Une liaison avec M. de Calonne, ministre de Louis XVI, appela de Lyon à Paris le père et la mère de madame Récamier en 1784; un emploi de receveur général des finances fixa M. Bernard dans la capitale. Juliette, leur fille, déjà regardée pour une fleur de visage qui promettait de s'épanouir en merveille, fut laissée chez une tante à Villefranche, en Beaujolais; de là elle fut cloîtrée dans un couvent de Lyon, pour y achever son éducation. Elle raconte ainsi elle-même les impressions recueillies et naïves qu'elle emporta de ce monastère:
«La veille du jour où ma tante devait venir me chercher, je fus conduite dans la chambre de madame l'abbesse pour recevoir sa bénédiction. Le lendemain, baignée de larmes, je venais de franchir la porte que je me souvenais à peine d'avoir vue s'ouvrir pour me laisser entrer; je me trouvai dans une voiture avec ma tante, et nous partîmes pour Paris.—Je quitte à regret une époque si calme et si pure pour entrer dans celle des agitations; elle me revient quelquefois comme dans un vague et doux rêve, avec ses nuages d'encens, ses cérémonies infinies, ses processions dans les jardins, ses chants et ses fleurs.
«Si j'ai parlé de ces premières années, malgré mon intention d'abréger tout ce qui m'est personnel, c'est à cause de l'influence qu'elles ont souvent à un si haut degré sur l'existence entière: elles la contiennent plus ou moins. C'est sans doute à ces vives impressions de foi reçues dans l'enfance que je dois d'avoir conservé des croyances religieuses au milieu de tant d'opinions que j'ai traversées. J'ai pu les écouter, les comprendre, les admettre jusqu'où elles étaient admissibles, mais je n'ai point laissé le doute entrer dans mon cœur.»
XXX
On voit par ce passage, écrit bien longtemps après son enfance, que la foi de cette jeune fille était tempérée comme son âme, et que la religion fut toute sa vie une douce habitude de ses sens plutôt qu'une passion de son intelligence. Elle semblait prédestinée par là à être un jour l'amie de M. de Chateaubriand, le poëte des sensations religieuses plus que des convictions théologiques. C'est cette température de l'âme qui conserve la beauté du corps comme la sérénité de l'esprit.
La beauté aussi harmonieuse que précoce de la jeune fille faisait déjà l'orgueil de sa mère. Pour jouir de cet orgueil maternel elle conduisit, un jour, son enfant à Versailles, à ce spectacle de la cour qu'on appelait le Grand Couvert. M. de Calonne, qui protégeait la mère, fit sans doute placer la fille de manière à attirer les regards de la cour.—Le roi et la reine en furent, en effet, si ravis qu'ils firent entrer, après le dîner, l'enfant dans les appartements intérieurs pour l'admirer de plus près. Marie-Antoinette s'extasia sur cette ravissante figure; elle la compara à celle de sa propre fille (depuis madame la duchesse d'Angoulême, captive du Temple), du même âge que Juliette Bernard et d'une figure trop tôt flétrie par des deuils éternels.
XXXI
La maison de madame Bernard, mère de cette belle enfant, était ouverte au luxe, aux plaisirs, aux arts, aux hommes d'affaires, aux hommes de lettres, surtout à ceux qui tenaient par leur origine à la ville de Lyon. Les charmes de madame Bernard, quoique allanguis par des souffrances précoces, attiraient et retenaient autour d'elle des amis fervents. De ce nombre était un banquier devenu depuis célèbre et déjà aventureux, nommé Récamier. M. Récamier était d'une famille ancienne du Bugey, province montagneuse entre le Lyonnais et la Savoie. L'esprit entreprenant de Genève et des hautes Alpes est l'instinct de ces montagnes. Les habitants cosmopolites y demandent volontiers à la spéculation l'opulence que le sol rare et aride leur refuse. M. Récamier, déjà mûr, mais encore vert, était un de ces optimistes qu'aucune disgrâce ne rebute, et qui d'une chute se relèvent pour s'élancer plus haut dans les affaires. Séduisant de figure, aimant, aimable, léger, ami du luxe et de tous les plaisirs, il s'était attaché à madame Bernard comme un commensal de la maison; la Révolution, dont il n'était ni partisan ni intimidé, n'avait été pour lui qu'un de ces mouvements accélérés de la vie politique dans lesquels les occasions de ruine ou de richesse se multiplient pour les hommes d'argent; en 1793 il était déjà au premier rang des spéculateurs du temps. On a remarqué que les hommes de cette nature recherchent hardiment pour épouses les femmes les plus renommées par leur figure, soit qu'ils redoutent moins que d'autres la célébrité des attraits pour les compagnes de leur vie, soit qu'une très-belle femme paraisse à leurs yeux un luxe naturel qui attire sur leur maison l'attention publique, soit que, ambitieux de jouissance autant que de fortune, ils se donnent, sans penser au lendemain, toutes les fleurs de la vie pour en embaumer leur existence.
En 1793, au plus fort de la Terreur, qui intimidait tout, excepté l'amour et le lucre, M. Récamier demanda à son amie, madame Bernard, la main de sa fille Juliette à peine éclose à la vie. Par son amitié pour la mère dont la santé altérée menaçait de laisser Juliette orpheline, il pouvait être pour la jeune fille un appui dans la vie; par son âge il pouvait être son père. C'est peut-être dans cette paternité morale qu'il faut chercher le secret du consentement que madame Bernard, pressentant sa fin prochaine, accorda à une union si disproportionnée par les années. Madame Lenormant, confidente discrète de la famille, laisse échapper à ce sujet une phrase qui n'aurait point de sens si elle n'était pas destinée à indiquer et à voiler à la fois on ne sait quel sous-entendu dans cette union; la jeune fille était elle-même, dit-on, un sous-entendu de la nature: elle pouvait être épouse, elle ne pouvait être mère. Ce sont ces deux mystères qu'il faut respecter, mais qu'il faut entrevoir pour avoir le secret de toute la vie de madame Récamier, triste et éternelle énigme qui ne laisse jamais deviner son mot, même à l'amour.
XXXII
Jusqu'à son mariage elle n'avait été qu'entrevue; devenue femme quoique encore enfant, maîtresse adorée de la maison alors la plus opulente de Paris, elle commença à éblouir, non pas les salons d'une capitale (la Terreur et la Mort les avaient tous fermés jusqu'au 9 thermidor), mais la foule, qui se pressait sur ses pas dans les lieux publics. Son apparition faisait événement et attroupement partout où l'on pouvait l'apercevoir. Le gouvernement du Directoire, sorte de halte entre la mort et la vie d'un peuple, laissait respirer à pleine poitrine toutes les classes de la société européenne, heureuse de revivre et pressée de jouir après avoir tant tremblé. On se précipitait confusément, sans acception de rang ou d'opinions, dans les salles de spectacles, de concerts, de danses, et dans les jardins publics, trop étroits pour les fêtes qui s'y renouvelaient. Tout le monde semblait avoir à communiquer à tout le monde un superflu de bonheur qui allait jusqu'au délire de vivre. Les Parisiens, oublieux de la veille et du lendemain, étaient les Abdéritains de l'Europe. C'est au sein de ces fêtes que la jeune Lyonnaise luttait involontairement de beauté avec les cinq ou six femmes célèbres survivantes de la Révolution, madame Tallien, madame de Beauharnais, madame Sophie Gay, récemment sorties des cachots et Cléopâtres républicaines ou royalistes des Antoines, des Lépides, des Octaves français du Directoire. Madame Lenormant, en nièce scrupuleuse, affirme que sa jeune tante ne fréquenta jamais les salons suspects de Barras; Barras, régicide et royaliste, gentilhomme de la république restaurant un peuple par les vices de cour; nous devons en croire les scrupules domestiques de madame Lenormant; cependant nous ne pouvons écarter les traditions de la société du temps. Elles citent souvent la présence et la parure de madame Récamier dans les spectacles, dans les fêtes et même à la table des directeurs (madame Lenormant mentionne deux de ces circonstances elle-même). Juliette effaçait tout, ne fût-ce que par la candeur, la fraîcheur et la pureté de son innocence; l'innocence, ce charme qu'on ne peut se rendre par le fard quand on l'a perdu par le souffle des salons. Madame Récamier, à cette époque, laissait une trace de feu ou du moins de lumière partout où elle apparaissait; on entreprenait de longs voyages uniquement pour l'avoir vue; semblables à ces naturalistes qui entreprennent de longues traversées pour assister une fois par siècle à la floraison de l'aloès, on accourait de Londres, de Naples, de Berlin, de Vienne, de Pétersbourg, pour adorer de près dans une soirée la merveille des yeux. Les annales de la Grèce ou de l'Ionie, ces pays de la beauté, nous retracent seules un pareil concours.
Tous les regards emportaient une ivresse, aucun cœur ne remportait une espérance. La divine statue n'était descendue jusque-là pour personne de son piédestal; l'audace de prétendre à une préférence ne se présentait à l'esprit de personne, comme si une telle préférence eût été quelque chose de trop divin pour un mortel.
XXXIII
Cependant, si nul n'aspirait à la possession d'une préférence avouée, un grand nombre, et parmi les hommes les plus éminents des deux régimes royaliste ou républicain, briguaient à l'envi la faveur d'une respectueuse intimité dans la maison de la jeune femme célèbre; même quand le cœur n'espère pas de se consumer au feu d'un regard trop pur, il aime à emporter la douce chaleur qui émane de ce foyer vivant qu'on appelle une jeune femme. Ne fût-ce que comme la belle image d'un beau rêve, on aime à rêver.
La France, à peine échappée en une nuit (celle du 9 thermidor) à son naufrage de sang, ressemblait en ce moment à une plage où tous les naufragés pêle-mêle se félicitent ensemble et confusément du salut commun. Les conventionnels complices du comité de Salut public, pardonnés par l'opinion pour avoir guillotiné le dictateur-émissaire, les Barrère, les Fréron, les Tallien, les Barras, les Legendre, les Sieyès, mêlés aux victimes sorties des cachots ou rentrées de l'exil, ne formaient plus dans le monde révolutionnaire ou contre-révolutionnaire qu'un seul groupe de prescripteurs repentants ou de proscrits reconnaissants. Ils se congratulaient sur la place de l'échafaud, les uns d'y avoir échappé, les autres de l'avoir abattu; ils étaient empressés de trouver dans un salon de Paris, autour de la plus belle des femmes de l'époque, un terrain neutre, un Élysée où les uns savouraient l'oubli, les autres la patrie. Presque toute cette société était jeune, car le supplice en ce temps avait raccourci la vie des pères; il manquait un degré ou deux à l'échelle ordinaire des générations: la guillotine avait rajeuni les salons de Paris.
XXXIV
Celui de madame Récamier était, par la nature neutre des affaires de son mari, accessible à toute cette jeunesse; un banquier est l'homme de toutes les nations et de tous les partis; tout le monde a besoin de lui et il prospère de ses relations avec tout le monde. Un luxe hospitalier et habile est un des moyens de crédit employés de tout temps et en tout pays par ces rois de l'or; l'or est cosmopolite, le banquier l'est comme sa caisse. Les Médicis fondèrent à Florence leur monarchie financière sur le crédit, le luxe et l'hospitalité universelle. M. Récamier était un esprit de cette race, habile à spéculer, prompt à servir, prodigue à dépenser. Sa maison de la rue du Mont-Blanc et sa villa de Clichy rappelaient presque seules dans Paris l'élégance et l'opulence des palais princiers démeublés par les confiscations ou les émigrations; on y respirait un air de cour; c'était la cour de la richesse, seule royauté qui restât à la France; sa jeune femme était la reine de cette cour: elle restaurait l'empire de la société détruite dans Paris.
On se précipitait à l'envi dans cette société; les principaux courtisans du château de Clichy, qu'elle habitait pendant les mois de fête de l'année, étaient des hommes de lettres sauvés du naufrage, tels que La Harpe, Lémontey, Legouvé, Dupaty; des hommes de politique, tels que Barrère, Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Lucien Bonaparte, Fouché, Masséna, Bernadotte, Moreau, Camille Jordan, le jeune Beauharnais; des hommes de monarchie, tels que les deux Montmorency (Matthieu et Adrien), le duc de Guignes, le comte de Narbonne, M. de Lamoignon, fleur d'aristocratie de naissance qui ne craignait pas de se mésallier parmi les adorateurs de l'aristocratie du cœur, la jeunesse, la grâce et la pureté: cette reine de dix-huit ans régissait cette cour si diverse avec un sourire. Un étranger, remarquable par sa naissance, son opulence et sa mélancolique beauté, le prince italien Pignatelli, jouissait d'une plus intime familiarité dans la maison et passait à tort pour inspirer la passion qu'il ressentait en silence. Lucien Bonaparte, jeune homme de Plutarque, à la fois poëte, orateur et amant, flottait alors entre le rôle de héros de la république et celui de héros de roman; sa passion déclamait un peu comme son éloquence; quoique vêtu en apparence d'une page de Tacite, il écrivait à Juliette des pages de Clélie et de Roméo. Juliette n'était pas insensible à ces vives déclamations du cœur d'un frère du maître des armées; elle n'acceptait de ces sentiments que le seul sentiment qu'elle pouvait rendre, l'amitié; mais, dès l'âge de dix-huit ans, on voyait poindre dans ses réponses et dans sa réserve cet art naturel qui fut celui de sa vie: rester pure en paraissant émue, tout promettre et ne rien tenir.
Lamartine.
(La suite au mois prochain.)
Le ENTRETIEN
LES SALONS LITTÉRAIRES.
SOUVENIRS DE MADAME RÉCAMIER.
(2e PARTIE.)
I
Mathieu et Adrien de Montmorency éprouvaient en silence pour la belle Juliette un sentiment moins déclamatoire, mais plus durable, que Lucien Bonaparte.
J'ai beaucoup connu et beaucoup aimé Mathieu de Montmorency, je garde pour sa mémoire un souvenir qui tient du culte; mais ce souvenir ne m'empêche pas de juger l'homme avec la froide sagacité que le temps donne même à la tendresse des souvenirs. C'était une belle âme, ce n'était pas un grand esprit; mais il avait tout ce que l'âme donne à l'esprit, c'est-à-dire l'élévation des idées, la loyauté du caractère, la magnanimité des sentiments, la sincérité des opinions. Il avait de plus ce qu'une race aristocratique fait couler en général avec le sang dans le cœur d'un homme vraiment national comme son nom, un fort patriotisme uni à une élégante chevalerie. Le tout formait un estimable et gracieux mélange de ce que la vertu antique imprime de respect et de ce que la grâce contemporaine inspire d'attrait pour un homme d'autrefois; le gentilhomme était citoyen, et le citoyen était gentilhomme.
II
Si vous ajoutez à cela le goût passionné et intelligent des lettres qu'il avait puisé dans la société des philosophes, des orateurs, des écrivains de l'Assemblée constituante ou de madame de Staël, son amie de jeunesse, et si vous revêtez ces qualités du cœur et de l'âme de l'extérieur d'un héros de roman sous le plus beau nom de France, vous comprendrez l'homme.
Cet extérieur était un des plus séduisants qu'on pût rencontrer dans les salons de l'Europe: une taille svelte, le buste en avant, comme le cœur, attribut des races militaires, un mouvement d'encolure de cheval arabe dans le port de la tête, des cheveux blonds à belles volutes de soie sur les tempes, des yeux grands, bleus et clairs, qui n'auraient pas pu cacher une mauvaise pensée, l'ovale et le teint d'une éternelle jeunesse, un sourire où le cœur nageait sur les lèvres, un geste accueillant, une parole franche, l'âme à fleur de peau; seulement une certaine légèreté de physionomie, une certaine distraction d'attitude et de discours interrompus qui n'indiquaient pas une profondeur et une puissance de réflexion égale à la grâce de l'homme.
III
Tel était Mathieu de Montmorency; son éducation avait été très-soignée par le célèbre abbé Sieyès, son précepteur. L'abbé Sieyès, devenu depuis l'apôtre un peu ténébreux de la révolution française, roulait déjà dans sa pensée les vérités et les nuages d'où devaient sortir les éclairs et les foudres de l'Assemblée constituante.
À l'époque où s'ouvrit ce grand concile de la politique moderne, Mathieu de Montmorency, philosophe et novateur comme son maître Sieyès, s'élança sur ses pas et sur les pas de Mirabeau au-devant de toutes les théories de liberté et d'égalité qui allaient être soumises à l'épreuve de l'expérience du siècle futur. Saisi plus qu'un autre de l'enthousiasme des nouveautés, toutes les fois que les nouveautés semblaient promettre une amélioration du sort du peuple, il sentait la nécessité et la gloire du sacrifice volontaire dans les classes privilégiées; pressé de s'immoler lui-même, au nom de cette aristocratie dont il était le chef, ce fut lui qui monta à la tribune pour demander l'abolition de la noblesse; il y avait prévoyance et générosité dans cette initiative, il n'y avait qu'un crime contre la vanité. Le tiers-état et la noblesse libérale lui répondirent par des applaudissements réfléchis et par un vote populaire; l'aristocratie lui répondit par des outrages et par des ridicules; son nom devint plus odieux que s'il avait sacrifié du sang au peuple; les pamphlets contre-révolutionnaires s'acharnèrent sur ce Coriolan de sa caste; il ne se troubla pas; il poursuivit de vote en vote l'accomplissement des principes honnêtes de la Révolution, sur les traces des Sieyès, des Mirabeau, des Lafayette, jusqu'au point où la Révolution se sépara avec ingratitude de son vertueux promoteur, Louis XVI.
IV
Après l'Assemblée constituante il rentra, en 1791, dans les rangs de l'armée constitutionnelle qui défendait la patrie contre les Autrichiens dans le Nord; il fit la campagne en qualité d'aide de camp du vieux maréchal Lukner. Après la journée du 20 juin, où le roi avait été violenté et outragé dans son palais par les faubourgs, Lukner, accusé de connivence avec Lafayette, fut appelé à Paris pour avouer ou pour désavouer Lafayette. Ce vieux et soldatesque maréchal, aussi timide devant les Girondins qu'il était brave devant les escadrons ennemis, balbutia des excuses qui étaient des accusations contre son collègue Lafayette: les soldats n'ont pas toujours le courage des citoyens quand ils n'ont pas des baïonnettes derrière eux; Lukner indigna les hommes de cœur par ses lâchetés de tribune. Mathieu de Montmorency, son aide de camp, donna sa démission dans la salle; sa loyauté aristocratique et militaire se révolta contre l'imbécillité de son général: il commençait à se repentir d'avoir trop bien espéré de la Révolution pour la monarchie. Les principes avaient fait place aux factions; ces factions devenaient tyranniques et sanguinaires; les philosophes avaient cédé aux Constituants, les Constituants aux Girondins, les Girondins aux Jacobins, les Jacobins eux-mêmes aux Cordeliers, Danton à Robespierre, les illusions aux échafauds; Mathieu de Montmorency avait émigré après Lafayette, à l'heure où les patriotes eux-mêmes étaient expulsés ou dévorés par leur patrie. Madame de Staël, dont il était l'ami, lui avait ouvert l'asile de son château de Coppet, en Suisse.
V
Les récriminations des émigrés de la première date n'auraient pas laissé à Mathieu de Montmorency une autre hospitalité honorable à trouver alors sur la terre étrangère. Son nom, associé aux grandes destructions monarchiques de 1789 et de 1791, l'aurait poursuivi comme un reproche parmi les royalistes irrités. Le cœur de madame de Staël, coupable des mêmes tendances et redoutant les mêmes vengeances, était un asile où Mathieu de Montmorency n'avait ni à rougir, ni à excuser. Ce fut dans cette retraite qu'il apprit la mort sur l'échafaud de cette aristocratie presque tout entière dont il s'accusait d'avoir involontairement préparé le supplice; tous les siens étaient fauchés en masse par la guillotine; chaque goutte de leur sang semblait retomber sur son cœur.
Le supplice de son jeune frère, le plus cher de ses proches, l'épouvanta autant qu'il le consterna; il crut voir sa propre main dans ce meurtre; il s'accusa d'être le Caïn de cet Abel; son cœur se fondit; son esprit se troubla; comme tous les hommes qui oscillent d'un excès de leurs idées à l'autre, il maudit la Révolution, qu'il avait bénie; des principes qui amenaient de tels crimes lui parurent eux-mêmes des crimes. Il se retourna contre ses propres actes, et, ne pouvant supporter ses remords, il tomba aux pieds d'un prêtre et demanda au Dieu de son enfance l'absolution des erreurs de sa jeunesse: âme tendre et meurtrie, il se fit panser par cette piété charitable qui adoucit ses douleurs, corrigea ses légèretés et transforma ses repentirs en vertus.
Rentré en France après la Terreur, il y porta dans la société renouvelée un homme nouveau; l'austérité chrétienne de sa vie n'enlevait rien à l'émotion de son cœur et à la séduction de sa personne. La religion lui tenait compte de ses larmes et l'aristocratie de ses repentirs.
VI
Un tel homme devait être plus qu'un autre attiré par l'innocence de beauté de madame Récamier; il s'attacha à elle d'un sentiment plus tendre que l'amitié, mais plus désintéressé que l'amour, sorte d'amour sacré qui ajourne ses jouissances au ciel, qui ne demande rien ici-bas, mais qui n'aime pas qu'on accorde aux autres adorateurs ce qu'il se refuse à soi-même. C'est ce sentiment qu'on voit percer à son insu dans la naïve correspondance de Mathieu de Montmorency avec sa Juliette; il n'est pas amoureux, et il est jaloux; on sent que, pour conserver plus sûrement la pureté de celle qu'il conseille, il veut, pour ainsi dire, la confier à Dieu et l'enivrer d'un mysticisme éthéré pour l'empêcher de respirer l'encens de la terre; c'est ce qui donne aux lettres de Mathieu de Montmorency un ton mixte, moitié d'amant, moitié d'apôtre, que quelques personnes trouvent chrétien et que nous trouvons un peu faux à l'oreille. Trop amant pour être pieux, trop pieux pour être amant, cet apostolat d'un jeune homme auprès de la plus belle des jeunes femmes est un rôle ambigu, un pied dans la sacristie, un pied dans le boudoir, qui inquiète la piété et qui ne satisfait pas la passion.
Juliette, par sa nature, qui se colore, mais qui ne s'échauffe pas aux rayons de l'amour, ce soleil des femmes, convenait merveilleusement à ce genre de liaison. Seulement, quoiqu'on soit touché de la constance d'affection de Mathieu de Montmorency pour cette Béatrice, on est un peu lassé de cette éternelle litanie d'un prêcheur de trente ans qui termine chacune de ses lettres par un signe de croix sur un souvenir de femme.
VII
C'était son cousin Adrien de Montmorency, devenu depuis duc de Laval et ambassadeur à Rome, qui avait introduit Mathieu de Montmorency chez Juliette. Celui-là aussi était enivré du charme de madame Récamier, mais, plus ardent, plus léger, plus étourdi que son cousin, il ne se déguisait pas à lui-même ses sentiments sous une sainte amitié; il tournait franchement autour du flambeau de ces beaux yeux, ne demandant qu'à y brûler ses ailes. Son esprit paraissait peu parce qu'il était dénué de toute prétention, mais il était juste et modéré, réfléchi, autant que son cœur était bon et solide. La diplomatie loyale et habile, parce qu'elle était loyale, ne pouvait pas avoir un meilleur négociateur à Vienne ou à Rome. La modestie du duc de Laval était son seul défaut; très-capable des premiers rôles, il n'aspirait jamais qu'aux seconds; il plaçait son ambition dans son cousin; son amitié ne désirait point un succès pour lui-même. Homme excellent, aimable, aimant, dont le nom ne laisse pas une seule amertume sur les lèvres quand on en parle, j'ai eu le bonheur d'être en correspondance diplomatique avec lui pendant un an dans des circonstances très-difficiles, et je n'ai eu qu'à m'éclairer de ses lumières et à me féliciter de sa confiance. Il dit un mot sur moi dans une de ses lettres à madame Récamier, mot à la fois flatteur et injuste que je suis bien loin de lui reprocher.
VIII
C'était le lendemain de la révolution de 1830; cette révolution, provoquée, mais mal inspirée, avait proscrit un berceau plein d'innocence; elle avait donné le trône de l'infortuné Louis XVI, victime de ses vertus, au fils d'un prince qui avait démérité de son sang; cette odieuse rétribution de la Providence révoltait et révolte encore la justice innée en moi. Que la France ne rendît pas responsable le fils irréprochable du duc d'Orléans du vote de son père, je le concevais; mais que la France fît de ce malheur un titre au trône, c'était trop criant pour mon cœur. Mieux valait un million de fois la république, héritière légitime de tous les trônes en déshérence, que cette rémunération de l'iniquité par la couronne. Tels étaient mes sentiments et tels ils sont encore, quand j'y pense, envers le changement contre nature et contre justice de dynastie en 1830.
IX
J'étais en Savoie pendant les événements de Paris; je quittai Aix et Chambéry pour la Suisse peu de jours avant l'arrivée du duc de Laval à Aix.
«M. de Lamartine, écrit-il de là à madame Récamier, le 5 septembre 1830, M. de Lamartine est parti d'ici trois jours avant mon arrivée; c'est dommage! Nous nous connaissions par lettres; il avait désiré servir avec moi, et sous moi, celui qui n'est plus à servir, mais qui sera toujours à respecter (l'enfant de la dynastie déchue). Il avait parlé ici d'une certaine lettre» (lettre par laquelle le duc de Laval donnait avec autant de noblesse que de patriotisme sa démission à Louis-Philippe), «lettre que M. de Lamartine a lue ici et louée ici avec une exaltation poétique; il comptait en imiter la conduite et l'esprit; il est allé en Bourgogne, où les séductions du pouvoir nouveau viendront le chercher. Je ne connais pas la force de son bouclier, etc., etc.»
Le duc de Laval avait tort de suspecter la trempe de mon bouclier; les séductions furent plus fortes pendant quinze ans qu'il ne pouvait le prévoir, mais mon cœur resta irréprochable envers la dynastie que j'avais servie et envers l'enfant que j'avais célébré comme le dernier espoir de la monarchie et de la liberté. Si j'avais prévu alors les iniquités et les outrages dont cet enfant devenu homme et son parti devenu vieux reconnaîtraient (sauf de rares amis) cette fidélité et ce dévouement au droit et au malheur de sa race, j'aurais dû peut-être m'en venger d'avance en acceptant les faveurs et le pouvoir des mains de leurs ennemis!... Mais non, j'aurais dû faire encore ce que j'ai fait: repousser les faveurs de la nouvelle royauté et dédaigner l'ingratitude de l'ancienne. Ces hommes ne sont pas dignes de si généreuses fidélités; aussi n'est-ce pas à eux qu'on est fidèle: c'est à l'honneur et à son pays!
Pardon pour cette digression; mais de tels hommes ne suscitent que la froide colère de l'indifférence; qu'il leur soit fait comme ils ont fait à ceux qui les honoraient dans leur adversité; un jour viendra peut-être où ils auraient besoin, eux aussi, des cœurs de la patrie et où ils ne trouveront à la place de cœurs que des courtisans et des ennemis; ils ne méritent que cela, ils ne savent pas le prix de l'honneur.
X
Le duc de Laval parut conserver pendant toute sa vie pour la belle Juliette un sentiment tendre, mais désintéressé, qui ne demandait sa récompense qu'au plaisir même d'admirer et d'aimer. Son âme vive, mais tempérée, avait des goûts, mais point de jalousie; il ne demanda jamais compte à Juliette de ses préférences; il ne chercha ni à l'arracher à l'amour, ni à l'entraîner à la dévotion; son affection ne mêle pas à l'encens du monde l'odeur de l'encens des cathédrales; c'est un gentilhomme, ce n'est point un mystique; son amour ne rougissait pas d'aimer.
Quant à Mathieu de Montmorency, il trompait l'amour par la dévotion. Cette phrase d'une de ses premières lettres à la jeune femme résume toute sa correspondance de vingt-cinq ans avec son amie.
«Je voudrais réunir tous les droits d'un père, d'un frère, d'un ami, obtenir votre amitié, votre confiance entière, pour une seule chose au monde, pour vous persuader votre propre bonheur et vous voir entrer dans la seule voie qui puisse vous y conduire, la seule digne de votre cœur, de votre esprit, de la sublime mission à laquelle vous êtes appelée, en un mot pour vous faire prendre une résolution forte; car tout est là. Faut-il vous l'avouer? J'en cherche en vain quelques indices dans tout ce que vous faites; rien qui me rassure, rien qui me satisfasse.
«Ah! je ne saurais vous le dissimuler: j'emporte un profond sentiment de tristesse. Je frémis de tout ce que vous êtes menacée de perdre en vrai bonheur, et moi en amitié. Dieu et vous me défendez de me décourager tout à fait: j'obéirai. Je le prierai sans cesse; lui seul peut dessiller vos yeux et vous faire sentir qu'un cœur qui l'aime véritablement n'est pas si vide que vous semblez le penser. Lui seul peut aussi vous inspirer un véritable attrait, non de quelques instants, mais constant et soutenu, pour des œuvres et des occupations qui seraient, en effet, bien appropriées à la bonté de votre cœur, et qui rempliraient d'une manière douce et utile beaucoup de vos moments.
«Ce n'est point en plaisantant que je vous ai demandé de m'aider dans mon travail sur les Sœurs de Charité. Rien ne me serait plus agréable et plus précieux. Cela répandrait sur mon travail un charme particulier qui vaincrait ma paresse et m'y donnerait un nouvel intérêt.
«Faites tout ce qu'il y a de bon, d'aimable, ce qui ne brise pas le cœur, ce qui ne laisse jamais aucun regret; mais, au nom de Dieu, au nom de l'amitié, renoncez à ce qui est indigne de vous, à ce qui, quoi que vous fassiez, ne vous rendrait pas heureuse.»
XI
Ce langage d'un directeur spirituel touchait la jeune femme du monde, parce qu'elle était assez clairvoyante pour lire entre les lignes ce que l'ami se cachait à lui-même; mais elle jouait avec le feu de l'autel, elle ne s'en laissait pas consumer. Cette piété prématurée n'était pour elle qu'une perspective de l'âge avancé; l'ivresse du monde ne lui laissait pas le temps des réflexions; la trempe même de son âme ne l'inclina jamais à la dévotion: celle qui n'avait pas assez de passion pour les hommes n'en avait pas assez non plus pour Dieu; mais elle se prêtait complaisamment tantôt à ces voix qui voulaient la séduire, tantôt à ces voix qui voulaient la sanctifier. Aucune de ces voix ne prévalait dans son cœur; ni pervertie ni convertie, mais toujours adorée, c'était son rôle et c'était son plaisir; elle ne désespérait ni l'amour ni la piété, laissant l'espérance à tous les sentiments afin de conserver toutes les faveurs. Ce caractère est évidemment celui de sa vie entière; elle appelait tout, elle trompait tout, excepté l'amitié.
Bonaparte lui-même, à son retour d'Italie, peu de temps avant son Dix-huit Brumaire, fut ébloui, comme les autres, de l'éclat de cette merveille de Paris. Il l'aperçut de loin dans la foule à la fête qui lui fut donnée par le Directoire dans la cour du Luxembourg. Elle-même, en se levant de son siége au moment où le jeune triomphateur haranguait les directeurs, provoqua, involontairement sans doute, l'attention du héros; il la revit, quelques jours après, dans le salon de Barras, mais il ne lui adressa qu'une de ces banalités de politesse qui ne satisfont ni l'orgueil ni le sentiment. Devenu consul, il pouvait la rencontrer chez ses sœurs; il n'y parut pas. Cette indifférence de l'homme qui décernait alors d'un coup d'œil la célébrité ou la faveur laissa dans l'âme de madame Récamier une froideur qui dégénéra plus tard en aversion: le défaut d'attention est une négligence que la beauté pardonne difficilement au pouvoir. De plus, madame Récamier était royaliste par sa famille et républicaine par le temps où elle était en fleur, au milieu d'une société républicaine.
Une belle femme est toujours de la date de sa floraison. L'homme qui usurpait la royauté des Bourbons, et qui remplaçait la république régularisée du Directoire, jetait deux ressentiments à la fois dans le cœur de madame Récamier. Un acte de dureté envers son mari aggrava cette répugnance, des sévérités personnelles l'envenimèrent; elle ne sut jamais haïr, mais elle sut s'éloigner.
XII
Un jour terrible et inattendu précipita M. Récamier de la haute fortune dont il éblouissait Paris et dont il faisait jouir sa femme; il faut lire ce récit pathétique dans un fragment écrit des souvenirs de la pauvre Juliette.
M. Bernard, père de madame Récamier, était administrateur des postes, grand emploi de finances qui ajoutait à l'importance et au crédit de son gendre; son vieil attachement aux Bourbons et ses relations avec les émigrés rentrés lui faisaient fermer les yeux volontairement sur les correspondances et sur les brochures royalistes du moment; sa complaisance trahissait ainsi le gouvernement dont il avait la confiance. Le Premier Consul, informé de sa connivence, le fit arrêter et le destitua. Bernadotte, un des soupirants de la jeune femme, obtint de Bonaparte, à force d'intercessions, la liberté du père de son amie, mais la destitution fut maintenue.
Le ressentiment de cette sévérité, quoique juste, envers son père, accrut la sourde opposition qui se manifestait déjà dans le salon de madame Récamier. Fouché, ministre de la police, tenta en vain de la séduire par l'offre d'une place de dame du palais dans la maison du maître de la France et par la perspective de l'influence qu'elle y prendrait sur le cœur du guerrier; elle fut inflexible dans ses refus. Ces refus irritèrent le Consul; la liaison de madame Récamier avec madame de Staël, deux femmes qui régnaient, l'une par la beauté, l'autre par le génie, lui parut suspecte; il ne voulait point d'empire en dehors du sien; la jalousie, qui ordinairement monte, descendit cette fois jusqu'à disputer l'ascendant sur des sociétés de jeunes femmes; le premier dans l'Europe, mais aussi le premier dans un village des Gaules, c'était sa nature; le pouvoir absolu ne peut laisser rien de libre sans jalousie, pas même deux cœurs. Cette rancune de Bonaparte et aussi son étroite économie pour tout ce qui n'était pas du sang sur les champs de bataille le firent assister sans pitié à la catastrophe du mari de madame Récamier, que la plus faible assistance de l'État pouvait prévenir. Écoutons ce récit dans une note écrite de la main de sa nièce. On y sent la fièvre de ces vicissitudes domestiques qui sont aux fortunes privées ce que les révolutions sont aux empires.
«Un samedi de l'automne de cette même année 1806, M. Récamier vint trouver sa jeune femme; sa figure était bouleversée, et il semblait méconnaissable. Il lui apprit que, par suite d'une série de circonstances, au premier rang desquelles il plaçait l'état politique et financier de l'Europe et de ses colonies, sa puissante maison de banque éprouvait un embarras qu'il espérait encore ne devoir être que momentané. Il aurait suffi que la Banque de France fût autorisée à avancer un million à la maison Récamier, avance en garantie de laquelle on donnerait de très-bonnes valeurs, pour que les affaires suivissent leur cours heureux et régulier; mais, si ce prêt d'un million n'était pas autorisé par le gouvernement, le lundi suivant, quarante-huit heures après le moment où M. Récamier faisait à sa femme l'aveu de sa situation, on serait contraint de suspendre les payements.
«Dans cette terrible alternative tout l'optimisme de M. Récamier l'avait abandonné. Il avait compté sur l'énergie de sa jeune compagne et lui demanda de faire sans lui, dont l'abattement serait trop visible, le lendemain dimanche, les honneurs d'un grand dîner qu'il importait de ne pas contremander, afin de ne pas donner l'alarme sur la position où l'on se trouvait. Quant à lui, plus mort que vif, il allait partir pour la campagne, où il resterait jusqu'à ce que la réponse de l'Empereur fut connue. Si elle était favorable, il reviendrait; si elle ne l'était point, il laisserait s'écouler quelques jours et s'apaiser la première explosion de la surprise et de la malveillance.
«Ce fut un rude coup et un terrible réveil qu'une communication de ce genre pour une personne de vingt-cinq ans. Depuis sa naissance Juliette avait été entourée d'aisance, de bien-être, de luxe; mariée encore enfant à un homme dont la fortune était considérable, on ne lui avait jamais non-seulement demandé, mais permis de s'occuper d'un détail de ménage ou d'un calcul d'argent. Sa toilette et ses bonnes œuvres formaient sa seule comptabilité; grâce à la simplicité extrême qu'elle mettait dans l'élégance de son ajustement, si ces charités étaient considérables, elles ne dépassèrent jamais la somme mise chaque mois à sa disposition.
«Après le premier étourdissement que ne pouvait manquer de lui causer la nouvelle qu'elle recevait, Juliette, rassemblant ses forces et envisageant ses nouveaux devoirs, chercha à rendre un peu de courage à M. Récamier, mais vainement. L'anxiété de sa situation, la pensée de l'honneur de son nom compromis, la ruine possible de tant de personnes dont le sort dépendait du sien, c'étaient là des tortures que son excellente et faible nature n'était pas capable de surmonter; il était anéanti.
«M. Récamier partit pour la campagne dans le paroxysme de l'inquiétude. Le grand dîner eut lieu, et nul, au milieu du luxe qui environnait cette belle et souriante personne, ne put deviner l'angoisse que cachait son sourire et sur quel abîme était placée la maison dont elle faisait les honneurs avec une si complète apparence de tranquillité.
«Madame Récamier a souvent répété depuis qu'elle n'avait cessé, pendant toute cette soirée, de se croire la proie d'un horrible rêve, et que la souffrance morale qu'elle endura était telle que les objets matériels eux-mêmes prenaient, aux yeux de son imagination ébranlée, un aspect étrange et fantastique.
«Le prêt d'un million, qui semblait une chose si naturelle, fut durement refusé, et, le lundi matin, les bureaux de la maison de banque ne s'ouvrirent point aux payements.
«Madame Récamier ne se dissimula pas que la malveillance et le ressentiment personnel de l'Empereur à son égard avaient contribué au refus du secours qui aurait sauvé la maison de son mari. Elle accepta sans plaintes, sans ostentation, avec une sereine fermeté, le bouleversement de sa fortune, et montra, dans cette cruelle circonstance, une promptitude et une résolution qui ne se démentirent dans aucune des épreuves de sa vie.
«Le retentissement de cette catastrophe fut immense: un grand nombre de maisons secondaires furent entraînées dans la chute de la puissante maison à laquelle leurs opérations étaient liées. M. Récamier fit à ses créanciers l'abandon de tout ce qu'il possédait, et reçut d'eux un témoignage honorable de leur confiance et de leur estime: il fut mis par eux à la tête de la liquidation de ses affaires. Sa noble et courageuse femme fit vendre jusqu'à son dernier bijou. On se défit de l'argenterie, l'hôtel de la rue du Mont-Blanc fut mis en vente, et, comme il pouvait ne pas se présenter immédiatement un acquéreur pour un immeuble de cette importance, madame Récamier quitta son appartement et ne se réserva qu'un petit salon au rez-de-chaussée, dont les fenêtres ouvraient sur le jardin. Le grand appartement fut loué au prince Pignatelli; enfin l'hôtel fut vendu le 1er septembre 1808.»
La mort de sa mère, accélérée par la double ruine de son père et de son mari, ajouta son deuil de cœur à tant de deuils de fortune. Elle supporta la perte de cette splendide existence en héroïne, la perte de cette mère adorée en fille inconsolable. Son cœur se recueillit dans plus d'amitié.
M. de Barante, jeune homme alors très-distingué par madame de Staël, promettait à la France un homme de bien et de talent de plus; madame Récamier apprécia une des premières l'honnêteté de caractère, l'indépendance de cœur et l'étendue d'idées dans cet ami de son amie. C'est un beau symptôme pour un homme d'État à son aurore que de s'attacher aux disgraciés. M. de Barante ne craignit pas de s'aliéner la faveur du maître en cultivant deux femmes que la prévention épiait déjà avant de les frapper.
XIII
Après une année donnée à ses regrets dans la solitude, madame Récamier céda aux instances de son amie, madame de Staël; elle alla habiter avec elle son château de Coppet, au bord du lac de Genève. L'amitié de ces deux femmes l'une pour l'autre prouve le sentiment d'une affection sans jalousie dans l'auteur de Corinne, et le sentiment d'une affection sans envie dans madame Récamier. Brillantes dans des sphères si diverses, ni l'une ni l'autre ne craignait d'éclipser ou d'être éclipsée. Madame Récamier n'aspirait nullement à la gloire des lettres, elle se contentait de jouir du talent: c'est en partager les jouissances sans en avoir les angoisses; madame de Staël n'avait pas renoncé encore et ne renonça jamais aux affections tendres, besoin de son cœur comme l'éclat était le besoin de son esprit.
Elle n'était pas belle, elle aurait pu craindre qu'une femme si rayonnante à côté d'elle ne donnât des distractions dangereuses et sans repos aux cœurs qui lui étaient dévoués; c'était l'époque où Benjamin Constant, cet Allemand léger, la pire espèce des légèretés, habitait souvent le château de Coppet; le sentimentalisme suisse, la poésie nébuleuse de la Germanie s'unissaient dans ce caractère à l'étourderie spirituelle, mais un peu prétentieuse, de la France émigrée; il ressemblait à un Berlinois de la société perverse et réfugiée de Potsdam du temps du grand Frédéric. Tous les rôles lui étaient faciles, parce qu'il était très-spirituel; tous lui étaient bons, parce qu'il était sans principes. Il cherchait aventure dans les événements et dans les partis; véritable condottiere de la parole, conspirant, dit-on, peu d'années auparavant avec le duc de Brunswick contre la révolution française, conspirant maintenant avec quelques femmes la chute de Bonaparte, bientôt après fanatique à froid de la restauration de 1814, puis sonnant le tocsin de la résistance à Napoléon au 20 mars 1815 dans une diatribe de Caton contre César, huit jours après se ralliant sans mémoire et sans respect de lui-même à ce même Napoléon pour une place de conseiller d'État, prompt à une nouvelle défection après Waterloo, intriguant avec les étrangers et les Bourbons vainqueurs pour mériter une amnistie et reconquérir une importance; échappé du despotisme des Cent-Jours, reprenant avec une triple audace le rôle de publiciste libéral et d'orateur factieux dans la ligue des bonapartistes et des républicains sous la monarchie parlementaire, poussant cette opposition folle jusqu'à la haine des princes légitimes sans cesser de caresser leurs courtisans, tout en fomentant contre eux l'ambition d'une dynastie en réserve, prête à hériter des désastres du trône légitime; caressant et caressé après les journées de Juillet par le nouveau roi, recevant de lui le subside de ses nécessités et de ses désordres; puis, honteux de l'avoir reçu, ne pouvant plus concilier sa dépendance du trône avec sa popularité républicaine, réduit ainsi ou à mentir ou à se taire, et mourant enfin d'embarras dans une impasse à la fleur de son talent: tel était cet homme équivoque, nourri dans le sein de quelques femmes politiques du temps.
Il portait sur sa figure une certaine beauté incohérente comme son regard, mais c'était la beauté de Méphistophélès quand il aide Faust à séduire Marguerite. L'éclat de son front lui venait d'en bas et non d'en haut; le faux jour de sa physionomie était un reflet de lumière inférieure; son sourire pincé décochait éternellement l'ironie ou l'épigramme dans les salons, dans les journaux, à la tribune; on ne voyait jamais sur ses lèvres que la joie de la malignité qu'il avait lancée. La passion qu'il ressentit pour Juliette, et dont il l'obséda pendant plusieurs années, a laissé des traces dans une volumineuse correspondance; nous en avons lu quelques lettres très-curieuses; elles brûlent d'un feu qui ressemble à l'amour comme la sensualité ressemble au sentiment. Nous regrettons que ce sophiste de la passion comme de la politique ait jamais troublé de son haleine l'air calme qu'on devait respirer à Coppet entre deux femmes faites pour être respectées même par la passion. C'est un des hommes de ce siècle qui m'a inspiré le plus d'éloignement; sa popularité d'occasion ne fut jamais qu'un mensonge convenu de parti, car il n'y eut jamais de popularité juste et vraie sans vertu publique.
XIV
Ce fut pendant son séjour à Coppet, chez son amie madame de Staël, que madame Récamier connut le prince Auguste de Prusse, prisonnier de guerre en ce moment à Genève, frère du prince Louis de Prusse, tué peu de temps après par un de nos cuirassiers avant la bataille d'Iéna.
Le prince Auguste, neveu du grand Frédéric, était jeune et beau comme un héros de guerre et de roman. Sa raison était aussi légère que son imagination était inflammable; il conçut pour la belle étrangère une passion qui lui enleva toutes les angoisses de la captivité, tous les souvenirs de sa patrie.
«La passion qu'il conçut pour l'amie de madame de Staël, dit madame Lenormant, était extrême. Protestant et né dans un pays où le divorce est autorisé par la loi civile et par la loi religieuse, il se flatta que la belle Juliette consentirait à faire rompre le mariage qui faisait obstacle à ses vœux, et il lui proposa de l'épouser. Trois mois se passèrent dans les enchantements d'une passion dont madame Récamier était vivement touchée, si elle ne la partageait pas. Tout conspirait en faveur du prince Auguste; les lieux eux-mêmes, ces belles rives du lac de Genève, toutes peuplées de fantômes romanesques, étaient bien propres à égarer la raison.
«Madame Récamier était émue, ébranlée; elle accueillit un moment la proposition d'un mariage, preuve insigne, non-seulement de la passion, mais de l'estime d'un prince de maison royale fortement pénétré des prérogatives et de l'élévation de son rang. Une promesse fut échangée. La sorte de lien qui avait uni la belle Juliette à M. Récamier était de ceux que la religion catholique elle-même proclame nuls. Cédant à l'émotion du sentiment qu'elle inspirait au prince Auguste, Juliette écrivit à M. Récamier pour lui demander la rupture de leur union. Il lui répondit qu'il consentirait à l'annulation de leur mariage si telle était sa volonté; mais, faisant appel à tous les sentiments du noble cœur auquel il s'adressait, il rappelait l'affection qu'il lui avait portée dès son enfance, il exprimait même le regret d'avoir respecté des susceptibilités et des répugnances sans lesquelles un lien plus étroit n'eût pas permis cette pensée de séparation; enfin il demandait que cette rupture de leur lien, si madame Récamier persistait dans un tel projet, n'eût pas lieu à Paris, mais hors de France, où il se rendrait pour se concerter avec elle.
«Cette lettre digne, paternelle et tendre, laissa quelques instants madame Récamier immobile. Elle revit en pensée ce compagnon des premières années de sa vie, dont l'indulgence, si elle ne lui avait pas donné le bonheur, avait toujours respecté ses sentiments et sa liberté; elle le revit vieux, dépouillé de la grande fortune dont il avait pris plaisir à la faire jouir, et l'idée de l'abandon d'un homme malheureux lui parut impossible. Elle revint à Paris à la fin de l'automne, ayant pris sa résolution, mais n'exprimant pas encore ouvertement au prince Auguste l'inutilité de ses instances. Elle compta sur le temps et l'absence pour lui rendre moins cruelle la perte d'une espérance à l'accomplissement de laquelle il allait travailler avec ardeur en retournant à Berlin, car la paix lui avait rendu sa liberté et le roi de Prusse le rappelait auprès de lui. Madame de Staël alla passer l'hiver à Vienne.
«Le prince Auguste retrouvait son pays occupé par l'armée française; son père, le prince Ferdinand, vieux et malade, plus accablé encore par la douleur que lui causaient la perte de son fils Louis et la situation de la Prusse que par le poids des années. Le jeune prince lui-même, tout pénétré qu'il fût du sentiment des malheurs publics, n'en était point distrait de sa passion pour Juliette; une correspondance suivie, fréquente, venait rappeler à la belle Française ses serments, et lui peignait dans un langage touchant par sa parfaite sincérité un amour ardent que les obstacles ne faisaient qu'irriter. Le sentiment amer des humiliations de son pays se mêle aux expressions de sa tendresse; il sollicite l'accomplissement de promesses échangées, et demande avec instance, avec prière, une occasion de se revoir.
«Madame Récamier, peu de temps après son retour à Paris, fit parvenir son portrait au prince Auguste.
«Il lui écrit le 24 avril 1808:
«J'espère que ma lettre no 31 vous est déjà parvenue; je n'ai pu que vous exprimer bien faiblement le bonheur que votre dernière lettre m'a fait éprouver, mais elle vous donnera une idée de la sensation que j'ai ressentie en la lisant et en recevant votre portrait. Pendant des heures entières je regarde ce portrait enchanteur, et je rêve un bonheur qui doit surpasser tout ce que l'imagination peut offrir de plus délicieux. Quel sort pourrait être comparé à celui de l'homme que vous aimerez?»
XV
Toute âme a une tache sur sa vie; cette promesse de mariage donnée à un prince par une femme mariée qu'une ambition plus qu'une passion arrachait à un mari malheureux, cette proposition d'un divorce cruel faite sans autre excuse que l'indifférence à un époux vieilli et accablé des coups de la fortune, cette humiliation d'un délaissement volontaire annoncée froidement à l'homme dont elle portait le nom, sont un égarement d'esprit et de cœur qu'il faut oublier. N'eût-il été que son père, le tuteur de sa jeunesse, le prodigue adorateur des charmes de sa femme, M. Récamier, vieilli et toujours tendre, pouvait d'autant moins être ainsi répudié que son sort était maintenant tout entier dans ce titre d'époux d'une femme célèbre et européenne: c'était répudier la reconnaissance, le malheur et la vieillesse. Si cette pensée n'était pas l'égarement du cœur perdu dans les perspectives de la grandeur et de l'amour, rien ne peut justifier madame Récamier de l'avoir conçue; la délibération seule était une faute.
Quatre ans s'écoulèrent; les obstacles à ce divorce, les résistances du roi de Prusse à un mariage disproportionné pour son cousin, la guerre, l'éloignement ne parurent point affaiblir la passion du prince. Madame Récamier reprit son sang-froid un moment troublé; elle écrivit au prince pour retirer la parole écrite qu'elle lui avait donnée d'être à lui. Le désespoir du prince s'exprima en sanglots contre ce coup de foudre, c'est son expression; il voulut au moins revoir celle qu'il avait tant aimée et qu'il se flattait de ramener encore; un rendez-vous fut concerté entre lui et madame Récamier à Schaffhouse; Coppet n'était qu'à quelques pas de Schaffhouse sur le territoire libre et neutre de la Suisse; sous prétexte d'un ordre d'exil de l'Empereur, qui lui interdisait Paris, madame Récamier éluda le rendez-vous de Schaffhouse, qui ne lui était aucunement interdit. Le prince quitta Schaffhouse après y avoir vainement attendu son amie.
«J'espère, écrivit-il, que ce trait me guérira du fol amour que je nourris depuis quatre ans! Après quatre années d'absence j'espérais enfin vous revoir, et votre exil semblait vous fournir un prétexte pour venir en Suisse: vous avez cruellement trompé mon attente. Ce que je ne puis concevoir, c'est que, ne voulant pas me revoir, vous n'ayez pas même daigné me prévenir et m'épargner la peine de faire inutilement une course de trois cents lieues. Je pars demain pour les hautes montagnes de l'Oberland; la sauvage nature du pays sera d'accord avec la tristesse de mes pensées, dont vous êtes toujours l'objet!...»
Ainsi fut rompue cette liaison; elle paraît avoir été, au premier moment, passionnée dans madame Récamier, puis languissante et mignarde, et aboutissant enfin à de vaines et froides coquetteries épistolaires. Les deux amants ne se revirent qu'à Paris, en 1815 et en 1818. Le prince commanda à Gérard un portrait de celle dont il ne pouvait aimer que le souvenir et emporter que l'image en Prusse.
XVI
Mais, entre 1809 et 1814, Juliette, de plus en plus attachée à madame de Staël, partagea généreusement les exils de son amie, tantôt à Coppet, tantôt dans des châteaux à quarante lieues de Paris; exils plus ridicules que sévères, où deux femmes gémissaient de ne pouvoir respirer la fumée de Paris, et où un maître du monde s'inquiétait du commérage de deux femmes.
On conçoit l'antipathie que ces persécutions gantées de Napoléon nourrissaient dans le cœur des deux amies; la grâce et le génie se coalisaient sourdement avec la liberté contre le contempteur des lettres et le distributeur des trônes. 1814 approchait; madame de Staël s'enfuit en Suède auprès de Bernadotte, pour y souffler la haine contre Napoléon. L'entrée des alliés dans Paris y ramena madame Récamier. Elle avait passé à Lyon, dans sa famille, les années irréprochables de sa seconde jeunesse. Un publiciste et un orateur aussi estimable que brillant, Camille Jordan, ami de Mathieu de Montmorency, l'entretenait des espérances d'une restauration prochaine des Bourbons; cette restauration, selon ces deux hommes, devait être le réveil de la liberté monarchique.
Ce fut dans ce séjour à Lyon, avant les dernières crises de l'Empire, qu'elle connut un des hommes qui ont tenu le plus de place, sinon dans son cœur, du moins dans ses habitudes; cet homme était le philosophe Ballanche. Camille Jordan le lui présenta.
Ballanche n'avait rien reçu de la nature pour séduire ni pour attacher: d'une naissance honorable, mais modeste, d'extérieur disgracieux, d'un visage difforme, d'un langage embarrassé, d'une timidité enfantine, d'une simplicité d'esprit qui allait jusqu'à la naïveté, Ballanche ne se faisait aucune illusion sur cette absence de tous les dons naturels; mais il sentait en lui le don des dons: celui d'admirer et d'aimer les supériorités physiques ou morales de la création. Il savait se désintéresser complétement de lui-même, pourvu qu'on lui permît d'adorer le beau: le beau dans les idées, le beau dans les sentiments, le beau dans l'âme, dans le talent, dans le visage. L'homme qu'il adorait alors était M. de Chateaubriand; la femme qu'il cherchait pour l'aimer, il la trouva du premier coup d'œil dans madame Récamier. Il ne se fit ni son soupirant ni son ami, il se fit son esclave; il abdiqua toute personnalité dans ce dévouement absolu et sans salaire à cette Béatrice ou à cette Laure de son âme. On ne peut s'empêcher de s'incliner devant cette faculté si humble et pourtant si noble de s'absorber complétement dans ce qu'on admire et de vivre non pour soi, mais pour ce qu'on croit au-dessus de soi sur cette terre.
Tel fut Ballanche; je l'ai beaucoup connu; j'ai assisté, au pied de son lit, à ses dernières contemplations de l'une et de l'autre vie; je l'ai vu vivre et je l'ai presque vu mourir dans cette petite mansarde de la rue de Sèvres d'où il pouvait voir la fenêtre en face de son amie, madame Récamier. Ballanche laisse dans le cœur de ceux qui l'ont connu l'image d'un de ces rêves calmes du matin, qui ne sont ni la veille ni le sommeil, mais qui participent des deux. Ce n'était pas un homme, c'était un sublime somnambule dans la vie.
XVII
À l'époque où madame Récamier le connut et lui permit de l'aimer, il avait déjà écrit une espèce de poëme en prose, Antigone, sorte de Séthos ou de Télémaque dans le style de M. de Chateaubriand; on parlait de lui à voix basse comme d'un génie inconnu et mystérieux qui couvait quelque grand dessein dans sa pensée; il couvait, en effet, de beaux rêves, des rêves de Platon chrétien, rêves qui ne devaient jamais prendre assez de corps pour former des réalités ou pour organiser des doctrines. C'était l'écrivain des aspirations, aspirant toujours, n'abordant jamais. Comment, en effet, aborder l'infini? Il s'agrandit toujours; Ballanche s'agrandissait comme l'incommensurable; c'était l'homme des horizons; ces horizons politiques ou religieux fuient quand on croit les atteindre et se confondent avec le ciel. Ballanche était donc ainsi autant habitant du ciel par le regard qu'habitant de la terre par le peu d'humanité qu'il y avait en lui.
XVIII
Comment un tel homme conçut-il, dès le premier jour, une passion passive, mais absolue, pour une femme si belle, mais pour une femme cependant dont la séduction gracieuse et la coquetterie agaçante ne ressemblaient en rien à cette métaphysique incarnée que Dante adorait dans Béatrice? Je crois que la séduction de madame Récamier sur Ballanche, ce fut la pureté sans tache de son idole; ne pouvant adorer une idéalité divine, il adore une femme au-dessus des sens. Le chaste attrait de madame Récamier ne s'adressait, en effet, qu'aux yeux et à l'âme; Ballanche y vit un symbole de la beauté immaculée, il l'aima comme un philosophe aime une abstraction, il se sentit glorieux de s'attacher, sans aucun intérêt sensuel, à cette personnification de la beauté.
Ce fut aussi, il faut en convenir, un vrai mérite à madame Récamier de deviner l'âme de Ballanche sous cette forme disgraciée et presque grotesque, et de se laisser aimer et suivre jusqu'à la mort par ce doux Socrate lyonnais. Il y eut pour l'un et pour l'autre quelque chose de surnaturel, une sorte de révélation dans cette amitié.
«Permettez-moi à votre égard les sentiments d'un frère pour une sœur, lui écrivit Ballanche dès le lendemain du jour où il la connut; mon dévouement sera entier et sans réserve; je veux votre bonheur aux dépens du mien; cela est juste: vous êtes supérieure à moi.»
XIX
Madame Récamier partit de Lyon pour l'Italie, afin de ne pas assister aux catastrophes de sa patrie. Ballanche cette fois ne put la suivre; ses pénibles occupations de libraire, dans lesquelles il remplaçait son père mourant, retinrent sa personne, mais non son âme; cette âme voyageait partout où allait sa nouvelle amie. La correspondance entre Juliette et lui fut de tous les jours. Ballanche n'avait rien de ce qui distrait une pensée d'une idole; aussitôt après la mort de son père, Ballanche, comme l'homme de l'Évangile, vendit tout pour s'attacher comme une ombre aux pas et au sort de sa belle compatriote.
Madame Récamier habita à Rome la maison de Canova, le grand statuaire de ces deux siècles. C'était Aspasie chez Phidias. Canova chercha en vain, quoique si gracieux, à reproduire la grâce infinie de ce visage; il échoua, comme échouent tous les ciseaux devant l'expression qui vient de l'âme et non de la matière. Son hôtesse et lui passèrent une délicieuse saison à Tivoli et à Albano dans les maisons de campagne de Canova; c'est là que cette femme, mondaine jusque-là, apprit à contempler la nature et à rêver; madame de Staël l'avait troublée par sa politique, Canova et Albano la calmèrent par leur poésie. Sa beauté prit un caractère grave et pensif que les ruines de Rome donnent au regard qui les contemple longtemps. Les Françaises les plus rieuses contractent la mélancolie de ces sépulcres en les fréquentant un peu longtemps.
Un jeune et noble admirateur, le prince de Rohan (depuis archevêque de Besançon, mort de ses aspirations vers le ciel), la fréquenta assidûment à Rome. Il était alors attaché par je ne sais quel service d'honneur à la cour de la reine de Naples, sœur de l'empereur Napoléon. Je l'ai beaucoup connu et j'ai gardé de lui un souvenir reconnaissant. C'était alors une des plus gracieuses figures d'hommes de race qu'on pût rêver. La charmante reine de Naples, Caroline Bonaparte, était fière d'avoir près d'elle un pareil ornement de sa cour. Elle le traitait avec une prédilection qui aurait pu promettre une amitié de reine, si le futur cardinal, qui se nommait alors le prince de Léon, avait vu dans les plus belles femmes autre chose qu'une délectation du regard; mais il était aussi réservé et aussi scrupuleux de cœur que de visage: ses relations avec madame Récamier à Rome et à Naples ne furent que de tendres égards de société qui ne s'élevèrent jamais jusqu'à la passion. Il aimait à séduire les yeux et les oreilles plus qu'à posséder les cœurs; c'est l'homme doué de la plus innocente coquetterie d'esprit et de figure que j'aie jamais connu; tel il était alors à Naples sous l'habit de cour, tel je l'ai vu plus tard sous l'uniforme de mousquetaire de Louis XVIII, tel sous le costume d'archevêque, apportant le même apprêt à plaire dans le salon, dans la revue, qu'à l'autel. Son visage d'Antinoüs, ses cheveux parfumés, ses vêtements élégants, ses attitudes étudiées pour l'effet, sans mélange visible d'affectation, le faisaient remarquer partout; son esprit très-cultivé aimait le beau dans les lettres et dans les arts comme dans la toilette; il sentait vivement la poésie et la piété, cette poésie des âmes tendres.
Marié, à son retour d'Italie, à une jeune femme digne de lui, il la perdit un jour de bal par une catastrophe qui assombrit sa vie: elle fut brûlée en se parant pour une fête; elle ne lui avait pas encore donné d'enfant; il se réfugia dans la dévotion; cette dévotion était sincère, quoique toujours élégante. Son nom lui promettait le cardinalat, sa vertu lui promettait le ciel. Les terreurs imaginaires de la révolution de Juillet le précipitèrent dans la tombe. Il mourut en saint, laissant une mémoire sanctifiée comme sa physionomie.
XX
Le prince de Léon était envoyé à Rome, en ce moment, par la reine Caroline, pour engager madame Récamier à venir la consoler et la conseiller dans ses perplexités à Naples. C'était le moment où l'empereur Napoléon, son frère, s'écroulait jour à jour sous l'amas de sa fortune et de ses conquêtes. Murat ne voulait pas s'écrouler avec lui; sa femme, la reine Caroline, plus reine encore que sœur, encourageait son mari dans sa défection; la politique prévalait sur la reconnaissance et la nature. La reine et le roi caressèrent madame Récamier à Naples avec cet abandon et ces tendresses que l'on prodigue à ceux dont on désire être approuvé dans un mauvais dessein. Ils lui firent confidence de leurs négociations avec les ennemis de Napoléon; ils avaient déjà signé secrètement le traité européen de coalition contre lui. Ce secret échappe au roi Murat dans une scène de tragédie vraiment antique, rapportée par madame Lenormant d'après le récit de sa tante.
«Madame Murat avait confié à madame Récamier les incertitudes cruelles dont l'âme de Murat était déchirée. L'opinion publique, à Naples et dans le reste du royaume, se prononçait hautement pour que Joachim se déclarât indépendant de la France; le peuple voulait la paix à tout prix.