empocher 30 trankas dont il jouirait seul.
Juges et témoins et même les simples hôtes du dortoir, théâtre du crime, avaient été contaminés(92) par la conduite des coupables, tous devaient avoir leur part de la réparation. L’usage courant appuyait cette thèse ; le fermier dut céder. Ce fut un jour supplémentaire de bombance.
Les 30 trankas n’y suffirent pas, l’hôte y mit du sien ; il s’endetta un peu plus, mais tous se régalèrent, le fermier et les pseudo-coupables aussi ; tous rirent et s’amusèrent… le fermier comme les coupables.
Les paysans sont de joyeux lurons : j’ai commencé par le dire.
Le fait de punir un délinquant en festoyant à ses frais n’est pas exceptionnel au Tibet, au contraire ; c’est là un article indiscuté du code non écrit du Droit populaire. D’autre part, la coutume et l’opinion publique encouragent également l’individu lésé d’une façon quelconque, matérielle ou morale, à se faire juge de sa propre cause et à s’approprier, aux dépens de l’offenseur, ce qu’il estime bon à constituer une équitable réparation.
Ces conceptions particulières de la justice, avec bien d’autres opinions analogues, donnent aux mœurs villageoises tibétaines une charmante saveur de naïveté et d’imprévu.
L’anecdote suivante en sera un exemple. Un auteur de chez nous le prendrait volontiers pour thème d’un conte drolatique, mais les braves Tibétains, s’ils se gaussèrent des héros de l’aventure, le firent en toute simplicité, sans y entendre malice.
Il s’agit encore d’un mariage. Plus que toutes autres occasions, ceux-ci sont fertiles en incidents cocasses.
Les paysans chez qui la noce allait avoir lieu étaient cossus – presque des tchougpos – de nombreuses invitations avaient été envoyées par eux. L’une d’elles s’adressait à un de leurs cousins qui habitait avec sa femme et la jeune sœur de celle-ci, un village isolé dans les montagnes. La cousine brûlait du désir d’aller s’amuser à la noce, malheureusement, elle se trouvait en état de grossesse avancée et n’osait pas s’aventurer à effectuer à cheval un voyage demandant environ trois journées.
Son mari, un jeune et beau gars très alerte, ne voyait, quant à lui, aucune raison de se priver des réjouissances auxquelles il était convié et la future maman en avait du souci.
Parmi les invitées, il ne manquerait pas, pensait-elle, de pimpantes jouvencelles et d’accortes commères, peut-être pas trop farouches. Tout le monde boirait abondamment. Alors… Que ne pouvait-elle pas craindre ?…
Prise comme confidente par son aînée, la jeune sœur qui devait, elle aussi, assister à la noce, lui promit d’y être vigilante. Se sentant surveillé et craignant les rapports qu’elle pourrait faire, son fringant beau-frère demeurerait certainement sage.
Ayant rassuré sa sœur, la cadette partit avec le mari commis à sa garde.
La noce fut ce qu’il convenait dans un milieu de paysannerie aisée ; pendant trois jours, les hôtes n’épargnèrent ni le manger ni le boire, afin que leurs invités emportassent un souvenir durable de leur libéralité.
Tout en prenant sa part des divertissements, la cadette de l’épouse soucieuse n’oubliait pas sa promesse et, demeurant lucide, épiait son beau-frère. Ce dernier, qui n’avait rien promis, laissait agir l’atmosphère de grosse gaieté qui l’entourait et la forte eau-de-vie qui lui réchauffait le cœur. Parmi les femmes présentes, il avait distingué une proche voisine des fermiers, ses hôtes. Il la serrait de près et l’aimable élue ne paraissait pas s’en fâcher. Son mari, absorbé par une vive compétition dont le vainqueur serait celui qui aurait bu le plus grand nombre de bols d’eau-de-vie, ne s’occupait pas d’elle.
Le manège du galant n’avait pas échappé à sa petite belle-sœur.
Le soir venait… bientôt l’obscurité serait complète et la surveillance deviendrait impossible… une anxiété croissante tourmentait la cadette qui ne renonçait pas à remplir sa tâche.
Ce fut la nuit : comme d’ordinaire les chambres se transformèrent en dortoir, les corps des dormeurs étendus sur le plancher. Tandis que les tisons de l’âtre jetaient leurs dernières lueurs, la vigilante déléguée de l’épouse inquiète avait soigneusement noté l’endroit où son beau-frère avait déployé sa couverture.
Projetant, sans doute, de si bien l’occuper qu’il n’aurait pas le loisir de vaquer à d’autres soins – dirent plus tard ses amies à la langue prompte – dès qu’elle put croire ses voisins endormis, elle se glissa vers la place qu’elle avait repérée… Surprise !… Ses mains, étendues à tâtons, ne rencontrèrent qu’une couverture abandonnée.
Notre héroïne n’hésita pas. Sortant sans bruit elle courut chez la belle voisine dont le mari, proclamé vainqueur de la compétition des buveurs, gisait insensible sur le théâtre de ses exploits.
Naturellement, le galant beau-frère était là.
Ce fut un beau vacarme ! Quand j’arrivai avec ceux que le tapage avait réveillés, la cadette avait déjà arraché les colliers que portait la rivale de son aînée et s’était saisie d’un tapis comme objets propres à constituer l’indemnité de « réparation ».
On sépara les deux femmes qui s’égratignaient et nous réintégrâmes la demeure de notre hôte.
Celui-ci ranima le feu. Ceux qui n’étaient pas ivres ou qui s’étaient dégrisés n’avaient plus envie de dormir. Les servantes barattèrent le thé au beurre ; tout le monde bavardait et riait. Le don Juan avait pris un air mi-piteux, mi-triomphant. Il savait ce qui l’attendait le lendemain et redoutait ce qui adviendrait à son retour chez lui.
Le lendemain, les Anciens procédèrent au jugement habituel. Je ne me rappelle pas le montant de l’amende à laquelle le mari infidèle fut condamné pour nous purifier de la « souillure » qui nous avait atteints par sa faute, mais ce dont je me rappelle, c’est qu’elle défraya deux jours de ripaille dont profitèrent tous les invités… moi comprise.
La question de la réparation due à l’épouse offensée fit l’objet de vives discussions, mais la cadette se démena si bien qu’elle put garder, pour les offrir à sa sœur, le tapis dont elle s’était emparée et la moitié des boules d’ambre du collier qu’elle avait arraché à la coupable.
Justice était faite, déclaraient nos bons paysans : la frasque du mari rapportait du profit à sa femme et quant à l’outil qui sert à perpétrer le délit qu’on lui reprochait, ils répétaient en riant le dicton tibétain assurant « qu’il ne s’use pas ».
Les Tibétains sont également portés à se rembourser sur autrui de ce qu’on prélève sur eux-mêmes. C’est là un péché mignon commun à tout l’Orient… et pas entièrement inconnu ailleurs.
La façon dont les contributions se perçoivent dans les campagnes du Tibet met cette tendance en lumière.
L’ordre de percevoir les impôts est délivré à un chef de district ou à un chef de village sachant lire. La plupart des administrés de ceux-ci sont illettrés.
Combien doit-il recueillir sur le territoire qui lui est assigné. Mettons que ce soit 3 000 trankas. Il commence par établir dans son esprit le plan d’une répartition possible des contributions individuelles capable de donner un total de 3 500 trankas, voire même de 4 000 trankas. Les 500 ou 1 000 trankas supplémentaires seront son bénéfice et compenseront les sommes qui lui ont été soutirées sous différents prétextes par des supérieurs hiérarchiques ou par les prêteurs à qui il a eu recours.
Alors, il commence ses visites en conformité avec son plan. À Dordji, taxé par le fisc pour 30 trankas, il en demande 50. L’illettré n’a pas la possibilité de démasquer le fourbe, il ne peut que représenter l’impossibilité où il est de verser cette somme et solliciter la faveur d’une réduction de son montant. Le collecteur prend un air sévère : l’ordre qui a été donné doit être exécuté, déclare-t-il, il doit exiger 50 trankas. La discussion peut se prolonger pendant plusieurs jours durant lesquels le contribuable apporte des cadeaux en nature : beurre, fromage, etc., au fripon qui finalement paraît s’apitoyer. Il tâchera, déclare-t-il, à grands risques pour lui, d’arranger l’affaire si on lui verse 40 trankas. Le paysan doit se montrer reconnaissant. Il a bénéficié, croit-il, de 10 trankas, il faut en déduire la valeur des cadeaux qu’il a offerts, néanmoins, la pauvre dupe s’estime heureuse d’avoir obtenu un rabais. Le percepteur a plus de raisons que lui de se féliciter de l’issue du marchandage ; lui, a réellement empoché 10 trankas.
Une comédie analogue se joue dans toutes les maisons du village. Elle ne s’arrête pas là. Le chef du village se contente rarement des profits illicites qu’il tire de ses naïfs administrés. Il tente de prélever une autre somme sur l’ensemble de la collecte dont il doit remettre le montant au Gouverneur de la province ou à l’un de ses sous-ordres.
Abordant celui-ci avec les cadeaux indispensables et force humbles salutations, le chef lui représente la pauvreté des villageois : les mauvaises récoltes, une épidémie qui a frappé le bétail, etc. Le drôle n’est jamais en peine de raisons à faire valoir pour expliquer qu’il n’a pu recueillir toute la somme qui lui avait été fixée.
Cette somme, le Gouverneur ou son lieutenant l’a probablement gonflée comme elle l’a été par le chef du village au détriment de ses paysans. À un échelon plus élevé, la comédie qui vient d’être décrite se renouvelle, à quelques détails près, avec le haut fonctionnaire et son humble subalterne pour acteurs. Son aboutissement est identique : bénéfice pour chacun des deux fripons et diminution sensible de la somme à transmettre à Lhassa.
Il arrive que celle-ci soit si minime que le grand trésorier se fâche et ordonne l’envoi d’un supplément, ce qui donne lieu à une nouvelle perception d’impôts dans les conditions dépeintes ci-dessus. Le paysan obligé de payer de nouveau s’endette pour se procurer l’argent requis, tandis que d’autres s’enrichissent…
Dans les petites fermes, on se lamente – les femmes surtout – pendant quelques jours, puis l’oubli vient et avec lui l’insouciance habituelle.
Cependant, il est des foyers où la tristesse persiste. Mes notes de voyage me fournissent le tableau d’un de ces villages dont les habitants poursuivaient mélancoliquement le cours de vies misérables, et dénuées d’espoir.
Ce village s’appelait Tashi Tsé, il est situé dans la province de Daishin.
Tashi Tsé signifie soit, « sommet prospère », soit, « sommet de la prospérité ». L’une comme l’autre de ces traductions peut trouver sa justification devant la grammaire.
Toutefois, comme le village est situé au milieu d’une plaine et ne répond en rien à l’idée d’un sommet, force est de s’en tenir à sa seconde signification qui, hélas ! au moment où je m’y arrêtai, correspondait aussi peu que la première à la réalité.
Se méprenant sur mon identité(93) les paysans parlèrent librement devant moi, ne me cachant rien de leur détresse. Impôts et corvées pesaient sur eux d’un poids qui les écrasait.
Les corvées qui les arrachaient souvent aux travaux des champs aux époques où ceux-ci étaient les plus urgents ne différaient d’ailleurs en rien de celles auxquelles étaient soumis tous les paysans du Tibet. Partout, les travaux à effectuer pour le gouvernement : routes ou bâtiments à construire ou à réparer, incombaient aux villageois qui ne recevaient de ce fait ni salaire ni nourriture. En dehors du travail forcé requis pour le gouvernement, les paysans devaient aussi transporter gratuitement les bagages et les marchandises des voyageurs munis de titres de réquisition à cet effet et leur fournir, outre des bêtes de somme, du fourrage et du grain pour leurs montures et celles de leurs serviteurs.
Quant aux impôts à payer en nature, les gens de Tashi Tsé affirmaient que la terre peu fertile de leur pays ne produisait pas chaque année assez de grain pour qu’ils puissent s’acquitter de ce qui leur était réclamé. Cependant, il fallait aussi manger… D’où emprunts et dettes.
Ils énuméraient encore d’autres manières de les dépouiller, qui contribuaient à remplir la caisse du Gouverneur résidant dans un petit dzong perché sur un monticule au bord de la rivière. – L’on peut dire, à la décharge de ce dernier, que lui-même avait dû payer cher sa nomination au poste qu’il occupait. Du haut en bas de l’échelle hiérarchique, la même corruption s’étalait.
Quitter le pays pour chercher de meilleures terres ou des chefs moins exigeants n’était point permis à ces paysans qui, comme tous leurs pareils, n’étaient que des serfs. Quelques-uns avaient tenté de fuir, de s’établir dans les provinces voisines. Découverts, ils avaient été arrachés à leur nouveau foyer et ramenés à Tashi Tsé pour y être bâtonnés et condamnés à une forte amende.
Ceux qui avaient songé à les imiter ne l’osaient pas, trop effrayés par le châtiment infligé aux familles des fugitifs. Celles-ci ayant été tenues pour responsables, car elles auraient dû, leur reprochait-on, empêcher leurs parents de s’échapper, frères, oncles, cousins avaient été fustigés et contraints de payer des amendes(94).
Ainsi, ces malheureux demeuraient dans leurs pauvres demeures, toute énergie détruite en eux, s’appauvrissant chaque année davantage, n’espérant aucune délivrance dans cette vie.
Certains regardaient du côté de la Chine. « Nous n’étions pas si mal traités quand les Chinois étaient les maîtres », me disaient-ils. « Reviendront-ils ?… Peut-être… Mais quand ? Nous pouvons être morts avant ce temps… »
Ils sont revenus bien plus puissants qu’ils ne l’étaient auparavant. Pas un coup de feu n’a été tiré contre eux pendant leur marche à travers les campagnes et les bourgades tibétaines et, souvent, ils ont été accueillis avec joie. Les étrangers qui s’apitoyaient sur le sort des populations victimes d’une odieuse agression étaient bien mal informés.
De quelle façon la Chine répondra-t-elle à l’espoir que le prolétariat et les métayers-serfs du Tibet ont placé en elle… Il reste à le voir.
Le ciel bleu, la glorieuse lumière, le soleil étincelant du Tibet sont générateurs d’optimisme ; la paysannerie tibétaine n’est pas encline à nourrir longuement des soucis ; elle attend avec tranquillité les changements que pourra lui apporter le renouvellement de ses très anciens liens avec la Chine ; une Chine différente de celle que ses pères ont connue et plus d’une fois combattue, mais qui, pour le moment, ne paraît pas lui déplaire.