XIV
Le docteur Willoughby

Hercule Poirot descendit de taxi, régla le prix de la course en y ajoutant un pourboire, vérifia qu'il se trouvait bien à l'adresse voulue, puis tira soigneusement de sa poche une lettre adressée au docteur Willoughby. Il gravit le perron de la villa et appuya sur le bouton de la sonnette. Un domestique lui ouvrit la porte et, s'étant informé de son nom, lui annonça que son maître l'attendait.

On fit entrer le détective dans une pièce de petites dimensions mais très confortable, dont les murs disparaissaient littéralement derrière les rangées de livres. Deux fauteuils avaient été approchés du feu et, entre eux, un guéridon supportait un plateau garni de deux verres et d'un flacon de cristal. Le docteur se leva. Il était grand et mince, avec un front large, des cheveux bruns, des yeux au regard vif. Il serra la main de son visiteur et lui désigna un des fauteuils. Poirot lui tendit sa lettre d'introduction. Le médecin l'ouvrit et, l'ayant lue, la posa sur le guéridon. Puis il considéra un instant son visiteur avec intérêt.

— Le commissaire Garroway m'avait déjà annoncé votre visite, dit-il, en me demandant de faire ce qui serait en mon pouvoir pour vous faciliter l'enquête que vous menez.

— Je sais que c'est une faveur que je vous demande, répondit le détective. Mais, pour certaines raisons, cette affaire est, à mes yeux, d'une importance primordiale.

— Après tant d'années ?

— Elle ne date pas d'hier, en effet, et je comprendrai parfaitement que certains détails vous soient sortis de la mémoire.

— Je ne crois pas que ce soit le cas. Comme vous le savez, je me suis spécialisé depuis longtemps dans une certaine branche de ma profession.

— Et je crois que votre père faisait également autorité en la matière.

— C'est exact. Il avait émis de nombreuses hypothèses, dont quelques-unes se sont avérées exactes, tandis que d'autres se montraient décevantes. Mais j'ai cru comprendre que vous vous intéressiez à une personne qui avait, à un moment donné, reçu ses soins.

— En effet. Il s'agit d'une jeune fille nommée Dorothea Preston-Grey.

— J'étais un tout jeune homme, à l'époque, mais je suivais déjà avec attention les travaux de mon père, bien que nos théories fussent parfois en désaccord. Que voulez-vous savoir sur cette jeune fille, devenue par la suite Mrs. Jarrow ?

— Elle avait une sœur jumelle du nom de Margaret, n'est-ce pas ?

— Oui. Mon père se passionnait précisément à ce moment-là pour un projet qui consistait à suivre et à étudier la vie des jumeaux soigneusement sélectionnés. Certains avaient été élevés dans une même ambiance, d'autres avaient grandi dans des ambiances différentes. Il s'agissait de voir s'ils demeuraient semblables, s'il leur arrivait les mêmes choses aux mêmes moments. Mais je suppose que vous n'êtes pas venu pour m'entendre exposer des théories.

— J'aimerais surtout avoir des détails sur un accident survenu à un jeune enfant de quatre ans. Le fils de Mrs. Jarrow, précisément.

— Cela s'est passé dans le Surrey, non loin de Camberley, me semble-t-il. Mrs. Jarrow était déjà veuve, son mari ayant récemment trouvé la mort dans un accident. Elle en avait été profondément affectée, et son médecin traitant était d'avis qu'elle ne se remettait pas d'une manière satisfaisante. Mon père, appelé en consultation, jugea que l'état de la malade présentait de réels dangers et qu'il était plus sage de la placer en observation dans un établissement où elle pourrait recevoir, pendant un certain temps, les soins qui s'imposaient. Il en fut donc ainsi. C'est ensuite, lorsqu'elle fut rentrée chez elle, que l'accident se produisit. Ce jour-là, ses deux enfants jouaient dans le jardin et, d'après les déclarations de Mrs. Jarrow, la fillette – âgée de neuf ans – avait frappé son jeune frère, le faisant ainsi tomber dans le bassin, où il s'était noyé.

« Ce sont des choses qui se produisent parfois. Souvent par jalousie. Mais, dans ce cas particulier, il ne semblait pas qu'il en fût ainsi, car la fillette ne s'était nullement irritée ou froissée ni à la naissance de son petit frère ni depuis. Mais, d'un autre côté, Mrs. Jarrow n'avait pas désiré ce deuxième enfant. Elle avait même consulté deux médecins dans l'intention de se faire avorter. Cependant, aucun des deux n'avait accepté de procéder à une intervention qui, à cette époque, était illégale.

« Pour en revenir à l'accident, un jeune télégraphiste qui pénétrait dans la propriété à ce moment-là, déclara que l'enfant avait été frappé et poussé non point par sa sœur aînée, mais par une femme. D'autre part, une domestique affirma que, regardant par une des fenêtres de la maison, elle avait vu sa propre maîtresse pousser l'enfant. Elle dit en substance : « Je ne crois pas que la pauvre femme se soit rendue compte de ce qu'elle faisait, car elle ne s'est jamais véritablement remise de la mort de Monsieur. » Quoi qu'il en soit, l'enquête conclut à un accident. Mon père, cependant, eut ensuite un long entretien avec Mrs. Jarrow, lui posa des questions, lui fit subir un certain nombre de tests et en arriva à la conclusion qu'elle était bel et bien responsable de l'accident et qu'un séjour dans un établissement spécialisé serait à nouveau souhaitable. Il y avait à l'époque une méthode de traitement qui était très populaire et en laquelle mon père croyait fermement. On pensait qu'après avoir reçu les soins adéquats – lesquels pouvaient parfois durer un an ou même davantage –, les malades étaient à même de reprendre une vie normale dans leur cadre habituel. On les autorisait donc à rentrer chez eux et, moyennant une surveillance aussi bien familiale que médicale, tout pouvait s'arranger. Je dois reconnaître que, dans de nombreux cas, cette méthode de traitement réussissait fort bien. Mais il y eut également des expériences qui se terminèrent très mal. Des malades qui paraissaient guéris revenaient chez eux, reprenaient leur train-train habituel dans leur cadre familial, puis rechutaient brusquement. Voici un exemple typique. Une jeune femme qui sortait d'une maison de repos retourne vivre avec une amie, chez qui elle était auparavant. Au début, tout semble aller pour le mieux. Puis, un certain matin, cinq ou six mois plus tard, elle appelle d'urgence un médecin. Lorsque celui-ci se présente, elle lui déclare : « Vous allez sûrement vous fâcher en voyant ce que j'ai fait, et il faudra sans doute que vous appeliez la police. Mais je n'ai pas pu faire autrement. J'ai vu le Démon sortir des yeux de Hilda, et j'ai compris qu'il fallait que je la tue. » La pauvre femme avait été étranglée dans son fauteuil. Quant à la coupable, elle est morte quelques années plus tard dans un asile psychiatrique, toujours persuadée que le crime qu'elle avait commis avait été nécessaire, étant donné qu'il était de son devoir de détruire le Démon.

Poirot hocha tristement la tête.

— Oui, soupira le médecin. Eh bien, je considère que Dorothea Preston-Grey souffrait, elle aussi, quoique sous une forme plus atténuée, d'un genre de folie dangereuse et qu'elle devait être placée sous surveillance constante. Mon père était du même avis. Elle fut donc à nouveau soignée dans une maison de repos et, au bout d'un ou deux ans, parut être complètement guérie. Elle quitta alors l'établissement pour aller vivre une vie normale, en compagnie d'une infirmière qui était plus ou moins chargée de la surveiller, mais qui passait, aux yeux de la maisonnée, pour une demoiselle de compagnie. Puis un beau jour, Mrs. Jarrow décida de partir pour l'étranger.

— Pour l'Inde, précisa Poirot.

— C'est cela même. Elle se rendit chez sa sœur jumelle, Lady Ravenscroft.

— Et c'est là que survint un autre accident.

— Oui. L'enfant d'une voisine fut agressé. Par une ayah, prétendit-on d'abord. Puis on soupçonna une domestique indigène. Mais, là encore, il ne faisait pas de doute que la coupable était Mrs. Jarrow en personne, poussée par quelque mystérieux motif connu d'elle seule. On ne put rien prouver d'une manière absolue, mais le général Ravenscroft fut d'avis qu'il fallait renvoyer sa belle-sœur en Angleterre pour la soumettre à un nouveau traitement médical. Est-ce là ce que vous vouliez savoir, monsieur Poirot ?

— Oui. Je connaissais déjà une partie de cette histoire, mais par ouï-dire seulement. J'aimerais maintenant vous parler de la sœur jumelle de Mrs. Jarrow. Margaret Preston-Grey, qui devint Lady Ravenscroft par son mariage. Est-il possible qu'elle ait été atteinte de la même maladie ?

— Mon père s'est posé la question. Il lui a rendu visite à deux ou trois reprises, lui a parlé longuement, car il avait souvent observé des troubles presque identiques chez des jumeaux qui, au début de leur vie, étaient extrêmement attachés l'un à l'autre. Mais il a acquis la conviction que Lady Ravenscroft était parfaitement saine d'esprit.

— Vous avez bien dit « attachés l'un à l'autre au début de leur vie », n'est-ce pas ?

— Oui. Car, en certaines occasions, il peut s'élever par la suite une certaine animosité entre deux jumeaux. Et l'amour primitif peut parfois se changer en une haine farouche. Et, à franchement parler, je me demande si ce ne serait pas le cas dans l'affaire qui nous occupe. Alors qu'il était encore officier subalterne – capitaine, je crois –, Sir Alistair Ravenscroft s'était d'abord épris de Dorothea Preston-Grey, laquelle était une très jolie fille – la plus belle des deux sœurs, m'a-t-on affirmé. Et la jeune fille avait répondu à son amour. Ils n'ont jamais été officiellement fiancés, cependant, parce que le capitaine avait reporté son affection sur l'autre sœur, Margaret. Il lui demanda de l'épouser, et le mariage eut lieu. Mon père se rendit compte que Dorothea était devenue affreusement jalouse de sa sœur tout en étant restée amoureuse de son beau-frère.

« Néanmoins, elle finit, un peu plus tard, par épouser un autre homme – mariage apparemment heureux, jusqu'à la mort accidentelle de son mari – et elle rendit visite aux Ravenscroft à plusieurs reprises, non seulement en Malaisie, mais aussi en Angleterre après leur retour. Elle paraissait alors complètement guérie. Je crois – du moins mon père me l'a-t-il dit – que Lady Ravenscroft lui était restée très attachée. Elle la protégeait, la soutenait toujours en toutes circonstances, l'aimait tendrement. Elle aurait souhaité, je pense, la voir plus souvent. Mais Sir Alistair paraissait moins empressé. Il est fort possible que Mrs. Jarrow, légèrement déséquilibrée, continuât, après son veuvage, à éprouver vis-à-vis de son beau-frère des sentiments que ce dernier pouvait trouver gênants. Pourtant, sa femme avait la conviction, paraît-il, que sa sœur avait fini par se débarrasser de la jalousie qu'elle avait éprouvée à son égard.

— J'ai cru comprendre que Mrs. Jarrow séjournait chez les Ravenscroft très peu de temps avant le drame.

— C'est exact. Elle trouva elle-même une mort tragique environ trois semaines avant sa sœur et son beau-frère. Elle était atteinte de somnambulisme et, une nuit qu'elle était sortie de la villa pour s'engager sur le sentier de la falaise, elle a perdu pied et a dégringolé jusqu'en bas. On ne l'a retrouvée que le lendemain matin. Sa sœur Molly a été, comme vous pouvez vous en douter, bouleversée par cette fin dramatique. Néanmoins, je ne pense pas qu'on puisse considérer cet accident comme responsable du suicide ultérieur du général et de sa femme. Le chagrin éprouvé lors de la mort d'une sœur ou d'une belle-sœur pourrait peut-être, dans certains cas extrêmes, conduire à un acte de désespoir, mais pas à un double suicide.

— À moins, suggéra Poirot, que Lady Ravenscroft n'ait été pour quelque chose dans la mort de sa sœur.

— Grand Dieu ! s'écria le docteur Willoughby, vous ne pensez tout de même pas…

— Que Margaret Ravenscroft ait suivi sa sœur cette nuit-là et l'ait fait basculer du haut de la falaise ?

— Je me refuse absolument à envisager une telle hypothèse.

— Avec les gens, dit doucement Hercule Poirot, on ne sait jamais.