CHAPITRE IV
Marjolin fut trouvé au marché des Innocents, dans un tas de choux, sous un chou blanc, énorme, et dont une des grandes feuilles rabattues cachait son visage rose d’enfant endormi. On ignora toujours quelle main misérable l’avait posé là. C’était déjà un petit bonhomme de deux à trois ans, très gras, très heureux de vivre, mais si peu précoce, si empâté, qu’il bredouillait à peine quelques mots, ne sachant que sourire. Quand une marchande de légumes le découvrit sous le grand chou blanc, elle poussa un tel cri de surprise, que les voisines accoururent, émerveillées ; et lui, il tendait les mains, encore en robe, roulé dans un morceau de couverture. Il ne put dire qui était sa mère. Il avait des yeux étonnés, en se serrant contre l’épaule d’une grosse tripière qui l’avait pris entre les bras. Jusqu’au soir, il occupa le marché. Il s’était rassuré, il mangeait des tartines, il riait à toutes les femmes. La grosse tripière le garda ; puis, il passa à une voisine ; un mois plus tard, il couchait chez une troisième. Lorsqu’on lui demandait : « Où est ta mère ? » il avait un geste adorable : sa main faisait le tour, montrant les marchandes toutes à la fois. Il fut l’enfant des Halles, suivant les jupes de l’une ou de l’autre, trouvant toujours un coin dans un lit, mangeant la soupe un peu partout, habillé à la grâce de Dieu, et ayant quand même des sous au fond de ses poches percées. Une belle fille rousse, qui vendait des plantes officinales, l’avait appelé Marjolin, sans qu’on sût pourquoi.
Marjolin allait avoir quatre ans, lorsque la mère Chantemesse fit à son tour la trouvaille d’une petite fille, sur le trottoir de la rue Saint-Denis, au coin du marché. La petite pouvait avoir deux ans, mais elle bavardait déjà comme une pie, écorchant les mots dans son babil d’enfant ; si bien que la mère Chantemesse crut comprendre qu’elle s’appelait Cadine, et que sa mère, la veille au soir, l’avait assise sous une porte, en lui disant de l’attendre. L’enfant avait dormi là ; elle ne pleurait pas, elle racontait qu’on la battait. Puis, elle suivit la mère Chantemesse, bien contente, enchantée de cette grande place, où il y avait tant de monde et tant de légumes. La mère Chantemesse, qui vendait au petit tas, était une digne femme, très bourrue, touchant déjà à la soixantaine ; elle adorait les enfants, ayant perdu trois garçons au berceau. Elle pensa que « cette roulure-là semblait une trop mauvaise gale pour crever », et elle adopta Cadine.
Mais, un soir, comme la mère Chantemesse s’en allait, tenant Cadine de la main droite, Marjolin lui prit sans façon la main gauche.
— Eh ! mon garçon, dit la vieille en s’arrêtant, la place est donnée… Tu n’es donc plus avec la grande Thérèse ! Tu es un fameux coureur, sais-tu ?
Il la regardait, avec son rire, sans la lâcher. Elle ne put rester grondeuse, tant il était joli et bouclé. Elle murmura :
— Allons, venez, marmaille… Je vous coucherai ensemble.
Et elle arriva rue au Lard, où elle demeurait, avec un enfant de chaque main. Marjolin s’oublia chez la mère Chantemesse. Quand ils faisaient par trop de tapage, elle leur allongeait quelques taloches, heureuse de pouvoir crier, de se fâcher, de les débarbouiller, de les fourrer sous la même couverture. Elle leur avait installé un petit lit, dans une vieille voiture de marchand des quatre-saisons, dont les roues et les brancards manquaient. C’était comme un large berceau, un peu dur, encore tout odorant des légumes qu’elle y avait longtemps tenus frais sous des linges mouillés. Cadine et Marjolin dormirent là, à quatre ans, aux bras l’un de l’autre.
Alors, ils grandirent ensemble, on les vit toujours les mains à la taille. La nuit, la mère Chantemesse les entendait qui bavardaient doucement. La voix flûtée de Cadine, pendant des heures, racontait des choses sans fin, que Marjolin écoutait avec des étonnements plus sourds. Elle était très méchante, elle inventait des histoires pour lui faire peur, lui disait que, l’autre nuit, elle avait vu un homme tout blanc, au pied de leur lit, qui les regardait, en tirant une grande langue rouge. Marjolin suait d’angoisse, lui demandait des détails ; et elle se moquait de lui, elle finissait par l’appeler « grosse bête ». D’autres fois, ils n’étaient pas sages, ils se donnaient des coups de pied, sous les couvertures ; Cadine repliait les jambes, étouffait ses rires, quand Marjolin, de toutes ses forces, la manquait et allait taper dans le mur. Il fallait, ces fois-là, que la mère Chantemesse se levât pour border les couvertures ; elle les endormait tous les deux d’une calotte, sur l’oreiller. Le lit fut longtemps ainsi pour eux un lieu de récréation ; ils y emportaient leurs joujoux, ils y mangeaient des carottes et des navets volés ; chaque matin, leur mère adoptive était toute surprise d’y trouver des objets étranges, des cailloux, des feuilles, des trognons de pommes, des poupées faites avec des bouts de chiffon. Et, les jours de grands froids, elle les laissait là, endormis, la tignasse noire de Cadine mêlée aux boucles blondes de Marjolin, les bouches si près l’une de l’autre, qu’ils semblaient se réchauffer de leur haleine.
Cette chambre de la rue au Lard était un grand galetas, délabré, qu’une seule fenêtre, aux vitres dépolies par les pluies, éclairait. Les enfants y jouaient à cache-cache, dans la haute armoire de noyer et sous le lit colossal de la mère Chantemesse. Il y avait encore deux ou trois tables, sous lesquelles ils marchaient à quatre pattes. C’était charmant, parce qu’il n’y faisait pas clair, et que des légumes traînaient dans les coins noirs. La rue au Lard, elle aussi, était bien amusante, étroite, peu fréquentée, avec sa large arcade qui s’ouvre sur la rue de la Lingerie. La porte de la maison se trouvait à côté même de l’arcade, une porte basse, dont le battant ne s’ouvrait qu’à demi sur les marches grasses d’un escalier tournant. Cette maison, à auvent, qui se renflait, toute sombre d’humidité, avec la caisse verdie des plombs, à chaque étage, devenait, elle aussi, un grand joujou. Cadine et Marjolin passaient leurs matinées à jeter d’en bas des pierres, de façon à les lancer dans les plombs, les pierres descendaient alors le long des tuyaux de descente, en faisant un tapage très réjouissant. Mais ils cassèrent deux vitres, et ils emplirent les tuyaux de cailloux, à tel point que la mère Chantemesse, qui habitait la maison depuis quarante-trois ans, faillit recevoir congé.
Cadine et Marjolin s’attaquèrent alors aux tapissières, aux haquets, aux camions, qui stationnaient dans la rue déserte. Ils montaient sur les roues, se balançaient aux bouts de chaîne, escaladaient les caisses, les paniers entassés. Les arrière-magasins des commissionnaires de la rue de la Poterie ouvraient là de vastes salles sombres, qui s’emplissaient et se vidaient en un jour, ménageant à chaque heure de nouveaux trous charmants, des cachettes, où les gamins s’oubliaient dans l’odeur des fruits secs, des oranges, des pommes fraîches. Puis, ils se lassaient, ils allaient retrouver la mère Chantemesse, sur le carreau des Innocents[33]. Ils y arrivaient, bras dessus, bras dessous, traversant les rues avec des rires, au milieu des voitures, sans avoir peur d’être écrasés. Ils connaissaient le pavé, enfonçant leurs petites jambes jusqu’aux genoux dans les fanes de légumes ; ils ne glissaient pas, ils se moquaient, quand quelque routier, aux souliers lourds, s’étalait les quatre fers en l’air, pour avoir marché sur une queue d’artichaut. Ils étaient les diables roses et familiers de ces rues grasses. On ne voyait qu’eux. Par les temps de pluie, ils se promenaient gravement, sous un immense parasol tout en loques, dont la marchande au petit tas avait abrité son éventaire pendant vingt ans ; ils le plantaient gravement dans un coin du marché, ils appelaient ça « leur maison ». Les jours de soleil, ils galopinaient, à ne plus pouvoir remuer le soir ; ils prenaient des bains de pieds dans la fontaine, faisaient des écluses en barrant les ruisseaux, se cachaient sous des tas de légumes, restaient là, au frais, à bavarder, comme la nuit, dans leur lit. On entendait souvent sortir, en passant à côté d’une montagne de laitues ou de romaines, un caquetage étouffé. Lorsqu’on écartait les salades, on les apercevait, allongés côte à côte, sur leur couche de feuilles, l’œil vif, inquiets comme des oiseaux découverts au fond d’un buisson. Maintenant, Cadine ne pouvait se passer de Marjolin, et Marjolin pleurait, quand il perdait Cadine. S’ils venaient à être séparés, ils se cherchaient derrière toutes les jupes des Halles, dans les caisses, sous les choux. Ce fut surtout sous les choux qu’ils grandirent et qu’ils s’aimèrent.
Marjolin allait avoir huit ans, et Cadine six, quand la mère Chantemesse leur fit honte de leur paresse. Elle leur dit qu’elle les associait à sa vente au petit tas ; elle leur promit un sou par jour, s’ils voulaient l’aider à éplucher ses légumes. Les premiers jours, les enfants eurent un beau zèle. Ils s’établissaient aux deux côtés de l’éventaire, avec des couteaux étroits, très attentifs à la besogne. La mère Chantemesse avait la spécialité des légumes épluchés ; elle tenait, sur sa table tendue d’un bout de lainage noir mouillé, des alignements de pommes de terre, de navets, de carottes, d’oignons blancs, rangés quatre par quatre, en pyramide, trois pour la base, un pour la pointe, tout prêts à être mis dans les casseroles des ménagères attardées. Elle avait aussi des paquets ficelés pour le pot-au-feu, quatre poireaux, trois carottes, un panais, deux navets, deux brins de céleri ; sans parler de la julienne fraîche coupée très fine sur des feuilles de papier, des choux taillés en quatre, des tas de tomates et des tranches de potiron qui mettaient des étoiles rouges et des croissants d’or dans la blancheur des autres légumes lavés à grande eau. Cadine se montra beaucoup plus habile que Marjolin, bien qu’elle fût plus jeune ; elle enlevait aux pommes de terre une pelure si mince, qu’on voyait le jour à travers ; elle ficelait les paquets pour le pot-au-feu d’une si gentille façon, qu’ils ressemblaient à des bouquets ; enfin, elle savait faire des petits tas qui paraissaient très gros, rien qu’avec trois carottes ou trois navets. Les passants s’arrêtaient en riant, quand elle criait de sa voix pointue de gamine :
— Madame, madame, venez me voir… À deux sous, mon petit tas !
Elle avait des pratiques, ses petits tas étaient très connus. La mère Chantemesse, assise entre les deux enfants, riait d’un rire intérieur, qui lui faisait monter la gorge au menton, à les voir si sérieux à la besogne. Elle leur donnait religieusement leur sou par jour. Mais les petits tas finirent par les ennuyer. Ils prenaient de l’âge, ils rêvaient des commerces plus lucratifs. Marjolin restait enfant très tard, ce qui impatientait Cadine. Il n’avait pas plus d’idée qu’un chou, disait-elle. Et, à la vérité, elle avait beau inventer pour lui des moyens de gagner de l’argent, il n’en gagnait point, il ne savait pas même faire une commission. Elle était très rouée. À huit ans, elle se fit enrôler par une de ces marchandes qui s’assoient sur un banc, autour des Halles, avec un panier de citrons, que toute une bande de gamines vendent sous leurs ordres ; elle offrait les citrons dans sa main, deux pour trois sous, courant après les passants, poussant sa marchandise sous le nez des femmes, retournant s’approvisionner, quand elle avait la main vide ; elle touchait deux sous par douzaine de citrons, ce qui mettait ses journées jusqu’à cinq et six sous, dans les bons temps. L’année suivante, elle plaça des bonnets à neuf sous ; le gain était plus fort ; seulement, il fallait avoir l’œil vif, car ces commerces en plein vent sont défendus ; elle flairait les sergents de ville à cent pas, les bonnets disparaissaient sous ses jupes, tandis qu’elle croquait une pomme, d’un air innocent. Puis, elle tint des gâteaux, des galettes, des tartes aux cerises, des croquets, des biscuits de maïs, épais et jaunes, sur des claies d’osier ; mais Marjolin lui mangea son fonds. Enfin, à onze ans, elle réalisa une grande idée qui la tourmentait depuis longtemps. Elle économisa quatre francs en deux mois, fit l’emplette d’une petite hotte, et se mit marchande de mouron.
C’était toute une grosse affaire. Elle se levait de bon matin, achetait aux vendeurs en gros sa provision de mouron, de millet en branche, d’échaudés ; puis elle partait, passait l’eau, courait le quartier Latin, de la rue Saint-Jacques à la rue Dauphine, et jusqu’au Luxembourg. Marjolin l’accompagnait. Elle ne voulait pas même qu’il portât la hotte ; elle disait qu’il n’était bon qu’à crier ; et il criait sur un ton gras et traînant :
— Mouron pour les p’tits oiseaux !
Et elle reprenait, avec des notes de flûte, sur une étrange phrase musicale qui finissait par un son pur et filé, très haut :
— Mouron pour les p’tits oiseaux !
Ils allaient chacun sur un trottoir, regardant en l’air. À cette époque, Marjolin avait un grand gilet rouge qui lui descendait jusqu’aux genoux, le gilet du défunt père Chantemesse, ancien cocher de fiacre ; Cadine portait une robe à carreaux bleus et blancs, taillée dans un tartan usé de la mère Chantemesse. Les serins de toutes les mansardes du quartier Latin les connaissaient. Quand ils passaient, répétant leur phrase, se jetant l’écho de leur cri, les cages chantaient.
Cadine vendit aussi du cresson. « À deux sous la botte ! À deux sous la botte ! » Et c’était Marjolin qui entrait dans les boutiques pour offrir « le beau cresson de fontaine, la santé du corps ! » Mais les Halles centrales venaient d’être construites ; la petite restait en extase devant l’allée aux fleurs qui traverse le pavillon des fruits. Là, tout le long, les bancs de vente, comme des plates-bandes aux deux bords d’un sentier, fleurissent, épanouissent de gros bouquets ; c’est une moisson odorante, deux haies épaisses de roses, entre lesquelles les filles du quartier aiment à passer, souriantes, un peu étouffées par la senteur trop forte ; et, en haut des étalages, il y a des fleurs artificielles, des feuillages de papier où des gouttes de gomme font des gouttes de rosée, des couronnes de cimetière en perles noires et blanches qui se moirent de reflets bleus. Cadine ouvrait son nez rose avec des sensualités de chatte ; elle s’arrêtait dans cette fraîcheur douce, emportait tout ce qu’elle pouvait de parfum. Quand elle mettait son chignon sous le nez de Marjolin, il disait que ça sentait l’œillet. Elle jurait qu’elle ne se servait plus de pommade, qu’il suffisait de passer dans l’allée. Puis, elle intrigua tellement, qu’elle entra au service d’une des marchandes. Alors, Marjolin trouva qu’elle sentait bon des pieds à la tête. Elle vivait dans les roses, dans les lilas, dans les giroflées, dans les muguets. Lui, flairant la jupe, longuement, en manière de jeu, semblait chercher, finissait par dire : « Ça sent le muguet. » Il montait à la taille, au corsage, reniflait plus fort : « Ça sent la giroflée. » Et aux manches, à la jointure des poignets : « Ça sent le lilas. » Et à la nuque, tout autour du cou, sur les joues, sur les lèvres : « Ça sent la rose. » Cadine riait, l’appelait « bêta », lui criait de finir, parce qu’il lui faisait des chatouilles avec le bout de son nez. Elle avait une haleine de jasmin. Elle était un bouquet tiède et vivant.
Maintenant, la petite se levait à quatre heures, pour aider sa patronne dans ses achats. C’était, chaque matin, des brassées de fleurs achetées aux horticulteurs de la banlieue, des paquets de mousse, des paquets de feuilles de fougère et de pervenche, pour entourer les bouquets. Cadine restait émerveillée devant les brillants et les valenciennes[34] que portaient les filles des grands jardiniers de Montreuil, venues au milieu de leurs roses. Les jours de sainte Marie, de saint Pierre, de saint Joseph, des saints patronymiques très fêtés, la vente commençait à deux heures ; il se vendait, sur le carreau, pour plus de cent mille francs de fleurs coupées ; des revendeuses gagnaient jusqu’à deux cents francs en quelques heures. Ces jours-là, Cadine ne montrait plus que les mèches frisées de ses cheveux au-dessus des bottes de pensées, de réséda, de marguerites ; elle était noyée, perdue sous les fleurs ; elle montait toute la journée des bouquets sur des brins de jonc. En quelques semaines, elle avait acquis de l’habileté et une grâce originale. Ses bouquets ne plaisaient pas à tout le monde ; ils faisaient sourire, et ils inquiétaient, par un côté de naïveté cruelle. Les rouges y dominaient, coupés de tons violents, de bleus, de jaunes, de violets, d’un charme barbare. Les matins où elle pinçait Marjolin, où elle le taquinait à le faire pleurer, elle avait des bouquets féroces, des bouquets de fille en colère, aux parfums rudes, aux couleurs irritées. D’autres matins, quand elle était attendrie par quelque peine ou par quelque joie, elle trouvait des bouquets d’un gris d’argent, très doux, voilés, d’une odeur discrète. Puis, c’étaient des roses, saignantes comme des cœurs ouverts, dans des lacs d’œillets blancs ; des glaïeuls fauves, montant en panaches de flammes parmi des verdures effarées ; des tapisseries de Smyrne, aux dessins compliqués, faites fleur à fleur, ainsi que sur un canevas ; des éventails moirés, s’élargissant avec des douceurs de dentelle ; des puretés adorables, des tailles épaissies, des rêves à mettre dans les mains des harengères ou des marquises, des maladresses de vierge et des ardeurs sensuelles de fille, toute la fantaisie exquise d’une gamine de douze ans, dans laquelle la femme s’éveillait.
Cadine n’avait plus que deux respects : le respect du lilas blanc, dont la botte de huit à dix branches coûte, l’hiver, de quinze à vingt francs ; et le respect des camélias, plus chers encore, qui arrivent par douzaines, dans des boîtes, couchés sur un lit de mousse, recouverts d’une feuille d’ouate. Elle les prenait, comme elle aurait pris des bijoux, délicatement, sans respirer, de peur de les gâter d’un souffle ; puis, c’était avec des précautions infinies qu’elle attachait sur des brins de jonc leurs queues courtes. Elle parlait d’eux sérieusement. Elle disait à Marjolin qu’un beau camélia blanc, sans piqûre de rouille, était une chose rare, tout à fait belle. Comme elle lui en faisait admirer un, il s’écria, un jour :
— Oui, c’est gentil, mais j’aime mieux le dessous de ton menton, là, à cette place ; c’est joliment plus doux et plus transparent que ton camélia… Il y a des petites veines bleues et roses qui ressemblent à des veines de fleur.
Il la caressait du bout des doigts ; puis il approcha le nez, murmurant :
— Tiens, tu sens l’oranger, aujourd’hui.
Cadine avait un très mauvais caractère. Elle ne s’accommodait pas du rôle de servante. Aussi finit-elle par s’établir pour son compte. Comme elle était alors âgée de treize ans, et qu’elle ne pouvait rêver le grand commerce, un banc de vente de l’allée aux fleurs, elle vendit des bouquets de violettes d’un sou, piqués dans un lit de mousse, sur un éventaire d’osier pendu à son cou. Elle rôdait toute la journée dans les Halles, autour des Halles, promenant son bout de pelouse. C’était là sa joie, cette flânerie continuelle, qui lui dégourdissait les jambes, qui la tirait des longues heures passées à faire des bouquets, les genoux pliés, sur une chaise basse. Maintenant, elle tournait ses violettes en marchant, elle les tournait comme des fuseaux, avec une merveilleuse légèreté de doigts ; elle comptait six à huit fleurs, selon la saison, pliait en deux un brin de jonc, ajoutait une feuille, roulait un fil mouillé ; et, entre ses dents de jeune loup, elle cassait le fil. Les petits bouquets semblaient pousser tout seuls dans la mousse de l’éventaire, tant elle les y plantait vite. Le long des trottoirs, au milieu des coudoiements de la rue, ses doigts rapides fleurissaient, sans qu’elle les regardât, la mine effrontément levée, occupée des boutiques et des passants. Puis, elle se reposait un instant dans le creux d’une porte ; elle mettait au bord des ruisseaux, gras des eaux de vaisselle, un coin de printemps, une lisière de bois aux herbes bleuies. Ses bouquets gardaient ses méchantes humeurs et ses attendrissements ; il y en avait de hérissés, de terribles, qui ne décoléraient pas dans leur cornet chiffonné ; il y en avait d’autres, paisibles, amoureux, souriant au fond de leur collerette propre. Quand elle passait, elle laissait une odeur douce. Marjolin la suivait béatement. Des pieds à la tête, elle ne sentait plus qu’un parfum. Lorsqu’il la prenait, qu’il allait de ses jupes à son corsage, de ses mains à sa face, il disait qu’elle n’était que violette, qu’une grande violette. Il enfonçait sa tête, il répétait :
— Tu te rappelles, le jour où nous sommes allés à Romainville ? C’est tout à fait ça, là surtout dans ta manche… Ne change plus. Tu sens trop bon.
Elle ne changea plus. Ce fut son dernier métier. Mais les deux enfants grandissaient, souvent elle oubliait son éventaire pour courir le quartier. La construction des Halles centrales fut pour eux un continuel sujet d’escapades. Ils pénétraient au beau milieu des chantiers, par quelque fente des clôtures de planches ; ils descendaient dans les fondations, grimpaient aux premières colonnes de fonte. Ce fut alors qu’ils mirent un peu d’eux, de leurs jeux, de leurs batteries, dans chaque trou, dans chaque charpente. Les pavillons s’élevèrent sous leurs petites mains. De là vinrent les tendresses qu’ils eurent pour les grandes Halles, et les tendresses que les grandes Halles leur rendirent. Ils étaient familiers avec ce vaisseau gigantesque, en vieux amis qui en avaient vu poser les moindres boulons. Ils n’avaient pas peur du monstre, tapaient de leur poing maigre sur son énormité, le traitaient en bon enfant, en camarade avec lequel on ne se gêne pas. Et les Halles semblaient sourire de ces deux gamins qui étaient la chanson libre, l’idylle effrontée de leur ventre géant.
Cadine et Marjolin ne couchaient plus ensemble, chez la mère Chantemesse, dans la voiture de marchand des quatre-saisons. La vieille, qui les entendait toujours bavarder la nuit, fit un lit à part pour le petit, par terre, devant l’armoire ; mais, le lendemain matin, elle le retrouva au cou de la petite sous la même couverture. Alors elle le coucha chez une voisine. Cela rendit les enfants très malheureux. Dans le jour, quand la mère Chantemesse n’était pas là, ils se prenaient tout habillés entre les bras l’un de l’autre, ils s’allongeaient sur le carreau, comme sur un lit ; et cela les amusait beaucoup. Plus tard, ils polissonnèrent, ils cherchèrent les coins noirs de la chambre, ils se cachèrent plus souvent au fond des magasins de la rue au Lard, derrière les tas de pommes et les caisses d’oranges. Ils étaient libres et sans honte, comme les moineaux qui s’accouplent au bord d’un toit.
Ce fut dans la cave du pavillon aux volailles qu’ils trouvèrent moyen de coucher encore ensemble. C’était une habitude douce, une sensation de bonne chaleur, une façon de s’endormir l’un contre l’autre, qu’ils ne pouvaient perdre. Il y avait là, près des tables d’abattage, de grands paniers de plume dans lesquels ils tenaient à l’aise. Dès la nuit tombée, ils descendaient, ils restaient toute la soirée, à se tenir chaud, heureux des mollesses de cette couche, avec du duvet par-dessus les yeux. Ils traînaient d’ordinaire leur panier loin du gaz ; ils étaient seuls, dans les odeurs fortes des volailles, tenus éveillés par de brusques chants de coq qui sortaient de l’ombre. Et ils riaient, ils s’embrassaient, pleins d’une amitié vive qu’ils ne savaient comment se témoigner. Marjolin était très bête. Cadine le battait, prise de colère contre lui, sans savoir pourquoi. Elle le dégourdissait par sa crânerie de fille des rues. Lentement, dans les paniers de plumes, ils en surent long. C’était un jeu. Les poules et les coqs qui couchaient à côté d’eux n’avaient pas une plus belle innocence.
Plus tard, ils emplirent les grandes Halles de leurs amours de moineaux insouciants. Ils vivaient en jeunes bêtes heureuses, abandonnées à l’instinct, satisfaisant leurs appétits au milieu de ces entassements de nourriture, dans lesquels ils avaient poussé comme des plantes tout en chair. Cadine, à seize ans, était une fille échappée, une bohémienne noire du pavé, très gourmande, très sensuelle. Marjolin, à dix-huit ans, avait l’adolescence déjà ventrue d’un gros homme, l’intelligence nulle, vivant par les sens. Elle découchait souvent pour passer la nuit avec lui dans la cave aux volailles ; elle riait hardiment au nez de la mère Chantemesse, le lendemain, se sauvant sous le balai dont la vieille tapait à tort et à travers dans la chambre, sans jamais atteindre la vaurienne, qui se moquait avec une effronterie rare, disant qu’elle avait veillé « pour voir s’il poussait des cornes à la lune ». Lui, vagabondait ; les nuits où Cadine le laissait seul, il restait avec le planton des forts de garde dans les pavillons ; il dormait sur des sacs, sur des caisses, au fond du premier coin venu. Ils en vinrent tous deux à ne plus quitter les Halles. Ce fut leur volière, leur étable, la mangeoire colossale où ils dormaient, s’aimaient, vivaient, sur un lit immense de viandes, de beurres et de légumes.
Mais ils eurent toujours une amitié particulière pour les grands paniers de plumes. Ils revenaient là, les nuits de tendresse. Les plumes n’étaient pas triées. Il y avait de longues plumes noires de dinde et des plumes d’oie, blanches et lisses, qui les chatouillaient aux oreilles, quand ils se retournaient ; puis, c’était du duvet de canard, où ils s’enfonçaient comme dans de l’ouate, des plumes légères de poules, dorées, bigarrées, dont ils faisaient monter un vol à chaque souffle, pareil à un vol de mouches ronflant au soleil. En hiver, ils couchaient aussi dans la pourpre des faisans, dans la cendre grise des alouettes, dans la soie mouchetée des perdrix, des cailles et des grives. Les plumes étaient vivantes encore, tièdes d’odeur. Elles mettaient des frissons d’ailes, des chaleurs de nid, entre leurs lèvres. Elles leur semblaient un large dos d’oiseau, sur lequel ils s’allongeaient, et qui les emportait, pâmés aux bras l’un de l’autre. Le matin, Marjolin cherchait Cadine, perdue au fond du panier, comme s’il avait neigé sur elle. Elle se levait ébouriffée, se secouait, sortait d’un nuage, avec son chignon où restait toujours planté quelque panache de coq.
Ils trouvèrent un autre lieu de délices, dans le pavillon de la vente en gros des beurres, des œufs et des fromages. Il s’entasse là, chaque matin, des murs énormes de paniers vides. Tous deux se glissaient, trouaient ce mur, se creusaient une cachette. Puis, quand ils avaient pratiqué une chambre dans le tas, ils ramenaient un panier, ils s’enfermaient. Alors, ils étaient chez eux, ils avaient une maison. Ils s’embrassaient impunément. Ce qui les faisait se moquer du monde, c’était que de minces cloisons d’osier les séparaient seules de la foule des Halles, dont ils entendaient autour d’eux la voix haute. Souvent, ils pouffaient de rire, lorsque des gens s’arrêtaient à deux pas, sans les soupçonner là ; ils ouvraient des meurtrières, hasardaient un œil ; Cadine, à l’époque des cerises, lançait des noyaux dans le nez de toutes les vieilles femmes qui passaient, ce qui les amusait d’autant plus, que les vieilles, effarées, ne devinaient jamais d’où partait cette grêle de noyaux. Ils rôdaient aussi au fond des caves, en connaissaient les trous d’ombre, savaient traverser les grilles les mieux fermées. Une de leurs grandes parties était de pénétrer sur la voie du chemin de fer souterrain, établi dans le sous-sol, et que des lignes projetées devaient relier aux différentes gares ; des tronçons de cette voie passent sous les rues couvertes, séparant les caves de chaque pavillon ; même, à tous les carrefours, des plaques tournantes sont posées, prêtes à fonctionner. Cadine et Marjolin avaient fini par découvrir, dans la barrière de madriers qui défend la voie, une pièce de bois moins solide qu’ils avaient rendue mobile ; si bien qu’ils entraient là, tout à l’aise. Ils y étaient séparés du monde, avec le continu piétinement de Paris, en haut, sur le carreau. La voie étendait ses avenues, ses galeries désertes, tachées de jour, sous les regards à grilles de fonte ; dans les bouts noirs, des gaz brûlaient. Ils se promenaient comme au fond d’un château à eux, certains que personne ne les dérangerait, heureux de ce silence bourdonnant, de ces lueurs louches, de cette discrétion de souterrain, où leurs amours d’enfants gouailleurs avaient des frissons de mélodrame. Des caves voisines, à travers les madriers, toutes sortes d’odeurs leur arrivaient : la fadeur des légumes, l’âpreté de la marée, la rudesse pestilentielle des fromages, la chaleur vivante des volailles. C’étaient de continuels souffles nourrissants qu’ils aspiraient entre leurs baisers, dans l’alcôve d’ombre où ils s’oubliaient, couchés en travers sur les rails. Puis, d’autres fois, par les belles nuits, par les aubes claires, ils grimpaient sur les toits, ils montaient l’escalier roide des tourelles, placées aux angles des pavillons. En haut, s’élargissaient des champs de zinc, des promenades, des places, toute une campagne accidentée dont ils étaient les maîtres. Ils faisaient le tour des toitures carrées des pavillons, suivaient les toitures allongées des rues couvertes, gravissaient et descendaient les pentes, se perdaient dans des voyages sans fin. Lorsqu’ils se trouvaient las des terres basses, ils allaient encore plus haut, ils se risquaient le long des échelles de fer, où les jupes de Cadine flottaient comme des drapeaux. Alors, ils couraient le second étage de toits, en plein ciel. Au-dessus d’eux, il n’y avait plus que les étoiles. Des rumeurs s’élevaient du fond des Halles sonores, des bruits roulants, une tempête au loin, entendue la nuit. À cette hauteur, le vent matinal balayait les odeurs gâtées, les mauvaises haleines du réveil des marchés. Dans le jour levant, au bord des gouttières, ils se becquetaient, ainsi que font des oiseaux, polissonnant sous les tuiles. Ils étaient tout roses, aux premières rougeurs du soleil. Cadine riait d’être en l’air, la gorge moirée, pareille à celle d’une colombe ; Marjolin se penchait pour voir les rues encore pleines de ténèbres, les mains serrées au zinc, comme des pattes de ramier. Quand ils redescendaient, avec la joie du grand air, souriant en amoureux qui sortent chiffonnés d’une pièce de blé, ils disaient qu’ils revenaient de la campagne.
Ce fut à la triperie qu’ils firent connaissance de Claude Lantier. Ils y allaient chaque jour, avec le goût du sang, avec la cruauté de galopins s’amusant à voir des têtes coupées. Autour du pavillon, les ruisseaux coulent rouges ; ils y trempaient le bout du pied, y poussaient des tas de feuilles qui les barraient, étalant des mares sanglantes. L’arrivage des abats dans des carrioles qui puent et qu’on lave à grande eau les intéressait. Ils regardaient déballer les paquets de pieds de mouton qu’on empile à terre comme des pavés sales, les grandes langues roidies montrant les déchirements saignants de la gorge, les cœurs de bœuf solides et décrochés comme des cloches muettes. Mais ce qui leur donnait surtout un frisson à fleur de peau, c’étaient les grands paniers qui suent le sang, pleins de têtes de moutons, les cornes grasses, le museau noir, laissant pendre encore aux chairs vives des lambeaux de peau laineuse ; ils rêvaient à quelque guillotine jetant dans ces paniers les têtes de troupeaux interminables. Ils les suivaient jusqu’au fond de la cave, le long des rails posés sur les marches de l’escalier, écoutant le cri des roulettes de ces wagons d’osier, qui avaient un sifflement de scie. En bas, c’était une horreur exquise. Ils entraient dans une odeur de charnier, ils marchaient au milieu de flaques sombres, où semblaient s’allumer par instants des yeux de pourpre ; leurs semelles se collaient, ils clapotaient, inquiets, ravis de cette boue horrible. Les becs de gaz avaient une flamme courte, une paupière sanguinolente qui battait. Autour des fontaines, sous le jour pâle des soupiraux, ils s’approchaient des étaux. Là, ils jouissaient, à voir les tripiers, le tablier roidi par les éclaboussures, casser une à une les têtes de moutons, d’un coup de maillet. Et ils restaient pendant des heures à attendre que les paniers fussent vides, retenus par le craquement des os, voulant voir jusqu’à la fin arracher les langues et dégager les cervelles des éclats des crânes. Parfois, un cantonnier passait derrière eux, lavant la cave à la lance ; des nappes ruisselaient avec un bruit d’écluse, le jet rude de la lance écorchait les dalles, sans pouvoir emporter la rouille ni la puanteur du sang.
Vers le soir, entre quatre et cinq heures, Cadine et Marjolin étaient sûrs de rencontrer Claude à la vente en gros des mous de bœuf. Il était là, au milieu des voitures des tripiers acculées aux trottoirs, dans la foule des hommes en bourgerons bleus et en tabliers blancs, bousculé, les oreilles cassées par les offres faites à voix haute ; mais il ne sentait pas même les coups de coude, il demeurait en extase, en face des grands mous pendus aux crocs de la criée. Il expliqua souvent à Cadine et à Marjolin que rien n’était plus beau. Les mous étaient d’un rose tendre, s’accentuant peu à peu, bordé, en bas, de carmin vif ; et il les disait en satin moiré, ne trouvant pas de mot pour peindre cette douceur soyeuse, ces longues allées fraîches, ces chairs légères qui retombaient à larges plis, comme des jupes accrochées de danseuses. Il parlait de gaze, de dentelle laissant voir la hanche d’une jolie femme. Quand un coup de soleil, tombant sur les grands mous, leur mettait une ceinture d’or, Claude, l’œil pâmé, était plus heureux que s’il eût vu défiler les nudités des déesses grecques et les robes de brocart des châtelaines romantiques.
Le peintre devint le grand ami des deux gamins. Il avait l’amour des belles brutes. Il rêva longtemps un tableau colossal, Cadine et Marjolin s’aimant au milieu des Halles centrales, dans les légumes, dans la marée, dans la viande. Il les aurait assis sur leur lit de nourriture, les bras à la taille, échangeant le baiser idyllique. Et il voyait là un manifeste artistique, le positivisme de l’art, l’art moderne tout expérimental et tout matérialiste ; il y voyait encore une satire de la peinture à idées, un soufflet donné aux vieilles écoles[35]. Mais pendant près de deux ans, il recommença les esquisses, sans pouvoir trouver la note juste. Il creva une quinzaine de toiles. Il s’en garda une grande rancune, continuant à vivre avec ses deux modèles, par une sorte d’amour sans espoir pour son tableau manqué. Souvent l’après-midi, quand il les rencontrait rôdant, il battait le quartier des Halles, flânant, les mains au fond des poches, intéressé profondément par la vie des rues.
Tous trois s’en allaient, traînant les talons sur les trottoirs, tenant la largeur, forçant les gens à descendre. Ils humaient les odeurs de Paris, le nez en l’air. Ils auraient reconnu chaque coin, les yeux fermés rien qu’aux haleines liquoreuses sortant des marchands de vin, aux souffles chauds des boulangeries et des pâtisseries, aux étalages fades des fruitières. C’étaient de grandes tournées. Ils se plaisaient à traverser la rotonde de la Halle au blé, l’énorme et lourde cage de pierre, au milieu des empilements de sacs blancs de farine, écoutant le bruit de leurs pas dans le silence de la voûte sonore. Ils aimaient les bouts de rue voisins, devenus déserts, noirs et tristes comme un coin de ville abandonné, la rue Babille, la rue Sauval, la rue des Deux-Écus, la rue de Viarmes, blême du voisinage des meuniers, et où grouille à quatre heures la bourse aux grains. D’ordinaire, ils partaient de là. Lentement, ils suivaient la rue Vauvilliers, s’arrêtant aux carreaux des gargotes louches, se montrant du coin de l’œil, avec des rires, le gros numéro jaune d’une maison aux persiennes fermées. Dans l’étranglement de la rue des Prouvaires, Claude clignait les yeux, regardait, en face, au bout de la rue couverte, encadré sous ce vaisseau immense de gare moderne, un portail latéral de Saint-Eustache, avec sa rosace et ses deux étages de fenêtres à plein cintre ; il disait, par manière de défi, que tout le Moyen Âge et toute la Renaissance tiendraient sous les Halles centrales. Puis, en longeant les larges rues neuves, la rue du Pont-Neuf et la rue des Halles, il expliquait aux deux gamins la vie nouvelle, les trottoirs superbes, les hautes maisons, le luxe des magasins ; il annonçait un art original qu’il sentait venir, disait-il, et qu’il se rongeait les poings de ne pouvoir révéler. Mais Cadine et Marjolin préféraient la paix provinciale de la rue des Bourdonnais, où l’on peut jouer aux billes, sans craindre d’être écrasé ; la petite faisait la belle, en passant devant les bonneteries et les ganteries en gros, tandis que, sur chaque porte, des commis en cheveux, la plume à l’oreille, la suivaient du regard, d’un air ennuyé. Ils préféraient encore les tronçons du vieux Paris restés debout, les rues de la Poterie et de la Lingerie, avec leurs maisons ventrues, leurs boutiques de beurre, d’œufs et de fromages ; les rues de la Ferronnerie et de l’Aiguillerie, les belles rues d’autrefois, aux étroits magasins obscurs ; surtout la rue Courtalon, une ruelle noire, sordide, qui va de la place Sainte-Opportune à la rue Saint-Denis, trouée d’allées puantes, au fond desquelles ils avaient polissonné, étant plus jeunes. Rue Saint-Denis, ils entraient dans la gourmandise ; ils souriaient aux pommes tapées, au bois de réglisse, aux pruneaux, au sucre candi des épiciers et des droguistes. Leurs flâneries aboutissaient chaque fois à des idées de bonnes choses, à des envies de manger les étalages des yeux. Le quartier était pour eux une grande table toujours servie, un dessert éternel, dans lequel ils auraient bien voulu allonger les doigts. Ils visitaient à peine un instant l’autre pâté de masures branlantes, les rues Pirouette, de Mondétour, de la Petite-Truanderie, de la Grande-Truanderie, intéressés médiocrement par les dépôts d’escargots, les marchands d’herbes cuites, les bouges des tripiers et des liquoristes ; il y avait cependant, rue de la Grande-Truanderie, une fabrique de savon, très douce au milieu des puanteurs voisines, qui arrêtait Marjolin, attendant que quelqu’un entrât ou sortît, pour recevoir au visage l’haleine de la porte. Et ils revenaient vite rue Pierre-Lescot et rue Rambuteau. Cadine adorait les salaisons, elle restait en admiration devant les paquets de harengs saurs, les barils d’anchois et de câpres, les tonneaux de cornichons et d’olives, où des cuillers de bois trempaient ; l’odeur du vinaigre la grattait délicieusement à la gorge ; l’âpreté des morues roulées, des saumons fumés, des lards et des jambons, la pointe aigrelette des corbeilles de citrons, lui mettaient au bord des lèvres un petit bout de langue, humide d’appétit ; et elle aimait aussi à voir les tas de boîtes de sardines, qui font, au milieu des sacs et des caisses, des colonnes ouvragées de métal. Rue Montorgueil, rue Montmartre, il y avait encore de bien belles épiceries, des restaurants dont les soupiraux sentaient bon, des étalages de volailles et de gibier très réjouissants, des marchands de conserves, à la porte desquels des barriques défoncées débordaient d’une choucroute jaune, déchiquetée comme de la vieille guipure. Mais, rue Coquillière, ils s’oubliaient dans l’odeur des truffes. Là, se trouve un grand magasin de comestibles qui souffle jusque sur le trottoir un tel parfum, que Cadine et Marjolin fermaient les yeux, s’imaginant avaler des choses exquises. Claude était troublé ; il disait que cela le creusait ; il allait revoir la Halle au blé, par la rue Oblin, étudiant les marchandes de salades, sous les portes, et les faïences communes, étalées sur les trottoirs, laissant « les deux brutes » achever leur flânerie dans ce fumet de truffes, le fumet le plus aigu du quartier[36].
C’étaient là les grandes tournées. Cadine, lorsqu’elle promenait toute seule ses bouquets de violettes, poussait des pointes, rendait particulièrement visite à certains magasins qu’elle aimait. Elle avait surtout une vive tendresse pour la boulangerie Taboureau, où toute une vitrine était réservée à la pâtisserie ; elle suivait la rue Turbigo, revenait dix fois, pour passer devant les gâteaux aux amandes, les saint-honoré, les savarins, les flans, les tartes aux fruits, les assiettes de babas, d’éclairs, de choux à la crème ; et elle était encore attendrie par les bocaux pleins de gâteaux secs, de macarons et de madeleines. La boulangerie, très claire, avec ses larges glaces, ses marbres, ses dorures, ses casiers à pains de fer ouvragé, son autre vitrine, où des pains longs et vernis s’inclinaient, la pointe sur une tablette de cristal, retenus plus haut par une tringle de laiton, avait une bonne tiédeur de pâte cuite, qui l’épanouissait, lorsque, cédant à la tentation, elle entrait acheter une brioche de deux sous. Une autre boutique, en face du square des Innocents, lui donnait des curiosités gourmandes, toute une ardeur de désirs inassouvis. C’était une spécialité de godiveaux[37]. Elle s’arrêtait dans la contemplation des godiveaux ordinaires, des godiveaux de brochet, des godiveaux de foies gras truffés ; et elle restait là, rêvant, se disant qu’il faudrait bien qu’elle finît par en manger un jour.
Cadine avait aussi ses heures de coquetterie. Elle s’achetait alors des toilettes superbes à l’étalage des Fabriques de France, qui pavoisaient la pointe Saint-Eustache d’immenses pièces d’étoffe, pendues et flottant de l’entresol jusqu’au trottoir. Un peu gênée par son éventaire, au milieu des femmes des Halles, en tabliers sales devant ces toilettes des dimanches futurs, elle touchait les lainages, les flanelles, les cotonnades, pour s’assurer du grain et de la souplesse de l’étoffe. Elle se promettait quelque robe de flanelle voyante, de cotonnade à ramages ou de popeline écarlate. Parfois même, elle choisissait dans les vitrines, parmi les coupons plissés et avantagés par la main des commis, une soie tendre, bleu ciel ou vert pomme, qu’elle rêvait de porter avec des rubans roses. Le soir, elle allait recevoir à la face l’éblouissement des grands bijoutiers de la rue Montmartre. Cette terrible rue l’assourdissait de ses files interminables de voitures, la coudoyait de son flot continu de foule, sans qu’elle quittât la place, les yeux emplis de cette splendeur flambante, sous la ligne des réverbères accrochés en dehors à la devanture du magasin. D’abord, c’étaient les blancheurs mates, les luisants aigus de l’argent, les montres alignées, les chaînes pendues, les couverts en croix, et les timbales, les tabatières, les ronds de serviette, les peignes, posés sur les étagères ; mais elle avait une affection pour les dés d’argent, bossuant les gradins de porcelaine, que recouvrait un globe. Puis, de l’autre côté, la lueur fauve de l’or jaunissait les glaces. Une nappe de chaînes longues glissait de haut, moirée d’éclairs rouges ; les petites montres de femme, retournées du côté du boîtier, avaient des rondeurs scintillantes d’étoiles tombées ; les alliances s’enfilaient dans des tringles minces ; les bracelets, les broches, les bijoux chers luisaient sur le velours noir des écrins ; les bagues allumaient de courtes flammes bleues, vertes, jaunes, violettes, dans les grands baguiers carrés ; tandis que, à toutes les étagères, sur deux et trois rangs, des rangées de boucles d’oreilles, de croix, de médaillons, mettaient au bord du cristal des tablettes des franges riches de tabernacle. Le reflet de tout cet or éclairait la rue d’un coup de soleil, jusqu’au milieu de la chaussée. Et Cadine croyait entrer dans quelque chose de saint, dans les trésors de l’empereur. Elle examinait longuement cette forte bijouterie de poissonnières, lisant avec soin les étiquettes à gros chiffres qui accompagnaient chaque bijou. Elle se décidait pour des boucles d’oreilles, pour des poires de faux corail, accrochées à des roses d’or.
Un matin, Claude la surprit en extase devant un coiffeur de la rue Saint-Honoré. Elle regardait les cheveux d’un air de profonde envie. En haut, c’était un ruissellement de crinières, des queues molles, des nattes dénouées, des frisons en pluie, des cache-peigne à trois étages, tout un flot de crins et de soies, avec des mèches rouges qui flambaient, des épaisseurs noires, des pâleurs blondes, jusqu’à des chevelures blanches pour les amoureuses de soixante ans. En bas, les tours discrets, les anglaises toutes frisées, les chignons pommadés et peignés, dormaient dans des boîtes de carton. Et, au milieu de ce cadre, au fond d’une sorte de chapelle, sous les pointes effiloquées des cheveux accrochés, un buste de femme tournait. La femme portait une écharpe de satin cerise, qu’une broche de cuivre fixait dans le creux des seins ; elle avait une coiffure de mariée très haute, relevée de brins d’oranger, souriant de sa bouche de poupée, les yeux clairs, les cils plantés roides et trop longs, les joues de cire, les épaules de cire comme cuites et enfumées par le gaz. Cadine attendait qu’elle revînt, avec son sourire ; alors, elle était heureuse, à mesure que le profil s’accentuait et que la belle femme, lentement, passait de gauche à droite. Claude fut indigné. Il secoua Cadine, en lui demandant ce qu’elle faisait là, devant cette ordure, « cette fille crevée, ramassée à la morgue ». Il s’emportait contre cette nudité de cadavre, cette laideur du joli, en disant qu’on ne peignait plus que des femmes comme ça. La petite ne fut pas convaincue ; elle trouvait la femme bien belle. Puis, résistant au peintre qui la tirait par un bras, grattant d’ennui sa tignasse noire, elle lui montra une queue rousse, énorme, arrachée à la forte carrure de quelque jument, en lui avouant qu’elle voudrait avoir ces cheveux-là.
Et, dans les grandes tournées, lorsque tous trois, Claude, Cadine et Marjolin, rôdaient autour des Halles, ils apercevaient, par chaque bout de rue, un coin du géant de fonte. C’étaient des échappées brusques, des architectures imprévues, le même horizon s’offrant sans cesse sous des aspects divers. Claude se retournait, surtout rue Montmartre, après avoir passé l’église. Au loin, les Halles, vues de biais, l’enthousiasmaient : une grande arcade, une porte haute, béante, s’ouvrait ; puis les pavillons s’entassaient, avec leurs deux étages de toits, leurs persiennes continues, leurs stores immenses ; on eût dit des profils de maisons et de palais superposés, une babylone de métal, d’une légèreté hindoue, traversée par des terrasses suspendues, des couloirs aériens, des ponts volants jetés sur le vide. Ils revenaient toujours là, à cette ville autour de laquelle ils flânaient, sans pouvoir la quitter de plus de cent pas. Ils rentraient dans les après-midi tièdes des Halles. En haut, les persiennes sont fermées, les stores baissés. Sous les rues couvertes, l’air s’endort, d’un gris de cendre coupé de barres jaunes par les taches de soleil qui tombent des longs vitrails. Des murmures adoucis sortent des marchés ; les pas des rares passants affairés sonnent sur les trottoirs ; tandis que des porteurs, avec leur médaille, sont assis à la file sur les rebords de pierre, aux coins des pavillons, ôtant leurs gros souliers, soignant leurs pieds endoloris. C’est une paix de colosse au repos, dans laquelle monte parfois un chant de coq, du fond de la cave aux volailles. Souvent ils allaient alors voir charger les paniers vides sur les camions, qui, chaque après-midi, viennent les reprendre, pour les retourner aux expéditeurs. Les paniers étiquetés de lettres et de chiffres noirs faisaient des montagnes, devant les magasins de commission de la rue Berger. Pile par pile, symétriquement, des hommes les rangeaient. Mais quand le tas, sur le camion, atteignait la hauteur d’un premier étage, il fallait que l’homme, resté en bas, balançant la pile de paniers, prît un élan pour la jeter à son camarade, perché en haut, les bras en avant. Claude, qui aimait la force et l’adresse, restait des heures à suivre le vol de ces masses d’osier, riant lorsqu’un élan trop vigoureux les enlevait, les lançait par-dessus le tas, au milieu de la chaussée. Il adorait aussi le trottoir de la rue Rambuteau et celui de la rue du Pont-Neuf, au coin du pavillon des fruits, à l’endroit où se tiennent les marchandes au petit tas. Les légumes en plein air le ravissaient, sur les tables recouvertes de chiffons noirs mouillés. À quatre heures, le soleil allumait tout ce coin de verdure. Il suivait les allées, curieux des têtes colorées des marchandes ; les jeunes, les cheveux retenus dans un filet, déjà brûlées par leur vie rude ; les vieilles, cassées, ratatinées, la face rouge, sous le foulard jaune de leur marmotte. Cadine et Marjolin refusaient de le suivre, en reconnaissant de loin la mère Chantemesse qui leur montrait le poing, furieuse de les voir polissonner ensemble. Il les rejoignait sur l’autre trottoir. Là, à travers la rue, il trouvait un superbe sujet de tableau : les marchandes au petit tas sous leurs grands parasols déteints, les rouges, les bleus, les violets, attachés à des bâtons, bossuant le marché, mettant leurs rondeurs vigoureuses dans l’incendie du couchant qui se mourait sur les carottes et les navets. Une marchande, une vieille guenipe[38] de cent ans, abritait trois salades maigres sous une ombrelle de soie rose, crevée et lamentable.
Cependant, Cadine et Marjolin avaient fait connaissance de Léon, l’apprenti charcutier des Quenu-Gradelle, un jour qu’il portait une tourte dans le voisinage. Ils le virent qui soulevait le couvercle de la casserole, au fond d’un angle obscur de la rue de Mondétour, et qui prenait un godiveau avec les doigts, délicatement. Ils se sourirent, cela leur donna une grande idée du gamin. Cadine conçut le projet de contenter enfin une de ses envies les plus chaudes ; lorsqu’elle rencontra de nouveau le petit, avec sa casserole, elle fut très aimable, elle se fit offrir un godiveau, riant, se léchant les doigts. Mais elle eut quelque désillusion, elle croyait que c’était meilleur que ça. Le petit, pourtant, lui parut drôle, tout en blanc comme une fille qui va communier, le museau rusé et gourmand. Elle l’invita à un déjeuner monstre, qu’elle donna dans les paniers de la criée aux beurres. Ils s’enfermèrent tous trois, elle, Marjolin et Léon, entre les quatre murs d’osier, loin du monde. La table fut mise sur un large panier plat. Il y avait des poires, des noix, du fromage blanc, des crevettes, des pommes de terre frites et des radis. Le fromage blanc venait d’une fruitière de la rue de la Cossonnerie ; c’était un cadeau. Un friteur de la rue de la Grande-Truanderie avait vendu à crédit les deux sous de pommes de terre frites. Le reste, les poires, les noix, les crevettes, les radis, était volé aux quatre coins des Halles. Ce fut un régal exquis. Léon ne voulut pas rester à court d’amabilité, il rendit le déjeuner par un souper, à une heure du matin, dans sa chambre. Il servit du boudin froid, des ronds de saucisson, un morceau de petit salé, des cornichons et de la graisse d’oie. La charcuterie des Quenu-Gradelle avait tout fourni. Et cela ne finit plus, les soupers fins succédèrent aux déjeuners délicats, les invitations suivirent les invitations. Trois fois par semaine, il y eut des fêtes intimes dans le trou aux paniers et dans cette mansarde, où Florent, les nuits d’insomnie, entendait des bruits étouffés de mâchoires et des rires de flageolet jusqu’au petit jour.
Alors, les amours de Cadine et de Marjolin s’étalèrent encore. Ils furent parfaitement heureux. Il faisait le galant, la menait en cabinet particulier, pour croquer des pommes crues ou des cœurs de céleri, dans quelque coin noir des caves. Il vola un jour un hareng saur qu’ils mangèrent délicieusement, sur le toit du pavillon de la marée, au bord des gouttières. Les Halles n’avaient pas un trou d’ombre où ils n’allaient cacher leurs régals tendres d’amoureux. Le quartier, ces files de boutiques ouvertes, pleines de fruits, de gâteaux, de conserves, ne fut plus un paradis fermé, devant lequel rôdait leur faim de gourmands, avec des envies sourdes. Ils allongeaient la main en passant le long des étalages, chipant un pruneau, une poignée de cerises, un bout de morue. Ils s’approvisionnaient également aux Halles, surveillant les allées des marchés, ramassant tout ce qui tombait, aidant même souvent à tomber, d’un coup d’épaule, les paniers de marchandises. Malgré cette maraude, des notes terribles montaient chez le friteur de la rue de la Grande-Truanderie. Ce friteur, dont l’échoppe était appuyée contre une maison branlante, soutenue par de gros madriers verts de mousse, tenait des moules cuites nageant dans une eau claire, au fond de grands saladiers de faïence, des plats de petites limandes jaunes et roidies, sous leur couche trop épaisse de pâte, des carrés de gras-double mijotant au cul de la poêle, des harengs grillés, noirs, charbonnés, si durs, qu’ils sonnaient comme du bois. Cadine, certaines semaines, devait jusqu’à vingt sous ; cette dette l’écrasait, il lui fallait vendre un nombre incalculable de bouquets de violettes, car elle n’avait pas à compter du tout sur Marjolin. D’ailleurs, elle était bien forcée de rendre à Léon ses politesses ; elle se sentait même un peu honteuse de ne jamais avoir le moindre plat de viande. Lui, finissait par prendre des jambons entiers.
D’habitude, il cachait tout dans sa chemise. Quand il montait de la charcuterie, le soir, il tirait de sa poitrine des bouts de saucisse, des tranches de pâté de foie, des paquets de couennes. Le pain manquait, et l’on ne buvait pas. Marjolin aperçut Léon embrassant Cadine, une nuit entre deux bouchées. Cela le fit rire. Il aurait assommé le petit d’un coup de poing ; mais il n’était point jaloux de Cadine, il la traitait en bonne amie qu’on a depuis longtemps.
Claude n’assistait pas à ces festins. Ayant surpris la bouquetière volant une betterave, dans un petit panier garni de foin, il lui avait tiré les oreilles, en la traitant de vaurienne. Cela la complétait, disait-il. Et il éprouvait, malgré lui, comme une admiration pour ces bêtes sensuelles, chipeuses et gloutonnes, lâchées dans la jouissance de tout ce qui trônait, ramassant les miettes tombées de la desserte d’un géant.
Marjolin était entré chez Gavard, heureux de n’avoir rien à faire qu’à écouter les histoires sans fin de son patron. Cadine vendait ses bouquets, habituée aux gronderies de la mère Chantemesse. Ils continuaient leur enfance, sans honte, allant à leurs appétits, avec des vices tout naïfs. Ils étaient les végétations de ce pavé gras du quartier des Halles, où même par les beaux temps, la boue reste noire et poissante. La fille à seize ans, le garçon à dix-huit, gardaient la belle impudence des bambins qui se retroussent au coin des bornes. Cependant, il poussait dans Cadine des rêveries inquiètes, lorsqu’elle marchait sur les trottoirs, tournant les queues des violettes comme des fuseaux. Et Marjolin, lui aussi, avait un malaise qu’il ne s’expliquait pas. Il quittait parfois la petite, s’échappait d’une flânerie, manquait un régal, pour aller voir madame Quenu, à travers les glaces de la charcuterie. Elle était si belle, si grosse, si ronde, qu’elle lui faisait du bien. Il éprouvait, devant elle, une plénitude, comme s’il eût mangé ou bu quelque chose de bon. Quand il s’en allait, il emportait une faim et une soif de la revoir. Cela durait depuis des mois. Il avait eu d’abord pour elle les regards respectueux qu’il donnait aux étalages des épiciers et des marchands de salaisons. Puis, lorsque vinrent les jours de grande maraude, il rêva, en la voyant, d’allonger les mains sur sa forte taille, sur ses gros bras, ainsi qu’il les enfonçait dans les barils d’olives et dans les caisses de pommes tapées.
Depuis quelque temps, Marjolin voyait la belle Lisa chaque jour, le matin. Elle passait devant la boutique de Gavard, s’arrêtait un instant, causait avec le marchand de volailles. Elle faisait son marché elle-même, disait-elle, pour qu’on la volât moins. La vérité était qu’elle tâchait de provoquer les confidences de Gavard ; à la charcuterie, il se méfiait ; dans sa boutique, il pérorait, racontait tout ce qu’on voulait. Elle s’était dit qu’elle saurait par lui ce qui se passait au juste chez monsieur Lebigre ; car elle tenait mademoiselle Saget, sa police secrète, en médiocre confiance. Elle apprit ainsi du terrible bavard des choses confuses qui l’effrayèrent beaucoup. Deux jours après l’explication qu’elle avait eue avec Quenu, elle rentra du marché, très pâle. Elle fit signe à son mari de la suivre dans la salle à manger. Là, après avoir fermé les portes :
— Ton frère veut donc nous envoyer à l’échafaud !… Pourquoi m’as-tu caché ce que tu sais ?
Quenu jura qu’il ne savait rien. Il fit un grand serment, affirmant qu’il n’était plus retourné chez monsieur Lebigre et qu’il n’y retournerait jamais. Elle haussa les épaules, en reprenant :
— Tu feras bien, à moins que tu ne désires y laisser ta peau… Florent est de quelque mauvais coup, je le sens. Je viens d’en apprendre assez pour deviner où il va… Il retourne au bagne, entends-tu ?
Puis, au bout d’un silence, elle continua d’une voix plus calme :
— Ah ! le malheureux !… Il était ici comme un coq en pâte, il pouvait redevenir honnête, il n’avait que de bons exemples. Non, c’est dans le sang ; il se cassera le cou, avec sa politique… Je veux que ça finisse, tu entends, Quenu ? Je t’avais averti.
Elle appuya nettement sur ces derniers mots. Quenu baissait la tête, attendant son arrêt.
— D’abord, dit-elle, il ne mangera plus ici. C’est assez qu’il y couche. Il gagne de l’argent, qu’il se nourrisse.
Il fit mine de protester, mais elle lui ferma la bouche, en ajoutant avec force :
— Alors, choisis entre lui et nous. Je te jure que je m’en vais avec ma fille, s’il reste davantage. Veux-tu que je te le dise, à la fin : c’est un homme capable de tout, qui est venu troubler notre ménage. Mais j’y mettrai bon ordre, je t’assure… Tu as bien entendu : ou lui ou moi.
Elle laissa son mari muet, elle rentra dans la charcuterie, où elle servit une demi-livre de pâté de foie, avec son sourire affable de belle charcutière. Gavard, dans une discussion politique qu’elle avait amenée habilement, s’était échauffé jusqu’à lui dire qu’elle verrait bien, qu’on allait tout flanquer par terre, et qu’il suffirait de deux hommes déterminés comme son beau-frère et lui, pour mettre le feu à la boutique. C’était le mauvais coup dont elle parlait, quelque conspiration à laquelle le marchand de volailles faisait des allusions continuelles, d’un air discret, avec des ricanements qui voulaient en laisser deviner long. Elle voyait une bande de sergents de ville envahir la charcuterie, les bâillonner, elle, Quenu et Pauline, et les jeter tous trois dans une basse-fosse.
Le soir, au dîner, elle fut glaciale ; elle ne servit pas Florent, elle dit à plusieurs reprises :
— C’est drôle comme nous mangeons du pain, depuis quelque temps.
Florent comprit enfin. Il se sentit traité en parent qu’on jette à la porte. Lisa, dans les deux derniers mois, l’habillait avec les vieux pantalons et les vieilles redingotes de Quenu ; et comme il était aussi sec que son frère était rond, ces vêtements en loques lui allaient le plus étrangement du monde. Elle lui passait aussi son vieux linge, des mouchoirs vingt fois reprisés, des serviettes effiloquées, des draps bons à faire des torchons, des chemises usées, élargies par le ventre de son frère, et si courtes, qu’elles auraient pu lui servir de vestes. D’ailleurs, il ne retrouvait plus autour de lui les bienveillances molles des premiers temps. Toute la maison haussait les épaules, comme on voyait faire à la belle Lisa ; Auguste et Augustine affectaient de lui tourner le dos, tandis que la petite Pauline avait des mots cruels d’enfant terrible, sur les taches de ses habits et les trous de son linge. Les derniers jours, il souffrit surtout à table. Il n’osait plus manger, en voyant l’enfant et la mère le regarder, lorsqu’il se coupait du pain. Quenu restait le nez dans son assiette, évitant de lever les yeux, afin de ne pas se mêler de ce qui se passait. Alors, ce qui le tortura, ce fut de ne pas savoir comment quitter la place. Il retourna dans sa tête, pendant près d’une semaine, sans oser la prononcer, une phrase pour dire qu’il prendrait désormais ses repas dehors.
Cet esprit tendre vivait dans de telles illusions, qu’il craignait de blesser son frère et sa belle-sœur en ne mangeant plus chez eux. Il avait mis plus de deux mois à s’apercevoir de l’hostilité sourde de Lisa ; parfois encore, il craignait de se tromper, il la trouvait très bonne à son égard. Le désintéressement, chez lui, était poussé jusqu’à l’oubli de ses besoins ; ce n’était plus une vertu, mais une indifférence suprême, un manque absolu de personnalité. Jamais il ne songea, même lorsqu’il se vit chassé peu à peu, à l’héritage du vieux Gradelle, aux comptes que sa belle-sœur voulait lui rendre. Il avait, d’ailleurs, arrêté à l’avance tout un projet de budget : avec l’argent que madame Verlaque lui laissait sur ses appointements, et les trente francs d’une leçon que la belle Normande lui avait procurée, il calculait qu’il aurait à dépenser dix-huit sous à son déjeuner et vingt-six sous à son dîner. C’était très suffisant. Enfin, un matin, il se risqua, il profita de la nouvelle leçon qu’il donnait, pour prétendre qu’il lui était impossible de se trouver à la charcuterie aux heures des repas. Ce mensonge laborieux le fit rougir. Et il s’excusait :
— Il ne faut pas m’en vouloir, l’enfant n’est libre qu’à ces heures là… Ça ne fait rien, je mangerai un morceau dehors, je viendrai vous dire bonsoir dans la soirée.
La belle Lisa restait toute froide, ce qui le troublait davantage. Elle n’avait pas voulu le congédier, pour ne mettre aucun tort de son côté, préférant attendre qu’il se lassât. Il partait, c’était un bon débarras, elle évitait toute démonstration d’amitié qui aurait pu le retenir. Mais Quenu s’écria, un peu ému :
— Ne te gêne pas, mange dehors, si cela te convient mieux… Tu sais que nous ne te renvoyons pas, que diable ! Tu viendras manger la soupe avec nous, quelquefois, le dimanche.
Florent se hâta de sortir. Il avait le cœur gros. Quand il ne fut plus là, la belle Lisa n’osa pas reprocher à son mari sa faiblesse, cette invitation pour le dimanche. Elle demeurait victorieuse, elle respirait à l’aise dans la salle à manger de chêne clair, avec des envies de brûler du sucre, pour en chasser l’odeur de maigreur perverse qu’elle y sentait. D’ailleurs, elle garda la défensive. Même, au bout d’une semaine, elle eut des inquiétudes plus vives. Elle ne voyait Florent que rarement, le soir, elle s’imaginait des choses terribles, une machine infernale fabriquée en haut, dans la chambre d’Augustine, ou bien des signaux transmis de la terrasse, pour couvrir le quartier de barricades. Gavard prenait des allures assombries ; il ne répondait que par des branlements de tête, laissait sa boutique à la garde de Marjolin pendant des journées entières. La belle Lisa résolut d’en avoir le cœur net. Elle sut que Florent avait un congé, et qu’il allait le passer avec Claude Lantier chez madame François, à Nanterre. Comme il devait partir dès le jour, pour ne revenir que dans la soirée, elle songea à inviter Gavard à dîner ; il parlerait à coup sûr, le ventre à table. Mais, de toute la matinée, elle ne put rencontrer le marchand de volailles. L’après-midi, elle retourna aux Halles.
Marjolin était seul à la boutique. Il y sommeillait pendant des heures, se reposant de ses longues flâneries. D’habitude, il s’asseyait, allongeait les jambes sur l’autre chaise, la tête appuyée contre le petit buffet, au fond. L’hiver, les étalages de gibier le ravissaient : les chevreuils pendus la tête en bas, les pattes de devant cassées et nouées par-dessus le cou ; les colliers d’alouettes en guirlande autour de la boutique, comme des parures de sauvages ; les grands lièvres roux, les perdrix mouchetées, les bêtes d’eau d’un gris de bronze, les gélinottes de Russie qui arrivent dans un mélange de paille d’avoine et de charbon, et les faisans, les faisans magnifiques, avec leur chaperon écarlate, leur gorgerin de satin vert, leur manteau d’or niellé, leur queue de flamme traînant comme une robe de cour. Toutes ces plumes lui rappelaient Cadine, les nuits passées en bas, dans la mollesse des paniers.
Ce jour-là, la belle Lisa trouva Marjolin au milieu de la volaille. L’après-midi était tiède, des souffles passaient dans les rues étroites du pavillon. Elle dut se baisser pour l’apercevoir, vautré au fond de la boutique, sous les chairs crues de l’étalage. En haut, accrochées à la barre à dents de loup, des oies grasses pendaient, le croc enfoncé dans la plaie saignante du cou, le cou long et roidi, avec la masse énorme du ventre, rougeâtre sous le fin duvet, se ballonnant ainsi qu’une nudité, au milieu des blancheurs de linge de la queue et des ailes. Il y avait aussi, tombant de la barre, les pattes écartées comme pour quelque saut formidable, les oreilles rabattues, des lapins à l’échine grise, tachée par le bouquet de poils blancs de la queue retroussée, et dont la tête, aux dents aiguës, aux yeux troubles, riait d’un rire de bête morte. Sur la table d’étalage, des poulets plumés montraient leur poitrine charnue, tendue par l’arête du bréchet ; des pigeons, serrés sur des claies d’osier, avaient des peaux nues et tendres d’innocents ; des canards, de peaux plus rudes, étalaient les palmes de leurs pattes ; trois dindes superbes, piquées de bleu comme un menton fraîchement rasé, dormaient sur le dos, la gorge recousue, dans l’éventail noir de leur queue élargie. À côté, sur des assiettes, étaient posés des abattis, le foie, le gésier, le cou, les pattes, les ailerons ; tandis que, dans un plat ovale, un lapin écorché et vidé était couché, les quatre membres écartés, la tête sanguinolente, la peau du ventre fendue, montrant les deux rognons ; un filet de sang avait coulé tout le long du râble jusqu’à la queue, d’où il avait taché, goutte à goutte, la pâleur de la porcelaine. Marjolin n’avait pas même essuyé la planche à découper, près de laquelle les pattes du lapin traînaient encore. Il fermait les yeux à demi, ayant autour de lui, sur les trois étagères qui garnissaient intérieurement la boutique, d’autres entassements de volailles mortes, des volailles dans des cornets de papier comme des bouquets, des cordons continus de cuisses repliées et de poitrines bombées, entrevues confusément. Au fond de toute cette nourriture, son grand corps blond, ses joues, ses mains, son cou puissant, au poil roussâtre, avaient la chair fine des dindes superbes et la rondeur de ventre des oies grasses.
Quand il aperçut la belle Lisa, il se leva brusquement, rougissant d’avoir été surpris, vautré de la sorte. Il était toujours très timide, très gêné devant elle. Et lorsqu’elle lui demanda si monsieur Gavard était là :
— Non, je ne sais pas, balbutia-t-il ; il était là tout à l’heure, mais il est reparti.
Elle souriait en le regardant, elle avait une grande amitié pour lui. Comme elle laissait pendre une main, elle sentit un frôlement tiède, elle poussa un petit cri. Sous la table d’étalage, dans une caisse, des lapins vivants allongeaient le cou, flairaient ses jupes.
— Ah ? dit-elle en riant, ce sont tes lapins qui me chatouillent.
Elle se baissa, voulut caresser un lapin blanc qui se réfugia dans un coin de la caisse. Puis, se relevant :
— Et rentrera-t-il bientôt, monsieur Gavard ?
Marjolin répondit de nouveau qu’il ne savait pas. Ses mains tremblaient un peu. Il reprit d’une voix hésitante :
— Peut-être qu’il est à la resserre… Il m’a dit, je crois, qu’il descendait.
— J’ai envie de l’attendre, alors, reprit Lisa. On pourrait lui faire savoir que je suis là… À moins que je ne descende. Tiens ! c’est une idée. Il y a cinq ans que je me promets de voir les resserres… Tu vas me conduire, n’est-ce pas ? Tu m’expliqueras.
Il était devenu très rouge. Il sortit précipitamment de la boutique, marchant devant elle, abandonnant l’étalage, répétant :
— Certainement… Tout ce que vous voudrez, madame Lisa.
Mais, en bas, l’air noir de la cave suffoqua la belle charcutière. Elle restait sur la dernière marche, levant les yeux, regardant la voûte, à bandes de briques blanches et rouges, faite d’arceaux écrasés, pris dans des nervures de fonte et soutenus par des colonnettes. Ce qui l’arrêtait là, plus encore que l’obscurité, c’était une odeur chaude, pénétrante, une exhalaison de bêtes vivantes, dont les alcalis la piquaient au nez et à la gorge.
— Ça sent très mauvais, murmura-t-elle. Ce ne serait pas sain, de vivre ici.
— Moi, je me porte bien, répondit Marjolin étonné. L’odeur n’est pas mauvaise, quand on y est habitué. Puis, on a chaud l’hiver ; on est très à son aise.
Elle le suivit, disant que ce fumet violent de volaille la répugnait, qu’elle ne mangerait certainement pas de poulet de deux mois. Cependant, les resserres, les étroites cabines, où les marchands gardent les bêtes vivantes, allongeaient leurs ruelles régulières, coupées à angles droits. Les becs de gaz étaient rares, les ruelles dormaient, silencieuses, pareilles à un coin de village, quand la province est au lit. Marjolin fit toucher à Lisa le grillage à mailles serrées, tendu sur des cadres de fonte. Et, tout en longeant une rue, elle lisait les noms des locataires, écrits sur des plaques bleues.
— Monsieur Gavard est tout au fond, dit le jeune homme, qui marchait toujours.
Ils tournèrent à gauche, ils arrivèrent dans une impasse, dans un trou d’ombre, où pas un filet de lumière ne glissait. Gavard n’y était pas.
— Ça ne fait rien, reprit Marjolin. Je vais tout de même vous montrer nos bêtes. J’ai une clef de la resserre.