LE BON SENS DE MONSIEUR ANDRÉ
Comme le bon sens de monsieur André s’est fortifié depuis qu’il a une bibliothèque ! Il vit avec les livres comme avec les hommes ; il choisit ; et il n’est jamais la dupe des noms. Quel plaisir de s’instruire et d’agrandir son âme pour un écu, sans sortir de chez soi !
Il se félicite d’être né dans un temps où la raison humaine commence à se perfectionner.
« Que je serais malheureux, dit-il, si l’âge où je vis était celui du jésuite Garasse, du jésuite Guignard, ou du docteur Boucher, du docteur Aubry, du docteur Guincestre, ou du temps que l’on condamnait aux galères ceux qui écrivaient contre les catégories d’Aristote. »
La misère avait affaibli les ressorts de l’âme de monsieur André, le bien-être leur a rendu leur élasticité. Il y a mille Andrés dans le monde auxquels il n’a manqué qu’un tour de roue de la fortune pour en faire des hommes d’un vrai mérite.
Il est aujourd’hui au fait de toutes les affaires de l’Europe, et surtout des progrès de l’esprit humain.
« Il me semble, me disait-il mardi dernier, que la Raison voyage à petites journées, du nord au midi, avec ses deux intimes amies, l’Expérience et la Tolérance. L’Agriculture et le Commerce l’accompagnent. Elle s’est présentée en Italie ; mais la Congrégation de l’Indice l’a repoussée. Tout ce qu’elle a pu faire a été d’envoyer secrètement quelques-uns de ses facteurs, qui ne laissent pas de faire du bien. Encore quelques années, et le pays des Scipions ne sera plus celui des Arlequins enfroqués.
Elle a de temps en temps de cruels ennemis en France ; mais elle y a tant d’amis qu’il faudra bien à la fin qu’elle y soit premier ministre.
Quand elle s’est présentée en Bavière et en Autriche, elle a trouvé deux ou trois grosses têtes à perruque qui l’ont regardée avec des yeux stupides et étonnés. Ils lui ont dit : « Madame, nous n’avons jamais entendu parler de vous ; nous ne vous connaissons pas. – Messieurs, leur a-t-elle répondu, avec le temps vous me connaîtrez et vous m’aimerez. Je suis très bien reçue à Berlin, à Moscou, à Copenhague, à Stockholm. Il y a longtemps que, par le crédit de Locke, de Gordon, de Trenchard, de milord Shaftesbury, et de tant d’autres, j’ai reçu mes lettres de naturalité en Angleterre. Vous m’en accorderez un jour. Je suis la fille du Temps, et j’attends tout de mon père. »
Quand elle a passé sur les frontières de l’Espagne et du Portugal, elle a béni Dieu de voir que les bûchers de l’Inquisition n’étaient plus si souvent allumés ; elle a espéré beaucoup en voyant chasser les jésuites, mais elle a craint qu’en purgeant le pays de renards on ne le laissât exposé aux loups.
Si elle fait encore des tentatives pour entrer en Italie, on croit qu’elle commencera par s’établir à Venise, et qu’elle séjournera dans le royaume de Naples, malgré toutes les liquéfactions de ce pays-là, qui lui donnent des vapeurs. On prétend qu’elle a un secret infaillible pour détacher les cordons d’une couronne qui sont embarrassés, je ne sais comment, dans ceux d’une tiare, et pour empêcher les haquenées d’aller faire la révérence aux mules. »
Enfin la conversation de monsieur André me réjouit beaucoup ; et plus je le vois, plus je l’aime.