POSITION POLITIQUE
DE L’ART D’AUJOURD’HUI
(1935)
Conférence prononcée le 1er avril 1935 à Prague.
Camarades,
Lorsque mes amis Vitezslav Nezval et Karel Teige m’ont fait savoir que j’aurais à prendre la parole sur l’invitation de votre groupement « Front Gauche », tout en m’interrogeant sur la nature du sujet qu’il serait de ma part le plus opportun de traiter devant vous, je me suis laissé aller à méditer sur le nom même de votre organisation. Ce mot de « front », dans une telle acception d’un usage récent, très rapidement extensif, est fait à lui seul pour me rappeler aux dures, parfois aux tragiques, il faut dire aussi aux plus exaltantes réalités de l’heure. Ces bannières qui se sont mises brusquement à claquer sur l’Europe, opposant à un front national, dernière formation de combat du capitalisme, un front commun ou social, un front unique ou un front rouge, sont d’ordre à me pénétrer toujours davantage de l’idée que nous vivons à une époque où l’homme s’appartient moins que jamais, où il est justiciable de la totalité de ses actes, non plus devant une conscience, la sienne, mais devant la conscience collective de tous ceux qui veulent en finir avec un monstrueux système d’esclavage et de faim.
Avant d’être une conscience morale, cette conscience est une conscience psychologique.
D’un côté le renforcement du mécanisme d’oppression basé sur la famille, la religion et la patrie, la reconnaissance pour une nécessité de l’asservissement de l’homme par l’homme, le souci d’exploiter d’une manière inavouée le besoin impérieux de transformation sociale au profit de la seule oligarchie financière et industrielle, celui aussi de faire taire les grands appels isolés par lesquels l’être jusqu’ici intellectuellement privilégié parvient, quelquefois à longue distance dans le temps, à secouer l’apathie de ses semblables, tout le mécanisme de stagnation, de régression et d’usure : la nuit ; de l’autre, la destruction des barrières sociales, la haine de toute servitude — la défense de la liberté n’est jamais une servitude —, la perspective pour l’homme du droit de disposer vraiment de lui-même — tout le profit aux travailleurs —, l’application à saisir, sous quelque angle particulier qu’elle se présente, pour le plus possible y donner droit à saisir dans toute son étendue la revendication humaine, tout le processus d’insatisfaction, de course en avant, de jeunesse : le jour.
À cet égard, il est impossible de concevoir une situation plus claire.
Par cela, les mots « front gauche » m’en disaient assez. Mais, dans la mesure où j’avais pris soin de m’informer du mode constitutif de votre association, où j’avais pu apprendre qu’elle réunissait étroitement des intellectuels dans la défense contre le fascisme et la guerre, je ne pouvais m’empêcher de penser au double problème qui se pose de nos jours aux intellectuels de gauche, très spécialement aux poètes et aux artistes. Le mot même de « gauche » ne laissait pas de m’y inciter, en raison de l’aptitude qui est la sienne à qualifier sur le plan politique, d’une part, sur le plan artistique d’autre part, deux démarches qui peuvent passer, jusqu’à nouvel ordre, pour fort distinctes.
On sait que l’épithète : « révolutionnaire » n’est pas ménagée en art à toute œuvre, à tout créateur intellectuel qui paraît rompre avec la tradition ; je dis : qui paraît rompre, car cette entité mystérieuse : la tradition, que d’aucuns tentent de nous représenter comme très exclusive, a fait preuve depuis des siècles d’une capacité d’assimilation sans bornes. Cette épithète, qui rend hâtivement compte de la volonté non conformiste indiscutable qui anime une telle œuvre, un tel créateur, a le défaut grave de se confondre avec celle qui tend à définir une action systématique dans le sens de la transformation du monde et qui implique la nécessité de s’en prendre concrètement à ses bases réelles.
Il en résulte une très regrettable ambiguïté. C’est ainsi que M. Paul Claudel, ambassadeur de France à Bruxelles, qui consacre les loisirs de sa vieillesse à mettre en nouveaux versets de sa façon des vies de saints, que M. Paul Claudel, apôtre par ailleurs du « jusqu’au-boutisme », en temps de guerre — ce mot ignoble exprime malheureusement trop bien ce qu’il veut dire — est tenu, en raison de certaines innovations formelles de sa poésie, pour un écrivain d’avant-garde et qu’on n’apprend pas sans frémir que son drame L’Annonce faite à Marie a pu, en U.R.S.S., être traduit et représenté.
C’est ainsi, également, que des auteurs dont la technique est incroyablement retardataire, mais qui ne négligent pas une occasion de se proclamer en parfait accord avec l’idéologie de gauche ou d’extrême-gauche, trouvent un nombre très étendu d’oreilles complaisantes dès qu’ils s’avisent de légiférer sur cette technique même, au mépris de ce qui constitue les nécessités historiques de son développement.
Il n’y a pas à se dissimuler que le cas de M. Claudel, d’une part, l’attitude de ces derniers auteurs, d’autre part, concourent à jeter un très grand discrédit sur l’art moderne, discrédit qui va, de nos jours, dans les milieux politiques de gauche, sinon jusqu’à faire suspecter la bonne foi des écrivains et artistes novateurs qui peuvent être réellement attachés à la cause prolétarienne, du moins jusqu’à faire mettre gravement en doute la qualité et l’efficacité des services qu’ils peuvent rendre à cette cause.
Devant les difficultés qu’a rencontrées, par exemple en France, l’adhésion des surréalistes à diverses organisations révolutionnaires, difficultés qui se sont avérées, pour un certain nombre d’entre nous, insurmontables, il n’y a aucune exagération à dire, si l’on peut encore parler de drame intellectuel dans un monde tout entier secoué par un drame d’une autre nature, que la situation de ces écrivains et artistes novateurs est dramatique. Ils se trouvent, en effet, en présence d’un dilemme : ou il leur faut renoncer à interpréter et à traduire le monde selon les moyens dont chacun d’eux trouve en lui-même et en lui seul le secret — c’est sa chance même de durer qui est en jeu — ou renoncer à collaborer sur le plan de l’action pratique à la transformation de ce monde. Bien que des symptômes d’une tolérance plus large commencent depuis quelques mois à se faire jour, il semble bien que longtemps ils n’aient eu le choix qu’entre deux abdications. C’est devenu, du reste, un lieu commun de souligner que les milieux politiques de gauche ne savent apprécier en art que les formes consacrées, voire périmées ; il y a quelques années, l’Humanité s’était fait une spécialité de traduire les poèmes de Maïakovsky en vers de mirliton ; à la section de sculpture de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires de Paris, on commençait par mettre au concours un buste de Staline — tandis que les milieux de droite se montrent, en ce sens, remarquablement accueillants, étrangement favorables. M. Léon Daudet, directeur du journal royaliste L’Action Française, se plaît à répéter que Picasso est le plus grand peintre vivant ; un grand quotidien imprimait sur trois colonnes, il y a quelques jours, qu’avec l’appui de Mussolini, primitifs, classiques et surréalistes allaient bientôt, dans le cadre d’une vaste exposition d’art italien, occuper simultanément le Grand Palais.
Que faire ? L’art d’avant-garde, pris entre cette incompréhension totale et cette compréhension toute relative et intéressée, ne peut, à mon sens, s’accommoder plus longtemps d’un tel compromis. Ceux d’entre les poètes et artistes modernes — je pense qu’ils sont l’immense majorité — qui entendent que leur œuvre tourne à la confusion et à la déroute de la société bourgeoise, qui aspirent très consciemment à agir dans le sens d’un monde nouveau, d’un monde meilleur, se doivent à tout prix de remonter le courant qui les entraîne à passer pour de simples récréateurs, avec qui la bourgeoisie n’en prendra jamais trop à son aise (ils ont tenté de faire de Baudelaire, de Rimbaud morts, des poètes catholiques).
Y a-t-il, à proprement parler, y a-t-il, oui ou non, un art de gauche capable de se défendre, je veux dire qui soit en mesure de justifier sa technique « avancée », par le fait même qu’il est au service d’un état d’esprit de gauche ?
Est-il vain de vouloir découvrir entre cet état d’esprit et cette technique une relation de cause à effet ? Il est consternant, à vrai dire, que nous en soyons là, au moment même où, par contre, l’expérimentation scientifique non seulement peut se poursuivre sans encombre, mais encore, à quelques spéculations aventureuses qu’elle donne lieu, est épiée à gauche avec la plus constante sollicitude.
Et c’est tout juste si l’on ne nous demande pas pourquoi nous n’écrivons plus en alexandrins, pourquoi nous ne peignons plus de scènes d’histoire, ou tout au moins des pommes, comme Cézanne.
Je dis que cet art ne peut tirer sa justification que de l’analyse approfondie et de l’objectivation systématique de ses ressources. Je pense que cette dernière tâche est la seule qui puisse nous permettre de dissiper ce trop long, ce détestable malentendu. C’est seulement en revenant chaque fois qu’il est possible sur les données actuelles du problème artistique et en ne négligeant aucune occasion de faire connaître les raisons qui conduisent l’artiste à l’adoption d’une technique neuve qu’on parviendra à remettre les choses au point. Je suis persuadé que, par ce moyen, on en finira vite avec les très évidentes discordances qui ont jusqu’ici vicié le jugement.
Et tout d’abord, prenons la précaution élémentaire de répéter que nous sommes en Occident, c’est-à-dire que, loin d’assister et de participer, comme nos camarades russes, à l’édification d’un monde nouveau, d’un monde dont le devenir ouvre à l’espérance humaine un champ illimité (et il est bien naturel que dans ces conditions la première tentation des écrivains et artistes soviétiques ait été en tout et pour tout de le refléter, leur première ambition de le faire connaître), nous vivons en conflit ouvert avec le monde immédiat qui nous entoure, monde ultra-sophistique, monde qui, sous quelque aspect qu’on l’interroge, s’avère, devant la pensée libre, sans alibi. De quelque côté que je me tourne, c’est dans le fonctionnement de ce monde la même apparence de déraison froide et hostile, le même cérémonial extérieur sous lequel se distingue tout de suite la survivance du signe à la chose signifiée. Ce sont toutes les valeurs intellectuelles brimées, toutes les idées morales en déroute, tous les bienfaits de la vie frappés de corruption, indiscernables. La souillure de l’argent a tout recouvert. Ce que désigne le mot patrie, ou le mot justice, ou le mot devoir nous est devenu étranger. Une plaie béante s’ouvre sous nos yeux ; nous sommes témoins qu’un grand mal continue à se faire, auquel il ne nous appartient tout d’abord que de mesurer notre participation. Objecteurs en tous sens, à quelque obligation particulière que ce monde tente de nous réduire. La plus révoltante dérision est à la clé de toutes les démarches par lesquelles ce monde a l’impudence de vouloir nous gagner à sa cause. Ouvrons-nous un journal que nous voilà aussitôt aux prises avec cet affreux délire de moribond : ici l’on bénit des chiens ; là, à cette place toujours la même, on ne nous fait pas grâce un jour de l’ahurissant paradoxe : « Qui veut la paix prépare la guerre » ; un peu plus loin on cherche, contre un homme que l’abîme des contradictions sociales, plus traître pour lui que pour un autre, a poussé à commettre un délit ou un crime, à réveiller le vieil et sordide instinct de lynchage des foules. Tout cela entretenu à plaisir par une domesticité avide, pour qui c’est devenu un but que de fouler aux pieds, chaque jour un peu plus savamment, la dignité humaine. On cherche à obtenir de toutes parts une résignation morne, à grand renfort de niaiseries — récits et spectacles. Les notions logiques les plus élémentaires ne parviennent pas même à sortir indemnes de cet assaut de bassesse : en France, à un procès récent, on a pu entendre un expert aliéniste déclarer que l’accusé appartenait à une catégorie d’anormaux dont non seulement la responsabilité n’était en rien diminuée mais encore devait être tenue pour augmentée. Et cet idiot, doublé sûrement d’une canaille, a pu sortir tranquillement de la salle d’audience, tout fier de sa subtilité sadique. Il avait assurément bien mérité du monde bourgeois, dont cette idée de responsabilité encore implantée dans l’opinion, si peu claire qu’elle soit, reste seule à paralyser l’odieux appareil répressif. Ce besoin constant de surenchère dans le féroce et dans l’absurde suffit à établir que nous traversons une véritable crise du jugement, fonction bien entendu de la crise économique. Les hommes qui font profession de penser se sentent nécessairement plus atteints par cette première crise que par la seconde. Il n’est pas douteux que les premiers symptômes seraient à en rechercher assez loin dans le temps si l’on prend garde, chez un bon nombre d’écrivains et artistes romantiques ou post-romantiques, à leur haine toute spontanée du bourgeois-type, si vigoureusement raillé et combattu en France par des hommes comme Pétrus Borel, Flaubert, Baudelaire, Daumier ou Courbet. Ces cinq noms seraient à eux seuls significateurs d’une volonté de non-composition absolue avec la classe régnante qui, de 1830 à 1870, est avant tout ridiculisée et stigmatisée par les artistes dans ses mœurs. Ce n’est qu’à partir de 1871, date de la première Révolution prolétarienne, que l’épouvantail à demi risible du bourgeois commence à être tenu pour le signal d’un péril envahissant, condamné à s’aggraver sans cesse, d’une sorte de lèpre contre laquelle, si l’on veut éviter que les plus précieuses acquisitions humaines soient détournées de leur sens et ne contribuent qu’à l’avilissement toujours plus grand de la condition humaine, il ne suffit plus de brandir le fouet, mais sur laquelle il faudra un jour porter le fer rouge.
Il est à remarquer que cette conviction est déjà celle du dernier artiste que j’ai nommé, Gustave Courbet, qui prend une part de premier plan au grand soulèvement populaire de la Commune. C’est à son instigation, vous le savez, que la colonne Vendôme, symbole des victoires napoléoniennes, est condamnée à la destruction et Courbet est là, en bras de chemise, magnifiquement robuste et vivant, à la voir s’effondrer sur son lit de fumier. La figure de cet homme, qui est aussi un très grand artiste, dans son expression enfantine et grave, m’a toujours captivé à ce moment. Cette tête est, en effet, celle dans laquelle éclate, en toute originalité, la contradiction qui nous possède encore, nous écrivains et artistes occidentaux de gauche, lorsqu’il s’agit de donner à notre œuvre le sens que, certaines circonstances extérieures aidant, nous aimerions voir prendre à nos actes. Je feuillette aujourd’hui un album de Courbet : voici des forêts, voici des femmes, voici la mer, voici bien des curés qui reviennent ivres et branlants de quelque solennités sous les quolibets des travailleurs des champs, mais voici aussi la scène magique intitulée : « Le Rêve », où le réalisme, tout prémédité qu’il est, ne parvient à se maintenir que dans l’exécution, alors qu’il fait radicalement défaut à la conception générale. Comme on voit, la plupart des thèmes picturaux repris par Courbet ne diffèrent pas essentiellement de ceux qu’ont choisi de traiter les artistes de son temps. J’insiste sur le fait qu’on n’y découvre pour ainsi dire aucune trace manifeste des préoccupations sociales, pourtant très actives, qui ont été les siennes. Sans doute peut-on regretter, à des fins d’exaltation générale, que Courbet ne nous ait pas éclairé de sa vision personnelle tel ou tel épisode du grand mouvement insurrectionnel auquel il a pris part, mais enfin il faut se rendre à cette constatation qu’il ne l’a pas entrepris.
Une telle remarque prend d’autant plus de sens que nous devons, par exemple, la représentation plastique de quelques-unes des scènes les plus frappantes de la première Révolution Française à un peintre académique entre tous, autrement dit à un artiste techniquement aussi peu personnel que possible, et par cela même très en retard sur son temps, David. Il n’en est pas moins vrai que l’œuvre de Courbet s’est montrée très particulièrement apte à affronter le temps, que, par la seule vertu de sa technique, elle a joui d’un rayonnement si considérable qu’il peut n’y avoir aucun excès à soutenir aujourd’hui que toute la peinture moderne serait autre si cette œuvre n’avait pas existé. Par contre, le rayonnement de l’œuvre de David a été nul, et il faut aujourd’hui toute l’indulgente curiosité de l’historien pour que parviennent à se faire exhumer de temps à autre ses grands décors à l’antique dans lesquels se figent des personnages privés de tout sentiment. David, peintre officiel de la Révolution, c’est d’ailleurs, en puissance, David peintre officiel de l’Empire. Nous retombons dans la non-authenticité.
En ce qui concerne Courbet, force est de reconnaître que tout se passe comme s’il avait estimé que la foi profonde en l’amélioration du monde qui l’habitait devait trouver moyen de se réfléchir en toute chose qu’il entreprenait d’évoquer, apparaître indifféremment dans la lumière qu’il faisait descendre sur l’horizon ou sur un ventre de chevreuil… Voilà donc un homme d’une sensibilité éprouvée, aux prises — c’est là le point capital — avec certaines des circonstances les plus grisantes de l’histoire. Ces circonstances l’entraînent, comme homme, à exposer sans hésitation sa vie ; elles ne l’entraînent pas à donner un sens immédiatement polémique à son art.
Je prendrai un autre exemple à la même époque. Arthur Rimbaud, lui aussi, est là pour affronter de tout le génie de ses dix-sept ans la Commune naissante. Comment va-t-il se comporter par rapport à elle ? Le témoignage de ses biographes est, sur un point, formel. Son enthousiasme, au premier jour, est sans bornes : sur la route de Charleville à Paris, il ne perd pas une occasion de tenter de le communiquer à tous ceux qu’il rencontre et dont il sait que le soulèvement auquel il rêve de prendre part a pour but de modifier heureusement le sort. À en juger par les propos qu’il tient alors, et qu’a rapportés Ernest Delahaye, Rimbaud se fait dès ce moment une idée très claire des causes et des fins profondes du grand mouvement ouvrier. Toute la volonté de changement radical du monde qui n’a jamais été portée plus loin que par lui s’est canalisée brusquement, elle s’est tout de suite offerte à ne faire qu’une avec la volonté d’émancipation des travailleurs. C’est comme si le bonheur humain, dont déjà son œuvre antérieure est à la fois la négation et la recherche exaspérées, se montrait à lui tout à coup, prêt à se laisser conquérir. Des jours se passent, la Commune est écrasée. Le sang de ses victimes entraîne avec lui tout l’espoir d’une génération, bloque toute la montée d’un siècle vers le soleil. Pour longtemps encore, la vérité va devoir reprendre sa marche souterraine, retombée qu’elle est en lambeaux avec la vie. Comment ne chercherions-nous pas fiévreusement à savoir ce qui a pu passer de tout cela dans l’œuvre de Rimbaud ? Comment ne nous surprendrions-nous pas à souhaiter qu’elle reflète pour tous cet espoir initial malgré tout toujours vivant, et qu’elle puise dans le désespoir même la force d’inspirer confiance dans l’issue des luttes futures ? Or, si l’on interroge sur ce point les œuvres complètes de Rimbaud, on constate, d’une part, que les pièces directement écrites sous la pression des événements de la Commune sont au nombre de quatre : « Les Mains de Jeanne-Marie », « Le Cœur volé », « Paris se repeuple », « Chant de guerre parisien » (deux autres, paraît-il, ont été perdues), et que leur veine est aussi peu différente que possible de celle des autres poèmes ; d’autre part, que toute la poésie ultérieure de Rimbaud se déploie dans un sens qui n’implique avec sa poésie antérieure aucune solution appréciable de continuité. Les recherches verbales d’une qualité extrêmement rare qui la caractérisent d’un bout à l’autre confèrent aux quatre poèmes que j’ai cités un tour non moins hermétique qu’à ses autres poèmes à première vue les plus difficiles. La préoccupation centrale qui s’y fait jour est manifestement encore d’ordre technique. Il est clair, ici comme dans le cas précédent, que la grande ambition a été de traduire le monde dans un langage nouveau, que cette ambition a tendu à se soumettre chemin faisant toutes les autres et l’on ne peut s’empêcher d’y voir la raison de l’influence unique au monde que, sur le plan poétique et peut-être sur le plan moral, cette œuvre exerce, de l’éclat exceptionnel dont elle continue à jouir.
On voit que l’établissement puis la cessation de l’état de fait profondément excitant pour l’esprit que constitue, par exemple, la vie de la Commune de Paris ont laissé pratiquement l’art en face de ses problèmes propres et qu’après comme avant les grands thèmes qui se sont proposés au poète, à l’artiste, ont continué à être la fuite des saisons, la nature, la femme, l’amour, le rêve, la vie et la mort. C’est que l’art, de par toute son évolution dans les temps modernes, est appelé à savoir que sa qualité réside dans l’imagination seule, indépendamment de l’objet extérieur qui lui a donné naissance. À savoir que tout dépend de la liberté avec laquelle cette imagination parvient à se mettre en scène et à ne mettre en scène qu’elle-même. La condition même de l’objectivité en art est qu’il apparaisse comme détaché de tout cercle déterminé d’idées et de formes. C’est par là seulement qu’il peut se conformer à cette nécessité primordiale qui est la sienne, qui est d’être totalement humain. En lui tous les intérêts du cœur et de l’esprit trouvent, à la fois, moyen d’entrer en jeu. Rimbaud nous émeut, nous conquiert tout autant lorsqu’il entreprend de nous faire voir un enfant livré aux soins de deux « Chercheuses de poux » que lorsqu’il use toute sa sublime capacité d’amertume à nous dépeindre l’entrée des troupes versaillaises dans Paris. L’esprit actuel doit se manifester partout à la fois. Nous restons nombreux encore dans le monde à penser que mettre la poésie et l’art au service exclusif d’une idée, par elle-même si enthousiasmante qu’elle puisse être, serait les condamner à bref délai à s’immobiliser, reviendrait à les engager sur une voie de garage. J’ai dit que je ne voulais rien avancer qui ne découle clairement de l’analyse des ressources mêmes de la poésie et de l’art. Arrêtons-nous donc à cette analyse quelques instants.
Il est bien entendu que la poésie et l’art véritables sont fonction de deux données essentielles, qu’ils mettent en œuvre chez l’homme deux moyens tout particuliers, qui sont la puissance d’émotion et le don d’expression. Ce n’est une révélation pour personne de découvrir que tout grand poète ou artiste est un homme d’une sensibilité exceptionnelle et, dans la recherche des circonstances biographiques par lesquelles il a passé, recherche poussée souvent plus loin que de raison, le public a coutume de lui prêter des réactions d’une violence proportionnée à son génie. Une très grande soif de pathétique cherche ici à se satisfaire d’une manière en quelque sorte théorique. Le don d’expression exceptionnel d’un Shakespeare, d’un Goethe ou d’un Baudelaire est chose non moins universellement reconnue. Les hommes de toutes conditions, de toutes classes, qui trouvent dans leurs œuvres une justification éclatante, qui y puisent une conscience passagèrement triomphante du sens de leurs douleurs et de leurs joies, ne perdent pas de vue qu’un privilège unique permet, de loin en loin, à la subjectivité artistique de s’identifier à la véritable objectivité ; ils savent rendre hommage à la faculté individuelle qui fait passer une lueur dans la grande ignorance, dans la grande obscurité collective. Mais s’il apparaît en général très clairement que la puissance d’émotion et le don d’expression demandent à être réunis chez l’homme pour qu’on puisse attendre de lui l’œuvre d’art, on se fait communément, par contre, une idée très fausse des rapports que peuvent entretenir, chez l’artiste-né, ces deux grands moyens. Le rationalisme positiviste a eu tôt fait de donner à croire que le second tendait à se mettre directement au service du premier : poète, vous éprouvez une émotion violente, je suppose de nature intime, au cours de votre vie ; c’est, vous dit-on, sous le coup même de cette émotion que vous allez écrire l’œuvre qui comptera. Il n’est que d’examiner de plus près cette proposition pour constater qu’elle est erronée en tous points. En admettant même qu’un petit nombre d’œuvres poétiques valables aient été réalisées dans ces conditions (on en trouverait en France quelques exemples chez Hugo), le plus souvent une telle méthode n’aboutit qu’à faire venir au jour une œuvre sans grand écho et cela pour la simple raison que la subjectivité poétique a pris ici le dessus, qu’elle n’a pas été ramenée à ce foyer vivant d’où seulement elle peut rayonner, d’où seulement elle est susceptible de gagner en profondeur le cœur des hommes. C’est la détermination de ce foyer vivant qui devrait, à mon sens, constituer le centre de toute la spéculation critique à laquelle l’art donne lieu. Je dis que l’émotion subjective, quelle que soit son intensité, n’est pas directement créatrice en art, qu’elle n’a de valeur qu’autant qu’elle est restituée et incorporée indistinctement au fond émotionnel dans lequel l’artiste est appelé à puiser. Ce n’est généralement pas en nous divulguant les circonstances dans lesquelles il a perdu pour toujours un être aimé qu’il parviendra, même si son émotion est à ce moment à son comble, à nous émouvoir à notre tour. Ce n’est pas davantage en nous confiant, sur quelque mode lyrique que ce soit, l’enthousiasme que déchaîne en lui tel ou tel spectacle, disons le spectacle des conquêtes soviétiques, qu’il soulèvera ou alimentera le même enthousiasme chez nous. Il pourra en cela faire œuvre d’éloquence et c’est tout. En revanche, si cette douleur est très profonde et très haute, cet enthousiasme très vif, ils seront de nature à intensifier violemment ce foyer vivant dont je parlais. Toute œuvre ultérieure, quel qu’en soit le prétexte, en sera grandie d’autant ; on peut même dire qu’à condition d’éviter la tentation de la communication directe du processus émotionnel, elle gagnera en humanité ce qu’elle perd en rigueur.
Quand je rédigeais ces notes, il y a quelques jours, à la campagne, la fenêtre de ma chambre donnait sur un grand paysage ensoleillé et mouillé du sud-ouest de la France, et je découvrais de ma place un très bel arc-en-ciel dont la queue s’enfouissait tout près de moi dans un petit enclos à ciel ouvert croulant de lierre. Cette maison très basse et depuis longtemps en ruines, ses murs qui semblaient n’avoir jamais supporté de toit, ses poutres rongées, ses mousses, son sol de gravats et d’herbes folles, les petits animaux que j’imaginais être tapis dans ses angles, me ramenaient aux plus lointains souvenirs, aux toutes premières émotions de mon enfance, et il me semblait très beau que cet arc-en-ciel partît d’elle pour illustrer à ce moment ce que je disais. Oui, cet arc-en-ciel m’apparaissait alors comme la trajectoire même de l’émotion à travers l’espace et le temps. Tout ce que j’avais éprouvé moi-même de meilleur et de pire plongeait, replongeait à plaisir dans cette maison qui n’en était plus une, sur laquelle maintenant le crépuscule commençait à descendre, sur laquelle un oiseau chantait. Et les couleurs du spectre n’avaient jamais été si intenses qu’au ras de cette petite maison. C’était comme si toute cette irisation véritablement eût pris naissance là, comme si tout ce qu’une bâtisse analogue avait signifié pour moi jadis, la découverte du mystère, de la beauté, de la peur, eût été nécessaire à l’intelligence que je puis avoir de moi-même au moment où j’entreprends de me dévoiler la vérité. Cette petite maison, elle était le creuset, le foyer vivant qu’ici je désirais faire voir. C’est en elle que tout ce qui m’avait désespéré et enchanté en vivant s’était fondu, s’était dépouillé de tout caractère circonstanciel. Il n’y avait plus qu’elle devant cette roue lumineuse et sans fin.
L’état de déchirement social dans lequel nous vivons ne laisse à l’homme non spécialisé sur le plan artistique que peu de disposition à admettre que le problème de l’expression se pose ainsi. En général, il s’en tient au contenu manifeste de l’œuvre d’art et, dans la mesure où il a pris parti politiquement, il est prêt à lui trouver toutes les qualités ou tous les défauts, selon qu’elle milite ou ne milite pas extérieurement en faveur de la cause qu’il a fait sienne. L’urgence même de la transformation du monde, telle qu’elle nous apparaît, donne communément à penser que tous les moyens disponibles doivent être mis à son service, que la poursuite de toutes les autres tâches intellectuelles demande à être différée. Vous agitez, nous a-t-on déjà dit, des problèmes post-révolutionnaires ; si jamais de telles questions doivent se poser, ce ne peut être qu’au sein de la société sans classes. Je crois, dans la dernière partie des Vases communicants, avoir déjà fait justice de cette objection :
Tant que le pas décisif n’a pas été fait dans la voie de la libération générale, l’intellectuel — nous dit-on — devrait, en tout et pour tout, s’efforcer d’agir sur le prolétariat pour élever son niveau de conscience en tant que classe et développer sa combativité.
Cette solution toute pragmatique ne résiste pas à l’examen. Elle n’est pas plus tôt formulée qu’elle voit se dresser contre elle des objections tour à tour essentielles et accidentelles.
Elle fait exagérément bon marché, tout d’abord, du conflit permanent qui existe chez l’individu entre l’idée théorique et l’idée pratique, insuffisantes l’une et l’autre par elles-mêmes et condamnées à se borner mutuellement. Elle n’entre pas dans la réalité du détour infligé à l’homme par sa propre nature, qui le fait dépendre non seulement de la forme d’existence de la collectivité, mais encore d’une nécessité subjective : la nécessité de sa conservation et de celle de son espèce. Ce désir que je lui prête, que je lui connais, qui est d’en finir au plus tôt avec un monde où ce qu’il y a de plus valable en lui devient, de jour en jour, plus incapable de donner sa mesure, ce désir dans lequel doivent le mieux pouvoir se concentrer et se coordonner ses aspirations généreuses, comment ce désir parviendrait-il à se maintenir opérant s’il ne mobilisait à chaque seconde tout le passé, tout le présent personnels de l’individu ?… Il importe que, de ce côté de l’Europe, nous soyons quelques-uns à maintenir ce désir en état de se recréer sans cesse, centré qu’il doit être par rapport aux désirs humains éternels si, prisonnier de sa propre rigueur, il ne veut pas aller à son appauvrissement. Lui vivant, ce désir ne doit pas faire que toutes questions ne demeurent pas posées, que le besoin de savoir en tout ne suive pas son cours, il est bien heureux que des expéditions soviétiques, après tant d’autres, prennent aujourd’hui le chemin du Pôle. C’est là encore, pour la Révolution, une manière de nous faire part de sa victoire. Qui oserait m’accuser de retarder le jour où cette victoire doit apparaître comme totale en montrant du doigt quelques autres zones d’attraction non moins anciennes et non moins belles ? Une règle sèche, comme celle qui consiste à requérir de l’individu une activité strictement appropriée à une fin telle que la fin révolutionnaire en lui proscrivant toute outre activité, ne peut manquer de replacer cette fin révolutionnaire sous le signe du bien abstrait, c’est-à-dire d’un principe insuffisant pour mouvoir l’être dont la volonté subjective ne tend plus par son ressort propre à s’identifier avec ce bien abstrait…
Les objections accidentelles qui me semblent de nature à venir renforcer ces objections essentielles jouent sur le fait qu’aujourd’hui le monde révolutionnaire se trouve pour la première fois divisé en deux tronçons qui aspirent, certes, de toutes leurs forces, à s’unir et qui s’uniront, mais qui trouvent entre eux un mur d’une épaisseur de tant de siècles qu’il ne peut s’agir que de le détruire. Ce mur est d’une opacité et d’une résistance telles qu’à travers lui les forces qui, de part et d’autre, militent pour qu’il soit jeté bas, en sont réduites pour une grande part à se pressentir, à se deviner. Ce mur, en proie, il est vrai, à ses lézardes très actives, offre cette particularité que, devant lui, on s’emploie hardiment à construire, à organiser la vie, alors que derrière lui l’effort révolutionnaire est appliqué à la destruction, à la désorganisation nécessaire de l’état de chose existant. Il en résulte une dénivellation remarquable à l’intérieur de la pensée révolutionnaire, dénivellation à laquelle sa nature spatiale, tout épisodique, confère un caractère des plus ingrats.
La réalité révolutionnaire ne pouvant être la même pour des hommes qui se situent, les uns en deçà, les autres au-delà de l’insurrection armée, il peut paraître jusqu’à un certain point hasardeux de vouloir instituer une communauté de devoirs pour des hommes inversement orientés par rapport à un fait concret aussi essentiel… Notre ambition est d’unir, au moyen d’un nœud indestructible, d’un nœud dont nous aurons passionnément cherché le secret pour qu’il soit vraiment indestructible, cette activité de transformation à cette activité d’interprétation… Nous voulons que ce nœud soit fait, et qu’il donne envie de le défaire et qu’on n’y parvienne pas… Si l’on veut éviter que dans la société nouvelle la vie privée, avec ses chances et ses déceptions, demeure la grande distributrice comme aussi la grande privatrice des énergies, Il convient de préparer à l’existence subjective une revanche éclatante sur le terrain de la connaissance, de la conscience sans faiblesse et sans honte. Toute erreur dans l’interprétation de l’homme entraîne une erreur dans l’interprétation de l’univers : elle est, par suite, un obstacle à sa transformation. Or, il faut le dire, c’est tout un monde de préjugés inavouables qui gravite auprès de l’autre, de celui qui n’est justiciable que du fer rouge, dès qu’on observe à un fort grossissement une minute de souffrance. Il est fait des bulles troubles, déformantes qui se lèvent à toute heure du fond marécageux, de l’inconscient de l’individu. La transformation sociale ne sera vraiment effective et complète que le jour où l’on en aura fini avec ces germes corrupteurs. On n’en finira avec eux qu’en acceptant, pour pouvoir l’intégrer à celle de l’être collectif, de réhabiliter l’étude du moi.
Me sera-t-il permis de faire remarquer que ces thèses, qui passaient alors pour très inacceptables, pour très contradictoires ne fût-ce qu’avec les résolutions du Congrès de Kharkov, connaissent aujourd’hui un commencement de vérification éclatante, me sera-t-il permis de soutenir qu’elles sont, avant même qu’elle ne soit tracée, dans la ligne définie en 1935 pour celle de la poésie et de l’art par le premier Congrès des écrivains soviétiques ? Me sera-t-il permis de prétendre que, seul avec mes amis surréalistes, à cette époque je ne me suis pas trompé ?
Ces thèses, en effet, j’y suis revenu plus explicitement, au cours d’un texte paru dans le n° 6 de Minotaure, sous le titre : « La Grande Actualité poétique », où tour à tour j’enregistre le renforcement sur le plan poétique mondial de la position que je viens de définir et les symptômes de résolution prochaine du conflit qui depuis quelques mois semblent enfin, très heureusement, se manifester :
Il est impossible, dis-je, de ne pas se convaincre qu’une sorte de voix consultative très singulière est tout à coup prêtée au poète à la tombée de la nuit sur un monde, voix qu’il conservera pour en user de plein droit dans un monde autre, au lever du jour. Cette voix consultative, ce n’est pas seulement en France qu’elle commence à être accordée, non sans grandes réticences, au poète. Il semble que de toutes parts la civilisation bourgeoise se trouve plus inexorablement condamnée du fait de son manque absolu de justification poétique. Pour m’en tenir ici à deux témoignages, un texte de Stephen Spender, un autre de C. Day-Lewis, qui viennent d’être traduits de l’anglais par Flavia Léopold, j’ajouterai d’après eux que le poète d’aujourd’hui, pénétré de la grandeur de son rôle propre, est moins que jamais prêt à renoncer à ses prérogatives en matière d’expression :
« Les communistes d’aujourd’hui, dit C. Day-Lewis, nous représentent comme asservis à la formule de l’art pour l’art et la poésie comme une bagatelle ou tout au plus comme une mécréante, tant qu’elle n’est pas la servante de la révolution. Ne croyez pas un mot de cela. Aucun poète authentique n’a jamais écrit pour obéir à une formule. Il écrit parce qu’il veut faire quelque chose.
« L’art pour l’art » est une formule aussi vide de sens pour lui que le serait, aux yeux d’un véritable révolutionnaire, la formule : « La révolution pour la révolution ». Le poète accorde à son univers et traduit dans le langage qui lui est propre — le langage de la vérité individuelle — les messages chiffrés qu’il reçoit. En régime capitaliste, ces matériaux ne peuvent manquer d’avoir une teinture capitaliste. Mais si ce régime est en train de mourir ou, comme vous le postulez, déjà mort, sa poésie est tenue de le signaler : elle rendra un son funèbre, mais il n’est pas dit qu’elle cessera pour cela d’être de la poésie. Si nous sommes au seuil d’une vie nouvelle, vous pouvez être assuré que le poète en rendra compte, car il a des sens aiguisés. »
Et Spender, après avoir dit son fait à cette poésie de propagande où l’écrivain se heurte à cette gageure : d’une part, essayer de « créer un poème qui forme un tout », d’autre part : « tenter de nous tirer de la poésie pour nous conduire dans le monde réel » et conjuré la poésie de rester ce qu’elle est : « une fonction importante du langage et de l’affectivité » :
« … L’antipathie des communistes pour l’art bourgeois vient surtout de ce qu’ils s’imaginent, bien à tort, que l’art bourgeois propage nécessairement « l’idéologie » bourgeoise. Quand le prolétariat aura produit sa littérature à lui, il redécouvrira, de toute évidence, la littérature de la période actuelle. C’est ainsi qu’en Russie, Tolstoï trouve aujourd’hui de nombreux lecteurs, et que le peuple ne tardera pas à découvrir des écrivains qui ont été des contemporains, parce qu’il ne saurait exister de littérature sans lien historique avec la littérature du passé et même du passé immédiat. On se rendra compte, le moment venu, que l’art bourgeois n’est pas la propagande bourgeoise, mais simplement la peinture de cette phase de notre société où la classe bourgeoise possédait la culture… Il est bien vrai que l’art bourgeois est l’œuvre d’écrivains bourgeois qui parlent de bourgeois et s’adressent à des bourgeois, mais il n’est pas vrai que cet art soit uniquement de la propagande contre-révolutionnaire. Il pourrait sembler beaucoup plus exact de prétendre que l’art bourgeois a largement contribué à l’effondrement de la société capitaliste, mais cette opinion serait aussi erronée que la précédente : l’art n’a fait que mettre en relations les forces déjà existantes qui travaillaient à briser le régime. L’art n’a pas joué de rôle dans la propagande, mais il a contribué à la psychanalyse. Pour cette raison il demeure très important que nous ayons toujours de bons artistes et que ces artistes ne s’égarent pas dans la politique militante, car l’art peut permettre aux militants révolutionnaires d’apercevoir en pleine clarté, les événements de l’histoire les plus chargés de signification politique au sens profond du mot. »
Ces très vives protestations, qui se donnent cours dans divers pays comme en France, sont, on le sait, provoquées par une suite d’essais plus ou moins malheureux de codification de la poésie et de l’art en Russie soviétique, codification étendue aussitôt, très paradoxalement, très imprudemment par les zélateurs de sa politique à tous les autres pays. On ne saurait, à cet égard, trop insister sur les méfaits de la R.A.P.P. (Association des écrivains prolétariens), dissoute en avril 1932. L’histoire de la poésie russe depuis la Révolution est, d’ailleurs, non seulement pour faire mettre en doute la justesse, la rigueur de la ligne culturelle suivie, mais encore pour donner à penser que, sur le plan poétique, les résultats obtenus sont aux antipodes de ce qui a été cherché. Le suicide d’Essenine, précédant de peu celui de Maïakovsky, si l’on songe que poétiquement ces deux noms sont les plus grands que la Révolution russe puisse mettre en avant, tout compte tenu même des « mauvaises fréquentations » de l’un, de certaines « survivances bourgeoises » chez l’autre, ne peuvent manquer d’accréditer l’opinion qu’ils ont été l’objet de brimades graves, que de leur vivant ils n’ont rencontré qu’une très superficielle compréhension. Il peut sembler, à distance, que tout a été mis en œuvre pour obtenir d’eux plus qu’ils ne pouvaient donner, et il est assez significatif d’entendre Trotsky déplorer que, durant la première période de « reconstruction révolutionnaire », la technique de Maïakovsky — lequel avait cru devoir consacrer toutes ses forces lyriques à exalter cette reconstruction — se soit banalisée. Force est, par ailleurs, de constater aujourd’hui que sur ce point la politique culturelle de l’U.R.S.S. s’est montrée, non seulement assez néfaste, mais encore parfaitement vaine : en témoignent assez, d’une part, la déroute actuelle des faux poètes dits prolétariens, d’autre part, le succès croissant d’un Boris Pasternak dont on prend soin de nous dire que « toujours irrationnel », toujours spontané, « il sut se créer un univers à lui », univers qui est loin de tout devoir aux préoccupations spécifiques de son entourage et de son temps, puisque « souvenirs et objets, amour et rêve, mots et méditation, nature et jeu » nous sont présentés comme « les éléments qui peuplent sa création ».
Le premier Congrès des écrivains soviétiques, qui s’est tenu du 17 août au 1er septembre à Moscou, semble bien, en cette matière, marquer l’origine d’une période de détente. Est-ce à dire que les temps sont venus où, en quelque point du monde, la personnalité de l’homme va pouvoir donner sa pleine mesure aussi bien dans la poésie lyrique qu’ailleurs ? Il ne saurait, bien entendu, en être question et il est à peine utile de rappeler que la Révolution se prépare seulement, pour reprendre l’expression de Trotsky, à « conquérir pour tous les hommes le droit, non seulement au pain, mais à la poésie ». Cette conquête appartient à la société mondiale sans classes. Toutefois, il ne peut être que du meilleur augure de voir s’exprimer à Moscou, en 1934, une tendance prépondérante à l’approfondissement du problème humain sous toutes ses formes, il ne peut être que réconfortant d’observer attentivement certains aspects caractéristiques du Congrès. Alors que, dans les autres pays, la poésie est condamnée à vivre en marge, presque honteusement, et ne peut aspirer qu’à un écho lointain (hors du cadre de l’existence du poète), c’est un signe des temps qu’un dirigeant de la politique soviétique, Boukharine, qu’un dialecticien de premier plan se charge de présenter à un premier Congrès d’écrivains le rapport sur la poésie, et c’est aussi un signe des temps que ce rapport conclue au non-antagonisme de l’image (recours à l’irrationnel) et de l’idée, au non-antagonisme du « nouvel érotisme » et du « sens de la collectivité » dans le cadre d’un « réalisme socialiste » qui « ne peut avoir d’autre objectif que l’homme lui-même ». Il est impossible de mesurer actuellement la portée de telles déclarations venant d’une telle part. Le moins qu’on puisse dire est que la poésie en sort plus nécessaire, plus vivace que jamais, que son prestige ne peut manquer de s’en trouver considérablement accru à l’échelle internationale.
C’est également un signe des temps qu’André Malraux très applaudi, puisse prononcer à Moscou le discours sensationnel et décisif dont j’extrais les passages suivants :
« L’image de l’U.R.S.S. que nous en donne sa littérature, l’exprime-t-elle ?
Dans les faits extérieurs, oui.
Dans l’éthique et la psychologie, non.
Parce que la confiance que vous faites à tous, vous ne la faites pas toujours assez aux écrivains.
Pourquoi ?
Pour un malentendu, me semble-t-il, sur la culture.
Toutes les délégations qui sont venues ici apporter, avec leurs présents, cette chaleur humaine, cette amitié unique dans lesquelles croît votre littérature, que vous disent-elles ?
— Exprimez-nous, montrez-nous.
Il faudrait savoir comment.
Oui, il faut que l’Union soviétique soit exprimée… Mais prenez garde, camarades, qu’à exprimer une puissante civilisation, on ne fait pas nécessairement une puissante littérature, et qu’il ne suffira pas ici de photographier une grande époque pour que naisse une grande littérature…
Si « les écrivains sont les ingénieurs des âmes », n’oubliez pas que la plus haute fonction d’un ingénieur est d’inventer.
L’art n’est pas une soumission, c’est une conquête.
La conquête de quoi ?
Des sentiments et des moyens de les exprimer.
Sur quoi ?
Sur l’inconscient, presque toujours, sur la logique, très souvent.
Le marxisme, c’est la conscience du social ; la culture c’est la conscience du psychologique.
À la bourgeoisie qui disait : l’individu, le communisme répondra : l’homme. Et le mot d’ordre culturel que le communisme opposera à ceux des plus grandes époques individualistes, le mot d’ordre qui, chez Marx, relie les premières pages de l’Idéologie allemande aux derniers brouillons du Capital c’est : « Plus de conscience. »
« Plus de conscience », tel est, en effet, le mot d’ordre que nous aimons par excellence retenir de Marx et que nous aimerions retenir de ce premier Congrès. Plus de conscience du social toujours, mais aussi plus de conscience du psychologique. Une telle considération nous ramène nécessairement au problème de l’acquisition de cette conscience plus grande et ici il me paraît indispensable d’en appeler au spécialiste dont l’autorité peut passer pour la moins récusable en cette matière :
À la question : « Comment quelque chose devient-il conscient ? » on peut, dit Freud, substituer avec avantage celle-ci : « Comment quelque chose devient-il préconscient ? » Réponse : « grâce à l’association avec les représentations verbales correspondantes, et, un peu plus loin, il précise : « Comment pouvons-nous amener à la (pré) conscience des éléments refoulés ? — En rétablissant par le travail analytique ces membres intermédiaires préconscients que sont les souvenirs verbaux. »
Or, ces représentations verbales, que Freud nous donne pour des « traces mnémiques provenant principalement des perceptions acoustiques », sont précisément ce qui constitue la matière première de la poésie. « La vieillerie poétique, confia Rimbaud, avait une grande part dans mon alchimie du verbe. » En particulier, tout l’effort du surréalisme, depuis quinze ans, a consisté à obtenir du poète la révélation instantanée de ces traces verbales dont les charges psychiques sont propageables aux éléments du système perception-conscience (comme à obtenir du peintre la projection aussi rapide que possible des restes mnémiques d’ordre optique). Je ne me lasserai pas de répéter que l’automatisme seul est dispensateur des éléments sur lesquels le travail secondaire d’amalgame émotionnel et de passage de l’inconscient au préconscient peut valablement s’exercer.
On m’a accusé récemment de chercher à constituer une sorte de front unique de la poésie et de l’art ; on a écrit que l’automatisme, tel qu’il a été mis en vigueur par le surréalisme, ne pouvait être tenu que pour un tic, que pour un parti-pris suranné d’école littéraire qui se donnait à tort pour un moyen de connaissance. Si ce qu’on incrimine en moi est la volonté de dégager et de défendre ce qu’il peut y avoir de commun et d’inaliénable dans les aspirations de ceux à qui il appartient aujourd’hui d’aiguiser à neuf la sensibilité humaine, par-delà tous les différends qui les séparent et dont je tiens la plupart pour à bref délai réductibles, oui, je suis pour la constitution de ce front unique de la poésie et de l’art. En ce qui regarde la conception que chacun d’eux a de son rôle propre, je ne vois aucun antagonisme fondamental, par exemple entre Pierre-Jean Jouve, qui estime que « dans son expérience actuelle, la poésie est en présence de multiples condensations à travers quoi elle arrive à toucher au symbole — non plus contrôlé par l’intellect mais, surgi, redoutable et réel », Tristan Tzara, d’après qui « les notions d’identité et d’imitation, dont l’emploi, vide de sens, dans l’interprétation de l’œuvre d’art, constitue le principal argument de ceux qui voudraient lui assigner le rôle d’un moyen de propagande, sont désormais remplacées par celles ayant trait, spécifiquement, à un processus de symbolisation » et André Malraux, déclarant que « le travail d’un artiste occidental consiste à créer un mythe personnel à travers une série de symboles ». Si je ne découvre aucun obstacle essentiel à la formation de ce « front unique », c’est qu’il me paraît évident que l’élucidation des moyens propres à l’art d’aujourd’hui digne de ce nom, l’élaboration même du mythe personnel dont il vient de s’agir, ne peuvent finalement tourner qu’à la dénonciation des conditions dans lesquelles cet art, ce mythe, sont appelés à se développer, qu’à la défense inconditionnelle d’une seule cause, qui est celle de l’émancipation de l’homme. On l’a bien vu avec le surréalisme, dont l’action systématique a eu pour effet de créer, dans la jeunesse intellectuelle, un courant on ne peut plus nettement défavorable à l’inertie en matière politique et à ce besoin d’évasion hors du réel qui caractérisa, presque à lui seul, toute la psychose d’après-guerre.
« Si le surréalisme est allé à Moscou, c’est, a-t-on pu dire, qu’il espérait trouver dans la Révolution sociale l’appui indispensable à l’expansion de sa poésie, c’est-à-dire la possibilité, dans le loisir procuré à l’homme libéré du prolétariat, de vivre d’une activité personnelle que, faute de meilleur mot, nous appelons encore poétique. Cette transposition sur le plan politique de l’acte surréaliste a eu, sur la jeunesse contemporaine, le résultat de lui faire connaître l’U.R.S.S. et de pouvoir considérer qu’en théorie le régime soviétique était un régime viable, peut-être le seul. En cela, le surréalisme a pris le premier la voie, que d’autres — Gide et Malraux — ont suivie.(1) »
L’automatisme psychique — est-il bien indispensable d’y revenir ? — n’a jamais constitué pour le surréalisme une fin en soi et prétendre le contraire est faire acte de mauvaise foi. L’énergie préméditée en poésie et en art qui a pour objet, dans une société parvenue au terme de son développement, au seuil d’une société nouvelle, de retrouver à tout prix le naturel, la vérité et l’originalité primitifs, devait obligatoirement nous découvrir un jour l’immense réservoir duquel les symboles sortent tout armés pour se répandre, à travers l’œuvre de quelques hommes, dans la vie collective. Il s’agissait de déjouer, de déjouer pour toujours la coalition des forces qui veillent à ce que l’inconscient soit incapable de toute violente éruption : une société qui se sent menacée de toutes parts comme la société bourgeoise pense, en effet, à juste titre, qu’une telle éruption peut lui être fatale. Les procédés techniques que pour cela le surréalisme a mis en avant ne sauraient, bien entendu, avoir à ses yeux qu’une valeur de sondes et il ne peut être question de les faire valoir qu’en tant que tels. Mais, quoi qu’on en ait dit, nous persistons à soutenir qu’ils sont à la portée de tous et qu’eux définis, il appartient à qui veut de se tracer sur le papier et ailleurs les signes d’apparence hiéroglyphiques qui expriment au moins les premières instances de ce qu’on a appelé, par opposition au moi, le soi en entendant par là l’ensemble des éléments psychiques dans lesquels le moi (conscient par définition) se prolonge et dans lesquels on a été amené à voir « l’arène de la lutte qui met aux prises Éros et l’instinct de mort ». Les signes en question ne sauraient être retenus pour leur étrangeté immédiate ni pour leur beauté formelle et cela pour l’excellente raison qu’il est établi dès maintenant qu’ils sont déchiffrables. Je crois, pour ma part, avoir suffisamment insisté sur le fait que le texte automatique et le poème surréaliste sont non moins interprétables que le récit de rêve, et que rien ne doit être négligé pour mener à bien, chaque fois qu’on peut être mis sur cette voie, de telles interprétations. Je ne sais pas si ce sont là des problèmes post-révolutionnaires, mais ce que je sais, c’est que l’art, contraint depuis des siècles de ne s’écarter qu’à peine des sentiers battus du moi et du super-moi, ne peut que se montrer avide d’explorer en tous sens les terres immenses et presque vierges du soi. Il est d’ores et déjà trop engagé en ce sens pour renoncer à cette expédition lointaine, et je ne vois rien de téméraire à préjuger sous ce rapport de son évolution future. Je disais en commençant que nous vivons à une époque où l’homme s’appartient moins que jamais ; il n’est pas surprenant qu’une telle époque, où l’angoisse de vivre est portée à son comble, voie s’ouvrir en art ces grandes écluses. L’artiste, à son tour, commence à y abdiquer la personnalité dont il était jusqu’alors si jaloux. Il est brusquement mis en possession de la clé d’un trésor, mais ce trésor ne lui appartient pas, il lui devient impossible, même par surprise, de se l’attribuer : ce trésor n’est autre que le trésor collectif.
Aussi bien, dans ces conditions, n’est-ce peut-être plus déjà de la création d’un mythe personnel qu’il s’agit en art, mais, avec le surréalisme, de la création d’un mythe collectif. Pour que pareil fait soit contestable, il faudrait, je l’ai déjà dit, qu’au surréalisme puisse être opposé, pour la période d’après-guerre en Occident, un mouvement d’un tout autre caractère qui ait révélé la même force attractive sur les jeunes esprits et il est clair qu’un tel mouvement n’a pu se découvrir depuis quinze ans aucun terrain favorable, il est non moins manifeste que le surréalisme n’a pas cessé de déborder de plus en plus largement le cadre strict dans lequel, pour éviter de le voir dévier sur le plan apolitique, où il perdrait tout son sens historique, ou s’engager exclusivement sur le plan politique, où il ne réussirait qu’à faire pléonasme, certains d’entre nous se sont efforcés farouchement de le maintenir. Je ne me flatte certes pas encore aujourd’hui d’obtenir que nul ne soit plus rebuté par ce qu’il garde d’agressivité propre, absolument nécessaire au maintien de sa vie. On me montrait, il y a quelque temps, une nature morte de Manet qu’à l’époque où elle venait d’être peinte, le jury du salon était tombé d’accord pour refuser, sous prétexte qu’il était impossible d’y distinguer quoi que ce fût. Cette petite toile ne représente rien de plus ni de moins qu’un lièvre mort suspendu la tête en bas, d’une exactitude et d’une netteté qui ne lui laissent rien envier à la photographie. Les œuvres poétiques qui passaient pour les plus définitivement secrètes ou les plus délirantes de la fin du siècle dernier s’illuminent plus complètement de jour en jour. Quand la plupart des autres œuvres qui n’offraient à la compréhension immédiate aucune résistance se sont éteintes, quand se sont tues ces voix dans lesquelles un très large auditoire se plaisait sans effort à reconnaître la sienne, il est frappant que celles-ci, contradictoirement, se soient mises à parler pour nous. Leur nuit, percée à l’origine d’un point de phosphorescence unique que seuls des yeux très exercés pouvaient voir, a fait place à un jour dont nous savons qu’il finira par être total. Il est dès maintenant hors de doute que les œuvres surréalistes connaîtront en cela le même sort que toutes les œuvres antérieures situées historiquement. Le climat de la poésie de Benjamin Péret ou de la peinture de Max Ernst sera alors le climat même de la vie. Hitler et ses acolytes ont, hélas, fort bien compris que, pour juguler même un temps la pensée de gauche, il fallait non seulement persécuter les marxistes mais encore frapper d’interdit tout l’art d’avant-garde. À nous de lui opposer en commun cette force invincible qui est celle du devoir-être, qui est celle du devenir humain.
1. P. O. Lapie : L’Insurrection surréaliste
(Cahiers du Sud, janvier 1935).