Ce 30 mars, on battait la générale dans les faubourgs de Paris. Le front français, en arc de cercle, s’étirait sur seize kilomètres et constituait la ligne de défense extérieure, aux abords de la capitale. Il s’organisait en deux ailes. Le maréchal Mortier commandait celle de gauche, à l’ouest ; le maréchal Marmont celle de droite, à l’est ; Joseph Bonaparte vint se placer au centre.
On avait rassemblé toutes les troupes possibles et imaginables : des soldats de l’armée régulière, les gardes nationaux, les gendarmes, les polytechniciens, les saint-cyriens, les pompiers de Paris, ceux de la Garde impériale, les étudiants, des marins, des volontaires en civil, les invalides, les vieux vétérans... En tout : quarante-cinq mille combattants. Mais un grand nombre n’avaient jamais combattu. Seulement vingt et un mille furent déployés sur la ligne de défense extérieure. Les autres demeurèrent en garnison dans Paris.
La seule chance de l’emporter consistait à tenir jusqu’à ce que Napoléon jaillisse dans le dos des Alliés pour y semer le chaos et l’effroi. Si une telle chose se produisait, cette monumentale coalition se retrouverait prise entre le marteau et l’enclume et subirait peut-être bel et bien une défaite cataclysmique.
Les Alliés l’avaient très bien compris et décidèrent de donner l’assaut avant même d’avoir achevé leur déploiement.
À six heures du matin, depuis les hauteurs de la Villette, le maréchal Mortier donna l’ordre de tirer le premier coup de canon. La bataille de Paris débutait.
Joseph Bonaparte avait établi son quartier général au sommet de la butte Montmartre. Il était confiant, parce qu’il n’avait tout simplement pas réalisé la situation. On lui avait annoncé que, le 26, Napoléon avait remporté une nouvelle victoire à Saint-Dizier. Il en avait déduit que l’impétueuse manoeuvre des Alliés n’avait été qu’un feu de paille ! Il croyait que son frère obligeait ces derniers à battre en retraite en ce moment même et qu’allaient apparaître devant Paris seulement quelques corps d’armée isolés. On entendait bien le canon, sur la droite, du côté de Marmont. Mais personne ne menaçait Montmartre pour le moment.
La butte avait été fortifiée – des fossés, des palissades et des levées de terre – et dotée de sept canons manoeuvrés par une soixantaine d’artilleurs. L’infanterie qui défendait ces retranchements se composait de deux cent cinquante pompiers de la Garde impériale.
Des troupes avaient été placées en avant de cette position, dont des gardes nationaux de la 2e légion. Saber se trouvait là, en grand uniforme de colonel commandant de légion. Il était furieux, parce qu’il n’avait pu conduire ici qu’une partie de ses effectifs. Seuls six mille soldats de la garde nationale avaient été préposés à la défense extérieure. Les autres étaient demeurés dans Paris, pour y assurer l’ordre et garnir la ligne de défense intérieure, aux barrières (qui n’étaient que des palissades entravant les portes de la capitale, afin d’empêcher que les gens n’échappent aux taxes douanières). Saber déployait ses soldats en tirailleurs, dans les vignes, les prés, les jardins...
— Nous protégeons un point clé ! répétait-il. On ne peut pas s’emparer de Paris sans prendre d’abord Montmartre. Vous reculez : Paris est perdu ! Vous tenez bon jusqu’à ce que l’Empereur survienne : Paris est sauvé ! C’est simple : Paris, c’est vous !
Il affichait une grande assurance.
— Faites de chaque arbre, de chaque trou un bastion !
Dépassant ses positions, il se retrouva en train d’inspecter les bataillons du régiment de ligne qui côtoyait sa légion. Margont, confus, se cachait le visage de la main. Ça, c’était bien Irénée ! Il était colonel depuis moins de trois mois et il se comportait déjà comme le général de brigade responsable de ce point du champ de bataille ! Mais on manquait tant d’officiers expérimentés que même les soldats qui n’étaient pas placés sous ses ordres l’écoutaient, le saluaient, s’exclamaient : « Vive le colonel Saber ! »...
Lefine et Piquebois s’aménageaient un retranchement. Ils avaient abattu un peuplier et élaguaient les branches. Leurs hommes les imitaient et des arbres tombaient ici ou là.
— On aurait dû faire ça il y a quinze jours ! pestait Lefine.
Margont regardait vers la droite. Là-bas, le vacarme des combats allait en grandissant...
Sur l’aile droite, dès le début de la bataille, une heure avant le lever du soleil, le maréchal Marmont avait lancé une attaque pour le moins audacieuse. Voulant reprendre le plateau de Romainville, qui avait été évacué la veille, il avait pris la tête d’une partie de ses troupes et les avait conduites à l’assaut de cette position. Il avait nettement sous-estimé les forces de l’ennemi. Mais ce dernier avait aussi surestimé les siennes et avait fini par se replier dans le village ! Si bien que, dans ce secteur, les affrontements avaient commencé par une spectaculaire et paradoxale avancée des Français.
Mais les Alliés avaient poursuivi leur déploiement et, ayant pu mobiliser des renforts, ils attaquaient désormais la droite française de tous les côtés.
Sur l’aile gauche, les Alliés avaient déjà pris du retard sur leur plan de bataille, car coordonner les mouvements de telles quantités de troupes était d’une complexité invraisemblable. Mais ils s’apprêtaient maintenant à lancer une attaque de grande envergure contre les hauteurs de la Villette.
Vers dix heures du matin, partout, la bataille s’intensifiait. Depuis le sommet de Montmartre, on vit apparaître des troupes ennemies, encore assez loin au nord, au niveau du Bourget. Leur masse enflait, enflait, enflait... Une division. Non, des divisions. Un corps d’armée. Deux, peut-être... Non : plusieurs corps d’armée...
La réalité de la situation s’imposait enfin à Joseph. Où que se posât sa longue-vue, il apercevait des assaillants. La ville de Saint-Denis était contournée et des milliers de tirailleurs envahissaient la plaine, juste devant lui, telles des nuées de sauterelles.
Joseph était de plus en plus inquiet. Un messager venait de lui transmettre un message émanant du Tsar, qui l’invitait d’un ton menaçant à négocier... Il prit la décision de regagner Paris, suivi par quelques proches.
— Où est-ce qu’il va ? demanda Margont.
— Il doit se porter sur un point où la situation est critique... hasarda Piquebois.
Saber ricana.
— Il n’y a qu’un seul endroit où Joseph devrait se trouver et c’est au sommet de Montmartre, car c’est la clé de voûte de notre centre. Donc il s’enfuit. Voilà. La défense de Paris vient d’être décapitée sous vos yeux. Désormais, chacun fait ce qu’il peut de son côté.
Au château des Brouillards, Joseph s’entretint brièvement avec le conseil de défense, dont faisaient partie, entre autres, le général Clarke, ministre de la Guerre, et le général Hulin, gouverneur de Paris. Il leur montra la lettre du Tsar. Le conseil décida de faire cesser le combat. Joseph envoya un message au maréchal Marmont, pour lui faire savoir qu’il l’autorisait à entrer en pourparlers avec les Alliés.
Marmont reçut cette missive. Mais celle-ci ne lui donnait pas l’ordre de mettre un terme aux affrontements, elle proposait seulement cette option, si Mortier et lui ne pouvaient plus tenir leurs positions. Or justement, Marmont contenait les attaques adverses et pensait que l’on pouvait encore faire face, peut-être jusqu’à l’arrivée de Napoléon ! Il envoya immédiatement le colonel Fabvier informer Joseph de son point de vue, en espérant le faire changer d’avis.
Fabvier se rendit au sommet de la butte Montmartre, ne trouva pas Joseph, tourna bride et se lança à sa recherche, mais fut bien incapable de le retrouver, car Joseph galopait déjà en direction de Saint-Cloud.
Le maréchal Marmont prit la décision de poursuivre le combat.
Les heures passaient et les Français résistaient toujours avec acharnement. Mais la situation devenait de plus en plus critique.
L’aile droite était progressivement refoulée.
La défense du village de Montreuil s’était effondrée sous les coups combinés de la Garde russe, de la Garde prussienne et de la Garde badoise.
Le village de Pantin avait été pris et demeurait aux mains des Russes et des Prussiens en dépit des assauts forcenés du général Curial, qui avait voulu le reprendre.
Les Russes et les Prussiens avaient repris les jardins de Romainville et y avaient aussitôt positionné une batterie qui bombardait les Français pour les tenir à distance. Le général Raïevski – celui-là même qui avait héroïquement défendu la Grande Redoute durant la bataille de la Moskova – avait lancé une division de grenadiers à la rencontre du maréchal Marmont, qui conduisait une contre-attaque dans l’espoir de reconquérir le plateau, et l’avait repoussé.
Marmont s’était replié sur Le Pré-Saint-Gervais et alternait défense et contre-attaques.
Des troupes wurtembergeoises et autrichiennes renforcées par de la cavalerie russe s’aventuraient au sud-est, afin de déterminer s’il était possible de contourner la ligne française. Le château de Vincennes, fermement tenu en main par le général Daumesnil et garni de canons de gros calibre, représentait un problème de taille... Elles contournèrent cet obstacle, s’emparèrent de Saint-Maur, de Charenton et de Bercy. La cavalerie russe de Pahlen – hussards, uhlans, dragons et cosaques – voulut alors tourner le maréchal Marmont, mais fut arrêtée par vingt-huit canons maniés par les élèves de Polytechnique, soutenus par des gardes nationaux, quelques gendarmes, des dragons et des cuirassiers.
Des renforts alliés continuaient d’affluer de tous les côtés, telles des abeilles venant s’agglutiner sur chaque position française.
La gauche française était-elle aussi durement malmenée.
Après de violents combats, le village d’Aubervilliers avait été pris par les Russes du général Lange-ron, un aristocrate français passé au service de la Russie peu après la Révolution.
Les villages de la Villette et de la Chapelle avaient résisté pendant des heures, sous un déluge d’artillerie. Mais ils avaient fini par succomber aux assauts sans cesse renouvelés des généraux Kleist, York et Woronzow.
Des cosaques, envoyés en éclaireurs, atteignaient le bois de Boulogne, à la recherche d’une faille qui permettrait de contourner le maréchal Mortier pour le prendre à revers.
Le général Langeron avait été ralenti pendant des heures, en partie à cause de la résistance inouïe de la ville de Saint-Denis, due à l’acharnement de Savarin et de ses huit cents hommes. Six mille Russes avaient ainsi été tenus en échec et leur général, Kapzevitch, avait fini par informer Langeron qu’il lui était impossible de prendre Saint-Denis. Ce dernier avait dû composer avec ce problème imprévu. Mais, maintenant que les points de résistance d’Aubervilliers, de la Villette et de la Chapelle avaient été anéantis, il pouvait enfin porter toute son attention sur l’un de ses objectifs principaux : Montmartre.
Leaume avait demandé à tous ses membres de se rassembler. Mais seuls une quinzaine d’entre eux avaient répondu à son appel. Ils auraient dû être quarante ! Ah ça, pour parler et ergoter et chicaner et critiquer, il y avait toujours du monde ! Seulement, maintenant qu’il fallait agir...
Depuis des heures, le vicomte de Leaume et les siens s’activaient à décourager les Parisiens. Ils se rendaient aux barrières de la capitale, où des volontaires en civil demandaient aux gardes nationaux de leur fournir des armes. Ils se mêlaient à ces hommes comme s’ils étaient des leurs et tentaient de les démoraliser par d’habiles paroles. « Il faut se dépêcher, nous sommes à un contre dix ! Si on tarde encore, tout est perdu ! » « Comment cela, pas de fusils pour nous ? Et comment qu’on va se battre ? Autant ouvrir tout de suite les portes aux Prussiens ! » « Vous entendez ce vacarme ! Ce sont tous les Alliés qui nous tombent dessus ! » Au bout d’un moment, on leur jetait des regards suspicieux. Il était alors temps pour eux d’annoncer qu’ils allaient essayer de se procurer des armes ailleurs... Des royalistes d’autres groupes faisaient la même chose un peu partout.
Honoré de Nolant trouvait cette stratégie parfaitement appropriée. Varencourt – qui avait retrouvé la confiance du groupe, puisqu’il était apparu que la police n’encerclait pas la « trésorerie » au moment de leur fuite – l’avait opéré pour lui retirer la balle que le comparse de Margont lui avait logée dans le bras. Nolant souffrait toujours et estimait avoir eu son compte de coups de feu.
Mais, pour Leaume et Châtel, il fallait en faire plus ! Ils abandonnèrent Honoré de Nolant – qui soutenait que sa blessure l’affaiblissait, qu’il ne pouvait plus marcher... ― et, avec leurs hommes, ils allèrent s’armer de pistolets et d’épées dans l’une de leurs caches. Quand ils regagnèrent les rues, ils arboraient tous des cocardes et des écharpes blanches et des emblèmes des Épées du Roi.
Prenant la tête de cette petite troupe, le vicomte de Leaume se dirigea vers la barrière de Montmartre. C’était le point idéal, car un peu plus loin au nord se trouvait la butte Montmartre, où Joseph Bonaparte avait établi son quartier général. S’il causait du trouble à cet endroit, les Français chargés de la défense extérieure entendraient des coups de feu dans leur dos et s’affoleraient. Ils croiraient qu’un parti ennemi les avait contournés et se glissait entre Paris et eux pour leur couper la retraite. Il s’agissait d’un pari risqué. Mais, en cas de succès, les conséquences seraient grandioses ! Si Joseph perdait son sang-froid – et il était bien homme à le perdre –, s’il dévalait la butte au galop pour se réfugier dans Paris de peur d’être tué ou capturé, tous ceux qui l’entouraient abandonneraient en catastrophe leurs positions pour se replier avec leur chef. Alors, ce serait lui, le vicomte de Leaume, qui, par un coup d’audace, permettrait aux Alliés de s’emparer de la butte Montmartre désertée. Quel triomphe ce serait ! Un coup de maître ! Un coup de roi !
Mais il fut dépité quand la barrière de Montmartre fut en vue. Le nombre de gardes postés là était bien supérieur à ce qu’il avait imaginé : une centaine de gardes nationaux, des invalides qui avaient repris les armes, des volontaires qui voulaient des fusils... Pourtant, habituellement, cette barrière-là n’était pas l’une des plus fréquentées. Son groupe s’arrêta, indécis.
Leaume avait basé ses calculs sur le fait que la quasi-totalité des défenseurs serait postée sur la ligne de défense extérieure. Cela semblait couler de source au vu de la disproportion des forces en faveur des Alliés. Il avait donc organisé l’attaque d’un point supposé mal défendu, or ce n’était pas le cas. Leaume songea que l’inorganisation était telle que la seconde ligne de défense était surprotégée, au détriment de la première. Puis il se ravisa. Ne fallait-il pas voir là la preuve que les groupes royalistes parisiens avaient bel et bien réussi à effrayer Joseph ?
— Nous devrions rebrousser chemin... conseilla Jean-Baptiste de Châtel.
— J’aperçois partout des blessés que l’on a retirés du front pour les entasser ici. Regardez cette confusion ! Les gardes sont démoralisés. Incitons-les à abandonner leur poste !
Sur quoi, il fit signe aux siens de s’avancer.
On regarda l’arrivée de ces royalistes avec stupéfaction. Qu’était-ce que ces apparitions ? Les hommes du vicomte se mirent à distribuer les affiches... imprimées grâce à Margont. Quand on ne les acceptait pas, ils les posaient par terre, bien lisibles.
— Vive le roi ! Vive Louis XVIII ! Vive les Bourbons ! clamait Châtel, imité par quelques autres.
Une détonation claqua et un royaliste s’effondra : un garde national venait de tirer. Des coups de feu éclatèrent alors de tous les côtés. Plusieurs membres des Épées du Roi étaient d’anciens chouans qui ne s’en laissaient pas compter. Leaume voulut charger la barrière de Montmartre ! Cela aurait eu tant de panache ! Mais Jean-Baptiste de Châtel le retint par le bras. Un autre garde national mit en joue le vicomte, en qui il avait distingué le meneur de cette bande. Il ne se trouvait qu’à dix pas de sa cible. Châtel vit la menace et se plaça délibérément entre Louis de Leaume et le tireur au moment où ce dernier faisait feu. La balle le frappa en pleine poitrine et il tomba mort. Leaume et les siens battirent en retraite.
Cette bataille-là n’avait duré qu’une minute.
Le général Langeron disposa toutes ses troupes disponibles en deux colonnes. Les huit mille hommes du 8e corps de Saint-Priest d’un côté, les cinq mille du 10e corps de Kapzevitch de l’autre. Puis il les lança droit sur Montmartre et sa poignée de défenseurs.
Les Français déployés en avant de cette position tiraient, tiraient, tiraient... Les Russes tombaient de tous les côtés, mais ne ripostaient pratiquement pas pour ne pas ralentir leur progression. Ceux qui ne détalaient pas devant eux étaient embrochés à la baïonnette et piétinés. Les derniers cavaliers de Belliard – la brigade de cavalerie de la Garde impériale de Dautencourt, composée de chasseurs et de lanciers, et les dragons du général Sparre – chargeaient l’ennemi dans l’espoir de le repousser. Ceux qui se frayaient un chemin à travers les dragons russes qui tentaient de les contrer s’engouffraient dans les multitudes adverses, sabrant et embrochant, s’y engloutissaient et disparaissaient.
Saber se démenait, gesticulait avec son sabre.
— Feu à volonté !
Lefine avait pris le fusil d’un mort – comme on en manquait, les sous-officiers de la garde nationale n’en avaient pas reçu – et ajustait ses tirs sur les officiers russes, que l’on reconnaissait à leur bicorne ou à leur shako orné d’un plumet.
Margont criait ses ordres. Mais il ne pouvait détacher ses yeux de cette avalanche qui déferlait sur eux en engloutissant tout. Quand les Russes prirent le pas de charge, il eut l’impression de sentir le sol trembler sous ses pieds.
Les défenseurs furent percutés par les masses des assaillants. Ils croulaient sous le nombre. Des gardes étaient criblés de balles à bout portant, ceux qui se démenaient recevaient des coups de crosse et de baïonnette de tous les côtés. Margont se retrouva sur la pente de Montmartre, courut et s’engouffra derrière une palissade. Les Russes étaient devenus fous. Ils attendaient ce jour depuis si longtemps ! Ils piétinaient les cadavres de ceux des leurs qui comblaient les fossés. Ils essayaient d’escalader des parapets, creusaient sous les pieux pour les déstabiliser... Margont aperçut Lefine et Piquebois, qui défendaient l’entrée d’un retranchement avec des pompiers de la Garde impériale, des gardes nationaux et des soldats de la ligne. Il y avait de la fumée partout. Les canons de Montmartre tonnaient, propulsant des paquets de mitraille qui s’éparpillaient sur les Russes, déchirant leurs lignes, disloquant leurs vagues d’assaut, couchant pêle-mêle chasseurs, carabiniers, mousquetiers, grenadiers, tambours, officiers, chevaux, aides de camp... Non loin de Margont, on se mit à hurler : « Hourra ! Hourra ! Hourra ! » en roulant les r. Le cri de guerre des Russes ! Les assaillants avaient percé une brèche dans la première ligne de défense. Ils déferlaient dans le retranchement en embrochant tout. Des fuyards bousculèrent Margont, l’emportèrent avec lui. Il voulait se ressaisir sur la seconde ligne, qui surplombait la première. Des Français, paniqués, tombaient dans les fossés qu’ils avaient eux-mêmes creusés un peu plus tôt. Margont levait la tête. Il aurait voulu que la butte fût d’une hauteur inouïe. Déjà, on en avait perdu la base. Le ciel était plus proche. Il fallait tout faire pour ralentir les Russes, parce que, quand les Français atteindraient le sommet, ils se retrouveraient piégés comme des rats. Tout là-haut, Margont apercevait des officiers et des moulins. Des moulins ! Ha, ha, ha ! Il allait mourir au pied d’un moulin ! Sa vie s’achevait dans le donquichottisme !
Les Russes tombaient, glissaient, s’empêtraient, se faisaient massacrer. Leurs cadavres tapissaient les pentes. Mais ils s’acharnaient. Les sapeurs attaquaient les palissades à la hache, des fantassins se faisaient la courte échelle... Margont n’était séparé d’eux que par des poteaux et des levées de terre. Il n’en croyait pas ses yeux. Les ennemis s’approchaient des gueules des canons français qui pointaient par les embrasures. Comment pouvaient-ils agir ainsi alors que les batteries allaient tirer ? Ils épaulaient, mettaient en joue les artilleurs, en abattaient un, en blessaient un autre... Les canons finissaient par cracher des monceaux de mitraille qui les massacraient tous. Il y avait un temps de flottement durant lequel la fumée se dissipait, révélant un trou béant dans les masses russes. Puis les ennemis convergeaient à nouveau, comblaient ce vide et recommençaient à abattre les servants des pièces. Des carabiniers russes parvenaient à se hisser au sommet des palissades pour se faire abattre aussitôt. Margont appelait à la rescousse un groupe de pompiers et de gardes lorsque ce dernier fut déchiqueté sous ses yeux. Des Russes s’étaient emparés de l’un des canons de cette ligne de défense et l’avaient retourné contre les Français, même si, en tirant ainsi, ils avaient expédié autant de mitraille sur les leurs que sur leurs adversaires. Margont s’élança pour reprendre cette pièce que les Russes rechargeaient déjà. Il croyait entraîner des soldats avec lui alors qu’il était en réalité suivi par des fuyards qui s’éloignaient d’une autre percée et se précipitaient vers ce danger sans le savoir. Les Russes qui manoeuvraient ce canon n’étaient qu’une poignée. Ils se laissèrent massacrer sans riposter, continuant à recharger au lieu de se défendre. Il n’en restait plus que deux. L’un fit un rempart de son corps pour protéger son compagnon et fut abattu de trois balles. L’autre actionna la mise à feu avant de s’effondrer, blessé à mort. Margont s’était jeté à terre, juste à temps, se protégeant derrière des cadavres. La mitraille pulvérisa tous ceux qui l’entouraient. Quand la fumée se dissipa, il lui sembla que le monde entier avait péri, qu’il était le seul survivant.
Il aperçut Saber, qui s’adressait à des soldats. Il y avait Lefine, aussi, et Piquebois. Il se précipita vers son ami.
— Il nous faut nous replier... Mais où ? demanda-t-il.
Saber le regarda sans paraître le reconnaître et lui rétorqua :
— Je ne me rendrai jamais ! S’il n’en reste qu’un, je serai ce dernier. Je serai le dernier Parisien !
Il brandit son sabre en direction de Paris.
— Contre-attaque à la baïonnette !
— Tu es fou, Irénée ! Nous sommes encerclés ! Tout est perdu ! Regarde autour de toi ! Il n’y a plus personne, tout le monde est mort !
— Avec moi les morts ! hurla-t-il.
Et il s’élança droit sur les Russes qui leur coupaient la retraite. Au pas de course, le long de la pente descendante, vers Paris. Une quarantaine de défenseurs le talonnaient, chargeant à la baïonnette. Il y avait Piquebois avec eux, le sabre brandi, promesse d’une mort imminente pour tous ceux qui tenteraient de l’intercepter.
— Contre-attaque ! cria Margont à son tour.
Il se jeta lui aussi dans la tourmente, suivi par Lefïne. Il était impossible de tenir leur position actuelle. Ou il montait cette pente, ou il la descendait. Or il venait d’avoir une sorte de prémonition. Là-haut, au pied d’un moulin de Montmartre – peut-être même exactement là où il s’était allongé pour rêvasser, quelques jours plus tôt –, l’attendait sa tombe. Aussi préférait-il se jeter dans les bras de la mort plutôt que de se laisser attraper par elle.
Dans cet univers en perdition, les simples soldats ne savaient plus quoi faire. Quand ils virent un colonel, un major, un capitaine et d’autres fantassins se lancer sur les Russes, ils les imitèrent, espérant que ces officiers les guidaient vers la voie du salut.
Jusque-là, les Russes avaient été les assaillants. Cette charge désespérée les prit par surprise. Les Français, dévalant la pente, les percutaient à pleine vitesse. Les premiers ennemis furent embrochés et les autres rejetés en arrière. Les Russes reculaient, non pas de leur plein gré, mais parce qu’ils étaient bousculés par ces fous de Français emportés par leur élan. Ils glissaient, perdaient pied, trébuchaient et roulaient... Et tous ces hommes heurtaient ceux qui les suivaient, les déstabilisant à leur tour... De ce côté-là, la pente était trop raide, elle ne permettait pas de s’y tenir fermement... Ce n’était plus une contre-attaque, mais la course frénétique d’une meute de chiens français lancés dans un jeu de quilles russes. Les Russes se retrouvèrent en train de refluer sous la pression. Les Français, encouragés par ce miracle, se déchaînaient. La finie des combats leur avait fait perdre la raison, ils se croyaient invincibles, immortels... Bien que fondant sous les balles et les coups de baïonnette, ce groupe parvint à traverser les lignes adverses, qui se refermèrent derrière lui.
Margont, Piquebois et Lefine comptaient parmi ces rescapés qui couraient en direction de Paris, tandis que, tout au sommet de la butte, les Russes massacraient sur leurs pièces les derniers canonniers encore en vie. Margont pleurait : Saber n’était pas parmi eux.
Un aide de camp de Marmont avait tenté de rejoindre le sommet de Montmartre, pour savoir si Joseph avait laissé quelqu’un pour commander la défense de ce point.
Il ne put s’acquitter de sa mission, car Langeron avait lancé son assaut. Mais il assista aux dernières minutes de la résistance de Montmartre et à la charge de Saber. Il retourna présenter son rapport au maréchal.
— C’est extraordinaire ! s’exclama Marmont. Le roi Joseph, qui est supposé nous commander tous, n’est plus là ! Et c’est un colonel commandant de légion qui s’illustre à sa place ! Comment s’appelle-t-il, ce colonel ?
— C’était la 2e légion du colonel Saber, Votre Excellence.
— Je veux qu’il soit notifié à l’Empereur que je demande respectueusement à Sa Majesté de bien vouloir promouvoir ce colonel au rang de général de brigade. Parce qu’avec une poignée d’hommes seulement, il a réussi à malmener ce maudit Langeron !
— Mais... Votre Excellence... Ce colonel est mort, je l’ai vu tomber de mes propres yeux...
Le visage du maréchal se fît plus dur.
— Qu’est-ce que cela change ? Qu’on le fasse général à titre posthume.
Des régiments de l’armée de Silésie, la Garde russe et la Garde prussienne s’étaient enfin emparés des hauteurs de Chaumont. Les Prussiens y étaient si nombreux que l’on voyait fourmiller leurs masses bleues le long des pentes et sur les sommets. On croyait assister à une inondation. Cette vague venait de submerger les buttes herbeuses et semblait maintenant sur le point de se répandre dans toute la capitale pour l’engloutir.
Ces troupes prenaient ainsi à revers le maréchal Marmont et l’obligeaient à se replier sur Belleville. En outre, elles s’empressèrent de placer en batterie leurs canons et leurs obusiers. Quand elles ouvrirent le feu, leurs tirs s’abattirent sur la ville de Paris elle-même.
La pièce était minuscule, perchée tout au sommet d’une vieille habitation. Ses murs et ses poutres étaient décorés de dizaines de tableaux, entassés les uns contre les autres, cadre contre cadre. Des batailles navales où sombraient des navires en flammes, le grand incendie de Londres en 1666, un feu de forêt, des soleils couchants qui paraissaient embraser le ciel... Partout, ce n’étaient que des tons rouge feu, écarlates, orangés et jaune vif qui contrastaient avec les étendues noir suie. Si bien que ce logement semblait brûler en permanence.
Varencourt se tenait face à l’unique lucarne, observant la bataille, au loin, comptant les panaches de fumée. Il vit distinctement des formes noires traverser le ciel et retomber sur les maisons. Le plus souvent, il n’assistait pas à l’impact. Mais, de temps en temps, un projectile frappait de plein fouet le toit d’un édifice, projetant des débris, ou percutait un angle et faisait s’effondrer tout un pan de bâtisse, libérant des monceaux de poussière. Une maison vola en éclats. Un autre obus fit se disloquer une toiture dans les airs. La cadence de tir s’accrut. Les détonations se mêlaient les unes aux autres et finirent par se fondre en un crépitement continu. Désormais, cela tombait de tous les côtés. Ici, une fumée noire s’élevait – un premier feu ! –, là un bâtiment s’écroulait et ensevelissait une rue... Un peu partout, au nord-est de Paris, des débris s’élevaient en gerbes et les colonnes de fumée s’accumulaient. Varencourt prit une flasque de vodka achetée dans les ruines de Moscou, après le départ des Français. Il n’y avait jamais goûté, la conservant pour cette occasion. Il se versa un verre et porta un toast aux boulets qui détruisaient Paris. Quand l’eau-de-vie s’écoula dans sa gorge, il eut l’impression que le feu de l’incendie de Moscou s’engouffrait en lui.
Napoléon galopait toujours, désormais accompagné seulement de quelques proches et d’une centaine de cavaliers. Tout ce qu’il voulait, maintenant, c’était arriver à Paris pour prendre le commandement des troupes de la capitale.
Le front français tout entier finit par ployer sous le nombre. Les hauteurs étaient perdues, les défenses extérieures submergées et il n’y avait toujours aucun signe annonçant l’arrivée de l’Empereur. À quatre heures, le maréchal Marmont, blessé au bras et qui venait de frôler la capture, envoya trois officiers aux avant-postes ennemis pour demander une suspension d’armes.
Les Alliés avaient perdu neuf mille soldats, blessés ou tués ; les Français quatre mille.
Le silence avait quelque chose d’irréel. Les oreilles bourdonnaient encore du fracas des combats, comme si elles-mêmes ne parvenaient à croire au retour du calme.
Catherine de Saltonges, recroquevillée dans un coin de sa cellule, sortit de sa torpeur. Ce silence avait un sens, il lui murmurait quelque chose : les Alliés avaient gagné. Mais elle, elle avait tout perdu. Presque tout. Il ne lui restait que sa fierté ! Malgré les souillures infligées par son ancien époux, les désastres dus à la Révolution, son incapacité à garder son amant dans ses bras, la perte de son enfant, oui, malgré tout cela, rien ne parviendrait jamais à briser sa fierté.
Elle se leva, marcha jusqu’à la porte et se mit à taper du plat de la main.
— Messieurs les geôliers ! Voilà, ça y est ! Il est l’heure pour nous d’échanger nos places !