Les affaires de cœur entre Enid Challenger et Edward Malone ne présentent pas le moindre intérêt pour le lecteur, pour la bonne raison qu’elles n’en présentent aucun pour l’auteur. Tomber dans le piège invisible de l’amour est le sort commun à toute la jeunesse. Or, dans cette relation, nous entendons traiter des sujets moins banals et d’une importance plus haute. Nous n’avons indiqué les sentiments naissants des deux jeunes gens que pour expliquer leurs rapports de camaraderie franche et intime. Si l’espèce humaine a réalisé quelques progrès, au moins dans les pays anglo-celtiques, c’est parce que les manières hypocrites et sournoises du passé se sont corrigées, et que de jeunes hommes et de jeunes femmes peuvent aujourd’hui se rencontrer sous les auspices d’une amitié saine et honnête.
Le taxi que héla Malone conduisit nos deux envoyés spéciaux en bas d’Edgware Road, dans une rue latérale appelée Helbeck Terrace. À mi-chemin en descendant, la morne rangée des maisons en briques était interrompue par une porte voûtée d’où s’échappait un flot de lumière. Le taxi freina et le chauffeur ouvrit la portière.
– Voici le temple des spirites, monsieur, annonça-t-il. Et il ajouta d’une voix d’asthmatique comme en ont souvent ceux qui sortent par tous les temps :
– Bêtise et compagnie, voilà comment j’appelle ça, moi !
Ayant soulagé sa conscience, il remonta sur son siège et bientôt son feu rouge arrière ne fut plus qu’un petit cercle blafard dans la nuit. Malone éclata de rire.
– Vox populi, Enid ! Le public en est à ce stade.
– Nous aussi !
– Oui, mais nous allons jouer franc jeu. Je ne pense pas que ce chauffeur soit un champion d’objectivité. Sapristi, nous n’aurions vraiment pas de chance si nous ne pouvions pas entrer !
Devant la porte, il y avait beaucoup de monde ; un homme, sur les marches, faisait face à la foule, et agitait ses bras pour la contenir :
– Inutile, mes amis ! Je suis très désolé, mais il n’y a rien à faire. Deux fois déjà on nous a menacés de poursuites parce que nous embouteillons la circulation.
Il se fit moqueur :
– Jamais je n’ai entendu dire qu’une église orthodoxe avait eu des ennuis parce qu’elle attirait trop de monde… Non, monsieur, non !
– Je suis venue à pied de Hammersmith ! gémit une voix.
La lumière éclaira le visage ardent, anxieux, d’une petite bonne femme en noir qui portait un bébé dans ses bras.
– Vous êtes venue pour la clairvoyance, madame ? dit l’introducteur, qui avait compris. Tenez, inscrivez là votre nom et votre adresse ; je vous écrirai, et Mme Debbs vous donnera une consultation gratuite. Cela vaudra mieux que d’attendre dans la foule ; d’autant plus que, avec la meilleure volonté du monde, vous ne pourrez pas entrer. Vous l’aurez pour vous toute seule. Non, monsieur, ce n’est pas la peine de pousser… Qu’est-ce que c’est ? La presse ?
Il avait pris Malone par le coude.
– La presse, avez-vous dit ? La presse nous boycotte, monsieur. Si vous en doutez, jetez un coup d’œil sur la liste des services religieux dans le Times du samedi : ce n’est pas là que vous apprendriez que le spiritisme existe… Quel journal, monsieur ?… La Daily Gazette. Bon, bon, nous faisons des progrès, je vois !… Et la dame aussi ?… Un article spécial, quelle horreur ! Collez à moi, monsieur ; je vais voir ce que je peux faire. Fermez les portes, Joe ! N’insistez pas, mes amis. Quand la caisse sera plus riche, nous aurons plus de place pour vous. Maintenant, mademoiselle, par ici, s’il vous plaît.
Par ici, c’était en descendant la rue et en contournant une ruelle latérale jusqu’à une petite porte au-dessus de laquelle brillait une lampe rouge.
– Je vais être obligé de vous placer sur l’estrade : il ne reste plus une place debout dans la salle.
– Bonté divine ! s’exclama Enid.
– Vous serez aux premières loges, mademoiselle, et, si vous avez de la chance, peut-être bénéficierez-vous d’une lecture. Il arrive souvent que ce sont les personnes qui sont le plus près du médium qui sont favorisées. Entrez, monsieur, s’il vous plaît.
Ils entrèrent dans une petite pièce sentant le renfermé ; aux murs d’un blanc douteux des chapeaux et des pardessus étaient accrochés. Une femme maigre, austère, dont les yeux étincelaient derrière les lunettes, était en train de chauffer ses mains décharnées au-dessus d’un petit feu. Dans l’attitude anglaise traditionnelle, le dos à la cheminée, se tenait un homme grand et gros avec une figure blême, une moustache rousse et des yeux d’un curieux bleu clair – les yeux d’un marin au long cours. Un petit homme chauve, chaussé d’énormes lunettes à monture en corne, et un jeune garçon athlétique en complet bleu complétaient le groupe.
– Les autres sont déjà sur l’estrade, monsieur Peeble. Il ne reste plus que cinq sièges pour nous, dit le gros homme.
– Je sais, je sais ! répondit l’homme qui s’appelait M. Peeble et qui, à la lumière, révélait un physique sec, tout en nerfs et en muscles. Mais c’est la presse, monsieur Bolsover. La Daily Gazette. Un article spécial… Malone et Challenger. Je vous présente M. Bolsover, notre président. Et voici Mme Debbs, de Liverpool, la fameuse voyante. Voici M. James, et ce jeune gentleman est notre énergique secrétaire M. Hardy Williams. M. Williams est un as pour collecter de l’argent. Ayez l’œil sur votre portefeuille si M. Williams rôde autour de vous !
Tout le monde se mit à rire.
– La quête viendra plus tard, dit M. Williams.
– Un bon article vibrant serait la meilleure contribution ! intervint le président. Vous n’avez jamais assisté à une séance, monsieur ?
– Non, répondit Malone.
– Vous n’êtes donc pas très informé, je suppose ?
– Non, je ne suis pas informé du tout.
– Alors nous devons nous attendre à un éreintement ! D’abord on ne voit les choses que sous l’angle humoristique. Vous écrirez donc un compte rendu très amusant. Remarquez que pour ma part je ne vois rien de comique dans l’esprit d’un époux décédé ou d’une épouse défunte ; c’est affaire de goût, sans doute, et aussi de culture. Quand on ne sait pas, comment parler sérieusement ? Je ne blâme personne. Jadis, nous étions pour la plupart comme ceux qui nous critiquent aujourd’hui. J’étais l’un des hommes de Bradlaugh, et j’étais sous les ordres de Joseph MacCabe jusqu’à ce que mon vieux père vînt et me sortît de là.
– Heureusement pour lui ! fit la médium de Liverpool.
– Ce fut la première fois que je me découvris un pouvoir personnel. Je l’ai vu comme je vous vois maintenant.
– C’est l’heure ! intervint M. Peeble en refermant le boîtier de sa montre. Vous êtes à la droite du fauteuil, madame Debbs ; voulez-vous passer la première ? Puis vous, monsieur le président. Ensuite vous deux, et moi enfin. Tenez-vous sur la gauche, monsieur Hardy Williams, et conduisez les chants. Les esprits ont besoin d’être échauffés, et vous êtes capable de le faire. Maintenant allons-y, s’il vous plaît !
L’estrade était déjà comble, mais les nouveaux arrivants se frayèrent un chemin, au milieu d’un murmure décent de bienvenue, M. Peeble donna quelques coups d’épaule, supplia, et deux places apparurent sur le banc du dernier rang : Enid et Malone s’y installèrent. Ils s’y trouvaient fort bien, car ils pouvaient se camoufler pour prendre des notes.
– Qu’est-ce que vous en pensez ? chuchota Enid.
– Aucune impression pour l’instant.
– Moi non plus, dit-elle. Mais c’est très intéressant tout de même.
Que vous soyez ou non d’accord avec eux, les gens sérieux sont toujours intéressants. Or cette foule, sans aucun doute, était extrêmement sérieuse. La salle était bondée ; sur tous les rangs les visages étaient tournés vers l’estrade ; ils avaient un air de famille ; les femmes étaient légèrement plus nombreuses que les hommes. On n’aurait pas pu dire que l’assistance était distinguée, ni composée d’intellectuels ; mais la moyenne avait un aspect sain, honnête, raisonnable : petits commerçants, chefs de rayon des deux sexes, artisans aisés, femmes appartenant aux classes moyennes avec des responsabilités familiales, et, bien entendu, quelques jeunes gens en quête de sensation, telle était sa structure sociale vue par l’œil exercé de Malone.
Le gros président se leva et tendit la main.
– Mes amis, dit-il, nous avons dû encore une fois refuser l’entrée à beaucoup de gens qui désiraient être des nôtres ce soir. Mais avec des moyens plus larges nous aurions plus de place ; M. Williams, à ma gauche, sera heureux de s’en entretenir avec tous ceux que la question intéresserait. J’étais la semaine dernière dans un hôtel ; au-dessus du bureau de réception, il y avait un écriteau : « Les chèques ne sont pas acceptés. » Notre frère Williams ne tiendrait pas de pareils propos : faites-en l’expérience.
Un rire parcourut l’assistance. L’atmosphère ressemblait davantage à celle d’une salle de conférences qu’à celle d’une église.
« Il y a encore une chose que je désire vous dire avant de me rasseoir. Je ne suis pas ici pour parler. Je suis ici pour me taire, et j’entends le faire le plus tôt possible. Mais je voudrais demander aux spirites convaincus de ne pas venir le dimanche soir : ils occupent les places qui pourraient être occupées par des profanes. Le service du matin est à votre disposition. Il est préférable pour la cause que les curieux puissent entrer le soir. Vous avez trouvé de la place : remerciez-en Dieu. Mais donnez aux autres leur chance !
Et le président retomba dans son fauteuil.
M. Peeble sauta sur ses pieds. De toute évidence, il jouait l’homme utile qui émerge de chaque société et qui prend plus ou moins le commandement. Avec son visage ascétique et passionné, ses mains élancées, il avait l’air d’un pylône vivant : l’électricité devait jaillir du bout de ses doigts.
– L’hymne numéro un ! cria-t-il.
Un harmonium bourdonna et le public se leva. C’était un beau cantique, qui fut chanté avec vigueur :
De l’éternel rivage du Ciel
Un souffle rapide est passé sur le monde.
Les âmes qui ont triomphé de la Mort
Retournent une fois de plus vers la terre.
La vigueur s’accrut pour le refrain :
C’est pourquoi nous sommes en fête,
Pourquoi nous chantons avec joie,
Ô tombeaux, où sont vos victoires,
Ô Mort, où est ton aiguillon ?
Oui, ces gens-là étaient sérieux ! Et ils ne paraissaient pas avoir l’esprit particulièrement débile. Cependant, Enid et Malone ne purent se défendre contre un sentiment de grande pitié en les contemplant. Quelle tristesse d’être trompés, dupés par des imposteurs utilisant les sentiments les plus sacrés et des morts bien-aimés pour tricher ! Que savaient-ils, ces pauvres malheureux, des lois froides et immuables de la science ?
– Et maintenant, hurla M. Peeble, nous allons demander à M. Munro, d’Australie, de nous dire l’invocation.
Un homme âgé, auquel une barbe hirsute et le feu qui couvait dans ses yeux donnaient l’air d’un sauvage, se mit debout ; pendant quelques secondes, il demeura la tête basse. Puis il commença à prier ; et c’était une prière très simple, pas du tout préparée à l’avance. Malone prit en note la première phrase :
« Ô Père, nous sommes un peuple très ignorant et nous ne savons pas comment entrer en communication avec toi ! Mais nous te prierons du mieux que nous le pouvons… »
Tout était dans cette note humble. Enid et Malone échangèrent un coup d’œil de connaisseurs.
Il y eut un autre cantique, moins réussi que le premier, après quoi le président annonça que M. James Jones, de la Galles du Nord, allait publier un message hypnotique que lui transmettait son contrôle bien connu Alasha l’Atlantéen.
M. James Jones, petit homme vif et décidé dans un costume à carreaux, s’avança et commença par demeurer une bonne minute plongé dans une méditation profonde. Puis un violent frisson le secoua, et il se mit aussitôt à parler. Force fut d’admettre que, mis à part une certaine fixité dans le regard et l’éclat vide des yeux, rien n’indiquait que l’orateur pouvait être quelqu’un d’autre que M. James Jones, de la Galles du Nord. Il convient également de signaler qu’après le frisson qui agita au début M. Jones, ce fut au tour de l’assistance de frémir, tant il devint rapidement évident qu’un esprit atlantéen pouvait assommer un auditoire de Londres. Les platitudes s’entassaient sur les inepties, ce qui poussa Malone à dire à Enid que si Alasha était un représentant authentique de la population atlantéenne, il n’était que juste que sa terre natale eût été engloutie au fond de l’océan Atlantique. Quand, avec un nouveau frisson plutôt mélodramatique, M. Jones sortit de son état d’hypnose, le président se leva avec empressement : visiblement, il était résolu à empêcher l’Atlantéen de se manifester encore.
– Nous avons parmi nous ce soir, s’écria-t-il, Mme Debbs, la célèbre voyante de Liverpool. Mme Debbs, comme le savent beaucoup d’entre vous, est généreusement gratifiée de plusieurs de ces dons de l’esprit dont parle saint Paul et, en particulier, de celui de voir les esprits. De tels phénomènes dépendent de lois qui nous dépassent, mais une atmosphère de communion sympathique est essentielle, Mme Debbs réclame donc vos vœux et vos prières pendant qu’elle s’efforcera d’entrer en relation avec l’une de ces lumières de l’au-delà qui pourraient nous honorer ce soir de leur présence.
Le président se rassit, et Mme Debbs se leva parmi des applaudissements discrets. Très grande, très pâle, très maigre, elle avait le visage aquilin, et ses yeux brillaient avec éclat derrière ses lunettes cerclées d’or. Elle se plaça en face de l’assistance. Elle baissa la tête. Elle semblait écouter.
– Des vibrations, cria-t-elle enfin. J’ai besoin de vibrations secourables. Donnez-moi un verset sur l’harmonium, s’il vous plaît.
L’instrument entama : « Jésus, vous qui aimez mon âme… » L’auditoire était tout silence : à la fois impatient et craintif. La salle disposait d’un éclairage assez maigre, et des ombres noires baignaient les angles. La voyante baissa davantage la tête, comme si elle tendait l’oreille. Puis elle leva la main et la musique s’arrêta.
– Bientôt ! Bientôt ! Chaque chose en son temps ! dit Mme Debbs, qui s’adressait à un compagnon invisible, puis qui se tourna vers l’assistance pour ajouter :
« Je ne sens pas que ce soir les conditions soient très bonnes. Je ferai de mon mieux, et eux aussi. Mais d’abord, il faut que je vous parle.
Et elle parla. Ce qu’elle dit fit aux deux profanes l’impression d’être un bredouillis incompréhensible. Son discours était sans suite ; pourtant de temps à autre une phrase ou quelques mots s’en détachaient curieusement pour retenir l’attention. Malone remit son stylo dans sa poche. À quoi bon prendre en notes les propos d’une maboule ? Un habitué, assis à côté de lui, remarqua son air dégoûté et murmura :
– Elle règle son poste. Elle est en train d’accrocher sa longueur d’onde. Tout est affaire de vibration. Ah ! nous y voilà !
Elle s’était interrompue en plein milieu d’une phrase. Son long bras, terminé par un index tremblant, jaillit en avant. Elle désignait une femme entre deux âges au deuxième rang.
– Vous ! Oui, vous, avec la plume rouge. Non, pas vous ! La dame forte devant. Oui, vous ! Je vois un esprit qui prend forme derrière vous. C’est un homme. C’est un homme grand : un mètre quatre-vingts au moins. Il a le front haut, des yeux gris ou bleus, le menton allongé, une moustache brune, des rides. Est-ce que vous le reconnaissez, amie ?
La dame forte parut émue, mais elle secoua négativement la tête.
– Bon. Voyons si je peux vous aider. Il tient un livre… un livre brun avec un fermoir. Un registre comme il y en a dans les bureaux. Je lis les mots : « Assurances écossaises ». Est-ce que cela vous dit quelque chose ?
La dame forte se mordit les lèvres et secoua la tête.
– Bien. Je peux vous confier aussi qu’il est mort après une longue maladie. On me suggère : un mal dans la poitrine… de l’asthme.
La dame forte s’opiniâtra dans la négative, mais une petite personne au visage enluminé, deux rangs derrière, se leva furieuse.
– C’est mon homme, m’dame. Dites-y que j’veux plus rien avoir avec lui.
Elle se rassit d’un air décidé.
– Oui, vous avez raison. Il se déplace vers vous maintenant. Tout à l’heure, il était plus près de l’autre. Il voudrait dire qu’il a de la peine. Ce n’est pas bien, vous savez, de se montrer dure envers les défunts ! Pardonnez et oubliez, un point c’est tout. J’ai reçu un message pour vous. Le voici : « Fais-le, et ma bénédiction t’accompagnera ! » Est-ce qu’il a pour vous une signification quelconque ?
La femme furieuse parut soudain enchantée, et fit un signe de tête affirmatif.
– Très bien, fit la voyante qui, soudain, étendit son bras en direction de la foule vers la porte.
« Pour le soldat !…
Un soldat en kaki, au visage très ahuri, se tenait en effet près de la porte.
– Quoi, pour le soldat ? demanda-t-il.
– C’est un militaire. Il a des galons de caporal. C’est un gros homme avec des cheveux poivre et sel. Sur les épaules, il a un écusson jaune. Je lis les initiales : J. H. Le connaissez-vous ?
– Oui, mais il est mort ! répondit le soldat.
Il n’avait pas compris qu’il se trouvait dans un temple du spiritisme, et la séance était restée pour lui un mystère. Ses voisins entreprirent de lui expliquer de quoi il s’agissait.
– Bon Dieu ! s’exclama-t-il.
Et il disparut sous les rires de l’assistance. Dans l’intervalle, Malone entendait le médium chuchoter constamment à quelqu’un d’invisible.
– Oui, oui, attendez votre tour ! Parlez, femme ! Eh bien ! prenez place à côté de lui. Comment le saurais-je ?… Bon. Si je le peux, je le ferai.
Elle ressemblait à un portier de théâtre qui réglementerait une file d’attente. Sa tentative suivante se solda par un échec complet. Un solide gaillard à pattes tombantes refusa formellement de s’intéresser à un gentleman âgé qui prétendait être son cousin. Le médium opéra avec une patience admirable, revenant sans cesse à l’assaut avec un nouveau détail, mais l’homme demeura sur ses positions.
– Êtes-vous spirite, ami ?
– Oui, depuis dix années.
– Alors vous n’ignorez pas qu’il y a des difficultés.
– Oui, je le sais.
– Réfléchissez encore. Cela peut vous revenir plus tard. Laissons-le pour l’instant. Simplement, je regrette, pour votre ami…
Une pause s’ensuivit, que Malone et Enid mirent à profit pour échanger quelques impressions.
– Qu’est-ce que vous en pensez, Enid ?
– Je ne sais plus. Mes idées s’embrouillent.
– Je crois qu’il s’agit pour moitié d’un jeu de devinettes, et pour l’autre moitié d’une histoire de compères. Ces gens appartiennent tous à la même paroisse, et naturellement ils connaissent réciproquement leurs petites affaires. Et s’ils ne les connaissent pas, ils peuvent toujours se renseigner.
– Quelqu’un a déclaré que c’était la première fois que Mme Debbs venait ici.
– Oui, mais ils peuvent facilement la diriger. Tout est charlatanisme et bluff. Intelligemment appliqués d’ailleurs ! Mais il faut que ce soit des charlatans, sinon pensez à ce que tout cela impliquerait !
– La télépathie, peut-être ?
– Oui, elle doit entrer un peu en ligne de compte. Écoutez-la : voici qu’elle redémarre !
La tentative qu’elle engagea fut mieux réussie que la précédente. Dans le fond de la salle, un homme lugubre reconnut sa femme et la revendiqua.
– J’ai le nom de Walter.
– Oui, c’est le mien.
– Elle vous appelait Wat ?
– Non.
– Eh bien ! maintenant, elle vous appelle Wat. « Dites à Wat de transmettre aux enfants tout mon amour. » Voilà comment j’ai eu Wat. Elle se tourmente au sujet des enfants.
– Ç’a été toujours son tourment.
– Alors elle n’a pas changé. Ils ne changent pas. Le mobilier. Quelque chose à propos du mobilier. Elle dit que vous vous en êtes défait. Est-ce exact ?
– Ben ! je m’en déferai peut-être.
L’auditoire sourit. C’était étrange de voir à quel point le solennel et le comique se mêlaient éternellement. Étrange, et cependant très naturel, très humain…
– Elle a un message : « L’homme paiera et tout ira bien. Sois un brave homme, Wat, et nous serons plus heureux ici que nous ne l’avons jamais été sur la terre. »
L’homme passa une main sur ses yeux. Comme la prophétesse semblait indécise, le jeune secrétaire se souleva de sa chaise pour lui murmurer quelques mots. Elle lança aussitôt un regard vif par-dessus son épaule gauche dans la direction des deux journalistes.
« J’y viendrai ! dit-elle.
Elle gratifia l’assistance de deux nouveaux portraits, l’un et l’autre plutôt vagues, et reconnus avec quelques réserves. Malone observa qu’elle donnait des détails qu’il lui était impossible de voir à distance. Ainsi, travaillant sur une forme qu’elle proclamait apparue à l’autre bout de la salle, elle indiquait néanmoins la couleur des yeux et des petites particularités du visage. N’y avait-il pas là une preuve de supercherie ? Malone le nota. Il était en train de griffonner sur son carnet quand la voix de la voyante se fit plus forte ; il leva les yeux : elle avait tourné la tête : les lunettes scintillaient dans sa direction.
« Il ne m’arrive pas souvent de lire pour quelqu’un placé sur l’estrade, commença-t-elle en regardant alternativement Malone et l’assistance. Mais nous avons ici ce soir des amis qui seront peut-être intéressés à entrer en communication avec le peuple des esprits. Une présence se compose actuellement derrière ce monsieur à moustache… Oui, le gentleman qui est assis à côté de cette dame… Oui, monsieur, derrière vous. C’est un homme de taille moyenne, plutôt petit. Il est âgé. Il a plus de soixante ans, des cheveux blancs, un nez busqué et une petite barbe blanche, un bouc. Il n’est pas de vos parents, je crois, mais c’est un ami. Est-ce que cela vous suggère quelque chose, monsieur ?
Malone secoua la tête avec un dédain visible, tout en murmurant à Enid que cette description était valable pour n’importe quel vieillard.
« Alors nous irons un peu plus près. Il a des rides profondes sur le visage. Lorsqu’il vivait, c’état un homme irascible, avec des manières vives, nerveuses. Est-ce que vous voyez mieux ?
Une nouvelle fois, Malone secoua la tête.
– Quelle blague ! Quelles imbécillités ! chuchota-t-il pour Enid.
– Bien. Mais il me semble angoissé. Alors nous allons faire pour lui tout ce qui est en notre pouvoir. Il tient un livre à la main. Un livre de science. Il l’ouvre, et je vois dedans des graphiques, des schémas. Peut-être l’a-t-il écrit lui-même ? Peut-être a-t-il enseigné d’après ce livre ? Oui, il me fait signe que oui. Il a enseigné d’après ce livre. C’était un professeur.
Malone persévéra dans son mutisme.
« Je ne vois pas comment je pourrais l’aider davantage. Ah ! voilà un détail. Il a un grain de beauté au-dessus du sourcil droit.
Malone sursauta comme s’il avait été piqué.
– Un grain de beauté ? s’écria-t-il.
Les lunettes étincelèrent.
– Deux grains de beauté : un gros, un petit.
– Seigneur ! haleta Malone. C’est le Pr Summerlee !
– Ah ! vous l’avez trouvé ? Il y a un message : « Salutations au vieux… » Le nom est long ; il commence par un C. Je ne l’ai pas identifié. Est-ce qu’il vous dit quelque chose ?
– Oui.
L’instant d’après, elle s’était détournée de lui et décrivait quelque chose ou quelqu’un d’autre. Mais sur l’estrade derrière elle, la voyante laissait un homme complètement désemparé.
C’est alors que la tranquillité du cérémonial fut troublée par une interruption qui frappa de surprise l’auditoire autant que les deux visiteurs. À côté du président apparut subitement un homme grand, au visage clair, barbu, habillé comme un commerçant aisé, qui leva une main dans un geste tranquille, à la manière d’un chef habitué à exercer son autorité. Puis il se pencha vers M. Bolsover et lui dit quelques mots.
– Voici M. Miromar, de Dalston, annonça le président. M. Miromar a un message à transmettre. Nous sommes toujours heureux d’entendre parler M. Miromar.
Les journalistes, de leur place, voyaient assez mal le nouvel arrivant ; mais tous deux furent impressionnés par sa noble allure et par la forme massive de la tête, qui laissait supposer une puissance intellectuelle peu commune. Sa voix résonna dans la salle avec une agréable clarté.
– J’ai reçu l’ordre de communiquer ce message partout où je crois qu’il y a des oreilles pour l’entendre. Ici j’en vois plusieurs, voilà pourquoi je suis venu. Il est souhaitable que l’espèce humaine comprenne progressivement la situation, afin que soient évités toute frayeur ou tout bouleversement. Je suis l’un de ceux qui ont été élus pour vous informer.
– Un cinglé, j’en ai peur ! murmura Malone, qui griffonnait fiévreusement sur ses genoux.
L’assistance avait dans sa majorité envie de sourire ; toutefois, l’aspect et la voix de l’orateur les retinrent suspendus à chaque mot.
– Les choses sont maintenant à leur comble. L’idée même du progrès s’est enfoncée dans la matière. Le progrès consiste à aller vite, à communiquer rapidement les uns avec les autres, à construire de nouvelles machines. Tout cela constitue une diversion à la véritable ambition. Il n’y a qu’un progrès réel et juste, le progrès spirituel. L’humanité lui a payé tribut du bout des lèvres, mais fonce au contraire sur la route illusoire du progrès matériel.
« L’intelligence centrale a reconnu que dans toute cette apathie il entrait aussi un grand doute honnête, qui avait ébranlé les vieilles croyances et qui avait droit à un témoignage neuf. En conséquence, un nouveau témoignage a été envoyé, un témoignage qui rend la vie visible après la mort aussi clairement que le soleil dans les cieux. Les savants s’en sont moqués, les Églises ont prononcé des condamnations et lancé des anathèmes, les journaux ont plaisanté, le mépris a été général. Ç’a été la plus récente et la plus grosse bévue de l’humanité.
L’assistance avait relevé la tête. Des spéculations générales auraient passé au-dessus de son horizon mental. Mais ces phrases simples étaient faciles à comprendre. Un murmure d’assentiment et de sympathie parcourut les rangs.
« Bévue désespérante ! Irréparable ! Le don du ciel ayant été dédaigné, un avertissement plus sévère devint alors nécessaire. Un coup terrible fut assené. Dix millions de jeunes hommes tombèrent sur les champs de bataille et moururent. Deux fois autant furent mutilés. Tel fut l’avertissement de Dieu à l’humanité ; vous le savez, il a été donné en vain ! Le même matérialisme épais continue à prévaloir. Pourtant des années de grâce nous avaient été accordées ! Or, excepté les mouvements spirituels que l’on voit dans des temples comme celui-ci, nulle part un changement n’a pu être enregistré. Les nations accumulent de nouvelles quantités de péchés ; or le péché doit toujours être expié. La Russie est devenue un cloaque d’iniquité. L’Allemagne ne s’est pas repentie du terrible matérialisme qui a été à l’origine de la guerre. L’Espagne et l’Italie ont sombré alternativement dans l’athéisme et la superstition. La France a perdu tout idéal religieux. L’Angleterre, troublée, regorge de sectes sans intelligence et sans vie. L’Amérique a abusé d’occasions glorieuses : au lieu de se conduire en frère plus jeune et affectueux de l’Europe blessée, elle entrave tout relèvement économique en réclamant le paiement de ses créances ; elle a déshonoré la signature de son propre président en refusant de se joindre à la Société des Nations, qui représentait l’un des espoirs pour demain. Toutes les nations ont péché, quelques-unes davantage que d’autres ; leur punition sera exactement en proportion de leurs péchés.
« Et cette punition va venir bientôt. J’ai été prié de vous le dire. Les mots qui m’ont été donnés pour vous, je vais les lire de façon à ne pas en altérer le sens.
Il tira de sa poche un feuillet de papier et lut :
« Nous ne voulons pas que ce peuple soit épouvanté. Mais nous voulons qu’il commence à se transformer, à développer sa personnalité selon une ligne plus spirituelle. Nous n’essayons pas d’exciter ce peuple, simplement nous tentons de le préparer pendant qu’il en est temps encore. Le monde ne peut pas continuer sur la voie qu’il a suivie jusqu’ici : s’il persévérait, il se détruirait. Surtout nous devons tous balayer ce nuage de théologie qui est venu s’interposer entre l’homme et Dieu. »
Il plia le papier et le remit dans sa poche.
« Voilà ce qu’il m’a été ordonné de vous dire. Répandez-en la nouvelle partout où vous apercevrez une ouverture dans une âme. Répétez : « Repentez-vous ! Réformez-vous ! Le temps est proche ! »
Il s’était interrompu, et il semblait sur le point de partir. Le charme se rompit. L’assistance s’ébroua et se renfonça dans les sièges. Du fond jaillit une voix :
– Est-ce la fin du monde, m’sieur ?
– Non ! répondit sèchement l’étranger.
– Est-ce le deuxième avènement ? s’enquit une autre voix.
– Oui.
Avec de rapides pas légers, il se faufila parmi les chaises de l’estrade et il arriva à la porte. Quand Malone se retourna un peu plus tard, il avait disparu.
– C’est l’un de ces fanatiques du deuxième avènement, chuchota-t-il à l’oreille d’Enid. Il en existe beaucoup, des christiadelphiens, des russellistes, des étudiants de la Bible, etc. Mais celui-ci était impressionnant.
– Très impressionnant ! confirma Enid.
– Nous avons écouté avec un vif intérêt, j’en suis sûr, reprit le président, ce que nous a dit notre ami. M. Miromar est de cœur avec notre mouvement, quoique à la vérité il n’en fasse pas partie. Il sera toujours le bienvenu sur nos estrades. Quant à sa prophétie, il me semble à moi que le monde a eu assez de difficultés sans que nous ayons à en prédire d’autres. Si les choses en sont au point qu’a indiqué notre ami, nous ne pouvons pas faire grand-chose pour les arranger. Nous pouvons seulement poursuivre l’accomplissement de nos tâches quotidiennes, les accomplir le mieux possible et attendre l’événement en nous fiant au secours que nous espérons d’en haut.
« Si le jour du jugement est pour demain, ajouta-t-il en souriant, j’entends aujourd’hui poursuivre comme chaque jour l’approvisionnement de mon magasin. Et maintenant, reprenons notre service.
Le jeune secrétaire lança alors un vigoureux appel réclamant de l’argent et de quoi alimenter le fonds de construction :
– N’est-ce pas une honte qu’il soit resté dans la rue ce soir plus de gens qu’il n’y en a dans cette salle ? Et cela un dimanche soir ! Tous nous donnons gratuitement notre temps. Mme Debbs se fait payer uniquement ses frais de voyage. Mais il nous faut mille livres avant que nous puissions démarrer. Je connais l’un de nos frères qui a hypothéqué sa maison de famille pour nous venir en aide. Seul l’esprit peut vaincre. À présent, voyons ce que vous pouvez faire ce soir pour nous.
Une douzaine d’assiettes à soupe circulèrent, pendant que l’assistance entonnait un cantique qu’accompagnait le tintement des pièces de monnaie. Enid et Malone en profitèrent pour discuter à mi-voix.
– Vous savez que le Pr Summerlee est mort à Naples l’année dernière ?
– Oui, je me souviens très bien de lui.
– Et le « vieux C » était, évidemment, votre père.
– Cela a vraiment été extraordinaire !
– Pauvre vieux Summerlee ! Il affirmait que la survie était une absurdité. Et ce soir il était là… ou du moins il avait l’air d’être là.
Les assiettes à soupe revinrent sur l’estrade après avoir fait le tour de l’assistance. C’était une soupe brune, malheureusement, qui fut déposée sur la table, et l’œil vif du secrétaire l’évalua rapidement. Puis le petit homme hirsute d’Australie dit une bénédiction sur le même ton simple que la prière du début. Point n’était besoin d’être le successeur des apôtres ou d’avoir reçu l’imposition des mains pour sentir que ses paroles jaillissaient d’un cœur humain et pouvaient pénétrer directement un cœur divin. Enfin l’assistance se leva pour chanter l’hymne d’adieu : une hymne qui avait une musique obsédante et un refrain doux et triste : « Que Dieu vous garde en sûreté jusqu’à notre prochaine rencontre ! » Des larmes coulaient sur les joues d’Enid. Ces gens sérieux, simples, avaient des méthodes directes plus impressionnantes que n’importe quelles pompes de cathédrale avec les grandes orgues.
M. Bolsover, le gros président, était dans le vestiaire en compagnie de Mme Debbs.
– Eh bien ! je pense que maintenant vous allez nous régler notre compte ! s’écria-t-il en riant. Nous en avons l’habitude, monsieur Malone. Cela nous est égal. Mais un jour votre tour viendra, et vos articles ne seront plus de la même encre : vous nous rendrez justice.
– Je vous assure que je traiterai le sujet équitablement.
– Nous n’en demandons pas davantage.
La voyante s’était accoudée à la cheminée, elle avait le visage sévère et distant.
– Je crains que vous ne soyez fatiguée ! lui dit Enid.
– Non, jeune demoiselle. Je ne suis jamais fatiguée quand je fais le travail du peuple des esprits. Ils y veillent.
– Puis-je vous demander, hasarda Malone, si vous avez connu le Pr Summerlee ?
Le médium secoua la tête.
– Non, monsieur, non ! Toujours on croit que je les connais. Je n’en connais aucun. Ils viennent et je les décris.
– Comment entendez-vous leurs messages ?
– Je les entends. Une deuxième ouïe, comme une deuxième vue. Je les entends tout le temps. Ils veulent tous parler, ils me tirent par la manche, ils me tourmentent sur l’estrade : « Moi ensuite !… Moi !… Moi !… » Voilà ce que j’entends. Je fais pour le mieux, mais je ne peux pas les contenter tous.
Malone s’adressa au président :
– Qu’est-ce que vous pouvez me dire sur ce personnage qui prophétisait ?
M. Bolsover haussa les épaules avec un sourire de désapprobation.
– C’est un indépendant. Nous le voyons apparaître de temps à autre : une sorte de comète qui passe parmi nous. Il m’est revenu qu’il avait prédit la guerre. Mais je suis moi-même un homme pratique : les maux d’aujourd’hui suffisent ! Et nous avons aujourd’hui à payer cash suffisamment ! Nous n’avons pas besoin de traites sur l’avenir… Bon, maintenant je vous souhaite une bonne nuit. Traitez-nous aussi bien que possible.
– Bonne nuit ! répondit Enid.
– Bonne nuit ! dit Mme Debbs. D’ailleurs, jeune demoiselle, vous êtes vous-même un médium. Bonne nuit !
Ils se retrouvèrent tous deux dans la rue et aspirèrent de fortes goulées de l’air frais de la nuit. Cela leur sembla bon après cette salle bondée ! Une minute plus tard, ils furent repris par la foule d’Edgware Road ; alors Malone héla un taxi pour rentrer à Victoria Gardens [1].