5
Atiq Shaukat retourne dans la mosquée observer la prière d’El Icha dont il sera le dernier à se relever. Il passera de longues minutes, les mains ouvertes dans une fatiha, à réciter des versets et à demander aux saints et aux ancêtres de l’assister dans son malheur. Contraint, par ses anciennes blessures au genou, d’interrompre ses prosternations, il s’enfonce dans une encoignure encombrée de livres religieux et essaye de lire. Il n’arrive pas à se concentrer. Les textes s’entremêlent sous ses yeux et menacent de lui faire éclater la tête. Bientôt, la chaleur épaisse du sanctuaire l’oblige à rejoindre des groupes de fidèles éparpillés dans la cour. Les vieillards et les mendiants ont disparu, mais les invalides de guerre sont encore là, exhibant leurs infirmités comme des trophées. Le cul-de-jatte trône sur sa brouette, attentif aux récits de ses compagnons, prêt à acquiescer ou bien à protester. Le Goliath est revenu ; assis près d’un manchot, il écoute obséquieusement un vieillard raconter comment, avec une poignée de moudjahidin munie d’un seul fusil-mitrailleur, il a réussi à immobiliser une compagnie de chars soviétique.
Atiq ne résiste pas longtemps aux énormités des faits d’armes. Il quitte la mosquée et erre à travers les faubourgs aux allures d’hécatombes, usant de temps à autre de sa cravache pour repousser les mendiantes les plus acharnées. Sans s’en apercevoir, il se retrouve devant sa maison d’arrêt, y pénètre. Le silence des cellules l’apaise. Il décide d’y passer la nuit. À tâtons, il cherche la lampe tempête qu’il allume et s’étend sur le lit de camp, les mains sous la tête, les yeux rivés au plafond. Chaque fois que ses pensées le renvoient devant Mussarat, il assène un coup de pied dans le vide comme pour s’en débarrasser. La colère revient, par vagues successives, faire battre le sang à ses tempes et compresser sa poitrine. Il s’en veut de n’avoir pas osé crever l’abcès une fois pour toutes, dire ses quatre vérités à une épouse qui devrait s’estimer privilégiée par rapport à ces femelles dénaturées qui hantent les rues de Kaboul. Mussarat abuse de sa patience. Sa maladie ne constitue plus une circonstance atténuante ; il faut qu’elle apprenne à l’assumer…
Une ombre monstrueuse voile le mur. Atiq sursaute et s’empare de sa cravache.
— Ce n’est que moi, Nazish, le rassure une voix grelottante.
— On ne t’a pas appris à frapper avant d’entrer, grommelle Atiq, furieux.
— J’ai les mains chargées. Je ne voulais pas t’effrayer.
Atiq dirige sa lampe sur le visiteur. C’est un homme d’une soixantaine d’années, haut comme un mât, avec des épaules voûtées, un cou grotesque et une toque informe par-dessus des cheveux tourbillonnants. Son visage émacié s’étire vers le menton que prolonge une barbiche chenue, et ses yeux globuleux semblent lui jaillir du front comme sous l’effet d’une douleur atroce.
Il reste debout dans l’embrasure, le sourire indécis, attendant un signe de la part du geôlier pour avancer ou rebrousser chemin.
— J’ai vu de la lumière, explique-t-il. J’ai dit le brave Atiq n’est pas bien, il faut que j’aille lui tenir compagnie. Mais je ne suis pas venu les mains vides. J’ai apporté un peu de viande séchée et des baies.
Atiq réfléchit puis il hausse les épaules et désigne une peau de mouton par terre. Trop heureux d’être admis, Nazish s’installe à l’endroit indiqué, défait un petit balluchon et étale sa générosité aux pieds du geôlier.
— J’ai dit Atiq a été énervé chez lui. Il ne serait pas venu à cette heure dans la prison où il n’y a pas de détenus s’il n’avait pas eu besoin de se changer les idées. Moi non plus, je ne suis pas à l’aise à la maison. Mon centenaire de père ne veut pas s’assagir. Il a perdu la vue et l’usage de ses jambes, mais il a gardé intacte sa grogne. Il est tout le temps en train de râler. Avant, pour le faire taire, on lui donnait à manger. Maintenant, on n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent, et comme il a perdu les siennes, plus rien ne retient sa langue. Des fois, il commence par demander le silence, et c’est lui qui ne s’arrête plus. Il y a deux jours, il n’a pas voulu se réveiller. Mes filles l’ont secoué, aspergé d’eau ; il n’a pas bougé. J’ai pris son poignet, pas de pouls. J’ai mis mon oreille contre sa poitrine, pas de souffle. J’ai dit bon il est mort, on va alerter la famille et lui préparer de belles funérailles. J’étais sorti annoncer la nouvelle aux voisins, puis je suis allé faire part du décès du doyen de la tribu aux cousins, neveux, proches et amis. J’ai passé la matinée à recevoir les condoléances et les preuves de sympathie. À midi, je retourne chez moi. Et qui je trouve dans la cour en train de râler après tout le monde ? Mon père, en chair et en os, aussi vif que ses invectives, la bouche ouverte sur ses gencives blanchâtres. Je crois qu’il n’a plus toute sa tête. On ne peut ni s’attabler ni s’aliter, avec lui. Dès qu’il voit passer quelqu’un, il lui saute dessus et trouve des reproches à lui faire. Des fois, je perds la tête, moi aussi, et je me mets à crier après lui. Les voisins interviennent, et tous trouvent que je fais du tort au Seigneur en manquant de patience vis-à-vis de mon géniteur. Pour ne plus contrarier Dieu, je passe le plus clair de mon temps dehors. Même mes repas, je les prends dans la rue.
Atiq dodeline de la tête. Tristement. Nazish n’est plus le même, lui non plus. Il l’a connu muphti à Kaboul, il y a une décennie. Il n’était pas adulé, mais ses prêches du vendredi rassemblaient des centaines de fidèles. Il habitait une grande maison, avec un jardin et un portail en fer forgé et il lui arrivait parfois d’être convié à des cérémonies officielles au même titre que les notables. Ses fils ont été tués durant la guerre contre les Russes, ce qui l’élevait dans l’estime des autorités locales. Il n’avait pas l’air de se plaindre de quelque chose et personne ne lui connaissait d’ennemis. Il vivait dans une décence relative, de la mosquée à la maison, et de la maison à la mosquée. Il lisait beaucoup ; son érudition imposait le respect même s’il n’était qu’occasionnellement sollicité. Puis, sans crier gare, on le vit un matin, les yeux révulsés et la bouche salivante, marcher en gesticulant le long des avenues. On a d’abord diagnostiqué une possession que les exorcistes combattirent en vain, ensuite, il fut interné quelques mois dans un asile. Il ne recouvra plus l’ensemble de ses facultés. Quelquefois, lui revient un soupçon de lucidité et il s’isole pour cacher la honte de ce qu’il est devenu. Souvent, il est là, devant le pas de sa porte, assis sous un parasol décoloré à regarder passer les jours et les gens avec une égale indifférence.
— Tu sais ce que je vais faire, Atiq ?
— Comment le savoir ? Tu ne me dis jamais rien.
Nazish tend l’oreille puis, certain que personne ne risquerait de l’entendre, il se penche sur le geôlier et lui confie dans un chuchotement :
— Je vais partir…
— Tu vas partir où ?
Nazish regarde du côté de la porte, retient sa respiration et écoute. Peu rassuré, il se lève, sort dans la rue vérifier s’il y a quelqu’un et revient, les prunelles pétillantes d’une jubilation démente.
— Je n’en sais fichtre rien. Je vais partir, un point c’est tout. J’ai préparé mon balluchon, mon gourdin et mon argent. Dès que mon pied droit sera guéri, je leur rendrai leur carte de rationnement, tous les papiers que j’ai et, sans dire merci ni adieu, je m’en irai. Je prendrai au hasard un chemin et le suivrai jusqu’à l’océan. Et quand j’arriverai sur le bord de la mer, je me jetterai à l’eau. Je ne reviendrai plus à Kaboul. C’est une ville damnée. Il n’y a plus de salut. Trop de gens meurent, et les rues sont pleines de veuves et d’orphelins.
— Et de taliban aussi.
Nazish se retourne vivement vers la porte, effarouché par la remarque du geôlier, puis son bras famélique décrit un geste dégoûté et son cou s’allonge d’un pouce lorsqu’il maugrée :
— Ceux-là, ils ne perdent rien pour attendre.
Atiq opine du chef. Il ramasse une tranche de viande séchée, la scrute d’un air dubitatif. Nazish enfourne deux bouchées pour lui prouver qu’il n’y a pas de risque. Atiq renifle encore le morceau de chair avant de le reposer ; il choisit un fruit et mord dedans avec appétit.
— Quand est-ce qu’il sera guéri, ton pied ?
— Dans une semaine ou deux. Et après, sans rien dire à personne, je prends mes cliques et claques et pfuit ! ni vu ni connu. Je marcherai jusqu’à tomber dans les pommes, droit devant moi, sans parler aux gens, sans même en rencontrer sur ma route. Marcher, marcher, marcher jusqu’à ce que la plante de mes pieds se confonde avec les semelles de mes savates.
Atiq se pourlèche les babines, cueille un deuxième fruit, l’essuie contre son gilet et l’avale en entier.
— Tu dis toujours que tu vas partir, et tu es toujours là.
— Mon pied est malade.
— Avant, c’était ta hanche qui te faisait souffrir, et avant ta hanche, c’était ton dos, et avant ton dos, c’étaient tes yeux. Ça fait des mois que tu parles de ton départ, et tu es encore là. Comme hier, comme demain. Tu n’iras nulle part, Nazish.
— Si, je m’en irai. Et j’effacerai les traces de mes pas sur les sentiers. Personne ne saura où je suis parti, et moi, je ne saurai pas retrouver mon chemin si l’envie de retourner chez moi me rattrapait.
— Mais non, dit Atiq dans l’intention manifeste d’être désagréable comme si le fait de contrarier le pauvre bougre allait le venger de ses propres déconvenues, tu ne partiras pas. À l’instar des arbres, tu resteras planté au milieu du faubourg. Non pas que des racines te retiennent, mais les gens de ton acabit ne savent pas s’aventurer plus loin que la portée de leur regard. Ils fantasment sur des contrées lointaines, des chemins interminables, d’invraisemblables expéditions parce qu’ils ne pourront pas les réaliser.
— Comment le sais-tu ?
— Je le sais.
— Tu ne peux pas savoir ce que nous réservent les lendemains, Atiq. Dieu seul est omniscient.
— On n’a pas besoin de consulter une boule de cristal pour prévoir ce que feront les mendiants demain. Demain, au lever du jour, on les retrouvera au même endroit, la main tendue et la voix hennissante, exactement comme hier et les jours d’avant.
— Je ne suis pas un mendiant.
— À Kaboul, nous sommes tous des mendiants. Et toi, Nazish, demain, tu seras sur le pas de ta porte, à l’ombre de ton foutu parasol crevé, à attendre que tes filles t’apportent ton repas de misère que tu consommeras à ras la chaussée.
Nazish est peiné. Il ne comprend pas pourquoi le geôlier refuse de le croire capable d’initiative somme toute fréquente chez bon nombre de gens, et ignore comment l’en convaincre. Il observe un silence au bout duquel il tire vers lui son petit balluchon, estimant que le geôlier n’est plus digne de sa générosité.
Atiq ricane et cueille exprès une troisième baie qu’il met de côté.
— Avant, quand je parlais, on me croyait, dit Nazish.
— Avant, tu avais toute ta tête, lui fait le geôlier intraitable.
— Tu penses que je suis fêlé, maintenant ?
— Je ne suis pas le seul, hélas !
Nazish secoue le menton, consterné. D’une main un peu perdue, il ramasse son balluchon et se lève.
— Je vais chez moi, dit-il.
— Excellente idée.
Il traîne jusqu’à la porte, la mort dans l’âme. Avant de disparaître, il avoue d’une voix détimbrée :
— C’est vrai. Toutes les nuits je dis que je vais partir, et tous les jours je suis encore là. Je me demande ce qui peut bien me retenir ici.
Nazish parti, Atiq s’allonge de nouveau sur le lit de camp et joint ses doigts sous sa nuque. Le plafond de la bâtisse ne lui inspirant aucune évasion, il se remet sur son séant et se prend les joues dans les mains. Un flot de colère lui remonte à la tête. Poings et mâchoires crispés, il se redresse pour rentrer chez lui en jurant que si son épouse s’obstine dans son attitude de victime expiatoire, il ne la ménagera plus.