CHAPITRE III
Miss Marple passe à l’action

Après avoir lu la lettre trois fois, Miss Marple la posa près d’elle en fronçant les sourcils.

La première pensée qui lui vint à l’esprit, ce fut que ce document ne lui fournissait aucune indication précise. D’autres renseignements lui viendraient-ils de Mr Broadribb ? Elle éprouvait la quasi-certitude que tel ne serait pas le cas. Cela aurait mal cadré avec le plan de Mr Rafiel. Pourtant, comment ce dernier avait-il pu espérer la voir s’engager dans une affaire dont elle ne savait rien ? Tout cela était fort mystérieux. Après quelques minutes de réflexion, elle parvint à la conclusion qu’il avait précisément recherché le mystère. Elle se rappela la brève période pendant laquelle ils avaient été en relations. Son infirmité, son mauvais caractère, ses boutades, son humour occasionnel. Elle se dit qu’il devait prendre un certain plaisir à taquiner les autres. Et il avait voulu, elle en était persuadée, tromper la curiosité naturelle de Mr Broadribb.

Rien, dans la missive qu’il lui avait fait parvenir, ne fournissait le moindre indice sur l’enquête qu’il avait désiré lui confier. Cette lettre ne lui était d’aucun secours, et il était probable qu’il l’avait voulu ainsi. Cependant, elle ne pouvait partir à l’aveuglette, sans être au courant de rien. Cela faisait penser à un problème de mots croisés dont on ne fournirait pas les définitions. Il lui fallait pourtant savoir ce qu’elle était censée faire et où elle devait se rendre pour commencer. Mr Rafiel avait-il souhaité lui voir prendre l’avion ou le bateau à destination des Antilles, de l’Amérique du Sud ou de toute autre terre lointaine ? Ou bien devait-elle résoudre cette énigme assise tranquillement dans son fauteuil avec son tricot sur les genoux ? Avait-il pensé qu’elle était assez habile pour poser les questions pertinentes et découvrir la marche à suivre sans qu’on lui fournît le plus petit indice ? Non, elle ne pouvait pas le croire.

— Si telle était sa pensée, dit-elle à voix haute, c’est qu’il était retombé en enfance.

Mais au fond, elle ne croyait pas non plus à cette dernière possibilité.

— Je recevrai sûrement des instructions. Mais lesquelles ? Et quand ?

C’est seulement à ce moment-là qu’il lui vint soudain à l’idée qu’elle avait déjà virtuellement accepté la mission.

— Je crois à la vie éternelle, reprit-elle toujours à voix haute. J’ignore où vous êtes, Mr Rafiel, mais je ne doute pas que vous soyez quelque part. Et je ferai de mon mieux pour obéir à vos désirs.

 

*

* *

 

Trois jours plus tard, Miss Marple écrivait une brève lettre à Mr Broadribb.

 

Cher Mr Broadribb,

 

J’ai examiné attentivement la proposition que vous m’avez faite et j’ai le plaisir de vous faire savoir que j’ai décidé d’accepter la mission que feu Mr Rafiel souhaitait me confier. Bien que je ne sois nullement assurée du succès, je ferai de mon mieux pour la remplir. Si vous détenez d’autres instructions, je vous serais reconnaissante de bien vouloir me les faire parvenir. Mais, étant donné que vous ne m’avez rien communiqué, j’imagine que vous n’en possédez pas.

Ai-je raison de présumer que Mr Rafiel était absolument sain d’esprit au moment de sa mort ? Je crois aussi devoir vous demander s’il y a eu récemment, à votre connaissance, une affaire criminelle à laquelle il aurait pu s’intéresser. A-t-il jamais laissé paraître devant vous de la colère ou du mécontentement à propos d’une erreur judiciaire par exemple ? Si tel était le cas, voudriez-vous me le faire savoir ? Un de ses proches ou un de ses amis aurait-il été victime d’une injustice flagrante ou de manœuvres déloyales ?

Je suis sûre que vous comprendrez les raisons de ces demandes, et je suppose que Mr Rafiel aurait souhaité me voir agir de cette manière.

 

*

* *

 

Mr Broadribb tendit la lettre à son associé, lequel se renversa paresseusement dans son fauteuil en laissant échapper un petit sifflement.

— Elle est donc prête à relever le défi, cette vieille branche ! Je suppose qu’elle sait tout de même quelque chose de l’affaire ?

— Apparemment non.

— C’était un drôle de type, que ce Rafiel.

— Un homme difficile à saisir, c’est certain.

— Je ne puis me faire la moindre idée de ce qu’il voulait. Et vous ?

— Pas davantage. Et je suppose que c’est de propos délibéré qu’il ne nous a pas mis dans le secret.

— Il n’a fait ainsi que compliquer terriblement les choses. Et je ne crois pas qu’une pauvre vieille fille débarquant de sa cambrousse ait la moindre chance d’interpréter correctement la pensée d’un mort et de savoir ce qu’il avait en tête au cours des derniers jours de sa vie. Vous ne pensez pas qu’il ait simplement voulu la mener en bateau et lui jouer un bon tour ? Peut-être l’avait-il trouvée un peu trop prétentieuse, trop portée à croire qu’elle était capable de déchiffrer n’importe quelle énigme, et a-t-il voulu lui donner une bonne leçon…

— Non, déclara nettement Mr Broadribb. Je n’en crois rien. Rafiel n’était pas ce genre d’homme.

— Il se montrait parfois passablement malicieux.

— Certes. Mais pas… Non, je suis persuadé qu’il était sérieux et que quelque chose le tracassait. En fait, j’en suis sûr.

— Et il ne vous a pas donné le moindre renseignement, le plus petit indice ?

— Non.

— Dans ces conditions, comment diable pouvait-il espérer…

— Je me demande, en effet, comment elle va pouvoir s’y prendre.

— Je persiste à croire qu’il s’agit d’une mystification ; ou bien il savait pertinemment qu’elle n’avait pas la moindre chance de parvenir à la vérité.

— Jamais il ne se serait montré aussi déloyal. Il a dû, au contraire, penser qu’elle avait une chance de gagner ces vingt mille livres, qui constituent pour elle une très grosse fortune.

— En ce qui nous concerne, que faisons-nous ?

— Rien. Nous attendons pour voir ce qui va se passer. Car il faut absolument qu’il se passe quelque chose.

— Je suppose que vous avez quelque part un pli secret soigneusement cacheté ?

— Mon cher Schuster, Mr Rafiel avait une confiance totale en ma discrétion et en mon honnêteté professionnelle. Ce pli dont vous parlez existe effectivement, mais il ne doit être ouvert que dans certaines circonstances précises dont aucune ne s’est encore présentée.

— Ni ne se présentera jamais.

 

*

* *

 

Miss Marple tricotait et réfléchissait. Elle allait aussi parfois faire des promenades à pied, auquel cas elle n’échappait pas aux remontrances de Cherry.

— Vous vous rappelez ce qu’a dit le docteur : vous ne devez pas faire trop d’exercice.

— Je marche lentement et ne fais aucun travail pénible. Je n’arrache même pas les mauvaises herbes du jardin. Je me contente de poser un pied devant l’autre, tout en réfléchissant à certaines choses.

— Quelles choses ? s’enquit Cherry avec intérêt.

— J’aimerais bien le savoir moi-même. Voudriez-vous, je vous prie, m’apporter une autre écharpe ? Le vent est un peu frais.

 

*

* *

 

— Je me demande ce qui peut l’agiter de cette manière, dit Cherry.

Elle posa devant son mari une assiette de riz aux rognons, puis ajouta :

— Je m’inquiète de la voir ainsi. Elle a reçu une lettre qui l’a bouleversée. À mon avis, elle combine un projet quelconque.

La jeune femme se saisit du plateau et s’en alla apporter le café à sa maîtresse.

— Cherry, connaissez-vous une dame du nom de Mrs Hastings, qui habite dans une de ces nouvelles maisons de Gibraltar Road ? Et une certaine Mrs Bartlett qui loge chez elle ?

— Vous voulez sans doute parler de cette maison qui a été retapée et repeinte, à l’autre bout du village. Ces personnes ne sont pas là depuis longtemps, et je ne connais pas leurs noms. Que voudriez-vous savoir ? De toute façon, je ne les crois pas très intéressantes.

— Sont-elles parentes ?

— Je crois que ce sont simplement deux amies.

— Je me demande…

Miss Marple s’interrompit brusquement.

— Vous vous demandez quoi ?

— Rien. Débarrassez-moi mon petit bureau, voulez-vous ? Je vais écrire une lettre.

— À qui ? s’informa encore Cherry, dévorée de curiosité.

— À la sœur du chanoine Prescott.

— C’est le clergyman dont vous avez fait la connaissance aux Antilles, n’est-ce pas ? Vous m’avez montré sa photo dans votre album.

— C’est bien cela.

Miss Marple s’assit devant son bureau et se mit à écrire.

 

Chère Miss Prescott,

 

J’imagine que vous ne m’avez pas tout à fait oubliée. Je vous ai rencontrée aux Antilles, ainsi que votre frère. J’espère qu’il va bien et n’a pas trop souffert de son asthme au cours de l’hiver.

Je vous écris pour vous demander s’il vous serait possible de me communiquer l’adresse de Mrs Walters — Esther Walters – dont vous devez vous souvenir aussi. Elle était secrétaire de Mr Rafiel. Cette adresse, elle me l’avait donnée, mais malheureusement je l’ai égarée. Elle m’avait demandé, sur certaines espèces de fleurs, des renseignements que je n’ai pu lui fournir à cette époque, et je voudrais lui envoyer un mot à ce sujet. J’ai appris indirectement l’autre jour qu’elle s’était remariée, mais la personne qui m’en a parlé n’était pas absolument certaine du fait. Peut-être en savez-vous davantage.

J’espère ne pas vous avoir trop importunée. Avec mon meilleur souvenir à votre frère et mes vœux sincères pour vous-même.

Bien amicalement,

Jane MARPLE.

 

Après avoir envoyé cette lettre, Miss Marple se sentit mieux.

— Enfin, se dit-elle, j’ai commencé à agir. Je n’attends pas grand-chose de cette démarche, mais on ne sait jamais.

Miss Prescott répondit presque par retour du courrier en joignant l’adresse demandée.

 

Chère Miss Marple,

 

Je n’ai pas reçu de nouvelles directes d’Esther Walters. Mais, tout comme vous, j’ai appris par une amie la nouvelle de son remariage. Elle s’appelle maintenant Mrs Anderson et habite Winslow Lodge, près Alton, dans le Hampshire.

Mon frère me charge de le rappeler à votre bon souvenir. Il est vraiment regrettable que vous habitiez dans le Sud de l’Angleterre et nous dans le Nord. J’espère, néanmoins, que nous aurons un jour l’occasion de nous revoir.

Bien à vous,

Joan PRESCOTT.

 

— Winslow Lodge, à Alton, murmura Miss Marple en relevant l’adresse sur son carnet. Ce n’est pas très loin d’ici. Je me demande quelle serait la meilleure façon de m’y rendre. Je pourrais peut-être louer un taxi. Certes, c’est un peu du gaspillage, mais si cette démarche donne des résultats, je pourrai porter la dépense sur ma note de frais. Et maintenant, vaut-il mieux lui écrire pour la prévenir de ma visite, ou bien m’en remettre au hasard ? Ma foi, je crois qu’il est préférable de ne rien dire. Cette pauvre Esther ne doit guère me porter dans son cœur.

Une fois de plus, la vieille demoiselle se plongea dans ses pensées. Il était probable que son intervention, aux Antilles, avait évité à Esther Walters d’être victime d’un meurtre, mais il était non moins probable que la jeune femme n’en avait pas été convaincue.

— Une femme charmante, dit Miss Marple à mi-voix. Vraiment charmante. Le genre de femme qui épouserait un mauvais sujet, voire un meurtrier, si elle en avait l’occasion. Je persiste à penser que je lui ai sauvé la vie, mais je ne crois pas qu’elle soit d’accord avec moi sur ce point, et elle doit me détester cordialement, ce qui ne va pas faciliter ma tâche si je veux obtenir d’elle certains renseignements. Mais je peux toujours essayer. Cela vaut mieux que de rester ici à attendre.

Un instant, l’idée lui traversa la tête que Mr Rafiel avait peut-être voulu la mystifier. Elle jeta un coup d’œil à la pendule et constata qu’il était l’heure d’aller se coucher.

— Bah ! nous verrons bien. Quand on pense aux choses juste avant de s’endormir, on obtient parfois un résultat. Ça marchera peut-être cette fois.

 

*

* *

 

— Avez-vous bien dormi ? demanda Cherry en posant près de Miss Marple sa tasse de thé matinale.

— J’ai fait un rêve étrange.

— Un cauchemar ?

— Non, rien de tel. Je parlais à quelqu’un, une personne que je ne connaissais pas très bien. Et puis, quand j’ai levé les yeux, je me suis aperçue que ce n’était pas du tout cette personne-là mais une autre. Étrange, en vérité.

— Un peu embrouillé.

— Ça m’a rappelé quelque chose, ou plutôt quelqu’un que j’ai connu autrefois. Demandez-moi une voiture chez Inch, voulez-vous ? Pour onze heures et demie environ.

Inch faisait en quelque sorte partie du passé de Miss Marple. Jadis propriétaire d’un modeste taxi, il était mort depuis longtemps. Son fils, alors âgé de quarante-quatre ans, lui avait succédé, avait transformé en garage la petite entreprise paternelle et acquis deux autres véhicules. À sa mort, le garage avait eu un nouveau propriétaire, mais les personnes âgées parlaient toujours du vieux Inch.

— Vous ne retournez pas à Londres, n’est-ce pas ?

— Non. Je déjeunerai peut-être à Haslemere.

— Qu’est-ce que vous projetez donc ? insista Cherry d’un air soupçonneux.

— J’essaie de rencontrer une certaine personne, mais je voudrais que cette rencontre paraisse le fait du hasard, comprenez-vous ? Ce n’est pas très facile, mais j’espère pouvoir m’en tirer tout de même.

À onze heures et demie, le taxi était devant la porte, et Miss Marple donnait ses instructions à Cherry.

— Appelez-moi ce numéro, voulez-vous, et demandez si Mrs Anderson est chez elle. Si elle est sortie, tâchez de savoir à quelle heure elle doit rentrer.

— Et si elle répond elle-même ?

— Dans ce cas, dites-lui que Mr Broadribb souhaiterait avoir un entretien avec elle, et demandez-lui quel jour de la semaine prochaine il lui serait possible de se présenter à son étude de Londres. Notez sa réponse et puis raccrochez.

— Pourquoi faut-il que ce soit moi qui lui parle ?

— La mémoire est une curieuse chose, Cherry. On se rappelle parfois une voix que l’on n’a pas entendue depuis un an ou davantage.

— En tout cas, elle n’aura jamais entendu la mienne.

— Non. Et c’est pour cela qu’il vaut mieux que ce soit vous qui l’appeliez.

Cherry décrocha le téléphone et demanda la communication. Mrs Anderson était allée faire des courses, lui répondit-on, mais elle serait de retour avant le déjeuner et resterait chez elle tout l’après-midi.

— Eh bien, voilà qui va me faciliter la tâche, commenta Miss Marple. Inch est-il là ? Ah ! oui. Bonjour, Edward.

C’était le chauffeur de Mr Arthur, l’actuel propriétaire du garage, et il se prénommait George.

— Voici où nous allons, continua la vieille demoiselle. Je suppose qu’il ne nous faudra guère plus d’une heure.

 

Némésis
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