LE MARIAGE

En effet, à quelques semaines de la cérémonie, on s’était aperçu que le cas était pour ainsi dire sans précédent : la jeune maison impériale de Russie n’avait pas connu de véritables noces princières ; et Élisabeth voulait donner au mariage de son neveu le caractère d’une véritable fête nationale. Cette cour à laquelle Pierre le Grand avait imposé des mœurs de corps de garde ou au mieux de bourgeois parvenus, et qui ne s’était guère affinée sous le règne de ses premiers successeurs, Élisabeth voulait la façonner sur le modèle de la cour de Versailles. Elle était encore loin de compte, mais son admiration pour la culture française — partagée alors par toute l’Europe — était sincère ; elle ne manquait ni de goût ni d’intelligence, et elle s’efforçait de combler comme elle pouvait cette lacune dans l’œuvre de son père : la haute société russe devait être, ou du moins paraître, civilisée et raffinée. Dès son avènement, elle avait commencé à peupler Pétersbourg de professeurs, d’artistes, de musiciens et d’artisans français.

Donc, elle écrivit à Versailles, pour demander des détails précis sur le mariage tout récent du Dauphin ; à la cour de Dresde, pour se renseigner sur la cérémonie nuptiale d’Auguste III de Saxe, fils du roi de Pologne. Les émissaires de l’impératrice revinrent à Pétersbourg munis de descriptions détaillées, de volumineux cartons de dessins et de croquis ; pour le mariage de l’héritier de l’Empire russe les dernières règles de l’étiquette, les plus subtils détails du cérémonial des cours d’Occident seront observés, si possible avec plus de magnificence encore, car malgré l’état désastreux des finances Élisabeth trouve toujours de l’argent quand il s’agit de briller1.

La princesse d’Anhalt-Zerbst, qui assista à la noce — humiliée et amère car ces derniers mois avaient été pour elle un véritable cauchemar —, se console en décrivant à l’intention de sa famille d’Allemagne les splendeurs de cette fête. Femme, elle s’attarde tout spécialement sur les détails de la toilette de sa fille, qu’Élisabeth elle-même avait tenu à parer ; elle lui posa elle-même la petite couronne impériale sur la tête. « Elle (Catherine) était sans poudre, son habit ou pour mieux dire sa robe, était du plus brillant glacé d’argent que j’aie vu de ma vie, brodé à hauteur de la demi-jupe en clinquant. » Cette robe de mariée existe encore et se trouve au musée du Kremlin ; le « brillant » du glacé d’argent est bien terni ; la jupe est large comme celle des infantes de Vélasquez, le corsage à manches courtes tout recouvert de broderies d’argent est fait pour enfermer une taille ridiculement menue, et la robe est petite : Catherine devait encore grandir. Aux épaules est accrochée une grande cape en dentelle d’argent avec une longue et large traîne). « Ce bel ornement, dit la mère, ces superbes bijoux dont elle était couverte, lui donnaient un air, si j’ose dire, charmant. On lui avait aussi mis un peu de rouge. Son teint n’a jamais été plus beau qu’à présent. Ses cheveux sont d’un noir clair, mais lustrés, ce qui relève son air de jeunesse et ajoute à l’avantage de la brune celui de la douceur des blondes. » Elle ajoute qu’Élisabeth avait une robe toute pareille mais d’un « gros de Naples couleur de marron », tandis que le grand-duc était revêtu d’un habit « entièrement pareil à celui de sa future » (en ce qui concerne la couleur et le dessin des broderies), « les boutons, l’épée et toute la garniture en brillants2 ».

Donc, les deux jeunes fiancés ainsi vêtus de blanc et d’argent et couverts de bijoux, sont menés en grande pompe à la cathédrale de Kazan ; et la tête tourne lorsque l’on suit la description des maîtres de cérémonies, des gentilshommes de la chambre, des carrosses, des laquais précédant et suivant chaque gentilhomme de la cour — car Jeanne-Élisabeth a bonne mémoire et ne badine pas sur le chapitre de l’étiquette, elle n’oublie ni le nombre ni la livrée des laquais dévolus à chaque courtisan. Il y aura aussi vingt-quatre carrosses. Les futurs mariés (ce qui semble contraire à la coutume orthodoxe) sont ensemble, dans le carrosse de l’impératrice, où la mère de la jeune épousée n’est pas admise. Et la princesse de Zerbst ne parle même plus de la beauté des carrosses — elle en a assez vu — de ces carrosses aux roues immenses entièrement dorées, traînés par six chevaux blancs ; ces carrosses où l’or, littéralement, « se relève en bosse » et dont les côtés et les portières sont recouverts de peintures figurant des scènes mythologiques.

Le peuple de Pétersbourg — ceux du moins qui avaient quelque chance d’apercevoir le cortège à travers les haies des régiments des gardes — en voyant tant d’or, de perles et de bijoux étalés jusque sur les harnachements des chevaux, devaient se dire que la tsarine et sa cour appartenaient réellement à un monde à part où ne pouvait pénétrer le commun des mortels. Et on acclamait comme il convient — et non sans attendrissement — le petit couple princier, deux adolescents frêles et émus sous leurs habits tout scintillants d’argent et de diamants.

 

La jeune mariée, à la veille de la cérémonie avait été déprimée, anxieuse ; sa mère était venue la rassurer, lui parler de ses devoirs futurs, elles avaient pleuré ensemble et s’étaient séparées « fort tendrement », dit Catherine ; après des mois de malentendus, d’indifférence réciproque et presque d’animosité, la mère et la fille se retrouvaient amies et alliées à la veille d’une séparation qui risquait d’être définitive. La princesse d’Anhalt-Zerbst, compromise à la fois par ses intrigues au profit de la Prusse et par sa liaison avec le comte Betzky, n’évitait un renvoi ignominieux que grâce à la haute position de sa fille.

La cérémonie nuptiale ne fut pour la jeune mariée qu’une longue et pénible corvée, et sa robe si belle était « d’une pesanteur épouvantable ». Détail curieux : pendant le sermon qui précède la bénédiction, une des dames de la cour, la comtesse Tchernychev, s’avisa de (lire tout bas au grand-duc qu’il ne devait en aucune façon tourner la tête pendant qu’il serait devant le prêtre, car celui des mariés qui tourne le premier la tête meurt le premier. Le jeune homme, indigné, répondit : « Allez vous promener, quelle folie ! » et s’empressa de raconter la chose à Catherine. Celle-ci ne semble y voir qu’une preuve de plus de l’indiscrétion de son mari, qui, fort imprudemment, risquait de la brouiller avec la comtesse Tchernychev ; cette indiscrétion partait peut-être d’un bon sentiment.

Après la cérémonie religieuse le festin, après le festin le bal ; après une demi-heure de danses, l’impératrice, impatiente, décide de mener la mariée dans la chambre à coucher.

Coucher de la mariée discret selon les mœurs de l’époque : la princesse d’Anhalt-Zerbst note qu’Élisabeth, en cette circonstance, se fit précéder seulement des maîtres de cérémonie, du grand maître de la cour, du grand maréchal et du grand chambellan de la cour du grand-duc, et se fit suivre seulement des jeunes époux qui se tenaient par la main, de la princesse-mère, du frère de celle-ci, de la princesse de Hesse, de la grande-maîtresse, des dames d’honneur, des demoiselles d’honneur et autres « frelen » comme elle dit... les hommes sortent des appartements nuptiaux dès que toutes les dames sont entrées.

On déshabille la mariée. « Sa Majesté Impériale lui ôta la couronne ; je cédai à la princesse de Hesse l’honneur de lui mettre la chemise (la pauvre mère en disgrâce n’a sans doute même pas droit à cet honneur-là), la grande-maîtresse lui passa la robe de chambre. » Elle note du reste, un peu étonnée : « Excepté cette cérémonie il y a beaucoup moins à déshabiller des jeunes époux qu’il n’y en a chez nous ; déjà aucun homme n’ose entrer dès que l’époux est entré chez lui pour se vêtir de nuit. On ne danse pas la guirlande et on ne distribue point de jarretière3. » Les coutumes russes, sur ce point-là, étaient plus réservées et plus discrètes que les occidentales.

La princesse se perd dans des descriptions admiratives des appartements réservés aux jeunes époux. « Chambre du lit en velours ponceau tirant sur l’incarnat, lit brodé de pilastres et de guirlandes en argent relevés en bosse... », etc. Peut-être veut-elle se persuader que sa fille, du moins, n’a pas tout perdu dans cette aventure, tant de luxe peut justifier en partie ce mariage que sa famille désapprouvait — elle ne se fait certes plus d’illusions ni sur son gendre, ni sur le bonheur futur de sa fille, ni — surtout — sur les avantages que ce mariage lui a apportés, à elle. Comble d’humiliation : le père de la mariée n’a même pas été invité au mariage, et la princesse a été obligée d’avaler cet affront dont elle était en partie responsable.

Affolée elle avait écrit à son mari mensonge sur mensonge, lui laissant entendre qu’on l’invitait, qu’on était sur le point de l’inviter, qu’on le décorerait de l’Ordre de Saint-André ; que ne pouvant le faire parce qu’il avait déjà l’Ordre de l’Aigle Noir du roi de Prusse, on décorerait son fils.... Promesses qui n’existaient peut-être que dans son imagination. Brouillée avec la femme l’impératrice avait simplement refusé de recevoir le mari ; on finit par dire à Christian-Auguste qu’on n’osait l’inviter par égard pour l’opinion publique russe qui avait en horreur les « princes allemands » — pourtant, les princes de Hesse, de Holstein, etc., demeuraient à la cour en toute quiétude. Bref, Catherine, sous ses dentelles d’argent, ses diamants et sa « petite couronne impériale » était traitée comme une pauvre fille qu’on achète pour qu’elle donne des héritiers au fils de la maison.

 

La petite mariée fut laissée seule à ses appréhensions, dans son lit de velours incarnat à pilastres brodés ; elle prétend être ainsi restée plus de deux heures, se demandant : « Faut-il se relever ? faut-il rester couchée ? » Le marié, peu pressé — et peut-être aussi intimidé qu’elle —, attendait son souper. Il vint la retrouver, enfin. Sur sa nuit de noces Catherine ne dit rien, sinon cette réflexion de Pierre : « Cela amuserait le domestique de nous voir ensemble au lit. » Pensait-il aux propos grivois de ses valets ? Il est certain, et Catherine dans la suite de son récit est formelle sur ce point, qu’il n’avait ni l’intention ni l’envie de remplir ses devoirs conjugaux, et qu’il ne voyait toujours en elle qu’une camarade de jeux. Et sans doute l’innocente Catherine en fut-elle plutôt soulagée.

Pour n’avoir pas été consommé, le mariage n’en fut pas moins suivi de festivités plus éclatantes les unes que les autres, de cadeaux somptueux offerts à la mariée, de bals, de mascarades, de spectacles, etc. Le 30 août — fête de saint Alexandre Nevski —, deux jours après la cérémonie nuptiale, Élisabeth se rend avec toute la cour au monastère dédié à ce héros national — saint, prince et guerrier — où, après salves de canon, Te Deum et une « triple décharge » des canons de l’escadre, l’impératrice fait solennellement tirer de sa remise-musée le petit bateau que son père avait jadis construit de ses mains, le fameux « grand-père de la flotte russe ». Cette fois-ci, en souvenir du saint de la Néva et de Pierre le Grand, c’est l’humble chaloupe de bois à demi rongé par le temps qui sera le héros de la fête : Élisabeth tient à rappeler que c’est bien la descendance de Pierre le Grand qu’elle veut perpétuer, et que le mariage de son neveu est un événement à l’échelle nationale.

Vêtue de son uniforme d’officier de marine, l’impératrice, au bruit des canons, descendra elle-même dans la chaloupe pour embrasser pieusement l’image de son père qui y est installée. Puis, l’embarcation (posée sur une péniche, car elle ne tient plus l’eau) est menée en triomphe jusqu’à la forteresse Pierre-et-Paul, précédée de quatre galères, tambours battant, trompettes sonnant. Élisabeth, debout dans sa chaloupe portant pavillon impérial, suit le bateau-relique, et toute la cour défile à sa suite sur la Néva en chaloupes et en barques aux sons de la musique militaire... Pétersbourg, ville maritime aux canaux sans cesse sillonnés de gondoles est propice à ces fêtes nautiques. Celle-ci était d’une splendeur et d’une solennité exceptionnelles, ayant en même temps le caractère d’un pèlerinage. Les canons de l’Amirauté et ceux de la forteresse tiraient des salves, les bateaux de la cour répondaient par des sons de trompettes ; sur l’immense fleuve comme pavoisé, le long de rives plates bordées de palais de pierre et de bois aux couleurs claires, Élisabeth menait en triomphe l’humble rafiot vermoulu et le suivait avec respect, se proclamant l’héritière et la première servante du grand Bâtisseur4.

Cependant, les jeunes mariés ne s’amusaient guère. Les interminables quadrilles les ennuyaient d’autant plus qu’il fallait danser avec des gens « boiteux, goutteux ou décrépits » (selon le jugement d’une fille de quinze ans), seuls étant admis à ces quadrilles de hauts dignitaires. De plus, Catherine s’aperçoit que sa nouvelle première femme de chambre, Mme Krouse, est un vrai cerbère, qui défend à ses suivantes de lui parler « à mi-voix » et fait le vide autour d’elle. A présent, elle ne trouve quelque joie que dans ses entretiens avec sa mère. Et cette mère est sur le point de partir. Chez le grand-duc, dit-elle, « il n’y avait que des enfances » : il se livrait à des jeux militaires, entouré de ses domestiques — tandis que Catherine n’est plus libre de « gambader » avec ses suivantes : regret qui prouve qu’elle est, elle aussi, assez enfant.


1 Cf. Bilbassov, op. cit., chap. XV.

2 Lettres de la princesse d’Anhalt-Zerbst (Recueil des Archives, t. VII, p. 46 et suiv.).

3 Lettres de la princesse d’Anhalt-Zerbst (Recueil des Archives, t. VII, p. 46 et suiv.).

4 Lettres de la princesse d’Anhalt-Zerbst (Recueil des Archives, t. VII, p. 66).