Chapitre 15 Où l’on tend des pièges pour un gros gibier

Malone avait donné sa parole d’honneur qu’il ne parlerait plus d’amour à Enid Challenger. Mais les regards pouvant être éloquents, leurs communications intimes ne s’en trouvèrent pas interrompues pour autant. Sur tous les autres plans, il s’en tint au pacte qu’il avait conclu ; la situation était pourtant délicate. D’autant plus délicate qu’il visitait régulièrement le professeur et que, l’irritation provoquée par leur discussion s’étant évanouie, il était toujours bien accueilli. Malone n’avait qu’un seul objectif : obtenir que le grand homme considérât avec sympathie les problèmes psychiques qui l’intéressaient si fort. Il le poursuivait avec assiduité, mais non sans prudence, car il savait que la couche de lave était mince et qu’une éruption était toujours à craindre. Elle se produisit d’ailleurs une ou deux fois, ce qui obligea Malone à laisser tomber le sujet pendant huit ou quinze jours, jusqu’à ce que le terrain se fût solidifié et refroidi.

Dans ses travaux d’approche, Malone déployait une astuce remarquable. Son truc favori consistait à consulter Challenger sur un problème scientifique quelconque : par exemple sur l’importance zoologique des îles Banda, ou sur les insectes de l’archipel malais ; il le laissait parler jusqu’à ce qu’il en arrivât à expliquer que sur ce point toutes nos connaissances étaient dues à Alfred Russel Wallace.

– Tiens, vraiment ! Wallace, le partisan du spiritisme ? disait Malone d’une voix innocente.

Challenger alors lui jetait un regard furieux et changeait de thème. En d’autres occasions, c’était Lodge que Malone utilisait comme piège.

– Je suppose que vous avez une haute opinion de lui ?

– Le premier cerveau d’Europe ! disait Challenger.

– Il est bien l’autorité suprême sur l’éther, n’est-ce pas ?

– Sans aucun doute !

– Naturellement, moi, je ne le connais qu’à travers ses travaux psychiques…

Challenger se refermait comme une huître. Malone attendait quelques jours, puis posait à brûle-pourpoint cette question :

– Avez-vous déjà rencontré Lombroso ?

– Oui, au congrès de Milan.

– Je viens de lire un livre de lui.

– Un traité de criminologie, je présume ?

– Non. Il s’intitule : Après la mort, quoi ?

– Jamais entendu parler de cela.

– Il discute du problème du psychisme.

– Ah ! Un homme comme Lombroso, avec un esprit aussi pénétrant, a dû vite régler leur compte à ces charlatans !

– Non, ce livre les soutient, au contraire !

– Eh bien ! tous les grands esprits ont leurs faiblesses !

C’est ainsi qu’avec une patience et une ruse infinies Malone distillait ses petites gouttes de raison ; il espérait ronger les préjugés ; mais aucun effet n’était encore visible. Il allait être obligé de se rallier à des mesures plus énergiques. Une démonstration directe ? Mais comment ? quand ? et où ? Malone se décida à consulter là-dessus Algernon Mailey. Un après-midi de printemps, il se retrouva donc dans le salon où il avait boulé pour plaquer aux jambes Silas Linden. Il y rencontra le révérend Charles Mason et Smith, le héros du débat du Queen’s Hall, en discussion serrée avec Mailey. Le sujet de cet entretien paraîtra probablement beaucoup plus important à nos descendants que d’autres qui occupent une place immense dans les préoccupations actuelles du public : il ne s’agissait de rien moins que de décider si le mouvement psychique en Grande-Bretagne devait être unitaire ou trinitaire. Smith avait toujours été partisan d’un solution unitaire, de même que tous les vieux chefs du mouvement et les temples spirites organisés. En revanche Charles Mason était un fils loyal de l’Église anglicane, et il se faisait le porte-parole de noms réputés tels que Lodge et Barett parmi les laïques, Wilberforce, Haweis et Chambers dans le clergé, lesquels continuaient d’adhérer aux vieux enseignements tout en admettant le fait de la communication spirituelle. Mailey était neutre, et, tel un arbitre zélé qui dans un match de boxe sépare deux adversaires, il risquait constamment de recevoir un coup. Malone était ravi d’écouter : ayant réalisé une fois pour toutes que l’avenir du monde pouvait dépendre de ce mouvement, chaque phase par laquelle il passait l’intéressait prodigieusement. Quand il était entré, Mason dissertait avec autant de sérieux que de bonne humeur.

– Le public n’est par mûr pour un trop grand bouleversement. Il n’est pas nécessaire. Ajoutons seulement notre savoir vivant et la communication directe avec les saints à la liturgie splendide et aux traditions de l’Église : vous aurez alors une force dirigeante qui revitalisera toute la religion. Vous ne pourrez pas faire s’épanouir le spiritisme sur ses seules racines. Les premiers chrétiens eux-mêmes ont constaté qu’il leur fallait concéder beaucoup aux autres religions.

– C’est exactement ce qui leur a fait le plus grand mal, répliqua Smith. Lorsque l’Église a aliéné sa force et sa pureté originelles, ça été sa fin.

– Elle dure encore, pourtant !

– Mais elle n’a plus jamais été la même, depuis que ce bandit de Constantin a mis la main dessus.

– Allons, allons ! protesta Mailey. Vous ne pouvez tout de même pas traiter de bandit le premier empereur chrétien !

Mais Smith était tout d’une pièce ; il n’acceptait aucun compromis, et il fonçait comme un bouledogue.

– Quel autre nom donneriez-vous à un homme qui a assassiné la moitié de sa propre famille ? demanda-t-il.

– Son tempérament personnel n’est pas en question. Nous parlions de l’organisation de l’Église chrétienne.

– Vous pardonnez à ma franchise, monsieur Mason ?

Le clergyman sourit avec bonté :

– Tant que vous ne niez pas l’existence du Nouveau Testament, je vous pardonne. Si vous deviez me prouver que Notre-Seigneur était un mythe, comme certains Allemands ont essayé de le démontrer, je n’en serais pas le moins du monde affecté tant que je pourrais me consoler dans son enseignement sublime. Il est bien venu de quelque part n’est-ce pas ? Je l’ai donc adopté et je dis : « C’est mon credo. »

– Oh ! sur ce point, nous ne différons pas beaucoup ! fit Smith. Je n’ai pas découvert de meilleur enseignement. Il est bien, par conséquent, que nous ne l’abandonnions pas. Mais nous devons en supprimer les détails superflus. D’où sont-ils venus ? Des compromis avec beaucoup de religions, grâce auxquels notre ami Constantin a obtenu l’uniformité religieuse dans son immense empire. Il a soudé ensemble des pièces et des morceaux de toute origine. Il a pris le rite égyptien : les vêtements, la mitre, la crosse, la tonsure, l’anneau nuptial, tout cela est égyptien. Les fêtes de Pâques sont païennes et se rapportent à l’équinoxe du printemps. La confirmation est mithriaque. Le baptême également, avec cette différence que l’eau a remplacé le sang. Quant au repas du sacrifice…

Mason se boucha les oreilles et l’interrompit :

– Vous nous récitez une vieille conférence ! dit-il en riant. Louez une salle, mais ne la prononcez pas dans une demeure privée. Sérieusement, Smith, cela est en dehors de la question. En admettant que vous ayez raison, je n’en modifierais pas ma position : je considère que nous avons un grand corps de doctrine qui fait du bon travail, qui est vénéré par beaucoup de monde, y compris votre humble serviteur, et que ce serait une erreur et une folie de le jeter au rebut. Là-dessus vous êtes certainement d’accord ?

– Non, je ne suis pas d’accord ! répondit Smith en serrant ses mâchoires. Vous pensez beaucoup trop aux sentiments de vos ouailles bénies. Mais vous devriez penser aussi que sur dix êtres humains, neuf ne sont jamais entrés dans une église. Ils ont été rebutés par ce qu’ils considèrent, y compris votre humble serviteur, comme déraisonnable et bizarre. Comment les gagnerez-vous si vous continuez à leur servir les mêmes choses, même en les pimentant des enseignements du spiritisme ? Au contraire, si vous approchez les athées et les agnostiques et si vous leur dites : « Je suis tout à fait d’accord que tout ceci ne tient pas debout et est souillé d’une longue histoire de violence et de réaction. Mais voici que nous avons quelque chose de pur et de neuf. Venez et examinez-le ! » Par ce moyen, je pourrais les ramener à la foi en Dieu et leur donner toutes les bases religieuses sans faire violence à leur raison en les obligeant à accepter votre théologie !

Mailey tirait sur sa barbe rousse tout en écoutant ces avis contradictoires. Il connaissait les deux hommes ; il savait que peu de choses les séparaient au fond, en dehors des querelles de mots : Smith révérait le Christ comme homme semblable à Dieu, et Mason comme Dieu fait homme ; le résultat en était le même. Mais en même temps il n’ignorait pas que leurs fidèles extrémistes s’opposaient violemment : un compromis était par conséquent impossible.

– Ce que je ne peux pas comprendre, dit Malone, c’est pourquoi vous ne posez pas ces questions à vos amis de l’au-delà ; vous vous conformeriez aux décisions des esprits, et…

– Ce n’est pas si simple que vous le pensez ! répondit Mailey. Après la mort, nous emportons tous nos préjugés terrestres, et nous nous trouvons dans une atmosphère qui les représente plus ou moins. Au début, chacun fait écho à ses vieilles opinions. Puis l’esprit s’élargit, élargit ses vues jusqu’à tendre vers un credo universel qui inclut seulement la fraternité des hommes et la paternité de Dieu. Mais cela prend du temps. J’ai entendu des bigots fanatiques nous parler de l’au-delà.

– Moi aussi, dit Malone. Et dans cette même pièce. Mais les matérialistes ? Eux au moins ne peuvent plus rester matérialistes ?

– Je crois que leur esprit influe sur leur état, et qu’ils sont plongés parfois très longtemps dans l’inertie, obsédés qu’ils sont par l’idée que rien ne peut plus arriver. Puis finalement ils s’éveillent, ils réalisent tout le temps qu’ils ont perdu, et il arrive fréquemment qu’ils prennent la tête du cortège, quand ce sont des hommes d’un beau caractère qui ont été animés par des motifs élevés… quelles que soient les erreurs qu’ils aient commises !

– Oui, ils sont souvent le sel de la terre ! dit avec chaleur le révérend Mason.

– Et ils offrent les meilleures recrues pour notre mouvement, ajouta Smith. Quand ils découvrent par le témoignage de leurs propres sens qu’il existe réellement une force intelligente hors de nous, ils réagissent avec un enthousiasme qui les transforme en missionnaires idéaux. Vous qui avez une religion et qui y ajoutez quelque chose, vous ne pouvez pas imaginer ce que cela signifie pour l’homme qui a au-dedans de lui un vide parfait et qui tout à coup trouve quelque chose qui le comble. Quand je rencontre un pauvre type sérieux qui tâtonne dans l’obscurité, je brûle du désir de lui mettre quelque chose dans la main.

Sur ces entrefaites, Mme Mailey et le thé firent leur apparition. Mais la conversation n’en languit pas pour autant. C’est l’un des traits de ceux qui explorent les possibilités psychiques – sujet si divers et d’un intérêt si prenant – que lorsqu’ils se rencontrent ils entament aussitôt le plus passionnant échange de vues et d’expériences. Malone eut du mal à ramener la discussion autour du point qui était l’objet particulier de sa visite. Pour le conseiller, il n’aurait pu trouver des hommes plus capables que ceux qui étaient réunis ; tous trois d’ailleurs montrèrent un grand souci à ce qu’un géant comme Challenger fût servi au mieux.

Mais où ? L’accord fut vite réalisé : la grande salle du Collège psychique était la plus distinguée, la plus confortable, la mieux fréquentée de Londres. Et quand ? Le plus tôt serait le mieux. N’importe quel spirite, n’importe quel médium se dégagerait pour une telle occasion… Mais quel médium ? Ah ! voilà le hic ! Bien entendu, le cercle Bolsover serait l’idéal : il était privé, gratuit ; mais Bolsover avait le tempérament vif, et on pouvait être sûr que Challenger serait offensant, empoisonnant ! La réunion pourrait se terminer en bagarre, avec un fiasco complet. Il ne fallait pas courir un tel risque. Fallait-il l’emmener à Paris ? Mais qui prendrait la responsabilité de lâcher un tel taureau dans le magasin de porcelaines du Dr Maupuis ?

– Tel que nous le connaissons, il empoignerait probablement le pithécanthrope par la gorge, et il mettrait en péril la vie de tous les assistants ! dit Mailey, Non, ça ne marcherait pas !

– Il est incontestable que Banderby est le médium le plus costaud de l’Angleterre, dit Smith. Mais nous savons quel est son tempérament. Nous ne pourrions pas nous fier à lui.

– Pourquoi pas ? interrogea Malone.

Smith posa un doigt sur ses lèvres.

– Il a pris la route que beaucoup de médiums ont empruntée avant lui.

– Voilà assurément, réfléchit Malone, un argument puissant contre notre cause. Comment une chose peut-elle être bonne si elle aboutit à un tel résultat ?

– Estimez-vous que la poésie est une bonne chose ?

– Bien sûr !

– Et pourtant Poe était un ivrogne, Coleridge s’adonnait aux stupéfiants, Byron était un viveur, et Verlaine un dégénéré. Il faut toujours séparer l’homme de son art. Le génie doit payer une rançon parce que le génie réside dans l’instabilité d’un tempérament. Un grand médium est souvent plus sensible qu’un génie. Beaucoup sont magnifiques dans leur façon de vivre. Certains ne le sont pas. Ils ont des excuses. Ils exercent une profession très fatigante, et ils ont besoin de stimulants. Alors ils perdent tout contrôle. Mais leur pouvoir médiumnique persiste.

– Ceci me rappelle une histoire sur Banderby, dit Mailey. Peut-être ne le connaissez-vous pas, Malone ? Sa silhouette est surprenante : imaginez un petit bonhomme tout rond qui depuis des années n’a pas vu ses doigts de pied. Quand il est ivre, il est encore plus drôle. Voici quelques semaines, je reçus un message urgent aux termes duquel il était dans le bar d’un certain hôtel, et qu’il était parti trop loin pour rentrer chez lui tout seul. Je filai avec un ami pour lui porter secours. Nous le ramenâmes après toutes sortes de mésaventures. Bien. Mais que s’était-il mis dans la tête ? Il voulait tenir une séance. Nous essayâmes de le raisonner, mais le porte-voix était sur la table et éteignit l’électricité. Au même instant, les phénomènes commencèrent. Jamais ils ne furent si extraordinaires. Mais ils furent interrompus par Princeps, son contrôle, qui se saisit du porte-voix et qui se mit à le rouer de coups avec l’instrument : « Canaille ! Ivrogne ! Comment oses-tu ?… » Le porte-voix était tout cabossé. Banderby sortit de la pièce en courant, et nous en profitâmes pour partir.

– Eh bien ! cette fois-là au moins, ce n’est pas le médium qui s’est mis en colère ! observa Mason. Mais avec le Pr Challenger… il vaudrait mieux, évidemment, ne pas courir le risque.

– Et Tom Linden ? proposa Mme Mailey.

Mailey secoua la tête.

– Tom n’a plus jamais été le même depuis son passage en prison. Ces imbéciles ne se contentent pas de persécuter nos plus précieux médiums : ils détruisent leur pouvoir.

– Comment ! Il a perdu son pouvoir ?

– Je n’irai pas jusque-là. Simplement, il n’est plus aussi bon qu’il l’était. Sur chaque chaise il voit un policier déguisé et il est distrait. Tout de même, il est digne de confiance, mais il ne s’aventure pas. Oui, après tout, nous ferions mieux d’avoir Tom.

– Et comme assistance ?

– Je m’attends à ce que le Pr Challenger désire amener un ou deux de ses amis.

– Ce qui formera un horrible bloc de vibrations. Il nous faut donc avoir quelques sympathisants pour compenser, par exemple Delicia Freeman, moi-même. Viendrez-vous, Mason ?

– Bien sûr !

– Et vous, Smith ?

– Non ! J’ai la surveillance de mon journal, trois services, deux enterrements, un mariage, et cinq réunions la semaine prochaine !

– Il nous faut un ou deux partenaires de plus. Le chiffre huit favorise Linden. En attendant, Malone, il vous reste à obtenir le consentement du grand homme et sa date.

– Ainsi que celle de l’esprit, ajouta sérieusement Mason. Nous avons à consulter nos partenaires.

– Mais oui, padre ! C’est indispensable… Eh bien ! Malone, voilà qui est convenu ; nous n’avons plus qu’à attendre l’événement.

Comme par hasard, un événement tout à fait différent attendait Malone ce soir-là, et il tomba dans l’un de ces gouffres qui s’ouvrent toujours de manière imprévue sous les pas de la vie. Quand il arriva, comme d’habitude, à la Gazette, il fut informé par l’huissier que M. Beaumont désirait le voir. Or le supérieur direct de Malone était le vieil Écossais McArdle, le rédacteur en chef, et il était extrêmement rare que le directeur consentît à descendre des cimes d’où il surveillait les royaumes de ce monde pour montrer qu’il connaissait l’un des modestes ouvriers qui travaillaient sous lui. Ce grand homme, riche, capable, siégeait dans un sanctuaire orné de vieux meubles en chêne et de cuir rouge. Il continua la lettre qu’il avait commencée quand Malone pénétra dans son bureau, et ce n’est qu’au bout de quelques minutes qu’il leva les sourcils et montra des yeux gris, mais perspicaces.

– Ah ! monsieur Malone, bonsoir ! Il y a déjà quelque temps que je désirais vous voir. Voudriez-vous vous asseoir ? C’est au sujet de ces articles sur les affaires psychiques… Vous aviez débuté sur un ton de scepticisme sain, d’humour agréable qui étaient tout à fait acceptables à la fois pour moi et pour les lecteurs. Je regrette cependant d’avoir à remarquer que votre opinion s’est modifiée au fur et à mesure que vous poursuiviez votre enquête ; votre position donne à présent l’impression que vous semblez excuser quelques-unes de ces pratiques. Elle ne correspond pas, ai-je besoin de vous le dire, à la politique de la Gazette, et nous aurions interrompu votre série si nous ne l’avions pas annoncée comme devant être signée d’un enquêteur impartial. Il faut donc que cette série continue, mais le ton doit changer.

– Que souhaiteriez-vous que je fisse, monsieur ?

– Il faut que vous reveniez au côté amusant. C’est cela qu’aime notre public. Distillez de l’humour sur tout. Faites apparaître la vieille tante non mariée, et traduisez de façon amusante ce qu’elle dira. Vous comprenez ce que je veux dire ?

– J’ai peur, monsieur, qu’à mes yeux le spiritisme ne soit plus une plaisanterie. Au contraire, je le prends de plus en plus sérieusement.

Beaumont hocha solennellement la tête.

– Nos abonnés aussi, malheureusement…

Il avait sur son bureau une pile de lettres ; il en prit une.

– Lisez :

J’ai toujours considéré votre journal comme une publication rédigée dans la crainte de Dieu. Je vous rappelle que les pratiques que votre correspondant paraît excuser sont expressément interdites à la fois dans le Lévitique et dans le Deutéronome. Je partagerais votre péché si je continuais à être votre abonné.

– Tartuffe ! murmura Malone.

– Peut-être, mais l’argent d’un tartuffe est aussi bon à prendre que n’importe quel argent. Voici une autre lettre :

Sûrement, à cette époque de la libre pensée et de l’illumination, vous n’allez pas aider un mouvement qui tente de nous ramener à l’idée discréditée d’une intelligence angélique ou diabolique hors de nous-mêmes ? Si vous récidivez, je vous prierai de cesser mon abonnement.

– Il serait amusant, monsieur, d’enfermer ces divers objecteurs dans une pièce, et de les laisser régler cette affaire entre eux !

– Peut-être, monsieur Malone, mais ce que je dois prendre d’abord en considération, c’est le tirage de la Gazette.

– Ne croyez-vous pas, monsieur, que vous sous-estimez l’intelligence de vos lecteurs ? Derrière ces extrémistes, il existe une grande quantité de gens qui ont été impressionnés par les témoignages de personnes hautement honorables. N’est-ce pas notre devoir de nous tenir à la hauteur des faits de vérité sans les tourner en ridicule ?

M. Beaumont haussa les épaules.

– Que les partisans du spiritisme livrent leur propre bataille ! Notre journal n’est pas une feuille de propagande, et nous ne prétendons pas nous faire les directeurs de conscience des lecteurs.

– Je parlais uniquement des faits vérifiables. Regardez comme ils sont tenus systématiquement sous le boisseau ! Quand avez-vous lu, par exemple, un article intelligent sur l’ectoplasme ? Qui pourrait imaginer que cette substance essentielle a été examinée, décrite, et certifiée exacte par des savants, avec d’innombrables photos à l’appui pour étayer leurs dires ?

– Bon, bon ! coupa Beaumont avec un geste d’impatience. J’ai peur d’avoir trop à faire pour discuter de la question. Ce que j’avais à vous dire, c’est que j’ai reçu une lettre de M. Cornélius, lettre me disant que nous devions changer immédiatement notre ligne.

M. Cornélius était le propriétaire de la Gazette ; il l’était devenu, non par mérite personnel, mais parce que son père lui ayant laissé plusieurs millions, il en avait consacré quelques-uns à acheter ce journal. On le voyait rarement dans les bureaux, mais de temps à autre un filet dans le journal informait « ses » lecteurs que son yacht avait fait escale à Menton, qu’il avait été vu aux tables de jeu de Monte-Carlo, ou qu’il était attendu pour la saison dans le Leicestershire. C’était un homme qui n’avait pas plus de cerveau que de caractère, et pas plus de caractère que de cerveau. Cependant il se mêlait occasionnellement aux affaires publiques par quelque manifeste qui était imprimé en première page sous de gros titres et en gras. Il n’était pas dissolu, mais c’était un bon vivant ; sa luxure coutumière le plaçait toujours au bord du scandale et l’y faisait basculer quelquefois. Malone eut le sang qui lui monta à la tête quand il pensa à ce frivole, à cet insecte qui s’interposait entre l’humanité et un message de culture et de consolation qui descendait d’en haut. Seulement voilà ; ces petits doigts d’enfant gâté pouvaient couper la manne divine !

– Telle est ma conclusion, monsieur Malone ! dit Beaumont.

– Elle conclut tout ! dit Malone. Si totalement qu’elle met un terme à ma collaboration avec votre journal. J’ai un contrat avec préavis de six mois. Quand ce délai sera terminé, je partirai.

– Comme vous voudrez ! fit M. Beaumont en reprenant sa lettre.

Malone, toujours prêt à se battre, se rendit dans le bureau de McArdle et lui raconta ce qui venait de se passer. Le vieil Écossais en fut tout troublé.

– Hé ! mon cher, c’est votre sacré sang irlandais ! Un peu de scotch n’est pas mauvais, soit dans le sang, soit au fond d’un verre. Retournez le voir et dites-lui que vous avez réfléchi.

– Ah ! non ! L’idée de ce Cornélius, avec son visage sanguin et son ventre en forme de pot, et… Enfin, vous connaissez bien sa vie privée !… L’idée d’un tel homme dictant aux populations ce qu’elles doivent croire et me demandant de ridiculiser ce qu’il y a de plus sacré sur la terre !

– Mon cher, vous êtes foutu !

– Je veux bien être foutu pour ça. Mais je trouverai un autre emploi !

– Pas si Cornélius s’en mêle. S’il vous fait la réputation d’un chien enragé, il n’y aura pas d’emploi pour vous dans Fleet Street !

– C’est une honte ! s’écria Malone. La façon dont cette affaire a été traitée est la condamnation du journalisme. Et pas seulement en Grande-Bretagne. L’Amérique est pire ! On dirait que dans la presse il n’y a que les âmes les plus basses, les plus matérialistes ! Oh ! il y a aussi de braves types, mais… Mais qui dirige le peuple ? C’est affreux !

McArdle posa une main paternelle sur l’épaule de son rédacteur.

– Allons, allons, mon garçon ! Il nous faut prendre le monde comme nous l’avons trouvé. Nous ne l’avons pas fabriqué, et nous ne sommes pas responsables. Prenez votre temps ! Nous ne sommes pas si pressés ! Calmez-vous, réfléchissez, songez à votre carrière, pensez à cette jeune demoiselle qui est votre fiancée, et puis revenez et prenez part à ce vieux brouet qu’il nous faut tous manger si nous voulons conserver nos places en ce monde !