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Le samedi matin, Shanshan se réveilla en sursaut. Encore un mauvais signe, se dit-elle en essayant de se rappeler une horrible scène de cauchemar qui s’effaçait déjà, et elle tira sa montre de sous l’oreiller.

Il n’était pas encore huit heures. Étendue dans son lit, elle tenta de récapituler ce qui lui était arrivé les jours précédents.

Puis son regard se posa sur la soucoupe en porcelaine qui avait servi de cendrier à Chen pendant sa visite impromptue. Son doigt tapota involontairement le bord du lit, à la façon dont il avait tapoté sa cigarette.

Comme par un mystérieux contact avec la lumière matinale qui frappait sa minuscule fenêtre, le téléphone écarlate que Chen lui avait donné vibra.

« Bonjour, Shanshan. Je viens de me réveiller en pensant à vous.

— Merci de m’annoncer cette grande nouvelle. » Elle se frotta les yeux et ajouta vite : « Je plaisantais.

— Je suis à la fenêtre et je bois ma première tasse de café de la journée. La vue est extraordinaire. Je voudrais que vous soyez près de moi. Ne t’appuie pas tout seul contre la balustrade / Fleuves et monts à l’infini...

— Comme c’est romantique ! Je vais réfléchir à votre invitation. » Elle entendit soudain des pas qui avançaient dans le couloir et s’arrêtaient devant sa porte. Sans doute une voisine du dortoir où les jeunes, dont beaucoup de célibataires comme elle, s’empruntaient parfois du sucre ou du sel pour le petit déjeuner. « Je crois que j’ai de la visite. »

Elle se leva en short et débardeur blanc, le portable à la main.

« Réfléchissez-y Shanshan. Venez l’après-midi ou le soir, quand vous voudrez. Et si vous pensez à quelque chose d’inhabituel au sujet de votre entreprise, n’importe quoi, appelez-moi. »

La dernière phrase lui rappelait un film policier populaire, songea-t-elle avant d’entendre frapper.

Elle ouvrit la porte et eut un choc en voyant deux étrangers. L’un était grand et fort, l’autre petit et mince. Tous deux étaient en civil, avec toutefois un air féroce comme s’ils sortaient tout droit de son cauchemar.

Le grand lui montra une sorte de plaque de police et une carte de visite : Ji Lun, Sécurité intérieure.

« Mon coéquipier, Han Bing, également de la Sécurité intérieure, dit Ji en indiquant son compagnon et sans manifester l’intention d’entrer. Notre voiture est garée devant. Suivez-nous, Shanshan. »

Ce n’étaient donc pas des policiers ordinaires. Chen l’avait prévenue. Elle ignorait ce que la Sécurité intérieure pouvait faire, mais cela signifiait des ennuis, beaucoup plus graves que Shanshan ne l’avait imaginé.

« Pouvez-vous attendre un instant dehors ? Je vais m’habiller. »

Quand la porte s’ouvrit de nouveau, Shanshan portait un chemisier à manches courtes, un jean et des sandales.

Ils la firent monter dans une voiture garée devant, une Lexus noire neuve. Elle ne protesta pas. Elle se dit que cela ne ferait qu’aggraver les choses devant les voisins en train de prendre leur petit déjeuner dehors.

La voiture s’éloigna en silence, à part quelques crissements de pneus sur la courte allée de gravier avant de tourner dans la rue principale.

L’habitacle baignait dans la fumée des cigarettes sur lesquelles les deux hommes tiraient avec insolence sans lui adresser la parole.

Ils mirent un quart d’heure pour arriver à un hôtel imposant, peut-être assez proche bien qu’elle ne l’ait encore jamais vu. C’était un bâtiment tentaculaire à plusieurs étages qui menaçait le lac comme un monstre surréaliste.

Les deux officiers firent un signe de tête aux employés de la réception. Ils conduisirent Shanshan directement dans une grande suite du dernier étage.

Dans le living, Ji lui indiqua un fauteuil gris tandis que lui et son camarade prenaient place face à elle sur un canapé de velours.

« Vous feriez mieux de tout nous dire immédiatement, Shanshan, commença Han.

— Je ne vois pas de quoi vous parlez, officier.

— Ne croyez pas que vous pouvez vous en tirer comme ça, enchaîna Ji. Oubliez votre rêve de printemps et d’automne. Jiang a déjà avoué. Crachez le morceau ou il sera trop tard pour vous.

— Je me suis séparée de lui il y a environ six mois. J’ignore tout de ce qu’il a fait depuis.

— Mais vous lui avez fourni des données sur la pollution industrielle du lac qu’il continue d’utiliser contre les intérêts du gouvernement. Vous ne pouvez pas le nier.

— Ce n’est pas un secret d’État. Elles proviennent toutes de publications officielles. Quant au lac, il suffit de le regarder.

— Pas un secret d’État ? Le document que vous lui avez fourni était estampillé “informations internes”, nous avons vérifié. Il s’agit bien d’un secret d’État. Pas de doute.

— Comment aurais-je eu connaissance d’un secret d’État ? »

C’était un cauchemar récurrent, sauf que cette fois c’était la Sécurité intérieure et non Liu qui l’accusait de « divulguer un secret d’État ». Une accusation d’une extrême gravité, d’autant qu’elle était portée par la Sécurité intérieure.

« Mais l’inscription “informations internes” sur la couverture signifie seulement qu’il s’agit du bulletin interne de l’entreprise.

— C’est votre interprétation.

— C’est un crime en soi, poursuivit Ji avec rudesse. Jiang vous a parlé de vendre des secrets d’État à l’étranger ?

— Combien en a-t-il tiré ? insista Han.

— Il ne m’a rien dit. Nous ne sommes sortis que deux fois ensemble. Et nous nous sommes séparés, comme je vous l’ai dit.

— Écoutez bien ! Il va être inculpé du meurtre de Liu. Et vous serez punie aussi en tant que complice.

— De quoi parlez-vous, officiers ?

— Jiang a fait chanter Liu en se servant du secret d’État que vous lui avez fourni, et il a tué Liu qui refusait de céder, dit Ji posément en prononçant chaque mot avec une gravité tout officielle. Si vous n’êtes pas complice, qui diable l’est ? »

Dans une telle logique, elle était incontestablement impliquée, coupable, qu’elle s’en défende ou pas. Inutile de discuter.

« Et vous lui avez téléphoné après le meurtre de Liu, intervint Han. Vous prétendez toujours que vous vous étiez séparés ? »

Le désespoir la saisit. Chen avait raison sur tout, y compris sur les détails, comme ce coup de téléphone auquel Jiang n’avait pas répondu quelques jours plus tôt. Elle était surveillée et son téléphone était sur écoute depuis longtemps.

« Vous n’avez pas parlé à Jiang de l’emploi du temps de Liu ce soir-là à son appartement-bureau ? ricana Ji. Non seulement vous l’avez appelé, mais en plus on vous a vue avec lui près de l’usine la veille même du meurtre de Liu. »

Elle protesta énergiquement. « Non, je n’étais pas avec lui.

— Dans une gargote près de l’usine où vous vous retrouviez en secret. Nous savons tout sur vous, Shanshan. Le singe n’échappe pas à la paume de Bouddha, vous pouvez en être sûre. »

L’idée lui vint brusquement que c’était de Chen qu’ils parlaient ; chez Oncle Wang. Celui qui l’avait suivie s’était trompé. Elle décida néanmoins de ne pas les contredire. Chen ne devait pas être entraîné dans cette sale histoire, elle ne se le pardonnerait jamais.

Puis elle se rendit compte qu’il y avait en effet une légère ressemblance entre Jiang et Chen.

« Nous voulons quand même vous laisser une seconde chance. Collaborez avec nous, Shanshan », dit Han en faisant tomber ses cendres dans un cendrier improvisé. C’était une suite non-fumeur. « Dites-nous ce que Jiang a fait. »

Elle se mordit les lèvres. « Vous venez de me dire qu’il a avoué. Alors pourquoi avez-vous besoin de ma collaboration ? »

Ji attaqua de nouveau : « Ne faites pas la maligne, jeune femme. Ou vous vous laverez la figure avec des larmes amères tous les jours de l’année. J’y veillerai personnellement.

— Vous pensez peut-être qu’il y a derrière vous quelqu’un qui vous protège et qui pourrait vous aider, dit Han sur un ton plus persuasif. Vous vous trompez. Personne ne peut rien pour vous dans cette affaire. Il s’agit d’un meurtre. Vous ne feriez qu’aggraver les choses et lui causer des ennuis... aussi intelligent qu’il puisse être. Nous sommes les seuls à pouvoir vous donner une chance. »

Comme dans la vieille formule, l’un portant le masque rouge et l’autre le masque blanc, les deux officiers de la Sécurité intérieure appliquaient une subtile division du travail pour l’intimider. Leur allusion à un protecteur éventuel l’inquiétait cependant plus que tout le reste, même s’ils ne semblaient pas très bien savoir de qui il s’agissait en réalité. Chen avait eu raison de prendre des précautions. S’il n’avait pas acheté un nouveau portable, ils auraient découvert son identité.

Mais savait-il que la Sécurité intérieure connaissait déjà son existence ?

Quant à Jiang, elle ne croyait toujours pas qu’ils détenaient des preuves solides contre lui. Du moins pas encore. C’est pourquoi ils voulaient qu’elle collabore.

« Tout dépend de votre attitude, conclut Ji. Utilisez votre cervelle, jeune femme. »

Elle savait qu’« attitude » signifiait la manière dont elle collaborerait avec eux, mais quoi qu’elle décide de faire, c’étaient eux qui l’interpréteraient.

« Je vous laisse mon numéro de portable, dit Han en l’inscrivant sur sa carte de visite avant de se lever pour lui ouvrir la porte. Mais nous n’attendrons pas longtemps. Jiang sera inculpé, avec ou sans votre collaboration. C’est dans votre propre intérêt. »

Elle sut à peine comment elle était sortie de l’immeuble, seule.

Elle avait agi mécaniquement, l’esprit vide, avant de se retrouver sur un chemin étroit et sans nom qui longeait le lac. Des pousses de saules apparurent, longues, tendres et pourtant mélancoliques. L’hôtel n’était plus visible derrière elle. Elle ralentit, s’arrêta et regarda le lac. Son reflet dans l’eau ondulait sous le soupir de la brise.

Elle pensa qu’il était inutile de continuer à se battre.

Une oie sauvage blanche prit son envol. Où la mènerait son voyage ? Le long de la rive, rien que des cheminées d’usines de tous côtés.

Puis elle fit une chose qui l’étonna elle-même. Elle s’assit sur une pierre surplombant le lac, ôta ses sandales et mit les pieds dans l’eau.

La fraîcheur lui rappela tout à coup les souvenirs de son enfance dans la province d’Anhui. Derrière leur maison paysanne, un ruisseau gargouillait. Petite fille dans ce village rural elle allait s’y asseoir toute seule et trempait les pieds dans l’eau cristalline en rêvant d’une vie différente quand elle serait grande... Le temps s’était écoulé, telle l’eau entre ses orteils. Après l’école élémentaire, après le lycée, après l’université, un nouveau monde s’était ouvert  – brièvement  – lorsqu’elle était arrivée à l’usine à Wuxi. Mais bientôt, tout avait changé.

Elle s’aperçut qu’elle avait fait la même chose deux jours plus tôt dans le sampan avec Chen, elle avait plongé les pieds dans l’eau.

Elle commençait à se calmer. L’esprit moins confus, elle se dit que si quelqu’un pouvait l’aider à ce stade, ce ne pouvait être que Chen. Un homme mystérieux, mais qui avait le bras long, à sa manière. Même la Sécurité intérieure avait fait allusion à lui en reconnaissant à contrecœur qu’il était plein de ressources.

En pensant à Chen tandis qu’elle sortait les pieds de l’eau et remettait ses sandales, elle éprouva une sensation qu’elle eut du mal à interpréter, aussi soudaine qu’une marée de printemps.

Il était entré dans sa vie alors qu’elle n’y était pas préparée. Elle venait de rompre avec un homme qui ne lui avait apporté que des ennuis et n’était pas pressée d’entamer une nouvelle relation. Et la situation dans laquelle elle se trouvait l’y encourageait encore moins. Elle savait cependant que quelque chose l’avait attirée chez Chen dès leur première rencontre à la gargote. Quant à lui, il avait plus que clairement exprimé ses sentiments, il faisait tout pour l’aider, jusqu’à prendre des risques pour elle.

Parmi les observations qu’il avait faites, elle en trouvait une particulièrement convaincante. On avait lié son sort à celui de Jiang. Si celui-ci tombait, il l’entraînerait inévitablement dans sa chute. S’il était déclaré coupable, elle serait poursuivie pour complicité.

Mais elle ne croyait pas que Jiang ait commis le meurtre. Elle ne pouvait pas croire non plus qu’il soit allé parler à Liu à l’usine. Pas début mars, pas après la promesse qu’il lui avait faite.

De toute façon, ce qu’elle croyait ne comptait pas dans l’enquête. Elle ne pouvait rien prouver.

Une idée la fit sursauter, comme si un lapin avait jailli des hautes herbes.

Elle se ressaisit, fît demi-tour, et se dirigea droit vers l’usine.

Elle réfléchit pendant tout le chemin.

Le gardien à la grille de l’entrée fut surpris de la voir, mais ne lui posa pas de questions.

« Vous travaillez beaucoup, même le week-end, Shanshan.

— Je dois vérifier quelque chose. Ce ne sera pas long. »

Un ingénieur pouvait décider de travailler dans son laboratoire pendant le week-end. Elle l’avait déjà fait.

Elle commença par vérifier l’agenda de l’entreprise. Dans celui sur son bureau certaines dates étaient signalées en rouge avec parfois quelques mots qu’elle était sans doute la seule à comprendre, mais elle ne fut pas satisfaite.

Elle se connecta alors au site de l’entreprise et vérifia les événements répertoriés pour le mois de mars.

Son regard s’arrêta sur une page. Elle avait vu juste et poussa un soupir de soulagement.

Au début du mois, elle avait prévu de présenter à Liu une nouvelle méthode de traitement des eaux résiduaires, efficace par rapport à son coût, mais Liu n’était pas dans son bureau. Il avait une réunion à Nankin. La date indiquée sur son agenda était le 7 mars. Puis elle avait été barrée et une note indiquait : « Liu absent jusqu’au 8. » Liu était revenu tard ce soir-là. Le site le confirmait.

Il n’y avait donc aucune possibilité que Jiang l’ait vu le 7 mars, veille de la journée de la Femme, que Mi se soit trouvée à la réception et qu’elle ait entendu leur dispute dans le bureau.

Quand Shanshan quitta l’usine, le crépuscule s’étendait déjà dans le ciel.

La route pour retourner au dortoir était longue, mais Shanshan, perdue dans ses réflexions, ne se rendit pas compte de la distance.

Elle s’effondra pourtant en arrivant dans sa chambre. Elle ferma sa porte à clé, baissa le rideau et se jeta sur son lit.

Jamais elle ne s’était sentie aussi impuissante. Elle rejeta la couverture en tissu éponge décoloré et tenta de chasser les pensées qui la troublaient. Elle resta plusieurs minutes à regarder le plafond, attendant que la fin du jour y révèle des images mystérieuses.

Graduellement, elle prit conscience des bruits de cuisine dans le couloir, et surtout de l’odeur forte du poisson salé grésillant dans un wok voisin.

Elle pensa de nouveau à la visite que lui avait faite Chen l’autre jour. Y aurait-il ce soir aussi un léger coup frappé à sa porte ? Elle l’espérait.

Elle se leva, enfila son peignoir, s’assit sur la chaise qu’il avait utilisée et posa les pieds sur le lit. Elle remarqua une tache rouge au-dessus de sa cheville gauche et une autre derrière son pied droit. Elle se gratta en se demandant si c’était à cause du contact avec l’eau du lac le jour même ou plus tôt, sur le sampan, à côté de lui.

Des bribes de souvenirs refirent surface, ondulant dans l’immobilité de la petite chambre. En tripotant la ceinture de son peignoir elle se souvint que ce soir-là il avait eu du mal à la quitter des yeux...

Mais quelle sorte d’homme était-il réellement, elle n’en avait aucune idée. Sûrement pas le professeur plongé dans ses livres qu’il prétendait. Au contraire, plus vraisemblablement un cadre en pleine ascension avec des relations exceptionnelles, un homme « qui avait réussi » dans la société actuelle. C’était une explication bien plus plausible aux mystères qui l’entouraient. Quelle qu’ait été sa véritable identité, pourquoi la lui avait-il cachée ?

Mais elle-même, lui avait-elle tout dit ?

Capable de l’aider ou non, c’était quelqu’un qu’elle avait envie de voir ce soir. Une épaule solide pour y appuyer la tête, un cliché.

Elle songea alors à Jiang, qui ne correspondait certainement pas à ce cliché. Elle avait essayé de le chasser de son esprit, sans toujours y parvenir. Elle ne pouvait pas croire une seule minute que c’était un meurtrier. Notamment après la vérification qu’elle venait de faire. Elle était plus convaincue que jamais que la conclusion imposée par la Sécurité intérieure reposait sur des considérations politiques.

Jiang devait être au courant depuis longtemps. En fait, il lui avait parlé de la situation dangereuse dans laquelle il s’était mis. Était-ce pour cela qu’il avait si facilement rompu ? Mais ce n’était pas sa faute si elle avait des ennuis elle aussi. Il s’était seulement montré trop empressé d’agir pour faire ce qu’il fallait pour l’environnement, pas pour lui-même.

Elle décida de ne plus y penser, elle avait mal à la tête à force de réfléchir.

Et puis, elle avait une autre idée pour la soirée.