Devant la colère de Lisa, les trois hommes se taisaient. Gavard était venu s’accouder sur la balustrade de l’étalage, à rampe de cuivre ; il s’absorbait, faisait tourner un des balustres de cristal taillé, détaché de sa tringle de laiton. Puis, levant la tête :

— Moi, dit-il, j’avais regardé ça comme une farce.

— Quoi donc ? demanda Lisa encore toute secouée.

— La place d’inspecteur à la marée.

Elle leva les mains, regarda Florent une dernière fois, s’assit sur la banquette rembourrée du comptoir, ne desserra plus les dents. Gavard expliquait tout au long son idée : le plus attrapé, en somme, ce serait le gouvernement qui donnerait ses écus. Il répétait avec complaisance :

— Mon cher, ces gueux-là vous ont laissé crever de faim, n’est-ce pas ? Eh bien, il faut vous faire nourrir par eux, maintenant… C’est très fort, ça m’a séduit tout de suite.

Florent souriait, disait toujours non. Quenu, pour faire plaisir à sa femme, tenta de trouver de bons conseils. Mais celle-ci semblait ne plus écouter. Depuis un instant, elle regardait avec attention du côté des Halles. Brusquement, elle se remit debout, en s’écriant :

— Ah ! c’est la Normande qu’on envoie maintenant. Tant pis ! la Normande payera pour les autres.

Une grande brune poussait la porte de la boutique. C’était la belle poissonnière, Louise Méhudin, dite la Normande. Elle avait une beauté hardie, très blanche et délicate de peau, presque aussi forte que Lisa, mais d’œil plus effronté et de poitrine plus vivante. Elle entra, cavalière, avec sa chaîne d’or sonnant sur son tablier, ses cheveux nus peignés à la mode, son nœud de gorge, un nœud de dentelle qui faisait d’elle une des reines coquettes des Halles. Elle portait une vague odeur de marée ; et, sur une de ses mains, près du petit doigt, il y avait une écaille de hareng, qui mettait là une mouche de nacre. Les deux femmes, ayant habité la même maison, rue Pirouette, étaient des amies intimes, très liées par une pointe de rivalité qui les faisait s’occuper l’une de l’autre, continuellement. Dans le quartier, on disait la belle Normande, comme on disait la belle Lisa. Cela les opposait, les comparait, les forçait à soutenir chacune sa renommée de beauté. En se penchant un peu, la charcutière, de son comptoir, apercevait dans le pavillon, en face, la poissonnière, au milieu de ses saumons et de ses turbots. Elles se surveillaient toutes deux. La belle Lisa se serrait davantage dans ses corsets. La belle Normande ajoutait des bagues à ses doigts et des nœuds à ses épaules. Quand elles se rencontraient, elles étaient très douces, très complimenteuses, l’œil furtif sous la paupière à demi close, cherchant les défauts. Elles affectaient de se servir l’une chez l’autre et de s’aimer beaucoup.

— Dites, c’est bien demain soir que vous faites le boudin ? demanda la Normande de son air riant.

Lisa resta froide. La colère, très rare chez elle, était tenace et implacable. Elle répondit oui, sèchement, du bout des lèvres.

— C’est que, voyez-vous, j’adore le boudin chaud, quand il sort de la marmite… Je viendrai vous en chercher.

Elle avait conscience du mauvais accueil de sa rivale. Elle regarda Florent, qui semblait l’intéresser ; puis, comme elle ne voulait pas s’en aller sans dire quelque chose, sans avoir le dernier mot, elle eut l’imprudence d’ajouter :

— Je vous en ai acheté avant-hier, du boudin… Il n’était pas bien frais.

— Pas bien frais ! répéta la charcutière, toute blanche, les lèvres tremblantes.

Elle se serait peut-être contenue encore, pour que la Normande ne crût pas qu’elle prenait du dépit, à cause de son nœud de dentelle. Mais on ne se contentait pas de l’espionner, on venait l’insulter, cela dépassait la mesure. Elle se courba, les poings sur son comptoir ; et, d’une voix un peu rauque :

— Dites donc, la semaine dernière, quand vous m’avez vendu cette paire de soles, vous savez, est-ce que je suis allée vous dire qu’elles étaient pourries devant le monde !

— Pourries !… mes soles pourries !… s’écria la poissonnière, la face empourprée.

Elles restèrent un instant suffoquées, muettes et terribles, au-dessus des viandes. Toute leur belle amitié s’en allait ; un mot avait suffi pour montrer les dents aiguës sous le sourire.

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— Vous êtes une grossière, dit la belle Normande. Si jamais je remets les pieds ici, par exemple !

— Allez donc, allez donc, dit la belle Lisa. On sait bien à qui on a affaire.

La poissonnière sortit, sur un gros mot qui laissa la charcutière toute tremblante. La scène s’était passée si rapidement, que les trois hommes, abasourdis, n’avaient pas eu le temps d’intervenir. Lisa se remit bientôt. Elle reprenait la conversation, sans faire aucune allusion à ce qui venait de se passer, lorsque Augustine, la fille de boutique, rentra de course. Alors, elle dit à Gavard, en le prenant en particulier, de ne pas rendre réponse à monsieur Verlaque ; elle se chargeait de décider son beau-frère, elle demandait deux jours, au plus. Quenu retourna à la cuisine. Comme Gavard emmenait Florent, et qu’ils entraient prendre un vermouth chez monsieur Lebigre, il lui montra trois femmes, sous la rue couverte, entre le pavillon de la marée et le pavillon de la volaille.

— Elles en débitent ! murmura-t-il, d’un air envieux.

Les Halles se vidaient, et il y avait là, en effet, mademoiselle Saget, madame Lecœur et la Sarriette, au bord du trottoir. La vieille fille pérorait.

— Quand je vous le disais, madame Lecœur, votre beau-frère est toujours fourré dans leur boutique… Vous l’avez vu, n’est-ce pas ?

— Oh ! de mes yeux vu ! Il était assis sur une table. Il semblait chez lui.

— Moi, interrompit la Sarriette, je n’ai rien entendu de mal… Je ne sais pas pourquoi vous vous montez la tête.

Mademoiselle Saget haussa les épaules.

— Ah ! bien, reprit-elle, vous êtes encore d’une bonne pâte, vous, ma belle !… Vous ne voyez donc pas pourquoi les Quenu attirent monsieur Gavard ?… Je parie, moi, qu’il laissera tout ce qu’il possède à la petite Pauline.

— Vous croyez cela ! s’écria madame Lecœur, blême de fureur.

Puis, elle reprit d’une voix dolente, comme si elle venait de recevoir un grand coup :

— Je suis toute seule, je n’ai pas de défense, il peut bien faire ce qu’il voudra, cet homme… Vous avez entendu, sa nièce est pour lui. Elle a oublié ce qu’elle m’a coûté, elle me livrerait pieds et poings liés.

— Mais non, ma tante, dit la Sarriette, c’est vous qui n’avez jamais eu que de vilaines paroles pour moi.

Elles se réconcilièrent sur-le-champ, elles s’embrassèrent. La nièce promit de ne plus être taquine ; la tante jura, sur ce qu’elle avait de plus sacré, qu’elle regardait la Sarriette comme sa propre fille. Alors mademoiselle Saget leur donna des conseils sur la façon dont elles devaient se conduire pour forcer Gavard à ne pas gaspiller son bien.

Il fut convenu que les Quenu-Gradelle étaient des pas-grand-chose, et qu’on les surveillerait.

— Je ne sais quel micmac il y a chez eux, dit la vieille fille, mais ça ne sent pas bon… Ce Florent, ce cousin de madame Quenu, qu’est-ce que vous en pensez, vous autres ?

Les trois femmes se rapprochèrent, baissant la voix.

— Vous savez bien, reprit madame Lecœur, que nous l’avons vu, un matin, les souliers percés, les habits couverts de poussière, avec l’air d’un voleur qui a fait un mauvais coup… Il me fait peur, ce garçon-là.

— Non, il est maigre, mais il n’est pas vilain homme, murmura la Sarriette.

Mademoiselle Saget réfléchissait. Elle pensait tout haut.

— Je cherche depuis quinze jours, je donne ma langue aux chiens… Monsieur Gavard le connaît certainement… J’ai dû le rencontrer quelque part, je me souviens plus…

Elle fouillait encore sa mémoire, quand la Normande arriva comme une tempête. Elle sortait de la charcuterie.

— Elle est polie, cette grande bête de Quenu ! s’écria-t-elle, heureuse de se soulager. Est-ce qu’elle ne vient pas de me dire que je ne vendais que du poisson pourri ! Ah ! je vous l’ai arrangée !… En voilà une baraque, avec leurs cochonneries gâtées qui empoisonnent le monde !

— Qu’est-ce que vous lui aviez donc dit ? demanda la vieille, toute frétillante, enchantée d’apprendre que les deux femmes s’étaient disputées.

— Moi ! mais rien du tout ! pas ça, tenez !… J’étais entrée très poliment la prévenir que je prendrais du boudin demain soir, et alors elle m’a agonie de sottises… Fichue hypocrite, va, avec ses airs d’honnêteté ! Elle payera ça plus cher qu’elle ne pense.

Les trois femmes sentaient que la Normande ne disait pas la vérité ; mais elles n’en épousèrent pas moins sa querelle avec un flot de paroles mauvaises. Elles se tournaient du côté de la rue Rambuteau, insultantes, inventant des histoires sur la saleté de la cuisine des Quenu, trouvant des accusations vraiment prodigieuses. Ils auraient vendu de la chair humaine que l’explosion de leur colère n’aurait pas été plus menaçante. Il fallut que la poissonnière recommençât trois fois son récit.

— Et le cousin, qu’est-ce qu’il a dit ? demanda méchamment mademoiselle Saget.

— Le cousin ! répondit la Normande d’une voie aiguë, vous croyez au cousin, vous !… Quelque amoureux, ce grand dadais !

Les trois autres commères se récrièrent. L’honnêteté de Lisa était un des actes de foi du quartier.

— Laissez donc ! Est-ce qu’on sait jamais, avec ces grosses saintes nitouches, qui ne sont que graisse ? Je voudrais bien la voir sans chemise, sa vertu !… Elle a un mari trop serin pour ne pas le faire cocu.

Mademoiselle Saget hochait la tête, comme pour dire qu’elle n’était pas éloignée de se ranger à cette opinion. Elle reprit doucement :

— D’autant plus que le cousin est tombé on ne sait d’où, et que l’histoire racontée par les Quenu est bien louche.

— Et ! c’est l’amant de la grosse ! affirma de nouveau la poissonnière. Quelque vaurien, quelque rouleur qu’elle aura ramassé dans la rue. Ça se voit bien.

— Les hommes maigres sont de rudes hommes, déclara la Sarriette d’un air convaincu.

— Elle l’a habillé tout à neuf, fit remarquer madame Lecœur. Il doit lui coûter bon.

— Oui, oui, vous pourriez avoir raison, murmura la vieille demoiselle. Il faudra savoir…

Alors, elles s’engagèrent à se tenir au courant de ce qui se passerait dans la baraque des Quenu-Gradelle. La marchande de beurre prétendait qu’elle voulait ouvrir les yeux de son beau-frère sur les maisons qu’il fréquentait. Cependant, la Normande s’était un peu calmée ; elle s’en alla, bonne fille au fond, lassée d’en avoir trop conté. Quand elle ne fut plus là, madame Lecœur dit sournoisement :

— Je suis sûre que la Normande aura été insolente ; c’est son habitude… Elle ferait bien de ne pas parler des cousins qui tombent du ciel, elle qui a trouvé un enfant dans sa boutique à poissons.

Elles se regardèrent en riant toutes les trois. Puis, lorsque madame Lecœur se fut éloignée à son tour :

— Ma tante a tort de s’occuper de ces histoires, ça la maigrit, reprit la Sarriette. Elle me battait quand les hommes me regardaient. Allez, elle peut chercher, elle ne trouvera pas de mioche sous son traversin, ma tante.

Mademoiselle Saget eut un nouveau rire. Et quand elle fut seule, comme elle retournait rue Pirouette, elle pensa que « ces trois pécores » ne valaient pas la corde pour les pendre. D’ailleurs, on avait pu la voir, il serait très mauvais de se brouiller avec les Quenu-Gradelle, des gens riches et estimés après tout. Elle fit un détour, alla rue Turbigo, à la boulangerie Taboureau, la plus belle boulangerie du quartier. Madame Taboureau, qui était une amie intime de Lisa, avait, sur toutes choses, une autorité incontestée. Quand on disait : « Madame Taboureau a dit ceci, madame Taboureau a dit cela », il n’y avait plus qu’à s’incliner. La vieille demoiselle, sous prétexte, ce jour-là, de savoir à quelle heure le four était chaud, pour apporter un plat de poires, dit le plus grand bien de la charcutière, se répandit en éloges sur la propreté et sur l’excellence de son boudin. Puis, contente de cet alibi moral, enchantée d’avoir soufflé sur l’ardente bataille qu’elle flairait, sans s’être fâchée avec personne, elle rentra décidément, l’esprit plus libre, retournant cent fois dans sa mémoire l’image du cousin de madame Quenu.

Ce même jour, le soir, après le dîner, Florent sortit, se promena quelque temps, sous une des rues couvertes des Halles. Un fin brouillard montait, les pavillons vides avaient une tristesse grise, piquée des larmes jaunes du gaz. Pour la première fois, Florent se sentait importun ; il avait conscience de la façon malapprise dont il était tombé au milieu de ce monde gras, en maigre naïf ; il s’avouait nettement qu’il dérangeait tout le quartier, qu’il devenait une gêne pour les Quenu, un cousin de contrebande, de mine par trop compromettante. Ces réflexions le rendaient fort triste, non pas qu’il eût remarqué chez son frère ou chez Lisa la moindre dureté ; il souffrait de leur bonté même ; il s’accusait de manquer de délicatesse en s’installant ainsi chez eux. Des doutes lui venaient. Le souvenir de la conversation dans la boutique, l’après-midi, lui causait un malaise vague. Il était comme envahi par cette odeur des viandes du comptoir, il se sentait glisser à une lâcheté molle et repue. Peut-être avait-il eu tort de refuser cette place d’inspecteur qu’on lui offrait. Cette pensée mettait en lui une grande lutte ; il fallait qu’il se secouât pour retrouver ses roideurs de conscience. Mais un vent humide s’était levé, soufflant sous la rue couverte. Il reprit quelque calme et quelque certitude, lorsqu’il fut obligé de boutonner sa redingote. Le vent emportait de ses vêtements cette senteur grasse de la charcuterie, dont il était tout alangui.

Il rentrait, quand il rencontra Claude Lantier. Le peintre, renfermé au fond de son paletot verdâtre, avait la voix sourde, pleine de colère. Il s’emporta contre la peinture, dit que c’était un métier de chien, jura qu’il ne toucherait de sa vie à un pinceau. L’après-midi, il avait crevé d’un coup de pied une tête d’étude qu’il faisait d’après cette gueuse de Cadine. Il était sujet à ces emportements d’artiste impuissant en face des œuvres solides et vivantes qu’il rêvait. Alors, rien n’existait plus pour lui, il battait les rues, voyait noir, attendait le lendemain comme une résurrection. D’ordinaire, il disait qu’il se sentait gai le matin et horriblement malheureux le soir ; chacune de ses journées était un long effort désespéré. Florent eut peine à reconnaître le flâneur insouciant des nuits de la Halle. Ils s’étaient déjà retrouvés à la charcuterie. Claude, qui connaissait l’histoire du déporté, lui avait serré la main, en lui disant qu’il était un brave homme. Il allait, d’ailleurs, très rarement chez les Quenu.

— Vous êtes toujours chez ma tante ? dit Claude. Je ne sais pas comment vous faites pour rester au milieu de cette cuisine. Ça pue là-dedans. Quand j’y passe une heure, il me semble que j’ai assez mangé pour trois jours. J’ai eu tort d’y entrer ce matin ; c’est ça qui m’a fait manquer mon étude.

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Claude Lantier

 

Et, au bout de quelques pas faits en silence :

— Ah ! les braves gens ! reprit-il. Ils me font de la peine, tant ils se portent bien. J’avais songé à faire leurs portraits, mais je n’ai jamais su dessiner ces figures rondes où il n’y a pas d’os… Allez, ce n’est pas ma tante Lisa qui donnerait des coups de pied dans ses casseroles. Suis-je assez bête d’avoir crevé la tête de Cadine ! Maintenant, quand j’y songe, elle n’était peut-être pas mal.

Alors, ils causèrent de la tante Lisa. Claude dit que sa mère ne voyait plus la charcutière depuis longtemps. Il donna à entendre que celle-ci avait quelque honte de sa sœur mariée à un ouvrier ; d’ailleurs, elle n’aimait pas les gens malheureux. Quant à lui, il raconta qu’un brave homme s’était imaginé de l’envoyer au collège, séduit par les ânes et les bonnes femmes qu’il dessinait, dès l’âge de huit ans[20] ; le brave homme était mort, en lui laissant mille francs de rente, ce qui l’empêchait de mourir de faim.

— N’importe, continua-t-il, j’aurais mieux aimé être un ouvrier… Tenez, menuisier, par exemple. Ils sont très heureux, les menuisiers. Ils ont une table à faire, n’est-ce pas ? ils la font, et ils se couchent, heureux d’avoir fini leur table, absolument satisfaits… Moi, je ne dors guère la nuit. Toutes ces sacrées études que je ne peux achever me trottent dans la tête. Je n’ai jamais fini, jamais, jamais.

Sa voix se brisait presque dans des sanglots. Puis il essaya de rire. Il jurait, cherchait des mots orduriers, s’abîmait en pleine boue, avec la rage froide d’un esprit tendre et exquis qui doute de lui et qui rêve de se salir. Il finit par s’accroupir devant un des regards donnant sur les caves des Halles, où le gaz brûle éternellement. Là, dans ces profondeurs, il montra à Florent Marjolin et Cadine qui soupaient tranquillement, assis sur une des pierres d’abattage des resserres aux volailles. Les gamins avaient des moyens à eux pour se cacher et habiter les caves, après la fermeture des grilles.

— Hein ! quelle brute, quelle belle brute ! répétait Claude en parlant de Marjolin avec une admiration envieuse. Et dire que cet animal-là est heureux !… Quand ils vont avoir achevé leurs pommes, ils se coucheront ensemble dans un de ces grands paniers pleins de plumes. C’est une vie ça, au moins !… Ma foi, vous avez raison de rester dans la charcuterie ; peut-être que ça vous engraissera.

Il partit brusquement. Florent remonta à sa mansarde, troublé par ces inquiétudes nerveuses qui réveillaient ses propres incertitudes. Il évita, le lendemain, de passer la matinée à la charcuterie ; il fit une grande promenade le long des quais. Mais, au déjeuner, il fut repris par la douceur fondante de Lisa. Elle lui reparla de la place d’inspecteur à la marée, sans trop insister, comme d’une chose qui méritait réflexion. Il l’écoutait, l’assiette pleine, gagné malgré lui par la propreté dévote de la salle à manger ; la natte mettait une mollesse sous ses pieds ; les luisants de la suspension de cuivre, le jaune tendre du papier peint et du chêne clair des meubles, le pénétraient d’un sentiment d’honnêteté dans le bien-être, qui troublait ses idées du faux et du vrai. Il eut cependant la force de refuser encore, en répétant ses raisons, tout en ayant conscience du mauvais goût qu’il y avait à faire un étalage brutal de ses entêtements et de ses rancunes, en un pareil lieu. Lisa ne se fâcha pas ; elle souriait au contraire, d’un beau sourire qui embarrassait plus Florent que la sourde irritation de la veille. Au dîner, on ne causa que des grandes salaisons d’hiver, qui allaient tenir tout le personnel de la charcuterie sur pied.

Les soirées devenaient froides. Dès qu’on avait dîné, on passait dans la cuisine. Il y faisait très chaud. Elle était si vaste, d’ailleurs, que plusieurs personnes y tenaient à l’aise, sans gêner le service, autour d’une table carrée, placée au milieu. Les murs de la pièce éclairée au gaz étaient recouverts de plaques de faïence blanches et bleues, à hauteur d’homme. À gauche, se trouvait le grand fourneau de fonte, percé de trois trous, dans lesquels trois marmites trapues enfonçaient leurs culs noirs de la suie du charbon de terre ; au bout, une petite cheminée, montée sur un four et garnie d’un fumoir, servait pour les grillades ; et, au-dessus du fourneau, plus haut que les écumoires, les cuillers, les fourchettes à longs manches, dans une rangée de tiroirs numérotés, s’alignaient les chapelures, la fine et la grosse, les mies de pain pour paner, les épices, le girofle, la muscade, les poivres. À droite, la table à hacher, énorme bloc de chêne appuyé contre la muraille, s’appesantissait, toute couturée et toute creusée ; tandis que plusieurs appareils, fixés sur le bloc, une pompe à injecter, une machine à pousser, une hacheuse mécanique, mettaient là, avec leurs rouages et leurs manivelles, l’idée mystérieuse et inquiétante de quelque cuisine de l’enfer. Puis, tout autour des murs, sur des planches, et jusque sous les tables, s’entassaient des pots, des terrines, des seaux, des plats, des ustensiles de fer-blanc, une batterie de casseroles profondes, d’entonnoirs élargis, des râteliers de couteaux et de couperets, des files de lardoires et d’aiguilles, tout un monde noyé dans la graisse. La graisse débordait, malgré la propreté excessive, suintait entre les plaques de faïence, cirait les carreaux rouges du sol, donnait un reflet grisâtre à la fonte du fourneau, polissait les bords de la table à hacher d’un luisant et d’une transparence de chêne verni. Et, au milieu de cette buée amassée goutte à goutte, de cette évaporation continue des trois marmites, où fondaient les cochons, il n’était certainement pas, du plancher au plafond, un clou qui ne pissât la graisse.

Les Quenu-Gradelle fabriquaient tout chez eux. Ils ne faisaient guère venir du dehors que les terrines des maisons renommées, les rillettes, les bocaux de conserve, les sardines, les fromages, les escargots. Aussi, dès septembre, s’agissait-il de remplir la cave, vidée pendant l’été. Les veillées se prolongeaient même après la fermeture de la boutique. Quenu, aidé d’Auguste et de Léon, emballait les saucissons, préparait les jambons, fondait les saindoux, faisait les lards de poitrine, les lards maigres, les lards à piquer. C’était un bruit formidable de marmites et de hachoirs, des odeurs de cuisine qui montaient dans la maison entière. Cela sans préjudice de la charcuterie courante, de la charcuterie fraîche, les pâtés de foie et de lièvre, les galantines, les saucisses et les boudins.

Ce soir-là, vers onze heures, Quenu, qui avait mis en train deux marmites de saindoux, dut s’occuper du boudin. Auguste l’aida. À un coin de la table carrée, Lisa et Augustine raccommodaient du linge ; tandis que, devant elles, de l’autre côté de la table, Florent était assis, la face tournée vers le fourneau, souriant à la petite Pauline qui, montée sur ses pieds, voulait qu’il la fît « sauter en l’air ». Derrière eux, Léon hachait de la chair à saucisse, sur le bloc de chêne, à coups lents et réguliers.

Auguste alla d’abord chercher dans la cour deux brocs pleins de sang de cochon. C’était lui qui saignait à l’abattoir. Il prenait le sang et l’intérieur des bêtes, laissant aux garçons d’échaudoir le soin d’apporter, l’après-midi, les porcs tout préparés dans leur voiture. Quenu prétendait qu’Auguste saignait comme pas un garçon charcutier de Paris. La vérité était qu’Auguste se connaissait à merveille à la qualité du sang ; le boudin était bon, toutes les fois qu’il disait : « Le boudin sera bon. »

— Eh bien, aurons-nous du bon boudin ? demanda Lisa.

Il déposa ses deux brocs, et, lentement :

— Je le crois, madame Quenu, oui, je le crois… Je vois d’abord ça à la façon dont le sang coule. Quand je retire le couteau, si le sang part trop doucement, ce n’est pas un bon signe, ça prouve qu’il est pauvre…

— Mais, interrompit Quenu, c’est aussi selon comme le couteau a été enfoncé.

La face blême d’Auguste eut un sourire.

— Non, non, répondit-il, j’enfonce toujours quatre doigts du couteau ; c’est la mesure… Mais, voyez-vous, le meilleur signe, c’est encore lorsque le sang coule et que je le reçois en le battant avec la main, dans le seau. Il faut qu’il soit d’une bonne chaleur, crémeux, sans être trop épais.

Augustine avait laissé son aiguille. Les yeux levés, elle regardait Auguste. Sa figure rougeaude, aux durs cheveux châtains, prenait un air d’attention profonde. D’ailleurs, Lisa, et la petite Pauline elle-même, écoutaient également avec un grand intérêt.

— Je bats, je bats, je bats, n’est-ce pas ? continua le garçon, en faisant aller sa main dans le vide, comme s’il fouettait une crème. Eh bien, quand je retire ma main et que je la regarde, il faut qu’elle soit comme graissée par le sang, de façon à ce que le gant rouge soit bien du même rouge partout… Alors, on peut dire sans se tromper : « Le boudin sera bon. »

Il resta un instant la main en l’air, complaisamment, l’attitude molle ; cette main qui vivait dans des seaux de sang était toute rose, avec des ongles vifs, au bout de la manche blanche. Quenu avait approuvé de la tête. Il y eut un silence. Léon hachait toujours. Pauline, qui était restée songeuse, remonta sur les pieds de son cousin, en criant de sa voix claire :

— Dis, cousin, raconte-moi l’histoire du monsieur qui a été mangé par les bêtes.

Sans doute, dans cette tête de gamine, l’idée du sang des cochons avait éveillé celle « du monsieur mangé par les bêtes ». Florent ne comprenait pas, demandait quel monsieur. Lisa se mit à rire.

— Elle demande l’histoire de ce malheureux, vous savez, cette histoire que vous avez dite un soir à Gavard. Elle l’aura entendue.

Florent était devenu tout grave. La petite alla prendre dans ses bras le gros chat jaune, l’apporta sur les genoux du cousin, en disant que Mouton, lui aussi, voulait écouter l’histoire. Mais Mouton sauta sur la table. Il resta là, assis, le dos arrondi, contemplant ce grand garçon maigre qui, depuis quinze jours, semblait être pour lui un continuel sujet de profondes réflexions. Cependant, Pauline se fâchait, elle tapait des pieds, elle voulait l’histoire. Comme elle était vraiment insupportable :

— Eh ! racontez-lui donc ce qu’elle demande, dit Lisa à Florent, elle nous laissera tranquille.

Florent garda le silence un instant encore. Il avait les yeux à terre. Puis, levant la tête lentement, il s’arrêta aux deux femmes qui tiraient leurs aiguilles, regarda Quenu et Auguste qui préparaient la marmite pour le boudin. Le gaz brûlait tranquille, la chaleur du fourneau était très douce, toute la graisse de la cuisine luisait dans un bien-être de digestion large. Alors, il posa la petite Pauline sur l’un de ses genoux, et, souriant d’un sourire triste, s’adressant à l’enfant :

— Il était une fois un pauvre homme. On l’envoya très loin, très loin, de l’autre côté de la mer… Sur le bateau qui l’emportait, il y avait quatre cents forçats avec lesquels on le jeta. Il dut vivre cinq semaines au milieu de ces bandits, vêtu comme eux de toile à voile, mangeant à leur gamelle. De gros poux le dévoraient, des sueurs terribles le laissaient sans force. La cuisine, la boulangerie, la machine du bateau, chauffaient tellement les faux-ponts, que dix des forçats moururent de chaleur. Dans la journée, on les faisait monter cinquante à la fois, pour leur permettre de prendre l’air de la mer ; et, comme on avait peur d’eux, deux canons étaient braqués sur l’étroit plancher où ils se promenaient. Le pauvre homme était bien content, quand arrivait son tour. Ses sueurs se calmaient un peu. Il ne mangeait plus, il était très malade. La nuit, lorsqu’on l’avait remis aux fers, et que le gros temps le roulait entre ses deux voisins, il se sentait lâche, il pleurait, heureux de pleurer sans être vu…

Pauline écoutait, les yeux agrandis, ses deux petites mains croisées dévotement.

— Mais, interrompit-elle, ce n’est pas l’histoire du monsieur qui a été mangé par les bêtes… C’est une autre histoire, dis, mon cousin ?

— Attends, tu verras, répondit doucement Florent. J’y arriverai, à l’histoire du monsieur… Je te raconte l’histoire tout entière.

— Ah ! bien, murmura l’enfant d’un air heureux.

Pourtant elle resta pensive, visiblement préoccupée par quelque grosse difficulté qu’elle ne pouvait résoudre. Enfin, elle se décida.

— Qu’est-ce qu’il avait donc fait, le pauvre homme, demanda-t-elle, pour qu’on le renvoyât et qu’on le mît dans le bateau ?

Lisa et Augustine eurent un sourire. L’esprit de l’enfant les ravissait. Et Lisa, sans répondre directement, profita de la circonstance pour lui faire la morale ; elle la frappa beaucoup, en lui disant qu’on mettait aussi dans le bateau les enfants qui n’étaient pas sages.

— Alors, fit remarquer judicieusement Pauline, c’était bien fait, si le pauvre homme de mon cousin pleurait la nuit.

Lisa reprit sa couture, en baissant les épaules. Quenu n’avait pas entendu. Il venait de couper dans la marmite des rondelles d’oignon qui prenaient, sur le feu, des petites voix claires et aiguës de cigales pâmées de chaleur. Ça sentait très bon. La marmite, lorsque Quenu y plongeait sa grande cuiller de bois, chantait plus fort, emplissant la cuisine de l’odeur pénétrante de l’oignon cuit. Auguste préparait, dans un plat, des gras de lard. Et le hachoir de Léon allait à coups plus vifs, raclant la table par moments, pour ramener la chair à saucisse qui commençait à se mettre en pâte.

— Quand on fut arrivé, continua Florent, on conduisit l’homme dans une île nommée l’île du Diable. Il était là avec d’autres camarades qu’on avait aussi chassés de leur pays. Tous furent très malheureux. On les obligea d’abord à travailler comme des forçats. Le gendarme qui les gardait les comptait trois fois par jour, pour être bien sûr qu’il ne manquait personne. Plus tard, on les laissa libres de faire ce qu’ils voulaient ; on les enfermait seulement la nuit, dans une grande cabane de bois, où ils dormaient sur des hamacs tendus entre deux barres. Au bout d’un an, ils allaient nu-pieds, et leurs vêtements étaient si déchirés, qu’ils montraient leur peau. Ils s’étaient construit des huttes avec des troncs d’arbre, pour s’abriter contre le soleil, dont la flamme brûle tout dans ce pays-là ; mais les huttes ne pouvaient les préserver des moustiques qui, la nuit, les couvraient de boutons et d’enflures. Il en mourut plusieurs ; les autres devinrent tout jaunes, si secs, si abandonnés, avec leurs grandes barbes, qu’ils faisaient pitié…

— Auguste, donnez-moi les gras, cria Quenu.

Et lorsqu’il tint le plat, il fit glisser doucement dans la marmite les gras de lard, en les délayant du bout de la cuiller. Les gras fondaient. Une vapeur plus épaisse monta du fourneau.

— Qu’est-ce qu’on leur donnait à manger ? demanda la petite Pauline profondément intéressée.

— On leur donnait du riz plein de vers et de la viande qui sentait mauvais, répondit Florent, dont la voix s’assourdissait. Il fallait enlever les vers pour manger le riz. La viande, rôtie et très cuite, s’avalait encore ; mais bouillie, elle puait tellement, qu’elle donnait souvent des coliques.

— Moi, j’aime mieux être au pain sec, dit l’enfant après s’être consultée.

Léon, ayant fini de hacher, apporta la chair à saucisse dans un plat, sur la table carrée. Mouton, qui était resté assis, les yeux sur Florent, comme extrêmement surpris par l’histoire, dut se reculer un peu, ce qu’il fit de très mauvaise grâce. Il se pelotonna, ronronnant, le nez sur la chair à saucisse. Cependant, Lisa paraissait ne pouvoir cacher son étonnement ni son dégoût ; le riz plein de vers et la viande qui sentait mauvais lui semblaient sûrement des saletés à peine croyables, tout à fait déshonorantes pour celui qui les avait mangées. Et, sur son beau visage calme, dans le gonflement de son cou, il y avait une vague épouvante, en face de cet homme nourri de choses immondes.

— Non, ce n’était pas un lieu de délices, reprit-il, oubliant la petite Pauline, les yeux vagues sur la marmite qui fumait. Chaque jour des vexations nouvelles, un écrasement continu, une violation de toute justice, un mépris de la charité humaine, qui exaspéraient les prisonniers et les brûlaient lentement d’une fièvre de rancune maladive. On vivait en bête, avec le fouet éternellement levé sur les épaules. Ces misérables voulaient tuer l’homme… On ne peut pas oublier, non ce n’est pas possible. Ces souffrances crieront vengeance un jour.

Il avait baissé la voix, et les lardons qui sifflaient joyeusement dans la marmite la couvraient de leur bruit de friture bouillante. Mais Lisa l’entendait, effrayée de l’expression implacable que son visage avait prise brusquement. Elle le jugea hypocrite, avec cet air doux qu’il savait feindre.

Le ton sourd de Florent avait mis le comble au plaisir de Pauline. Elle s’agitait sur le genou du cousin, enchantée de l’histoire.

— Et l’homme, et l’homme ? murmurait-elle.

Florent regarda la petite Pauline, parut se souvenir, retrouva son sourire triste.

— L’homme, dit-il, n’était pas content d’être dans l’île. Il n’avait qu’une idée, s’en aller, traverser la mer pour atteindre la côte, dont on voyait, par les beaux temps, la ligne blanche à l’horizon. Mais ce n’était pas commode. Il fallait construire un radeau. Comme des prisonniers s’étaient sauvés déjà, on avait abattu tous les arbres de l’île, afin que les autres ne pussent se procurer du bois. L’île était toute pelée, si nue, si aride sous les grands soleils, que le séjour en devenait plus dangereux et plus affreux encore. Alors l’homme eut l’idée, avec deux de ses camarades, de se servir des troncs d’arbres de leurs huttes. Un soir, ils partirent sur quelques mauvaises poutres qu’ils avaient liées avec des branches sèches. Le vent les portait vers la côte. Le jour allait paraître, quand leur radeau échoua sur un banc de sable, avec une telle violence, que les troncs d’arbres détachés furent emportés par les vagues. Les trois malheureux faillirent rester dans le sable ; ils enfonçaient jusqu’à la ceinture ; même il y en eut un qui disparut jusqu’au menton, et que les deux autres durent retirer. Enfin ils atteignirent un rocher, où ils avaient à peine assez de place pour s’asseoir. Quand le soleil se leva, ils aperçurent en face d’eux la côte, une barre de falaises grises tenant tout un côté de l’horizon. Deux, qui savaient nager, se décidèrent à gagner ces falaises. Ils aimaient mieux risquer de se noyer tout de suite que de mourir lentement de faim sur leur écueil. Ils promirent à leur compagnon de venir le chercher, lorsqu’ils auraient touché terre et qu’ils se seraient procuré une barque.

 

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— Ah ! voilà, je sais maintenant ! cria la petite Pauline, tapant de joie dans ses mains. C’est l’histoire du monsieur qui a été mangé par les bêtes.

— Ils purent atteindre la côte, poursuivit Florent ; mais elle était déserte, ils ne trouvèrent une barque qu’au bout de quatre jours… Quand ils revinrent à l’écueil, ils virent leur compagnon étendu sur le dos, les pieds et les mains dévorés, la face rongée, le ventre plein d’un grouillement de crabes qui agitaient la peau des flancs, comme si un râle furieux eût traversé ce cadavre à moitié mangé et frais encore.

Un murmure de répugnance échappa à Lisa et à Augustine. Léon, qui préparait des boyaux de porc pour le boudin, fit une grimace. Quenu s’arrêta dans son travail, regarda Auguste pris de nausées. Et il n’y avait que Pauline qui riait. Ce ventre, plein d’un grouillement de crabes, s’étalait étrangement au milieu de la cuisine, mêlait des odeurs suspectes aux parfums du lard et de l’oignon.

— Passez-moi le sang ! cria Quenu, qui, d’ailleurs, ne suivait pas l’histoire.

Auguste apporta les deux brocs. Et, lentement, il versa le sang dans la marmite, par minces filets rouges, tandis que Quenu le recevait, en tournant furieusement la bouillie qui s’épaississait. Lorsque les brocs furent vides, ce dernier, atteignant un à un les tiroirs, au-dessus du fourneau, prit des pincées d’épices. Il poivra surtout fortement.

— Ils le laissèrent là, n’est-ce pas ? demanda Lisa. Ils revinrent sans danger ?

— Comme ils revenaient, répondit Florent, le vent tourna, ils furent poussés en pleine mer. Une vague leur enleva une rame, et l’eau entrait à chaque souffle, si furieusement, qu’ils n’étaient occupés qu’à vider la barque avec leurs mains. Ils roulèrent ainsi en face des côtes, emportés par une rafale, ramenés par la marée, ayant achevé leurs quelques provisions, sans une bouchée de pain. Cela dura trois jours.

— Trois jours ! s’écria la charcutière stupéfaite, trois jours sans manger !

— Oui, trois jours sans manger. Quand le vent d’est les poussa enfin à terre, l’un d’eux était si affaibli, qu’il resta sur le sable toute une matinée. Il mourut le soir. Son compagnon avait vainement essayé de lui faire mâcher des feuilles d’arbre.

À cet endroit, Augustine eut un léger rire ; puis, confuse d’avoir ri, ne voulant pas qu’on pût croire qu’elle manquait de cœur :

— Non, non, balbutia-t-elle, ce n’est pas de ça que je ris. C’est de Mouton… Regardez donc Mouton, madame.

Lisa, à son tour, s’égaya. Mouton, qui avait toujours sous le nez le plat de chair à saucisse, se trouvait probablement incommodé et dégoûté par toute cette viande.

Il s’était levé, grattant la table de la patte, comme pour couvrir le plat, avec la hâte des chats qui veulent enterrer leurs ordures. Puis il tourna le dos au plat, il s’allongea sur le flanc, en s’étirant, les yeux demi-clos, la tête roulée dans une caresse béate. Alors tout le monde complimenta Mouton ; on affirma que jamais il ne volait, qu’on pouvait laisser la viande à sa portée. Pauline racontait très confusément qu’il lui léchait les doigts et qu’il la débarbouillait, après le dîner, sans la mordre.

Mais Lisa revint à la question de savoir si l’on peut rester trois jours sans manger. Ce n’était pas possible.

— Non ! dit-elle, je ne crois pas ça… D’ailleurs, il n’y a personne qui soit resté trois jours sans manger. Quand on dit : « Un tel crève de faim », c’est une façon de parler. On mange toujours, plus ou moins… Il faudrait des misérables tout à fait abandonnés, des gens perdus…

Elle allait dire sans doute « des canailles sans aveu » ; mais elle se retint, en regardant Florent. Et la moue méprisante de ses lèvres, son regard clair avouaient carrément que les gredins seuls jeûnaient de cette façon désordonnée. Un homme capable d’être resté trois jours sans manger était pour elle un être absolument dangereux. Car, enfin, jamais les honnêtes gens ne se mettent dans des positions pareilles.

Florent étouffait maintenant. En face de lui, le fourneau dans lequel Léon venait de jeter plusieurs pelletées de charbon ronflait comme un chantre dormant au soleil. La chaleur devenait très forte. Auguste, qui s’était chargé des marmites de saindoux, les surveillait, tout en sueur ; tandis que, s’épongeant le front avec sa manche, Quenu attendait que le sang se fût bien délayé. Un assoupissement de nourriture, un air chargé d’indigestion flottait.

— Quand l’homme eut enterré son camarade dans le sable, reprit Florent lentement, il s’en alla seul, droit devant lui. La Guyane hollandaise, où il se trouvait, est un pays de forêts, coupé de fleuves et de marécages. L’homme marcha pendant plus de huit jours, sans rencontrer une habitation. Tout autour de lui, il sentait la mort qui l’attendait. Souvent, l’estomac tenaillé par la faim, il n’osait mordre aux fruits éclatants qui pendaient des arbres ; il avait peur de ces baies aux reflets métalliques, dont les bosses noueuses suaient le poison. Pendant des journées entières, il marchait sous des voûtes de branches épaisses, sans apercevoir un coin de ciel, au milieu d’une ombre verdâtre, toute pleine d’une horreur vivante. De grands oiseaux s’envolaient sur sa tête, avec un bruit d’ailes terrible et des cris subits qui ressemblaient à des râles de mort ; des sauts de singes, des galops de bêtes traversaient les fourrés, devant lui, pliant les tiges, faisant tomber une pluie de feuilles, comme sous un coup de vent ; et c’était surtout les serpents qui le glaçaient, quand il posait le pied sur le sol mouvant de feuilles sèches, et qu’il voyait des têtes minces filer entre les enlacements monstrueux des racines. Certains coins, les coins d’ombre humide, grouillaient d’un pullulement de reptiles, noirs, jaunes, violacés, zébrés, tigrés, pareils à des herbes mortes, brusquement réveillées et fuyantes. Alors, il s’arrêtait, il cherchait une pierre pour sortir de cette terre molle où il enfonçait ; il restait là des heures, avec l’épouvante de quelque boa, entrevu au fond d’une clairière, la queue roulée, la tête droite, se balançant comme un tronc énorme, taché de plaques d’or. La nuit, il dormait sur les arbres, inquiété par le moindre frôlement, croyant entendre des écailles sans fin glisser dans les ténèbres. Il étouffait sous ces feuillages interminables ; l’ombre y prenait une chaleur renfermée de fournaise, une moiteur d’humidité, une sueur pestilentielle, chargée des arômes rudes des bois odorants et des fleurs puantes. Puis, lorsqu’il se dégageait enfin, lorsque, au bout de longues heures de marche, il revoyait le ciel, l’homme se trouvait en face de larges rivières qui lui barraient la route ; il les descendait, surveillant les échines grises des caïmans, fouillant du regard les herbes charriées, passant à la nage, quand il avait trouvé des eaux plus rassurantes. Au-delà, les forêts recommençaient. D’autres fois, c’était de vastes plaines grasses, des lieues couvertes d’une végétation drue, bleuies de loin en loin du miroir clair d’un petit lac. Alors, l’homme faisait un grand détour, il n’avançait plus qu’en tâtant le terrain, ayant failli mourir, enseveli sous une de ces plaines riantes qu’il entendait craquer à chaque pas. L’herbe géante, nourrie par l’humus amassé, recouvre des marécages empestés, des profondeurs de boue liquide ; et il n’y a, parmi les nappes de verdure, s’allongeant sur l’immensité glauque, jusqu’au bord de l’horizon, que d’étroites jetées de terre ferme qu’il faut connaître si l’on ne veut pas disparaître à jamais. L’homme, un soir, s’était enfoncé jusqu’au ventre. À chaque secousse qu’il tentait pour se dégager, la boue semblait monter à sa bouche. Il resta tranquille pendant près de deux heures. Comme la lune se levait, il put heureusement saisir une branche d’arbre, au-dessus de sa tête. Le jour où il arriva à une habitation, ses pieds et ses mains saignaient, meurtris, gonflés par des piqûres mauvaises. Il était si pitoyable, si affamé, qu’on eut peur de lui. On lui jeta à manger à cinquante pas de la maison, pendant que le maître gardait sa porte avec un fusil.

Florent se tut, la voix coupée, les regards au loin. Il semblait ne plus parler que pour lui. La petite Pauline, que le sommeil prenait, s’abandonnait, la tête renversée, faisant des efforts pour tenir ouverts ses yeux émerveillés. Et Quenu se fâchait.

— Mais, animal ! criait-il à Léon, tu ne sais donc pas tenir un boyau… Quand tu me regarderas ! Ce n’est pas moi qu’il faut regarder, c’est le boyau… Là, comme cela. Ne bouge plus, maintenant.

Léon, de la main droite, soulevait un long bout de boyau vide, dans l’extrémité duquel un entonnoir très évasé était adapté ; et, de la main gauche, il enroulait le boudin autour d’un bassin, d’un plat rond de métal, à mesure que le charcutier emplissait l’entonnoir à grandes cuillerées. La bouillie coulait, toute noire et toute fumante, gonflant peu à peu le boyau, qui retombait ventru, avec des courbes molles. Comme Quenu avait retiré la marmite du feu, ils apparaissaient tous deux, lui et Léon, l’enfant, d’un profil mince, lui, d’une face large, dans l’ardente lueur du brasier, qui chauffait leurs visages pâles et leurs vêtements blancs d’un ton rose.

Lisa et Augustine s’intéressaient à l’opération, Lisa surtout, qui gronda à son tour Léon, parce qu’il pinçait trop le boyau avec les doigts, ce qui produisait des nœuds, disait-elle. Quand le boudin fut emballé, Quenu le glissa doucement dans une marmite d’eau bouillante. Il parut tout soulagé, il n’avait plus qu’à le laisser cuire.

— Et l’homme, et l’homme ? murmura de nouveau Pauline, rouvrant les yeux, surprise de ne plus entendre le cousin parler.

Florent la berçait sur son genou, ralentissant encore son récit, le murmurant comme un chant de nourrice.

— L’homme, dit-il, parvint à une grande ville. On le prit d’abord pour un forçat évadé ; il fut retenu plusieurs mois en prison… Puis on le relâcha, il fit toutes sortes de métiers, tint des comptes, apprit à lire aux enfants ; un jour même, il entra, comme homme de peine, dans des travaux de terrassement… L’homme rêvait toujours de revenir dans son pays. Il avait économisé l’argent nécessaire, lorsqu’il eut la fièvre jaune. On le crut mort, on s’était partagé ses habits ; et quand il en réchappa, il ne retrouva pas même une chemise… Il fallut recommencer. L’homme était très malade. Il avait peur de rester là-bas… Enfin, l’homme put partir, l’homme revint.

La voix avait baissé de plus en plus. Elle mourut, dans un dernier frisson des lèvres. La petite Pauline dormait, ensommeillée par la fin de l’histoire, la tête abandonnée sur l’épaule du cousin. Il la soutenait du bras, il la berçait encore du genou, insensiblement, d’une façon douce. Et, comme on ne faisait plus attention à lui, il resta là, sans bouger, avec cette enfant endormie.

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« Pour ne point crever ni nouer les bouts ensemble, il les prenait avec un bâton, les enroulait, les portait dans la cour… »

 

C’était le grand coup de feu, comme disait Quenu. Il retirait le boudin de la marmite. Pour ne point crever ni nouer les bouts ensemble, il les prenait avec un bâton, les enroulait, les portait dans la cour, où ils devaient sécher rapidement sur des claies. Léon l’aidait, soutenait les bouts trop longs. Ces guirlandes de boudin, qui traversaient la cuisine, toutes suantes, laissaient des traînées d’une fumée forte qui achevaient d’épaissir l’air. Auguste, donnant un dernier coup d’œil à la fonte du saindoux, avait, de son côté, découvert les deux marmites, où les graisses bouillaient lourdement, en laissant échapper, de chacun de leurs bouillons crevés, une légère explosion d’âcre vapeur. Le flot gras avait monté depuis le commencement de la veillée ; maintenant il noyait le gaz, emplissait la pièce, coulait partout, mettant dans un brouillard les blancheurs roussies de Quenu et de ses deux garçons. Lisa et Augustine s’étaient levées. Tous soufflaient comme s’ils venaient de trop manger.

Augustine monta sur ses bras Pauline endormie. Quenu, qui aimait à fermer lui-même la cuisine, congédia Auguste et Léon, en disant qu’il rentrerait le boudin. L’apprenti se retira très rouge ; il avait glissé dans sa chemise près d’un mètre de boudin, qui devait le griller. Puis, les Quenu et Florent, restés seuls, gardèrent le silence. Lisa, debout, mangeait un morceau de boudin tout chaud, qu’elle mordait à petits coups de dents, écartant ses belles lèvres pour ne pas les brûler ; et le bout noir s’en allait peu à peu dans tout ce rose.

— Ah bien ! dit-elle, la Normande a eu tort d’être mal polie… Il est bon, aujourd’hui, le boudin.

On frappa à la porte de l’allée, Gavard entra. Il restait tous les soirs chez monsieur Lebigre jusqu’à minuit. Il venait pour avoir une réponse définitive, au sujet de la place d’inspecteur à la marée.

— Vous comprenez, expliqua-t-il, monsieur Verlaque ne peut attendre davantage, il est vraiment trop malade… Il faut que Florent se décide. J’ai promis de donner une réponse demain, à la première heure.

— Mais Florent accepte, répondit tranquillement Lisa, en donnant un nouveau coup de dents dans son boudin.

Florent, qui n’avait pas quitté sa chaise, pris d’un étrange accablement, essaya vainement de se lever et de protester.

— Non, non, reprit la charcutière, c’est chose entendue… Voyons, mon cher Florent, vous avez assez souffert. Ça fait frémir, ce que vous racontiez tout à l’heure… Il est temps que vous vous rangiez. Vous appartenez à une famille honorable, vous avez reçu de l’éducation, et c’est peu convenable vraiment, de courir les chemins, en véritable gueux… À votre âge, les enfantillages ne sont plus permis… Vous avez fait des folies, eh bien, on les oubliera, on vous les pardonnera. Vous rentrerez dans votre classe, dans la classe des honnêtes gens, vous vivrez comme tout le monde, enfin.

Florent l’écoutait, étonné, ne trouvant pas une parole. Elle avait raison, sans doute. Elle était si saine, si tranquille, qu’elle ne pouvait vouloir le mal. C’était lui, le maigre, le profil noir et louche, qui devait être mauvais et rêver des choses inavouables. Il ne savait plus pourquoi il avait résisté jusque-là.

Mais elle continua, abondamment, le gourmandant comme un petit garçon qui a fait des fautes et qu’on menace des gendarmes. Elle était très maternelle, elle trouvait des raisons très convaincantes. Puis, comme dernier argument :

— Faites-le pour nous, Florent, dit-elle. Nous tenons une certaine position dans le quartier, qui nous force à beaucoup de ménagements… J’ai peur qu’on ne jase, là, entre nous. Cette place arrangera tout, vous serez quelqu’un, même vous nous ferez honneur.

Elle devenait caressante. Une plénitude emplissait Florent ; il était comme pénétré par cette odeur de la cuisine, qui le nourrissait de toute la nourriture dont l’air était chargé ; il glissait à la lâcheté heureuse de cette digestion continue du milieu gras où il vivait depuis quinze jours. C’était, à fleur de peau, mille chatouillements de graisse naissante, un lent envahissement de l’être entier, une douceur molle et boutiquière. À cette heure avancée de la nuit, dans la chaleur de cette pièce, ses âpretés, ses volontés se fondaient en lui ; il se sentait si alangui par cette soirée calme, par les parfums du boudin et du saindoux, par cette grosse Pauline endormie sur ses genoux, qu’il se surprit à vouloir passer d’autres soirées semblables, des soirées sans fin, qui l’engraisseraient. Mais ce fut surtout Mouton qui le détermina. Mouton dormait profondément, le ventre en l’air, une patte sur son nez, la queue ramenée contre ses flancs comme pour lui servir d’édredon ; et il dormait avec un tel bonheur de chat, que Florent murmura, en le regardant :

— Non ! c’est trop bête, à la fin… J’accepte. Dites que j’accepte, Gavard !

Alors, Lisa acheva son boudin, s’essuyant les doigts, doucement, au bord de son tablier. Elle voulut préparer le bougeoir de son beau-frère, pendant que Gavard et Quenu le félicitaient de sa détermination. Il fallait faire une fin après tout ; les casse-cou de la politique ne nourrissent pas. Et elle, debout, le bougeoir allumé, regardait Florent d’un air satisfait, avec sa belle face tranquille de vache sacrée.