Cette courte période de gouvernement représentatif laisse une glorieuse trace de lumière et de raison sur le royaume de Naples. Le parlement aurait régularisé la constitution des carbonari si le joug de l'armée n'avait pas pesé à la fois sur lui et sur le trône.

La coalition monarchique de la France, de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie, se prononça au congrès de Laybach contre le carbonarisme de l'Italie. Les troupes de l'Autriche furent chargées de rétablir le roi Ferdinand dans sa toute-puissance. L'armée napolitaine de quatre-vingt mille hommes se dispersa aux premiers coups de canon; elle marchait sans unité et sans conviction pour une cause inconnue; elle était humiliée d'obéir à une secte sous le drapeau trop étroit d'une conjuration triomphante.

Naples rentra dans la monarchie absolue pendant trois règnes.

XXVIII

La république de 1848 en France s'était abstenue sévèrement de toute propagande armée ou désarmée chez les peuples libres de leurs formes de gouvernement; mais Naples, agitée une seconde fois par l'esprit de 1820, avait conquis, avant l'explosion de la république en France, une constitution sur son jeune roi.

Cette constitution n'avait pas le caractère soldatesque et anarchique de la constitution des carbonari; elle pouvait marcher sans chute par la bonne volonté du roi et par la sagesse de la nation; mais les restes du carbonarisme voulurent la pousser à des désordres par des excès populaires. Le jeune roi, qui l'épiait pour la surprendre en flagrant délit d'insurrection, marcha sur elle avec résolution; ses troupes, dont il était l'idole, le suivirent; il triompha en un jour, comme le roi de Suède Gustave, du parti qui avait voulu l'entraver. La ligue du roi, du bas peuple et de l'armée, contint le parti aristocratique et libéral pendant dix ans, et le contient encore malgré les agitations de l'Italie et malgré les sommations du Piémont, de l'Angleterre et de la France.

XXIX

Un roi presque enfant, dont on ne connaît encore que le nom, se tient debout sous ces coups de vent, par le seul aplomb de la volonté de son père; il semble survivre à ce père, le plus volontaire des rois de ce siècle. Le jeune roi, menacé de perdre sa nationalité et son indépendance sous l'envahissement sans bornes du Piémont, tient encore le royaume de Naples en équilibre; l'esprit de nation lutte contre l'esprit de révolution: qui l'emportera?

Le Piémont, en démasquant son ambition, a compromis la vraie cause libérale en Italie. Absorber n'est pas affranchir: la conquête est le repoussoir de la liberté.

Malgré l'appui de l'Angleterre et de la France, le Piémont périra à l'œuvre, car il s'est donné une œuvre en disproportion avec ses forces: on rêve l'impossible, on ne l'accomplit pas. L'Italie elle-même, qui n'est pas piémontaise mais italienne, réprouvera un jour ce rêve de monarchie universelle des tribuns piémontais; un tribun n'est pas obligé d'être un homme d'État. Il y a bien peu d'années que le tribun de l'Irlande O'Connell prétendait aussi ressusciter l'Irlande en l'amputant de l'empire britannique. Un immense engouement, résultat d'une immense illusion, élevait cet O'Connell aux nues, sa vraie place; nous ne cédâmes pas à cet engouement pour un fanatique de l'impossible; nous ne vîmes dans O'Connell qu'un éloquent Rienzi ou un turbulent Savonarole de l'Irlande, et nous prophétisâmes, seul alors, le néant de ses pompeuses déclamations. Qu'est-il arrivé? O'Connell est mort d'emphase; ses compatriotes ont honoré sa vie et sa tombe de leurs subsides patriotiques; ses promesses dérisoires sont mortes avec lui, il n'en est plus responsable. L'Irlande regrette le temps qu'il lui a fait perdre en progrès raisonnables à la poursuite de chimères sonores, et le royaume-uni de la grande fédération britannique subsiste et ne se souvient plus de son agitateur.

Triste exemple pour les O'Connell du Midi!

Voyons maintenant ce qui est advenu de l'Italie, depuis Machiavel, à Rome, à Florence, à Ferrare, à Gênes, à Venise, à Turin; complétons le tableau, et par le passé préjugeons l'avenir.

Lamartine.

(La suite au mois prochain.)

LIIIe ENTRETIEN

Une indisposition rhumatismale, très-longue, à laquelle je suis assujetti sans gravité mais non sans supplice depuis trente ans, a mis un intervalle inusité entre le 52e et les 53e—54e Entretiens. Cette indisposition se termine seulement aujourd'hui; nos abonnés, qui veulent bien nous permettre de les considérer comme des amis, nous pardonneront ce retard involontaire. Le volume de 1860 n'en souffrira pas; nous suppléerons à l'inconvénient en publiant, comme aujourd'hui, deux Entretiens à la fois, de manière que les douze Entretiens de l'année soient toujours complétés avant le 1er janvier de l'année suivante.

Lamartine.

Paris, 20 juillet 1860.

LITTÉRATURE POLITIQUE.
MACHIAVEL.

DEUXIÈME PARTIE.

I

Après Machiavel, nous avons vu ce qu'était devenu le royaume de Naples.

Après Machiavel, voyons d'un coup d'œil le reste de l'Italie jusqu'à nos jours.

Rome se présente la première: les papes, tantôt inspirés par le génie de leur pontificat, tantôt égarés par une ambition mondaine et en disproportion avec leur puissance italienne, tantôt asservis à la pression armée de Naples, de l'Espagne, de l'Autriche, de Venise, de la Toscane, de la France, continuent de régner à Rome: s'ils en sont momentanément dépossédés, ils y reviennent après de courtes éclipses. Rome les proscrit quelquefois et les rappelle toujours. Cette capitale grande et vide de l'Italie antique se fait peur à elle-même de sa grandeur et de sa viduité, quand elle cesse d'être remplie par l'ombre sacrée d'une république ou d'une monarchie universelle. Il faut, pour ne pas tomber en ruine, qu'elle soit la capitale de quelque chose de grand; ce quelque chose, c'est la papauté.

II

Nous ne voulons point parler ici des papes comme pontifes, mais comme souverains temporels, comme présidents viagers et perpétuels d'une république purement italienne, république constituée d'un débris de l'empire romain à Rome. Nous ne parlons pas théologie, nous parlons politique.

Il y a, en effet, deux hommes parfaitement distincts dans un pape: celui qui ne distingue pas entre ces deux hommes dans un ne peut parler ni de l'un ni de l'autre avec bon sens et avec respect; car, s'il attribue au pontife inspiré de Dieu les erreurs, les vices, les crimes de l'individu appelé pape, il offense Dieu, il est absurde et sacrilége envers la souveraine Sagesse; et s'il attribue au pape, chef électif d'une république italienne, l'infaillibilité, la perpétuité et l'autorité du pape, pontife et oracle de Dieu, il offense la raison et la liberté, il sacre la tyrannie, il est sacrilége aussi envers l'espèce humaine.

III

Il y a donc une dualité nécessaire dans les papes; l'une de ces dualités, le pape, appartient aux catholiques; l'autre de ces dualités, le souverain, appartient à l'Italie. Ne parlons que du souverain.

Religieusement, nous comprenons très-bien comment le christianisme naissant et grandissant a voulu peu à peu confondre dans les papes ces deux caractères si différents, d'oracle et de souverain. Toute doctrine qui vient au monde, qui descend du ciel ou qui croit fermement en descendre, a une ambition sainte, absolue comme la Divinité incarnée qu'elle personnifie ou qu'elle croit personnifier dans sa foi. La foi révélée n'est pas comme la foi raisonnée; elle n'a ni plus ni moins, ni hésitation, ni tolérance, ni doute; elle est conquérante comme l'ambition du ciel, elle est absolue comme la volonté de Dieu sur les choses et sur les âmes; tous les moyens lui sont bons comme à Dieu, parce qu'elle se sent ou se croit divine, et que la Divinité, étant le bien suprême, ne peut faire le mal même en employant des moyens violents; elle veut et elle croit avoir droit de vouloir soumettre tout ce qu'elle ne peut convaincre. C'est le compelle intrare mal entendu de l'Évangile; c'est le glaive fauchant comme une ivraie du monde tout ce qui adore Dieu autrement qu'elle; c'est la foudre du pape-pontife lancée sur toute âme qui s'insurge contre l'autorité de sa foi.

IV

Dans cette disposition naturelle des premiers fidèles d'une religion révélée et militante pour conquérir l'Orient ou l'Occident, puis la terre entière, il est tout simple que les néophytes de cette religion, persécutés eux-mêmes, se soient dit: Le pouvoir est une force non-seulement sur les corps, mais sur les âmes; rangeons les âmes sous la loi de notre culte par la force qui vient de Dieu; donnons l'empire de la terre à ce chef de notre foi, qui dispose de l'empire du ciel. Voici l'empire du monde romain qui s'écroule, emparons-nous d'un des débris de cet empire, livré aux barbares, occupons sa capitale, abandonnée au flux et au reflux des nations sans maîtres, établissons-y un nouvel empire, dont un pauvre prêtre du Christ sera d'abord l'évêque, puis le patriarche, puis le consul, puis le souverain spirituel, puis le roi temporel, dès que l'héritage impérial sera tombé par déshérence du lieutenant de César au serviteur des serviteurs de Dieu.

Ce serviteur des serviteurs de Dieu imprime d'avance un respect surnaturel aux barbares; ils fléchiront d'autant plus le genou devant lui qu'ils le trouveront pauvre et désarmé; ils verront un Dieu dans ce vieillard bénissant tout le monde au nom d'un maître supérieur aux vicissitudes des empires; il nommera ces barbares ses enfants, et ces barbares verront dans ce vieillard leur père; ils se convertiront peu à peu à une foi qui leur laisse posséder le monde, qui n'a que des armées d'anges, et qui n'a d'ambition qu'au ciel; ils lui concéderont sur la capitale de l'Italie, que ce vieillard habite, un empire des ruines; ils y laisseront éclore lentement l'œuf du christianisme couvé par les barbares dans le nid abandonné de l'aigle romaine.

Et si, par la persuasion, ou par les alliances, ou par l'habileté, ou même par les armes spirituelles, d'autres provinces de l'Italie romaine se rattachent à cette chaire du pontife, à défaut du trône des Césars, cette chaire deviendra un trône, ce trône recréera un autre empire, cet empire humain laissera longtemps indécis le caractère de sa domination sur l'Italie, autorité spirituelle pour les uns, autorité temporelle pour les autres, ambiguïté favorable aux deux situations.

Puis viendra quelque grand conquérant de la foi et de l'empire, tels que Grégoire ou Sixte, qui prendront résolument le sceptre temporel, et qui affecteront le droit d'élection ou de déposition des rois.

Et si les peuples obtempèrent à cette injonction papale, l'empire temporel romain ne sera pas seulement rétabli sur le monde, il sera doublé d'un empire spirituel, le roi sera dieu et le dieu sera roi. L'Italie deviendra inviolable, siége d'un double empire; quiconque y touchera ne sera pas seulement barbare, il sera sacrilége.

V

Nul ne peut nier que ceci ne soit le résumé parfaitement historique de l'institution de la papauté, et de son action séculaire pour rassembler autour d'un centre commun les débris de l'Italie, pour la défendre des barbares, pour la disputer à l'empire germanique et pour faire de ses membres épars une unité papale, au lieu d'une unité romaine: à ce titre, les historiens philosophes les moins chrétiens, tels que Gibbon, Sismondi, Ginguené, Voltaire lui-même, constatent les services réels rendus par la papauté à l'Italie dans le courant des siècles. Par ordre de date il n'y a pas de puissance plus antique en Italie; par ordre de services il n'y en a pas de plus italienne.

VI

Plus tard, la lutte que les papes avaient soutenue contre les barbares pour l'Italie, ils la soutinrent contre l'empire germanique, antagoniste permanent de leur puissance temporelle: ils la poursuivirent contre la prépotence des différentes tyrannies féodales qui s'élevèrent çà et là dans le domaine italien; ils furent l'obstacle à toute domination exclusive de quelques parties de l'Italie sur la patrie italienne; ils furent le centre de la confédération, car l'Italie est essentiellement fédérale; ils furent la présidence de la république nationale d'Italie.

VII

Ainsi arriva jusqu'à nos jours la papauté politique. La réforme l'affaiblit considérablement dans son ascendant sur l'empire germanique et dans son protectorat de l'Italie. L'Italie perdit en sécurité, à cette époque, tout ce que les papes perdirent en respect sur l'Angleterre, l'Allemagne, la Prusse, le nord de l'Europe. Du moment où les papes ne furent plus spirituellement sacrés et inviolables pour ces souverains, pour ces peuples, pour ces armées et pour la Germanie, ils furent temporellement plus faibles pour protéger l'Italie.

La philosophie accrut encore, dans le dix-huitième siècle, cette décadence des papes. Les cours les plus catholiques s'affranchirent avec des respects extérieurs, mais avec des révoltes hardies, de leur vassalité romaine: les ministres d'Aranda, à Madrid; Pombal, en Portugal; Tannuci, à Naples; Choiseul, à Paris; l'empereur Joseph II, à Vienne; le grand-duc Léopold, en Toscane; le vice-roi Firmiani, à Milan, refoulèrent les prétentions papales de Rome dans le sanctuaire; les milices même de ce sanctuaire furent hardiment licenciées par l'autorité politique de ces cours, les jésuites expulsés, ou les ordres monastiques dissous, leurs propriétés confisquées, la séparation du temporel ou du spirituel nettement formulée.

Bossuet, ce catéchiste éloquent, mais rebelle aux papes pour complaire au roi, avait couvert sa rébellion de génuflexions et de respects; mais il avait en réalité affranchi les trônes de la chaire de saint Pierre. La philosophie n'avait qu'à puiser dans l'arsenal catholique les armes de l'indépendance même spirituelle contre les papes. L'Église dite gallicane les prend, ces armes, des mains de l'évêque de Meaux. S'il y a une Église gallicane, que devient l'Église romaine? et s'il n'y a plus d'Église romaine, que devient l'unité? Au point de vue sérieusement catholique, Bossuet, tout en persécutant, au nom du roi, le protestantisme, a détrôné le pontificat romain.

VIII

Depuis Bossuet, les papes n'ont pas cessé de déchoir en puissance publique en Italie d'autant de degrés que Bossuet les a fait déchoir en autorité religieuse par l'Église gallicane. L'Angleterre maudissait le papisme, et désirait le voir dépouillé de sa royauté italienne autant que de sa vice-royauté divine; la Prusse le haïssait, la Russie le regardait avec les yeux jaloux de son patriarche russe, aspirant à lui opposer une seconde fois un patriarcat d'Orient; les États protestants de l'Allemagne triomphaient de s'en être affranchis.

La révolution française, en poussant la réaction philosophique au delà de la liberté, favorisa, sans le savoir, la double autorité spirituelle et temporelle des papes.

Pie VI, arraché à ses États, comme prisonnier de guerre, par des armées françaises, mourut détrôné et captif en France. Aussitôt après ses victoires d'Italie, Bonaparte rétablit le pape dans Rome, non-seulement comme pontife, mais comme souverain italien.

Il appela Pie VII à Paris pour le sacrer, comme un autre Charlemagne.

Plus tard il voulut, dans un mouvement d'impatience, renverser de nouveau le trône pontifical qu'il avait rétabli; il fit de Rome une ville conquise, annexée, sous le nom de département du Tibre, à l'empire. Le pape, arraché brutalement à son palais par des gendarmes français, fut traîné de Florence à Turin, de Turin à Savonne, de Savonne à Fontainebleau, comme un captif embarrassant qu'on renvoyait de prison en prison.

Quand Bonaparte sentit l'empire échapper par grands lambeaux de sa main avec la victoire, il se hâta de rendre les États pontificaux au pape et de renvoyer respectueusement le pontife à Rome comme un gage de restitution et de paix à l'Europe.

Les traités de 1815, dont on parle souvent sans les connaître, ne furent pas autre chose que le reflux de toutes les puissances dans leur territoire respectif après le débordement épuisé de la France napoléonienne.

Ces congrès et ces traités, dans lesquels les puissances non catholiques étaient en majorité, reconnurent la souveraineté telle quelle du pape, non comme un droit religieux, mais comme un fait politique; ils ne remanièrent pas la carte déchirée du monde anténapoléonien, ils la recousurent.

Pie VII gouverna par la main du cardinal Consalvi avec sagesse, libéralité et modération, les États romains. Il n'y eut ni réaction ni excès sous son règne; il fut le Louis XVIII de l'Église. Il mourut le plus tolérant des pontifes et le plus regretté des princes. Les règnes suivants furent sans caractère et sans vicissitudes jusqu'au pape actuel.

IX

Comme pontife, le pape actuel était un second Pie VII; comme homme de prière, il vivait sans voir la terre, les yeux au ciel; comme souverain politique, c'était un Italien amoureux de l'indépendance et de la dignité de l'Italie.

Il la réveilla trop en sursaut par ses premières paroles et par ses premiers actes du haut de son trône. «Quand l'Italie fut debout, il ne sut qu'en faire.»

Son patriotisme lui disait de la lancer contre l'Autriche.

Sa conscience lui disait que la guerre n'était pas chrétienne, et qu'il valait mieux être un pontife de paix irréprochable devant Dieu qu'un grand tribun armé de l'Italie devant les hommes.

Il écouta sa conscience.

Il refusa des armes à l'Italie qu'il avait soulevée.

De là, sa vertu méconnue et ses malheurs.

Naples s'était levée, et s'était donné une constitution pour conquérir sous les auspices de la papauté la liberté et l'indépendance.

Le roi de Sardaigne Charles-Albert, le plus papal et le plus autrichien des souverains jusque-là, avait profité de l'heure du pape et de l'heure de Naples pour se poser en champion du gouvernement populaire et de l'émancipation de l'Italie. Il était déjà sous les armes, prompt à se désavouer comme à envahir.

X

Ces trois événements, provoqués involontairement par le pape, avaient précédé de plusieurs mois la révolution de 1848 et l'avénement de la république à Paris. L'ébranlement donné au monde libéral par le pape ne fut pas sans contre-coup sur la France. Cet ébranlement hâta la chute de la monarchie de 1830.

Le contre-coup de la république de 1848, à son tour, eut son retentissement naturel et non artificiel partout: Vienne, Berlin, Francfort, Milan, Venise, Naples, Florence, Rome, se soulevèrent d'elles-mêmes; les souverains et le pape se hâtèrent de jeter des constitutions plus populaires pour amortir le choc des peuples contre les trônes.

L'Italie, réveillée imprudemment un an avant par le pape, voulut entraîner le pontife et le prendre pour chef dans la guerre contre l'Autriche.

La conscience du pape s'y refusa une seconde fois à tout risque; son ministre modérateur Rossi fut assassiné.

Le pape s'évada et s'enferma à Gaëte, dans le royaume de Naples.

La république romaine, ou plutôt la république municipale de Rome, fut proclamée.

La république française, gouvernée alors par un dictateur à vue droite mais courte, au lieu de se borner à offrir un asile sûr et respectueux au pontife, intervint à main armée pour la souveraineté temporelle du pape à Rome.

La révolution romaine fut prise d'assaut dans Rome par l'armée française.

XI

Sous un autre président de la république française, une armée française occupant Rome à perpétuité devint par le fait une armée pontificale; elle établit l'intervention chronique dans la capitale de l'Italie.

Tout s'assoupit dans cette situation aussi fausse pour la papauté que pour la France jusqu'au congrès de Paris de 1856.

À la voix d'un ministre piémontais, ce congrès de 1856, contre tous les principes de droit public et international, s'arrogea illégalement un droit d'intervention arbitraire et permanent dans le régime intérieur des souverainetés étrangères. Naples, Rome, Parme, la Toscane, l'Autriche, furent dénoncées comme des accusés vulgaires devant le tribunal du Piémont, de l'Angleterre et de la France.

Une pareille faute contre le droit public ne pouvait qu'engendrer le désordre au dehors; c'était la pierre d'attente du chaos européen.

L'indépendance et la responsabilité des souverains devant leur peuple étant détruite, tout le monde avait le droit de gouverner chez tout le monde, excepté le gouvernement du pays lui-même. Le droit de conseil créait le droit d'intervention militaire réciproque; de ce droit d'intervention réciproque découlait et découle encore le droit de guerre perpétuel entre voisins: c'est le contraire du droit de civilisation, qui est l'indépendance des peuples chez eux.

XII

Le Piémont, qui avait obtenu de la complaisance ou de la surprise du congrès de 1856 un pareil principe, ne tarda pas à l'exercer.

La guerre dite de l'indépendance éclata par là en Italie. Cette guerre s'étendit par contiguïté du Piémont à Parme, à Modène, à la Toscane, aux États du pape, et maintenant on délibère à Paris et à Londres, dans des conseils de la Gaule ou de la Grande-Bretagne, sur ce qui sera retranché ou conservé de la souveraineté temporelle des États en Italie.

Cette délibération seule est une intervention flagrante, destructive de tout droit public et de toute indépendance italienne; quelque chose que vous prononciez, vous prononcerez mal.

Pourquoi vous, Europe, au congrès de 1856 à Paris, vous êtes-vous arrogé, à la voix d'un ministre piémontais, le droit de délibérer sur les régimes intérieurs des peuples? Cette délibération seule sur la dernière bourgade de l'Italie est une usurpation ou sur la souveraineté des gouvernements ou sur la volonté libre des sujets.

Je n'y ai pas été trompé en 1856, en lisant cette intervention irrégulière permise au Piémont dans les affaires intérieures du pape, du roi de Naples et des autres puissances italiennes. Je me dis à moi-même: C'est une déclaration de guerre sous la forme d'une signature de paix.

Nous nous débattons aujourd'hui sous les conséquences de cette ligne insérée au protocole du congrès de 1856.

Que deviendra le pouvoir temporel de la papauté si l'Europe est conséquente?

Que deviendra l'Italie si l'Europe se rétracte? Je le dirais bien, mais je contristerais l'Italie et l'Europe; le silence prophétise assez.

Ce droit d'intervention réciproque émané du congrès de Paris en 1856 est la fin du droit public européen: finis Poloniæ! Que dirions-nous si Naples ou le pape s'arrogeaient le droit de contrôle et d'intervention intérieure à Paris, à Londres, à Turin?

Le diplomate piémontais a tendu un piége au congrès, et le congrès de 1856 y est tombé. On n'en sortira qu'en reconnaissant le droit contraire. Nous faisons des révolutions et des lois pour la liberté individuelle du dernier des citoyens, et nous ne savons pas respecter la liberté individuelle des Italiens!

Taisons-nous, et voyons ce qui advint de Florence après Machiavel.

XIII

Florence sonne bien autrement que Turin dans l'histoire de l'esprit humain et de la liberté italienne.

Cette race toscane ou étrusque, la plus forte, la plus éloquente, la plus lettrée, la plus artiste, la plus politique de toutes les races, la race de Machiavel, de Michel-Ange, de Dante, de Pétrarque, de Léon X, de Mirabeau, de Napoléon, cette race aussi active mais plus réfléchie qu'Athènes, transporta la Grèce en Étrurie.

Elle fut la noblesse de l'Italie.

Ses citoyens sont restés les ancêtres de la civilisation moderne de l'Europe. Ce que la France, l'Allemagne, l'Angleterre ont d'antique, d'héroïque, d'éloquent et d'attique dans leurs monuments et dans leurs mœurs, vient de Florence. Alma mater!

Après Machiavel la Toscane s'étend comme frontière et se concentre à la fois comme gouvernement intérieur, tantôt par l'habileté, tantôt par la violence, entre les mains de la faction des Médicis. Lucques, Pise, Sienne, Livourne, abdiquent dans la main des Médicis leur liberté républicaine. Cette famille de marchands devient une dynastie de l'Italie centrale; elle s'allie, par des mariages, avec la maison royale de France et d'Europe; elle donne pour dot à ses filles les millions que son monopole commercial en Orient et en Occident verse incessamment dans ses caisses; ces millions, à leur tour, servent à solder les troupes étrangères que la France, son alliée, lui prête pour consolider son règne. Elle encourage les arts qui succèdent aux industries; Florence se couvre de monuments, véritable diadème de l'Italie moderne; elle semble gouvernée pour l'honneur de l'esprit humain par une dynastie de Périclès; sa langue devient la langue classique de l'Italie régénérée; ses mœurs s'adoucissent comme ses lois; son peuple, déshabitué des guerres civiles, reste actif sans être turbulent; il cultive, il fabrique, il navigue, il commerce, il bâtit, il sculpte, il peint, il discute, il chante, il jouit d'un régime tempéré et serein comme son climat; les collines de l'Arno, couvertes de palais, de villages, de fabriques, d'oliviers, de vignobles, de mûriers, qui lui versent l'huile, le vin, la soie, deviennent pendant trois siècles l'Arcadie industrielle du monde!...

XIV

Les guerres pour la succession d'Espagne, la liquidation de la succession allemande et espagnole de Charles-Quint, rappelèrent les armées d'Espagne, de France et d'Allemagne en Italie.

Elle redevint pendant soixante ans le grand champ de bataille de l'Europe. Les Italiens amollis, trop heureux de leur long repos et de leurs richesses, laissèrent combattre les trois puissances, Espagne, France, Autriche, sur leur territoire, sans prendre part à la lutte où il s'agissait de disposer d'eux.

On les partagea et on les repartagea dans quatre traités consécutifs auxquels ils parurent indifférents comme des troupeaux sous la houlette des bergers qui les troquent.

Par le dernier de ces traités, la Toscane, où le dernier des Médicis allait s'éteindre sans enfants, fut dévolue à la maison d'Autriche dans la personne de François duc de Lorraine, futur empereur et époux de l'immortelle Marie-Thérèse.

XV

Un prince philosophe, Léopold, grand-duc de Toscane, précurseur des principes de liberté de conscience, d'égalité civile et de gouvernement par l'opinion de 1789, appliqua le premier ces principes à la législation et à l'administration de ses peuples italiens. Plus heureux que Louis XVI, il trouva dans la nation qu'il voulait régénérer autant de raison que d'élan vers les améliorations philosophiques dont il était l'initiateur couronné.

Sous Léopold, la Toscane, aussi libre qu'une république, mais stable comme une monarchie, devint le modèle idéal de tous les États de l'Europe.

Ses successeurs, malgré les agitations que les secousses de la révolution française imprimaient à l'Italie, poursuivirent en paix le système libéral et populaire de Léopold.

Seuls, les grands-ducs de Toscane, quoique de source germanique, restèrent alliés fidèles de la France sous la république.

Détrônés plus tard par Napoléon, ils emportèrent les regrets de leurs peuples.

Donnés d'abord par Bonaparte consul à une infante d'Espagne, sous le nom de royaume d'Étrurie, puis par Bonaparte empereur à sa sœur Élisa Baciocchi, devenue grande-duchesse de Toscane, ce beau pays continua à être heureux dans toutes ces mains.

Il portait son bonheur en lui-même, dans son caractère et dans ses vertus. Les traités de Vienne le rendirent à la maison de Lorraine, qui y était justement adorée. Les Lorrains y régnèrent en suivant les traces du premier Léopold; un grand ministre libéral de cette école, le vieillard Fossombroni, y tint jusqu'à quatre-vingt-six ans d'une main flexible les rênes de l'administration et de la diplomatie.

Le prince don Neri Corsini, son élève et son émule, lui succéda à la tête des affaires.

Le jeune grand-duc était un autre Léopold pour la Toscane.

Aucun gouvernement représentatif ou républicain en Europe ne jouissait d'autant de liberté que les Toscans. Ce gouvernement n'était ni autrichien ni français, il était toscan, il s'était naturalisé italien. Deux princesses saxonnes, deux sœurs, l'une duchesse douairière, l'autre grande-duchesse régnante, rappelaient par leurs grâces et par leur amour des lettres ces princesses italiennes de la maison d'Este à Ferrare, parmi lesquelles le Tasse et l'Arioste trouvaient des modèles poétiques ou des protectrices adorées. J'ai eu le bonheur de résider pendant plusieurs années à cette cour, et d'assister, dans la familiarité intime du prince, à tous ses actes, à toutes ses intentions, à toutes ses pensées les plus secrètes d'amour pour son peuple et de perfectionnement pour ses institutions; il n'y eut jamais alors plus de libéralisme sur un trône. Je lui dois ce témoignage devant ses amis comme devant ses ennemis. Les cours l'accusaient de gâter, par excès de conscience, le métier de roi.

XVI

En 1848, le sursaut que le pape Pie IX avait donné à l'Italie, la constitution inopinée de Turin, la guerre si inattendue intentée en Lombardie par Charles-Albert, jusque-là plus autrichien que l'Autriche, soulèvent les Toscans par contre-coup. Ce peuple, si accoutumé à la liberté politique, demanda modérément à son souverain la liberté légale, une constitution.

Il lui demanda de plus de déclarer la guerre italienne à sa propre maison, et de se liguer avec ses sujets contre sa famille.

L'option, quoique nécessaire, était cruelle. Le prince eut le tort d'hésiter: il fallait ou trahir son sang ou trahir son trône; l'abdication franche et entière était nettement indiquée.

En abdiquant et en se retirant dans une neutralité commandée par cette double qualité de prince de la maison d'Autriche et de souverain d'une partie de l'Italie en guerre avec l'Autriche, le prince préservait sa dignité personnelle et peut-être son trône, car après la guerre il pouvait être rappelé comme un arbitre par ses sujets, et avoué comme un parent par l'Autriche.

Il n'y a pas de bonne politique contre la nature.

Celle que le grand-duc adopta était ambiguë; elle eut les inconvénients de l'ambiguïté: l'Autriche l'accusa d'être Italien, l'Italie le soupçonna d'être Autrichien. Évadé de Florence, rappelé par une réaction, réinstallé par les armes autrichiennes, il régna de nouveau, mais en délégué de l'Allemagne plus qu'en souverain indépendant. L'estime de son peuple lui restait, mais le cœur de l'Italie était aliéné de lui.

XVII

Telle était la situation de la Toscane en 1859, quand Victor-Emmanuel, nouveau roi de Piémont, appela l'Italie aux armes. La Toscane voulut répondre à ce cri; le prince hésita encore; un soulèvement respectueux du peuple de Florence, fomenté en apparence par le ministre même de Victor-Emmanuel auprès du grand-duc, détrôna et exila le souverain toscan. L'avenir jugera ce procédé diplomatique dont Machiavel lui-même eût été étonné: un ambassadeur s'immisçant, à l'abri du droit des gens, dans les affaires du prince auprès de qui il représente l'alliance et l'amitié de son maître; et cet ambassadeur remplaçant, le soir même de la révolution, le souverain qu'il a éconduit du trône, du palais et du pays!

Depuis ce jour la Toscane, sans souverain, est gouvernée par ceux qui la convoitent. Elle n'a pas eu le courage de rétablir sa glorieuse république; Florence, dans la peur d'être autrichienne, semble destinée à se faire piémontaise: un remords de dignité la refera tôt ou tard toscane pour se relever italienne. Florence, vassale de Turin, est un contre-sens à ses monuments, à son peuple, à son génie comme à son histoire. Dante, Machiavel, les Médicis, Alfieri lui-même, qu'en diront-ils dans leur sépulcre?

Passons à Venise.

XVIII

L'Italie est si féconde qu'elle a enfanté, comme la Grèce, toutes les formes de gouvernement; sa véritable unité se compose de ces diversités puissantes; celui qui lui veut l'uniformité la mutile. Venise est une Italie à elle seule.

C'est l'État le plus ancien de l'Europe. Jusqu'au jour où un général français la surprit et la vendit à l'Autriche comme une statue enlevée par les Gaulois au musée national de l'Italie, Venise était restée républicaine inviolée, indépendante et libre comme les flots de l'Adriatique dont elle est entourée.

Construite par les Vénètes sur une lagune de la mer d'Italie, elle avait résisté aux Gaulois, aux Ostrogoths, aux Lombards, aux Sarrasins, aux empereurs du Bas-Empire, aux Ottomans, aux Germains, aux Esclavons; la république, pour s'y conserver contre tant d'ennemis, s'était concentrée dans son aristocratie à la fois tyrannique et populaire. Commerciale comme Tyr, militaire comme Carthage, Venise devint en peu de siècles ce qu'est l'Angleterre aujourd'hui, un empire flottant, négociant et combattant sur toutes les mers.

Ses doges, conseillers temporaires de cette Rome des eaux, conquirent tout ce qui se détachait de l'empire gréco-romain sur les bords de la Méditerranée, de l'Adriatique, de la mer Noire; la Syrie, Chypre, Rhodes, les îles de l'Archipel grec et ionien, Scio, Samos, Mitylène, Andros.

Les flottes de Venise transportèrent les croisés à Jérusalem; ses colonies marchandes, établies jusque dans Constantinople comme des postes avancés, y construisaient des forteresses et des tours;

Des envoyés de la France venaient plaider humblement dans l'église de Saint-Marc, à Venise, devant dix mille citoyens, la cause de la croisade, et demander les secours des flottes vénitiennes;

Constantinople tombait sous les Vénitiens avant de tomber sous Mahomet II; leur vieux doge Dandolo montait à l'assaut à leur tête; l'île de Crète (Candie), qui domine la route d'Égypte et de Syrie, était cédée aux Vénitiens pour leur part dans les dépouilles de l'empire d'Orient; ils y ajoutèrent les territoires de Lacédémone, presque tout le Péloponèse, et toutes les villes maritimes de la Thrace, de Thessalonique à Constantinople; l'Istrie, la Dalmatie, les îles Ioniennes étaient dévolues à la république; ses simples citoyens possédaient des principautés en Orient, tels que les duchés de Gallipoli et de Naxos, l'Archipel tout entier, alors devenu vénitien.

Les Génois seuls leur disputaient quelques-uns de ces débris de l'Orient; les doges, magistrats souverains de cette république, y régnaient avec l'autorité et la majesté des rois héréditaires du reste de l'Italie.

À mesure que la dictature militaire était devenue moins habituelle et moins nécessaire, des consuls électifs avaient été cédés au peuple par la noblesse afin de limiter le despotisme des doges par des censeurs et des inquisiteurs.

Ces magistrats, chargés de l'opposition et du contrôle populaires, contre-balançaient et surveillaient le doge; les élections d'où sortaient le doge et les autres magistrats ou conseillers étaient très-compliquées; plusieurs degrés et des éliminations nombreuses rappelaient le mécanisme électoral d'où le métaphysicien français Sieyès avait voulu faire sortir l'aristocratie et la démocratie combinées.

Une résistance respectueuse mais ferme à l'ascendant temporel des papes caractérisait la politique de Venise en Italie. Puissance plus orientale qu'occidentale, les Vénitiens avaient contracté quelque chose des patriarcats de l'Église grecque.

Une conjuration avortée des partisans du peuple contre le doge et le grand conseil devenu héréditaire, fit concentrer le pouvoir souverain dans un conseil des Dix, et instituer l'espionnage et la délation comme des armes légales de la souveraineté aristocratique dans les États de la république.

Dès lors le despotisme inquisitorial fut consacré sous le nom de liberté. Corrompre pour régner et régner pour corrompre, fut la nature de ce gouvernement.

Ce cercle vicieux de corruption des membres pour laisser toute l'autorité à la tête fit durer cinq cents ans cette forme à la fois licencieuse et muette de tyrannie.

Venise lui dut des conquêtes éclatantes, un peuple doux, une politique immuable, des monuments, des arts et des fêtes qui font époque dans les annales de l'esprit humain. L'antiquité ne présente aucun exemple d'une telle république où le plaisir servît à perpétuer et à masquer la tyrannie. La guerre servait aux Vénitiens, comme plus tard aux Anglais, à étendre le trafic entre les peuples.

L'Amérique n'existait pas encore pour l'Europe; la route des Indes, en contournant l'Afrique, ou cette route abrégée en empruntant la mer Rouge, étant inconnues, le commerce des Indes se faisait par la mer Noire.

Les Génois en occupaient les ports fortifiés; les Vénitiens leur disputaient la clef de cette mer dans un quartier de Constantinople fortifié à leur usage; ces deux flottes italiennes rivales se livrèrent une bataille navale indécise et meurtrière, sous les yeux des Grecs spectateurs, dans le canal du Bosphore.

Constantinople alors était ouverte à toutes les colonies de trafiquants avec l'Inde; sur le continent lombard, Venise étendait ses conquêtes; François de Carrare, maître de Padoue, de Vicence, de Vérone, étant tombé dans leurs mains avec trois de ses fils, le conseil des Dix les fit étrangler juridiquement dans leur prison. Les Carrare ne méritaient la mort que par leur héroïsme et par la terreur que leurs armes inspiraient à Venise.

XIX

Padoue devint une seconde Venise continentale; le conseil des Dix fut aussi implacable et aussi cruel envers les princes lombards de la Scala. Leur héritage, comme celui des Carrare, devint possession vénitienne, ainsi que les marches de Trévise, Vérone, Vicence, Feltre et Padoue.

Par une juste vengeance du ciel, la république, devenue conquérante en terre ferme, commença à décroître en puissance sur la mer. L'aventure et le mouvement étant dans sa nature, la stabilité la corrompit. Les flots semblent inspirer plus d'héroïsme que la terre aux peuples nés au sein des mers.

Le conseil des Dix devient ombrageux, et dépose et persécute jusqu'à la mort le plus glorieux de ses doges, Foscari; cependant les Vénitiens reconquièrent le royaume de Chypre sur les Turcs devenus maîtres de la Grèce et des îles; mais les Turcs se vengent bientôt après leur victoire dans l'Épire, le doge Contavrini y périt en combattant. Pendant la servitude alternative de l'Italie aux Français et aux Allemands, les Vénitiens continuent à rester libres et à triompher tantôt de la France, tantôt de l'Allemagne, sans s'avilir jamais jusqu'à la neutralité, cet égoïsme honteux des nations inertes; on les voit partout où il y a un équilibre à rétablir en Italie, de la tyrannie étrangère à combattre, de la gloire navale ou militaire à conquérir au nom de Venise; leur trésor paye les Suisses, qui pèsent la justice des causes au poids de leur solde; la victoire de Marignan laisse les Vénitiens inébranlables dans leur patriotisme italien.

Charles-Quint et Léon X ne triomphent pas plus que les Français de leur indépendance; mais les Turcs triomphent graduellement de leur puissance navale et coloniale en Orient; Chypre et la Grèce leur échappent; leur époque héroïque finit avec leur ascendant sur la mer.

D'autres États européens se créent des marines et leur disputent le commerce de l'Orient; les Vénitiens cherchent à se fortifier par une alliance avec la Hollande; ils penchent vers le protestantisme.

Les Vénitiens, comme les Toscans, restent les alliés de cœur de la France pendant les guerres de la révolution française en Italie.

Bonaparte, après les victoires de la première campagne, veut rapporter en France la popularité d'un citoyen pacificateur avec le prestige d'un général victorieux réunis dans sa personne; pour atteindre ce but, il lui faut deux choses, la paix avec le pape et la paix avec l'Autriche: par la paix avec le pape, il réconcilie le sentiment catholique de la France et de l'Italie avec son propre nom, il apaise les consciences inquiètes, il se prépare un consécrateur futur de son diadème dans un pontife qui lui devra sa tiare. Par la paix avec l'Autriche, il fixe ses victoires en les bornant, il annexe une partie de l'Italie, le Piémont, la Savoie, la Lombardie à la France; il montre en lui à sa patrie fatiguée de guerres une ère de paix républicaine, un Washington de vingt-sept ans, maître de lui, plus fort de modération que d'élan, plus glorieux que sa gloire!

Mais, pour obtenir cette paix de l'Autriche battue et jamais vaincue, il fallait lui offrir une indemnité territoriale capable de compenser la perte de la Lombardie et d'honorer au moins sa défaite.

Bonaparte n'avait pas cette indemnité sous la main; il fallait la trouver; il ne pouvait la trouver que dans Venise.

Venise cependant ne donnait aucun prétexte à la conquête. Quelques insurrections des paysans de terre ferme contre les troupes françaises qui empruntaient illégalement le territoire de la république, servirent de grief au général Bonaparte. En vain le gouvernement de Venise lui envoya des satisfactions; il feignit une colère bruyante et implacable, qui ne pouvait être apaisée que par l'effacement du nom de Venise de la liste des nations.

Il l'effaça en effet, et la donna à l'Autriche comme dédaignant de la garder pour lui-même. L'Autriche eut la honte d'accepter ce qu'elle n'avait pas même conquis; le gouvernement encore républicain de la France eut l'immoralité et l'impudeur de revendre à l'Autriche la liberté d'une république avec laquelle la France n'était pas même en guerre. Venise, après avoir tyrannisé ses propres citoyens, subit la tyrannie de l'étranger; restée autrichienne pendant quelques années, elle redevint un proconsulat de la France sous le gouvernement militaire français, comme si Bonaparte, devenu Napoléon, eût dédaigné de la gouverner par lui-même. Elle retomba de ses mains avec le monde, en 1815, et rentra sous le joug de l'Autriche.

Les traités de Vienne, qui rétablissaient tout, oublièrent de la rétablir.

En 1848 elle s'insurgea, comme Milan, à la voix de Charles-Albert, qui s'avançait avec une armée insurrectionnelle en Lombardie.

Après la défaite de Charles-Albert, Venise essaya de résister au reflux des Autrichiens, et de revendiquer sa liberté par son héroïsme.

Un homme, digne par son caractère du nom de Washington vénitien, Manin, la gouverna pendant cette tempête par la seule autorité morale d'une âme plus grande que sa destinée. Le général napolitain Gabriel Pepe se jeta patriotiquement dans Venise avec un lambeau de l'armée d'Italie. Le dictateur et le général inspirèrent leur âme aux Vénitiens; ils combattaient pour l'honneur de la liberté plus que pour la victoire. Leur longue résistance et leur capitulation glorieuse honorèrent en effet le malheur de Venise; Pepe et Manin trouvèrent un asile en France.

Le dictateur Manin y vécut dans une pauvreté fière et volontaire, il y vécut de son travail quotidien de professeur de langue italienne. Il en fixait lui-même le salaire au niveau des plus modiques rétributions des maîtres de langue. Sa fille adorée mourut de l'exil, du climat et de sollicitude pour son père, entre ses bras. Il faut rendre hommage à la France: elle offrait tout à Manin, il refusa tout; il ne voulait du ciel qu'une patrie. Je l'ai connu intimement, et je n'ai rien vu d'humain en lui que la forme mortelle: c'était un de ces caractères où la vertu est si naturelle et si modeste qu'elle n'a besoin d'aucun effort et d'aucune ostentation pour se tenir debout dans toutes les fortunes. Ce nom de Manin sera à jamais un de ces bas-reliefs retrouvés dans les décombres de l'antique Italie.

Il eut un seul tort de jugement, à mes yeux, sur la fin de sa vie, ce fut d'abdiquer la république vénitienne dans une lettre aux Italiens pour leur conseiller de se monarchiser sous le sceptre du roi de Piémont. Il n'y a de coalition digne et sûre que celle qui laisse leur nom, leur nationalité et leur nature aux coalisés: la république vénitienne, s'enrôlant sous la monarchie ambitieuse de Turin, se perd en s'abdiquant; les abnégations, qui font la vertu des individus, font la dégradation des peuples. Ce tort de Manin, que nous lui avons reproché alors et qui rompit nos relations, ne fut pas le tort de son esprit, ce fut le tort de son patriotisme; impatience d'exilé qui redemande une patrie, même à l'épée qui va lui ravir son indépendance, son gouvernement républicain et son nom.

On sait comment la paix inexpliquée mais, selon moi, inévitable de Villafranca, en 1859, abattit pour un temps les espérances de Venise. La fondation de Trieste, l'incorporation de cette ville maritime à l'Allemagne, les développements rapides de cette ville hanséatique, l'accroissement des industries, des navigations, du commerce de l'Allemagne avec l'Orient, industrie, navigation, commerce qui ont besoin de s'écouler tous les jours en plus grande masse par l'Adriatique, rendent extrêmement problématique la renaissance d'une Venise maritime en face de l'Allemagne; l'accroissement du Piémont comme royaume unique de l'Italie septentrionale rend la renaissance de la Venise de terre ferme plus difficile encore. On n'y voit en perspective qu'une cinquième capitale piémontaise, humble succursale de Turin, de Milan, de Gênes, de Florence, ou bien une grande ville libre, une Tyr de l'Adriatique, renfermant hermétiquement dans ses remparts battus des flots l'ombre d'une république qui ne peut revivre sous sa première forme et qui ne doit pas mourir.

XX

Passons à l'État de Gênes, de Gênes, jadis la seule et belliqueuse rivale de Venise.

La république maritime de Gênes fut fondée municipalement par les Liguriens, habitants de ses montagnes et de ses anses, après le reflux d'Attila hors de l'Italie. Elle imita Rome dans ses premières lois: elle eut son peuple, son aristocratie, ses deux consuls, ses censeurs; ses comices, composés de tout le peuple convoqué, se tenant sur la place publique. La noblesse donnait les consuls au peuple, le peuple reconnaissait ces consuls pour les tuteurs de ses droits contre la noblesse. Ainsi se balançaient, comme à Rome, l'autorité et la popularité, ces deux nécessités des républiques.

C'est cette popularité des consuls tribuns du peuple qui créa, dès ces temps-là, la renommée des grandes familles de Gênes, les Doria, les Spinola, les Fornaro, les Negri, les Serra, familles héroïques dont la guerre et le commerce perpétuèrent l'ascendant jusqu'à nos jours.

Devenus puissance navale, incapables par leur petit nombre de s'étendre sur terre, les Génois portèrent, comme Venise, toute leur ambition vers la mer. Leurs galères, empruntées par les différentes croisades pour les expéditions en Orient, y conquirent pour Gênes elle-même les places fortes de la côte de Syrie, telles que Laodicée et Césarée; un de leurs consuls monta le premier à l'assaut de cette place réputée inexpugnable; après la prise de Constantinople par les Latins, les Génois disputèrent aux Vénitiens les dépouilles de l'empire; ils colonisèrent militairement les côtes du Péloponèse, Coron et Modon.

La rivalité des grandes familles et l'insubordination des matelots sur les flottes firent sentir à Gênes l'insuffisance du gouvernement populaire et aristocratique tour à tour. Le peuple insurgé contre la noblesse se nomma, à l'exemple de Venise, un doge dictateur, arbitre entre les plébéiens et les nobles; cette institution ne suffit pas à prévenir les guerres civiles entre les Doria et les Spinola, chefs des partis contraires. Les Visconti, tyrans de la Lombardie et du Piémont, en profitèrent pour assiéger Gênes. Le roi de Naples, Robert, vint la défendre. Les Génois abdiquèrent un moment leur souveraineté entre les mains de leur libérateur. Les plébéiens, encouragés par lui, incendièrent les palais des nobles; le roi Robert s'éloigna aux lueurs de ce bûcher de Gênes.

XXI

Pendant ces troubles sur le continent et dans la ville, Gênes poursuivait ses conquêtes sur la mer. La colonie génoise de Constantinople s'immisçait dans les affaires de l'empire grec, délivrait des princes de captivité, en inaugurait d'autres, fortifiait un quartier et un port de Byzance, y élevait la tour génoise, de Galata, qui subsiste encore comme une colonne rostrale de cette puissance maritime; on lui cédait l'île de Ténédos, qui leur livrait les Dardanelles, leur ouvrait la mer Noire; ils disputaient en même temps le royaume opulent de Chypre aux Vénitiens: des Vêpres siciliennes de Chypre les y exterminèrent tous, excepté un seul, pour en porter la nouvelle à Constantinople. Revenus plus irrités et plus forts pour y venger leurs compatriotes massacrés, ils s'emparèrent de Nicosie, capitale de Chypre, et ils épargnèrent généreusement les femmes et les filles des Cypriotes tombées dans leurs mains. Bravant Venise jusque sous ses murs dans des établissements génois à l'Adriatique, ils étaient devenus, à force de courage et d'audace sur les deux mers, arbitres de l'Italie; leurs discordes civiles les empêchèrent de jouir longtemps de cette prospérité. Les Adorni et les Fregosi, deux factions qui empruntaient leurs noms à leurs chefs, déchiraient les villes et les campagnes; le peuple, insurgé par des tribuns plébéiens des métiers les plus pauvres, chassait du pouvoir les patriciens; dix révolutions en dix ans faisaient passer le gouvernement d'une faction à une autre. Les nobles, proscrits, mais puissants par leurs vassaux des campagnes, s'étaient retirés dans leurs châteaux fortifiés, d'où ils insultaient leur patrie; les Visconti, de Milan, menaçant de plus en plus l'indépendance de Gênes par leurs intrigues dans la ville, par leurs troupes dehors, les Génois résolurent de se livrer au protectorat de la France: c'était sous Charles VI, leur allié, prince dont la faiblesse d'esprit ne ferait jamais un tyran. Le doge Adorno proposa au peuple de remettre au roi de France le gouvernement de sa patrie à des conditions viagères qui ne menaçaient pas son indépendance et qui assuraient sa sécurité. Le traité fut signé de confiance. Le peuple se calma; mais sa turbulence ne tarda pas à éclater en séditions nouvelles; elles furent apaisées par la présence à Gênes d'un vice-roi français.

Le duc de Milan devint plus tard protecteur et tyran de Gênes. Le plus grand exploit de leurs flottes signala cette époque pour Gênes: leur amiral Spinola anéantit dans le golfe de Gaëte la flotte des Espagnols, et fit prisonnier le roi Alfonse le Magnanime d'Aragon, ses deux frères, l'aîné roi de Navarre, l'autre grand maître de l'ordre militaire de Saint-Jacques, cinq mille marins et toute la noblesse d'Aragon. Cette victoire ranima dans Gênes l'orgueil de la liberté; le protectorat des Visconti lui pesait; elle se souleva avec la mobilité de ses flots et redevint entièrement indépendante; l'énergie de cette race ne pouvait supporter longtemps aucun joug, même le sien propre.

XXII

Cependant les noms des héros de l'aristocratie génoise grandissaient par les orages mêmes de la république. Les rivages et les flots de la Sardaigne, de la Sicile, de Naples, de la Grèce, de la mer Noire, portent leurs noms. Il ne leur manquait qu'une place aussi haute que leur renommée dans la constitution de la république, pour être aussi utiles à leur patrie au dedans qu'illustres au dehors.

Fiesque, un de ces nobles mécontents, s'allia avec le duc de Milan contre sa patrie, la surprit par une descente nocturne; il proclama l'abolition du gouvernement des doges, il remit le pouvoir à un conseil de hauts justiciers élus par le peuple. Ce gouvernement ne fut qu'une phase de l'anarchie intérieure; Pierre Frégose, fils du neveu du doge, fut réinstallé comme chef unique. La république envoya un de ses plus héroïques amiraux, Giustiniani, pour défendre Constantinople contre les assauts de Mahomet II: une blessure reçue à côté de l'empereur chrétien, sur les murs de la ville, lui fit quitter le champ de bataille avant la catastrophe de la ville. Il acheta l'île de Corse, et en donna les revenus par hypothèque à la banque de Gênes. Il reconquit Scio, Mitylène, Rhodes; il s'allia avec la France, protectrice désintéressée de Gênes, contre le roi d'Aragon et de Naples. Chassé de Gênes par des rivaux, il est tué sur les murailles en tentant d'y rentrer. La France intervient de nouveau pour Gênes par un protectorat actif dans les guerres de cette république contre la maison d'Aragon à Naples, elle combat pour la maison d'Anjou, qui prétend à cette couronne. L'archevêque Paul Frégose entre à Gênes avec des bandes de la campagne pour y venger la mort de son frère. Attaqué par les Français, qui soutenaient le parti opposé au sien, Paul Frégose remporte sur eux une des victoires les plus meurtrières pour la chevalerie française. Deux mille cinq cents morts jonchent les collines et les vallées de Gênes; un grand nombre d'autres se noyèrent dans les flots sous le poids de leur armure, en essayant de regagner leurs vaisseaux. L'archevêque Paul Frégose devient par sa victoire doge de la république et cardinal. Après lui, la France resserre son alliance avec Gênes, à titre de maîtresse du Milanais. Sous cette demi-servitude, l'ordre s'y rétablit; mais la décadence militaire et commerciale y commence. Pise lui propose de s'annexer à la république; le peuple veut l'accepter, les nobles s'y opposent pour complaire à la France, qui redoutait cette annexion. Le peuple, excité par l'insolence des nobles, se soulève: un Doria est tué sur la place du Marché; il saccage et brûle les palais des nobles; il nomme un doge, un ouvrier en soie, Paul de Novi, homme supérieur, par son esprit cultivé, à sa condition, et opposé aux Français. Louis XII, irrité de ce que Gênes revendique la protection de l'empereur Maximilien contre lui, Louis XII marche d'Asti sur Gênes. Après des combats acharnés sous les murs, il rentre dans Gênes l'épée à la main; sa magnanimité se refuse à toute vengeance, il rend la liberté aux Génois. Ils la perdent de nouveau sous les successeurs de ce prince.

André Doria, leur concitoyen, le plus illustre des hommes de guerre de son temps, condottiere de mer, qui passait tour à tour du parti de l'empire au parti de la France, la leur rend. Le seul titre de libérateur de sa patrie le suit dans la postérité. C'est le Thémistocle de Gênes.

On lui reprochait d'avoir terni ce service à sa patrie par une ombre de défection à sa parole donnée à la France. «Hélas!» répondit-il en soupirant et après un long silence, «un homme peut s'estimer heureux quand il réussit à faire une belle action, bien que les apparences n'en soient pas toutes également belles. Si le monde savait combien est grand l'amour que j'ai pour ma patrie, il m'excuserait d'avoir bravé quelques inculpations personnelles pour la servir.»

Charles-Quint lui offrit la souveraineté sur sa patrie, avec le titre de prince de Gênes. Il préféra la gloire à la possession, et rétablit, sur de sages réformes, la république. Il effaça les noms des factions; il institua un sénat de quatre cents sénateurs pris dans toutes familles nobles ou plébéiennes, mais considérées et propriétaires. Ce conseil nommait le doge. Cette dignité, qui lui fut offerte, fut encore refusée par lui dans l'intérêt de la liberté et de son titre d'amiral des flottes de Charles-Quint, titre incompatible avec celui de duc de Gênes. Rome antique n'a pas de plus magnanimes abnégations; André Doria est le Scipion des républiques italiennes. Les Capponi à Florence, les Doria à Gênes, sont des Romains expatriés, mais encore Romains.

XXIII

André Doria vieillissait dans sa gloire, et ne sortait plus de son palais, où il était retenu par ses infirmités; il avait remis le commandement actif de ses galères à son neveu Gianettino Doria. Fieschi, ennemi des Doria, qui avaient écarté du pouvoir la turbulence populaire et la tyrannie oligarchique, conspirait dans Gênes contre les Doria. Il sort de son palais au milieu de la nuit avec les conjurés, pour attaquer à la fois le palais des Doria hors la ville, et pour s'emparer des galères dans le port: Gianettino Doria, accourant au port pour défendre les galères, est tué à la porte de la ville. André Doria s'enfuit dans la campagne pour y rassembler ses partisans; la flotte était déjà surprise, et Fieschi posait le pied sur une planche pour passer sur la galère de l'amiral, quand il glissa dans la mer et s'y noya sous le poids de son armure.

Ses complices, déconcertés par la disparition du chef, qui portait seul le plan de la conjuration dans sa tête, abandonnent l'entreprise, et offrent de remettre les galères et les ports au seul prix d'une amnistie.

André Doria rentra, précédé de la terreur de son nom; sa vengeance implacable, qui ne se ralentit qu'à l'âge de quatre-vingt-quatorze ans, consterna Gênes et assombrit son nom. L'Espagne, après lui, continua à prévaloir dans les conseils de la république.

XXIV

À l'instigation du duc de Savoie, un tribun plébéien, nommé Vachero, insurgea Gênes, ourdit une conjuration nouvelle pour attaquer le palais du gouvernement et massacrer tous les citoyens inscrits parmi les patriciens au livre d'Or. Trahi par un Piémontais son complice, il subit le supplice, malgré les injonctions du duc de Savoie, qui avoua sa propre complicité dans l'action, et qui menaça la république de sa vengeance.

XXV

Louis XIV, à son tour, fait bombarder Gênes, avec autant de cruauté que d'injustice, pour avoir interdit la contrebande du sel par les Français dans les ports. Quatorze mille bombes écrasent ou brûlent la moitié des palais et des églises de la plus belle ville maritime de l'Occident.

Sous le règne suivant, les Génois poursuivent la conquête pied à pied de la Corse, et rendent enfin l'île à la France.

La révolution française, en débordant en Italie, attaque ou défend tour à tour Gênes dans des siéges mémorables.

Les traités de Vienne, infidèles à leur plan général, qui était le rétablissement des trônes et des États violés par Napoléon, excluent la république de Gênes du droit public, et la donnent violemment au roi de Sardaigne.

Gênes s'agite longtemps sous ce sceptre étranger et ne rentre dans son repos que sous le canon des Piémontais. C'est, avec Venise, la seule république italienne qui ait le droit de s'indigner contre ces traités de 1815, traités qui rendent le trône aux princes de la maison de Savoie, et qui, au nom de la légitimité des rois et des peuples, confisquent au profit de cette maison de Savoie une république illustre qu'ils n'ont pas même la peine de conquérir! L'Italie s'affligera et la France se repentira d'avoir laissé enlever ce peuple héroïque, ce port indépendant et cette marine presque française à l'indépendance et à la politique. L'extinction de la nationalité génoise sera un deuil pour l'Italie et un reproche éternel à l'équité du congrès de Vienne.

Descendons au Piémont, jusque-là bien moins illustre, et surtout bien moins italien que la république des Médicis, des Adorno, des Frégose et des Doria.

XXVI

La maison de Savoie est une des plus anciennes et des plus militaires dynasties de l'Europe, si l'on compte au rang de dynastie ces hérédités féodales de familles possédant des fiefs humains dans les montagnes qui servent de limites aux empires des grands peuples[4].

Ces princes régnaient sur une peuplade de braves et pauvres Allobroges, laissés comme une alluvion des grandes invasions des peuples du Nord. Pressée entre la Suisse, la France et les vallées du Piémont, sur un groupe de montagnes et dans de sombres vallées des Alpes, cette peuplade peu nombreuse s'était refoulée ou répandue tour à tour sur les plaines voisines qui lui offraient le moins de résistance, tantôt sur le bassin de Genève, en Suisse, tantôt sur le bassin de la Bresse, en France, jusqu'à la Saône, tantôt dans le bassin du Pô, en Italie; elle allait chercher, non de la gloire, mais de l'espace et du pain, chez ses voisins. Son caractère, très-spécial à cette race de montagnards savoisiens, était une fidélité et une bravoure chevaleresques. Les meilleurs soldats des ducs de Savoie sont toujours descendus de ces montagnes; leur douceur les rendait disciplinaires; leur subordination féodale les conservait dévoués à la bonne ou à la mauvaise fortune de leurs princes; leur intrépidité froide les rendait solides comme le devoir au poste où on les avait placés pour vaincre ou mourir. Ils avaient deux religions dans leur cœur, leurs princes et leurs prêtres; superstitieux chez eux, héroïques dehors, bons et honnêtes partout, aussi propres à subir le joug de la conquête sans le secouer qu'à imposer ce joug à leurs voisins, quand l'inquiétude de la maison de Savoie les mettait à la solde des grands alliés auxquels on inféodait leur sang pour des causes toutes personnelles à ces princes.

XXVII