SUPPLÉMENTS

Note du transcripteur:

1° Un Supplément théâtral: CRAINQUEBILLE, par Anatole France. Ce supplément illustré ne nous a pas été founi. Nous avons cru bon d'en reproduire le texte à partir d'un document d'Internet Archives.

2° Quatre pages tirées à part sur la FÊTE DES VIGNERONS DE VEVEY. Ces pages ne nous ont pas été fournies.






ANATOLE FRANCE

CRAINQUEBILLE

PIÈCE EN TROIS TABLEAUX

Représentée pour la première fois le 28 mars 1903 au théâtre de la Renaissance.



A LUCIEN GUITRY.

Mon cher ami,

Je ne vous offre pas cette petite pièce de théâtre. Elle vous appartient. Elle est vôtre, non pas seulement parce que vous l'avez reçue à votre théâtre, et mise en scène d'une merveilleuse manière, et fait interpréter par une élite artiste, non pas seulement parce que vous avez réalisé le personnage de Crainquebille avec une puissance étonnante et une souveraine vérité. Elle est vôtre parce que je ne l'aurais pas faite sans vos conseils, parce que telle scène applaudie fut écrite tout entière sous votre inspiration.

J'inscris votre nom sur la première page de notre Crainquebille comme un témoignage de mon amitié.
ANATOLE FRANCE.



PERSONNAGES

CRAINQUEBILLE.
LE MARCHAND DE MARRONS.
LE PRÉSIDENT BOURRICHE.
MAITRE LEMERLE.
LE DOCTEUR DAVID MATHIEU.
AUBARRÉE.
L'AGENT 64.
LERMITE.
LE CAMELOT.
UN ÉPICIER.
L'AGENT.
L'HUISSIER.
LE MARCHAND DE VIN.
LE CHARCUTIER.
MADAME BAYARD.
MADAME LAURE.
LA SOURIS.
UNE OUVRIÈRE.



PREMIER TABLEAU

Rue de Beaujolais.

SCÈNE PREMIÈRE


LE CAMELOT.

Il est vêtu comme un employé du Louvre; debout sur un tabouret, ayant devant lui, reposant sur un tréteau, une boîte grande comme une petite malle d'où il tire sans cesse des objets qu'il replace aussitôt, il achève de débiter à l'auditoire qui l'entoure le boniment dont voici la fin... A chaque fois qu'il cite sa maison, il soulève son chapeau haut de forme.

... Si la maison Gameron. Cormandel et Cie que j'ai l'honneur de représenter sur cette place, s'est enfin décidée aux sacrifices multiples dont l'énumération vient de vous être faite par moi, ce n'est pas, messieurs, dans un but purement humanitaire, vous ne le croiriez pas. Il est faux, et je ne crains pas de l'affirmer hautement, que la maison Gameron, Cormandel et Cie ait entrepris la ruine des grands magasins ou même du petit commerce, ainsi que des personnes malintentionnées ont essayé de le faire croire en pure perte en répandant à pleines mains des calomnies que nous n'avons qu'à regarder dans les yeux pour les faire rentrer sous terre. Non, messieurs, la maison Gameron, Cormandel et Cie n'a envisagé qu'une chose, une seule. Elle a son importance et je vous la révélerai tout à l'heure. Je ne demande à votre courtoisie bien connue qu'une seconde de patience et j'en profite pour me résumer: les six articles qui sont mis à la disposition de toute personne qui en fait la demande lui sont remis sur un mot, sur un mouvement, sur un geste, sur un simple signe. Ces six articles, dont voici la brève énumération, consistent en: 1° une canne pneumatique se repliant sur elle-même au moyen d'une simple pression des doigts et formant ainsi un objet de menue dimension que l'on peut parfaitement dissimuler dans une poche de moyenne grandeur. Cet objet, entièrement fait d'un métal inoxydable, représente une valeur marchande de trois francs. Je pense, messieurs, n'être pas taxé d'exagération. Il suffit de se reporter par la pensée au prix exorbitant atteint par la main-d'oeuvre aujourd'hui. Je poursuis: 2° une superbe parure de chemise en simili. Les trois boutons pour le plastron. Deux boutons pour les manchettes avec le patin bascule en aluminium réfractaire, susceptible de résister à l'action du feu pendant plus de quatre heures... Puis le bouton pour le faux col, orné d'une ravissante pierre bleue semi-turquoise. Je vous demande, messieurs, et je m'adresse plus particulièrement aux personnes qui ont l'habitude de ce travail... pensez-vous qu'un bijoutier... et je n'entends pas parler ici des Boucherons ou des Vevers...

SCÈNE II

UN PETIT CHARCUTIER, se détachant du groupe, au camelot.

C'est à toi qu'il en faudrait un bouchon.

LE CAMELOT, avec un sourire plein de haine.

Attendez donc, mon petit ami... Attendez donc... J'ai terminé tout de suite, je vais pouvoir m'occuper...

LE PETIT CHARCUTIER, après un geste.

Monte là-dessus, tu verras Montmartre, (il sort.)

SCÈNE III

LE CAMELOT, continuant.

Vous préférez vous retirer, jeune homme, licence vous en est donnée. Je poursuis: pensez-vous, dis-je, qu'un modeste bijoutier, se contentant d'un bénéfice dérisoire, puisse matériellement établir cet article à moins d'un franc cinquante? Non! n'est-ce pas... Eh bien, moi, je compte un franc pour le moment; 3° une boîte de savon miraculeux, le savon «Océan», dont je vous ai tout à l'heure fait la lumineuse démonstration, et qui réduit à néant les taches les plus rebelles en redonnant au tissu l'éclat du neuf. Je ne veux pas, messieurs, lasser vos facultés d'évaluation et je fixe, d'ores et déjà, sa valeur au prix ridicule de vingt-cinq centimes; 4° un étui en celluloïd de Norvège, teinté au feu et contenant cinquante pastilles d'un effet certain dans les affections des bronches. Valeur? Quelle valeur?... Quinze centimes... Peut-on descendre plus bas?... Oui, on peut et je veux vous en donner la preuve. Et voici le bouquet. Les deux derniers articles, retrousse-jupe, fixe-serviette, relieur automatique et, enfin, chaîne de montre ou collier de dame avec un fermoir presque en or... Le prix? Aucun!... Rien!... un cadeau! Zéro franc, zéro centime, qui, réuni et formant total avec les objets énoncés ci-dessus, nous donne le chiffre de... (Rapidement.) Trois francs pour la canne pneumatique, un franc pour la parure en simili, vingt-cinq centimes pour le savon «Océan» quinze centimes pour les pastilles salutaires: quatre francs quarante que la maison Gameron, Cormandel et Cie, que j'ai l'honneur de représenter sur cette place, m'a intimé l'ordre de convertir en un cadeau. Oui! un cadeau, je le proclame; car il ne s'agit pas ici de quatre francs quarante, trois francs ou même deux francs, ou même un franc, pas même cinquante centimes... Il s'agit, messieurs, de la somme grotesque, ridicule, stupéfiante, absurde, de... de vingt centimes... (on se fouille.) et si, rentrés dans vos familles, réunis sous la lampe autour de la table où doit fumer le repas du soir... si, par un sentiment de curiosité bien excusable, messieurs, vous essayez, de vous rendre compte du pourquoi qui a guidé la maison Gameron, Cormandel et Cie... arrêtez-vous dans vos investigations... renoncez à comprendre!... Vous n'y parviendrez jamais!... C'est une réclame!

Il remet à chaque personne qui lui tend ses quatre sous les objets que les acheteurs ensuite examinent en sortant de scène.

UNE COMMERÇANTE, s'adressant à un ouvrier.

Est-ce que c'est bon, c't'affaire pour enlever les taches?

L'OUVRIER.

Mais, ma bonne femme, voilà vingt-cinq ans que je suis teinturier, n'est-ce pas? Si c'était bon, je l'emploierais... c'est une cochonnerie!

LA COMMERÇANTE.

Enfin, tout ça pour quatre sous, ce n'est pas cher.

CRAINQUEBILLE.

Des choux! des navets! des carottes!

LES GOSSES, revenant de l'école.

Oh! hé! le père Crainquebille!

CRAINQUEBILLE.

Voulez-vous bien aller à l'école, au lieu de prendre du vice dans les rues... C'est vrai, qu'est-ce qu'ils peuvent apprendre dans le ruisseau. Ils peuvent apprendre que le mal... Bottes d'asperges!

UNE FEMME.

Ousqu'elles sont, vos asperges?

LA SOURIS.

Vous êtes pas maligne; ses asperges, c'est des poireaux. Le poireau, c'est l'asperge du pauvre. Tout le monde sait ça. (Un des gamins dérange les bottes de poireaux sur la voiture.) Laissez-le donc, il a besoin de gagner sa vie. Si, comme moi, vous gagniez votre pain... tas de gosses!

CRAINQUEBILLE.

Tu gagnes ta vie, toi?

LA SOURIS.

Faut bien.

UN GOSSE.

C'est un rien du tout. Il couche dehors. Il est abandonné, il a pas de parents.

CRAINQUEBILLE.

S'il a pas de parents, c'est de leur faute, ce n'est pas de la sienne.

UN GOSSE.

Il a pas de quoi manger et nourrit un chien; mange-le ton chien!

LA SOURIS.

Qui qu'a dit que je couchais dehors? Qui qui l'a dit? Qu'il le répète voir... Je couche pas dehors et la preuve que voilà ma fenêtre...

UN GOSSE.

Elle a pas de carreaux, ta fenêtre. Y couche dans les démolitions.

LA SOURIS.

Je garde, la nuit, le magasin qui est en réparation. C'est preuve que je suis honnête. Et puis je veux pas qu'on m'embête!

CRAINQUEBILLE.

Qu'est-ce que tu bricoles pour vivre?

LA SOURIS.

Je ramasse les balles de paume, je crie les journaux, je fais les commissions. Tout, quoi!

CRAINQUEBILLE.

Comment tu t'appelles?

LA SOURIS.

La Souris.

CRAINQUEBILLE.

Tu t'appelles la Souris. Eh bien, t'as plus de jugement que les autres. Tu comprends mieux la vie.

LA SOURIS.

C'est que j'ai eu de la misère. Eusses, ils ne connaissent rien. Quand on n'a pas été malheureux, on ne peut pas être bien malin.

CRAINQUEBILLE.

T'as eu de la misère?

LA SOURIS.

Et j'en ai encore. La misère, ça colle.

CRAINQUEBILLE.

C'est vrai que t'as pas bonne mine. Tiens, v'là une poire, elle est un peu blette, mais elle est d'une bonne espèce, c'est du beurré!

LA SOURIS.

Elle est vraiment molle. Si ta femme a le coeur aussi tendre... Merci, tout de même, père Crainquebille.

UNE PETITE FILLE, qui porte un pain plus grand qu'elle, récitant.

Est-ce qu'ils sont beaux, vos choux?

CRAINQUEBILLE.

Y a pas meilleur, c'est tout coeur.

LA PETITE FILLE.

Combien qu'ils valent. Parce que maman est malade, elle ne peut pas faire son marché.

CRAINQUEBILLE.

Qu'est-ce qu'elle a, ta maman? Où que ça la tient?

LA PETITE FILLE.

Je ne sais pas... C'est en dedans... Elle m'a dit comme ça de vous acheter un chou.

CRAINQUEBILLE.

Eh bien, ma petite fille, aie pas peur, je te servirai bien, comme si c'était que je servirais ta mère. Et mieux, parce qu'une supposition, si j'avais à tromper quelqu'un, ce serait une femme d'âge et qui se méfierait. Faut voler personne, bien sur... à chacun son dû. Mais si fallait, on aurait du penchant à tromper ceux qui veulent vous fiche dedans. Tandis que faire du tort à un chérubin comme toi, on aurait regret, (Il lui donne un chou.) Tiens, v'là le plus beau. Il a l'air d'un sénateur. (La petite fille lui donne cinq sous.) C'est six sous, il en faut encore un. Tu veux pas me dépouiller?

LA PETITE FILLE.

Mais, monsieur, maman ne m'a donné que cinq sous.

CRAINQUEBILLE.

Faut pas mentir, ma mignonne, cherche bien voir si lu en as pas mis un dans ta poche.

LA PETITE FILLE, sincère.

Non, monsieur, je n'ai que cinq sous.

CRAINQUEBILLE.

Eh bien, ma mignonne, donne-moi un bécot, ça fera le compte et tu demanderas à ta mère s'il était pommé comme celui-là le chou où qu'elle t'a trouvée. Va, ma mignonne, et prends garde de ne pas tomber en route. Bonjour, madame Laure, ça va-t-il comme vous voulez?

MADAME LAURE, chignon fauve, très fille.

Vous n'avez rien de bon, aujourd'hui.

CRAINQUEBILLE.

Si on peut dire!

MADAME LAURE, goûtant les radis.

Ils sont creux, vos radis.

CRAINQUEBILLE.

Aujourd'hui, vous me cherchez des mauvaises raisons. Vous êtes mal réveillée.

MADAME LAURE.

Ils n'ont pas de goût. C'est comme si on mangeait de l'eau.

CRAINQUEBILLE.

Je vais vous dire: vous avez plus de palais, vous sentez plus ce que vous mangez. C'est la vie de Paris qui le veut. On se brûle l'estomac. Qu'est-ce que vous deviendriez les unes et les autres si le père Crainquebille vous apportait pas de légumes fraîches et rafraîchissantes. Vous seriez en feu.

MADAME LAURE.

C'est pas ce que je mange qui me fait mal. Je ne peux plus manger que de la salade et des radis. C'est vrai, tout de même, qu'on se brûle à Paris, (Rêveuse.) Tenez, père Crainquebille, je voudrais être au jour où je me passerai de vos choux et de vos carottes, où j'en ferai pousser moi-même, à même la terre dans un petit jardin à quatre-vingts lieues de Paris, chez nous. On serait si tranquille à la campagne à élever ses poules et ses cochons.

CRAINQUEBILLE.

Ça viendra madame Laure, ça viendra, vous désespérez pas. Vous avez de l'ordre et de l'économie, vous êtes une personne rangée. Je m'occupe pas des affaires de mes clientes. Y a pas de sots métiers et y a du bon monde dans tous les états... Mais vous êtes une personne rangée. Vous serez riche sur vos vieux jours et vous aurez une maison à vous dans votre endroit, dans l'endroit de votre naissance... Et vous serez estimée. Au plaisir, madame Laure.

MADAME LAURE.

A une autre fois, père Crainquebille.

CRAINQUEBILLE.

C'est qu'il y a du bon monde dans tous les états. (criant.) Des choux! des navets! des carottes!

MADAME BAYARD, sortant de sa boutique.

Ils ne sont guère beaux vos poireaux. Combien la botte?

CRAINQUEBILLE.

Quinze sous, la bourgeoise, y a pas meilleur.

MADAME BAYARD.

Quinze sous, trois mauvais poireaux?

L'AGENT 64.

Circulez!

CRAINQUEBILLE.

Oui... oui... C'est vendu, allons, pressez-vous, parce que vous avez entendu l'agent.

MADAME BAYARD.

Faut encore que je choisisse la marchandise... Quinze sous, jamais de la vie, par exemple, voulez-vous douze sous?

CRAINQUEBILLE.

Ils me coûtent plus cher que ça, ma petite... Et encore il faut que je sois à cinq heures, et même avant, sur le carreau des Halles, pour avoir tout ce qu'il y a de bon.

L'AGENT 64.

Circulez!

CRAINQUEBILLE.

Oui... oui... tout de suite... Allons, dépêchons, madame Bayard.

MADAME BAYARD.

Douze sous...

CRAINQUEBILLE.

Et depuis sept heures je me brûle les mains à mes brancards en criant: «Des choux! des navets! des carottes!...» Et tout ça ce serait pour y manger de l'argent. A soixante ans passés, vous comprenez que je ne fais pas ça pour mon plaisir. Ah! non, ça ne serait pas à faire... Tenez, je ne gagne pas deux sous.

MADAME BAYARD.

Je vous donnerai quatorze sous. Et encore, il faut que j'aille les chercher dans la boutique, car je ne les ai pas sur moi. (Elle sort.)

L'AGENT 64.

Circulez!

CRAINQUEBILLE.

J'attends mon argent.

L'AGENT 64.

Je ne vous dis pas d'attendre votre argent, je vous dis de circuler... Ben, quoi! Vous ne savez pas ce que c'est que de circuler?

CRAINQUEBILLE.

Voilà cinquante ans que je le sais et que je roule ma voiture... Mais on me doit de la monnaie, c'est là, à l'Ange gardien, le magasin de chaussures, madame Bayard. Elle est allée me chercher quatorze sous et j'attends.

L'AGENT 64.

Voulez-vous que je vous foute une contravention, moi? Voulez-vous? Allons, débarrassez-moi le plancher... Est-ce compris?

CRAINQUEBILLE.

Nom de Dieu!... V'là cinquante ans que je gagne mon pain en vendant des choux, des navets, des carottes, et, parce que je ne veux pas perdre quatorze sous qu'on me doit...

Un petit charcutier s'arrête.

L'AGENT 64 tire son calepin et un bout de crayon.

Donnez-moi votre plaque.

CRAINQUEBILLE.

Ma plaque?

L'AGENT 64.

Oui, votre plaque d'ambulant.

Entrée du petit garçon pâtissier avec sa manne.

CRAINQUEBILLE.

Oh! mon garçon, si vous voulez voir ma plaque, faut venir chez moi.

L'AGENT 64.

Vous n'avez pas de plaque?

CRAINQUEBILLE.

Si, j'en ai une... mais elle est chez moi... J'en ai perdu deux à les sortir. Ça m'a coûté trois francs chaque fois; c'est fini.

L'AGENT 64.

Votre nom?

CRAINQUEBILLE.

Ah! des blagues... C'est quatorze sous qu'on me vole et voilà tout.

Il empoigne ses brancards et s'achemine vers la rue.

L'AGENT 64.

Voulez-vous rester?

CRAINQUEBILLE.

Je m'en vais...

L'AGENT 64.

C'est trop tard...

Il va vers Crainquebille, lui prend le bras; Crainquebille se place de face juste à temps pour recevoir dans sa voilure un chargement de matériel de ravaleurs qui poussent des cris et des jurons.

LES RAVALEURS.

Sacré andouille! Regarde-moi c't'outil!

L'AGENT 64.

Tenez, regardez ce que vous êtes cause!

Un camelot cycliste donne de tout son appareil dans le flanc gauche de la voiture à Crainquebille, il hurle.

LE CAMELOT, avec, sur la tête, un ballot de cent cinquante Patrie

Fais donc attention, espèce de sale poireau!

L'AGENT 64.

Vous Voyez? Vous Voyez?... (il se place à la droite de Crainquebille qui, virant complètement, arrive exactement pour engager la roue gauche de sa voiture dans la roue gauche d'une voiture d'établissement de bains chargée d'une baignoire de cuivre, traînée par un homme qui gueule effroyablement et fait entendre des blasphèmes.) Ah! cette fois, votre affaire est bonne!

CRAINQUEBILLE.

Ah! ben, là, maintenant comment voulez-vous circuler?

L'AGENT 64.

C'est votre faute, tout ça.

CRAINQUEBILLE.

La faute à tout ça, c'est madame Bayard. Si elle était là, elle le dirait. Étonnant qu'elle ne soit pas là, madame Bayard. Où qu'ell' s'cache?

Cependant des gamins, des ouvriers, des commerçants, des oisifs, toutes sortes de gens apparaissent; venant du fond, à la suite de la voiture des ravaleurs, une tapissière couverte de caisses remplie de siphons d'eau de Seltz; un chien galope sur les siphons en aboyant avec fureur. Doucement, cette tapissière se cale au tas des voitures et contribue à former un nougat inséparable de véhicules. Soixante personnes sont sur la chaussée, les trottoirs, l'escalier, les voitures; trente sont aux fenêtres. Tout ce monde s'agite en sens divers. L'agent 64 s'affole, prend Crainquebille par l'épaule et dit:

L'AGENT 64.

Ah! vous avez dit: «Mort aux vaches!» C'est bon! suivez-moi.

CRAINQUEBILLE.

J'ai dit ça, moi?

L'AGENT 04.

Oui, que vous l'avez dit.

CRAINQUEBILLE.

Mort aux vaches? (Rires.)

L'AGENT 64.

Ah! et maintenant?

CRAINQUEBILLE.

Quoi?

L'AGENT 64.

Vous n'avez pas dit: «Mort aux vaches?» (Rires.)

CRAINQUEBILLE.

Si!

L'AGENT 64.

Ah!

CRAINQUEBILLE.

Mais je ne l'ai pas dit à vous. (Rires.)

L'AGENT 64.

Vous ne l'avez pas dit?

CRAINQUEBILLE.

Mais, nom d'une bourrique!

UN HOMME.

Qu'est-ce qu'il y a?

CRAINQUEBILLE.

Y a qu'il dit comme ça que je me suis tourné vers lui pour y crier: (il se retourne vers l'agent et crie pour sa démonstration.) Mort aux vaches!

L'AGENT 64, qui écrivait sur son calepin, reçoit cela en plein et dit sans colère.

Ah! maintenant, vous pouvez le dire deux cents fois, c'est le même prix.

CRAINQUEBILLE.

Mais je leur explique.

UN HOMME, à un autre, en souriant.

Moi, je m'en fiche, mais il y a dit au moins trois fois.

UN AUTRE.

Mais non, c'est l'agent qui le lui a fait dire.

L'HOMME.

Oh! non, pour sûr, l'agent n'aurait pas fait ça.

UN AUTRE.

Il a vu tout le monde qui rigolait, ça l'a embêté, alors il a perdu la boule.

CRAINQUEBILLE.

C'est pourtant bien simple...

L'AGENT.

En voilà assez!

L'agent saisit Crainquebille. Un vieillard, le docteur David Mathieu, s'approche; il est vêtu de noir, coiffé d'un chapeau haut de forme, cheveux blancs, rosette d'officier.

LE DOCTEUR MATHIEU, tirant doucement l'agent par la manche.

Permettez... permettez... vous vous êtes mépris.

L'AGENT.

Mépris? mépris, que vous dites?

LE DOCTEUR, doux et ferme.

Vous avez mal compris, cet homme ne vous a pas insulté.

L'AGENT.

Mal compris?

LE DOCTEUR.

J'ai assisté à toute cette scène et j'ai parfaitement entendu ce qui a été dit.

L'AGENT.

Alors?

LE DOCTEUR.

Et j'affirme que cet homme n'a proféré aucune insulte qui motive...

L'AGENT.

Ce n'est pas votre affaire.

LE DOCTEUR.

Je vous demande pardon. J'ai le droit et le devoir de vous avertir d'une erreur qui peut avoir pour ce brave homme des conséquences fâcheuses, et j'ai le droit et le devoir d'apporter mon témoignage...

L'AGENT.

Tâchez voir d'être poli.

UN OUVRIER.

Monsieur a raison, le marchand n'a pas dit: «Mort aux vaches!»

LA FOULE.

Si, si, oui, qu'il l'a dit. Non! si! non! oh! là là!

L'AGENT, à l'ouvrier.

Vous voulez vous faire ramasser, vous?

L'ouvrier disparaît.

LE DOCTEUR, à l'agent.

Vous n'avez pas été insulté. Le mot que vous avez cru entendre n'a pas été proféré. Quand vous serez plus calme, vous le reconnaîtrez vous-même.

L'AGENT.

D'abord, qui êtes-vous? Je ne vous connais pas.

LE DOCTEUR.

Voici ma carte, le docteur Mathieu, chef de clinique à l'hôpital Ambroise-Paré.

L'AGENT.

Ça ne me regarde pas.

LE DOCTEUR.

Cela vous regarde. Je vous serai obligé de prendre mon nom et mon adresse et d'inscrire ma déclaration.

L'AGENT.

Ah! vous insistez. Eh bien, suivez-moi vous vous expliquerez devant le commissaire.

LE DOCTEUR.

C'est bien mon intention.

UNE OUVRIÈRE, à son mari, montrant le docteur.

C'est drôle, un homme bien mis et qui a de l'éducation, et il se fourre dans cette affaire-là... s'il lui arrive du désagrément, c'est qu'il l'aura bien voulu. Faut jamais se mêler des affaires des autres. Allons, viens, mon homme... J'ai bien vu comment ça s'est fait, il appelait: «Madame Bayard, où qu'elle se cache»; l'agent a entendu: «Mort aux vaches!» Allons, allons, viens donc, tu vas pas te faire ramasser comme témoin.

MADAME BAYARD, sortant de sa boutique.

La voilà, votre monnaie... Tiens, il est arrêté. Je ne peux pas remettre de l'argent à quelqu'un qui est arrêté... Ça ne se doit pas. Je crois même que c'est défendu.

La foule a pris grande part à tout ceci par une série de mouvements considérables dont il est impossible de déterminer la tendance. Elle se presse en masse à la suite du groupe: agent 64, Crainquebille et le monsieur. Au milieu d'un vacarme effroyable où les jurons, les rires, les appels de gamins, trompes de cyclistes, aboiements, gifle d'une mère à son enfant qui gouapait, et mille autres bruits se font entendre tour à tour et ensemble.



DEUXIÈME TABLEAU

Une chambre de la Cour correctionnelle.

SCÈNE PREMIÈRE

LE PRÉSIDENT BOURRICHE, lisant un jugement.

«Le Tribunal, après en avoir délibéré conformément à la loi, attendu...

L'HUISSIER.

Silence!

LE PRÉSIDENT.

»... qu'il résulte suffisamment des pièces du dossier et des dépositions entendues à l'audience que, le 3 octobre, Fromage (Alexandre) s'est rendu coupable du délit de mendicité, délit prévu et puni par l'article 274 du Code pénal, lui faisant application dudit article, condamne Fromage (Alexandre) en six jours de prison.» (Fromage, qui était assis à côté de Crainquebille, est emmené par deux gardes.--Un temps.--Bruit.--Le président, feuilletant son dossier.) Vous vous appelez Crainquebille... Levez-vous... Vous vous appelez Crainquebille (Jérôme), né à l'Oissy (Seine), le 14 juillet 1843. Vous n'avez jamais subi de condamnation.

CRAINQUEBILLE.

Vous pouvez interroger. Je dois rien à personne. Un sou est un sou. Je suis exact en tout. On peut le dire.

LE PRÉSIDENT.

Taisez-vous... Le 25 juillet dernier, à l'heure de midi, rue de Beaujolais, vous avez injurié, outragé un agent dans l'exercice de ses fonctions. Vous l'avez traité de v... (Il ne dit que la première lettre) Vous reconnaissez les faits?

CRAINQUEBILLE, se retournant vers son avocat.

Qu'est-ce qu'il dit? Est-ce que c'est à moi qu'il parle?

LE PRÉSIDENT.

Vous avez proféré des menaces. Vous avez crié: «Mort aux V...!» (il ne dit que la première lettre.)

CRAINQUEBILLE.

Mort aux vaches, que vous voulez dire.

LE PRÉSIDENT.

Vous ne niez pas.

CRAINQUEBILLE.

Sur ce que j'ai de plus sacré, sur la tête de ma fille si j'en avais une, je n'ai pas insulté l'agent. Voilà la vérité.

LE PRÉSIDENT.

Retracez la scène... Exposez les faits conformément à votre système.

CRAINQUEBILLE.

Monsieur le Président, je suis un honnête homme. Je ne dois rien à personne. Un sou est un sou. Je suis exact en tout, on peut le dire. Je suis connu depuis quarante ans sur le carreau des Halles, et dans le faubourg Montmartre, et partout quoi... A l'âge de quatorze ans, je gagnais déjà ma vie...

LE PRÉSIDENT.

Je ne vous demande pas votre biographie, (Mouvement.)

L'HUISSIER.

Silence!

LE PRÉSIDENT.

Je vous demande de dire comment, selon vous, s'est passée la scène qui a précédé votre arrestation.

CRAINQUEBILLE.

Ce que je peux vous dire, c'est que, depuis quarante ans que je pousse ma voiture, je connais les agents. Dès que j'en vois un d'un côté, je file de l'autre. Comme ça je n'ai jamais de difficultés avec eux. Mais pour ce qui est de les injurier en paroles ou autrement, jamais; c'est pas dans mon caractère. Pourquoi que j'en aurais changé à mon âge?

LE PRÉSIDENT.

Vous avez résisté aux injonctions de l'agent qui vous intimait l'ordre de circuler.

CRAINQUEBILLE.

Oh! là! là! Circuler! Si vous aviez vu ça!... Les voitures étaient emboîtées les unes dans les autres, y avait pas moyen de donner seulement un demi-tour de roue.

LE PRÉSIDENT.

Enfin, reconnaissez-vous avoir dit: «Mort aux v...?»

CRAINQUEBILLE.

J'ai dit: «Mort aux vaches!» parce que monsieur l'agent a dit: «Mort aux vaches!» alors j'ai dit: «Mort aux vaches!» Vous comprenez?...

LE PRÉSIDENT.

Prétendez-vous que l'agent a proféré ce cri le premier?

CRAINQUEBILLE, désespérant de s'expliquer.

Je prétends rien, je...

LE PRÉSIDENT.

Vous n'insistez pas, vous avez raison, asseyez-vous.

Un temps. Mouvement.

L'HUISSIER.

Silence!

LE PRÉSIDENT.

Nous allons entendre les témoins. Huissier, faites entrer le premier témoin.

L'HUISSIER, sortant de la salle, à travers le public, appelle à haute voix.

L'agent Bastien Matra.

Entre Matra, il a son ceinturon.

LE PRÉSIDENT.

Vos noms, âge et profession?

MATRA.

Matra Bastien, né le 15 août 1870, à Bastia (Corse). Gardien de la paix numéro 64.

LE PRÉSIDENT.

Vous jurez de dire toute la vérité, rien que la vérité... Dites: je le jure.

MATRA.

Je le jure.

LE PRÉSIDENT.

Faites votre déposition.

MATRA, il retire son ceinturon.

Étant de service le 20 octobre, à l'heure de midi, je remarquai dans la rue Beaujolais un individu qui me sembla être un vendeur ambulant et qui tenait sa charrette indûment arrêtée à la hauteur du numéro 28, ce qui occasionnait un encombrement de voitures. Je lui intimai par trois fois l'ordre de circuler, auquel il refusa d'obtempérer. Et, sur ce que je l'avertis que j'allais verbaliser, il me répondit en criant: «mort aux vaches!» ce qui me sembla être injurieux.

LE PRÉSIDENT, paternel, à Crainquebille.

Vous entendez ce que dit l'agent.

CRAINQUEBILLE.

J'ai dit: «Mort aux vaches!» parce qu'il a dit: «Mort aux vaches!» Alors j'ai dit: «Mort aux vaches!» C'est pourtant facile à comprendre.

LE PRÉSIDENT, qui n'a pas écouté et qui se prépare à rendre son jugement.

Il n'y a pas d'autre témoin.

L'HUISSIER.

Si, monsieur le président, il y en a encore deux.

LE PRÉSIDENT.

Comment? encore deux?

LEMERLE.

Nous avons fait citer deux témoins à décharge.

LE PRÉSIDENT.

Maître, vous tenez à ce qu'ils soient entendus?

LEMERLE.

Mais oui, monsieur le président.

LE PRÉSIDENT soupire. A l'agent qui remet son ceinturon.

Que l'agent ne se retire pas!...

L'HUISSIER appelle.

Madame Bayard! (Entre madame Bayard en grande toilette.)

LE PRÉSIDENT.

Vos nom, prénoms, âge et profession...

MADAME BAYARD.

Pauline-Félicité Bayard, marchande de chaussures, rue Beaujolais, numéro 28.

LE PRÉSIDENT.

Quel âge avez-vous?

MADAME BAYARD.

Trente ans. (Mouvement.)

L'HUISSIER.

Silence!

LE PRÉSIDENT.

Jurez de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main et dites: je le jure. (Madame Bayard lève la main.) Otez le gant de la main droite... Huissier, faites-lui retirer son gant. (Elle retire son gant.) Dites: je le jure.

MADAME BAYARD.

Je le jure.

LE PRÉSIDENT.

Faites votre déposition.

CRAINQUEBILLE.

Elle a pas seulement l'air de me reconnaître. Elle est fière.

L'HUISSIER.

Silence!

LE PRÉSIDENT, à Madame Bayard.

Dites ce que vous avez à dire. (Madame Bayard se tait.) Dites ce que vous savez sur la scène qui a précédé l'arrestation de Crainquebille.

MADAME BAYARD, à voix basse.

J'achetais une botte de poireaux, alors le marchand m'a dit: dépêchez-vous: je lui ai répondu...

LE PRÉSIDENT.

Parlez distinctement.

MADAME BAYARD.

Je lui ai répondu qu'il fallait pourtant que je choisisse la marchandise. A ce moment, une cliente est entrée dans la boutique, je suis allée la servir. C'était une dame avec son enfant.

LE PRÉSIDENT.

C'est tout ce que vous avez à dire?...

MADAME BAYARD.

Pendant que le marchand s'expliquait avec la police, j'essayais des souliers bleus à l'enfant de dix-huit mois, je lui essayais des souliers bleus.

LE PRÉSIDENT, à Lemerle.

Maître, vous n'avez pas de question à faire poser au témoin? (Lemerle fait un signe de dénégation.) Et vous, Crainquebille? Avez-vous une question à faire poser au témoin?

CRAINQUEBILLE.

Mais si, j'ai une question à poser...

LE PRÉSIDENT.

Faites.

CRAINQUEBILLE.

J'ai à demander à madame Bayard si j'ai dit: «Mort aux vaches!» Elle me connaît, c'est une cliente. Elle peut dire si c'est dans mon caractère de dire des mots comme ça. (Madame Bayard garde le silence.) Vous pouvez parler, madame Bayard, vous êtes une cliente et une ancienne.

LE PRÉSIDENT.

N'interpellez pas le témoin. Parlez au tribunal.

CRAINQUEBILLE, qui n'entre pas dans les finesses.

Voyons, madame Bayard, nous sommes de connaissance. Et, la preuve, c'est que vous me devez quatorze sous; c'est pas pour vous les réclamer, bien sûr, je suis au-dessus de quatorze sous. Dieu merci.

(Rires, bruit.)

L'HUISSIER.

Silence!

CRAINQUEBILLE.

Mais c'est pour dire que vous êtes une cliente.

MADAME BAYARD, à Crainquebille, en sortant.

Je ne vous connais pas.

LE PRÉSIDENT, au témoin.

Vous pouvez vous retirer. (A Lemerle.) Cette déposition ne contredit en rien celle de l'agent... Est-ce qu'il y a encore un témoin?

LEMERLE.

Un seul.

LE PRÉSIDENT.

Maître, insistez-vous pour qu'il soit entendu par le tribunal.

LEMERLE.

Monsieur le président, j'estime que la déposition que vous allez entendre est utile à la démonstration de la vérité. Elle émane d'un homme éminent dont le témoignage est, à mon sens, important, capital, décisif.

LE PRÉSIDENT, résigné.

Faites entrer le dernier témoin.

L'HUISSIER.

Monsieur le docteur Mathieu!

Le docteur Mathieu entre.

LE PRÉSIDENT.

Vos nom, prénoms, âge et profession.

LE DOCTEUR MATHIEU.

Mathieu, Pierre-Philippe-David, soixante-deux ans, médecin en chef de l'hôpital Ambroise-Paré, officier de la Légion d'honneur.

LE PRÉSIDENT.

Jurez de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main et dites: je le jure.

LE DOCTEUR MATHIEU.

Je le jure.

LE PRÉSIDENT, à Lemerle.

Maître Lemerle, quelle question désirez-vous faire poser au témoin?

LEMERLE.

Monsieur le docteur Mathieu était présent lors de l'arrestation de Crainquebille. Je vous prie, monsieur le président, de lui demander ce qu'il a vu, ce qu'il a entendu.

LE PRÉSIDENT, au témoin.

Vous avez entendu la question?

LE DOCTEUR MATHIEU.

Je me trouvais dans la foule, assemblée autour de l'agent, qui sommait le marchand de circuler. L'encombrement était tel qu'il était impossible de bouger. Aussi fus-je témoin de la scène qui eut lieu alors. Et je puis affirmer que je n'en perdis pas un mot. J'ai parfaitement remarqué que l'agent s'était mépris: il n'avait pas été insulté! Le marchand n'avait pas poussé le cri que l'agent avait cru entendre. Mon observation fut corroborée par celle des personnes qui m'entouraient et qui furent unanimes à constater l'erreur. Je m'approchai de l'agent et l'avertis de sa méprise, je lui fis observer que cet homme ne l'avait nullement injurié, qu'il avait tenu, au contraire, un langage très réservé. L'agent maintint le marchand en état d'arrestation et m'invita un peu rudement à le suivie au commissariat. Ce que je fis. Je réitérai ma déclaration devant le commissaire.

LE PRÉSIDENT, glacial.

C'est bien. Vous pouvez vous asseoir... Matra!...

(Matra, après avoir déposé son ceinturon, objet de sa sollicitude, vient à la barre.) Matra, quand vous avez procédé à l'arrestation de l'inculpé, monsieur le docteur Mathieu ne vous a-t-il pas fait observer que vous vous mépreniez? (silence de Matra.) Vous venez d'entendre la déposition de monsieur Mathieu. Je vous demande si, quand vous avez procédé à l'arrestation de Crainquebille, monsieur Mathieu ne vous a pas fait entendre qu'il croyait que vous vous étiez mépris.

MATRA.

Mépris? mépris?... C'est-à-dire, monsieur le président, qu'il m'a insulté.

LE PRÉSIDENT.

Que vous a-t-il dit?

MATRA.

Il m'a dit comme ça: «Mort aux vaches!»

LE PRÉSIDENT, précipitamment.

Vous pouvez vous retirer.

Pendant que Matra remet son ceinturon, rumeur, tumulte, surprise douloureuse sur le visage blême du docteur Mathieu.

LEMERLE, agitant ses manches au milieu du tumulte.

Je livre avec confiance les paroles du témoin à l'appréciation du tribunal.

Le tumulte continue.

VOIX DANS LA SALLE, au milieu du bruit.

Il en a un culot, le sergot. Te voilà acquitté, mon vieux Crainquebille.

L'HUISSIER.

Silence!

Le calme se rétablit peu à peu.

LE PRÉSIDENT.

Ces manifestations sont souverainement indécentes. Si elles se reproduisent, je ferai immédiatement évacuer la salle... Maître Lemerle, vous avez la parole. (Lemerle déploie son dossier.) Maître, serez-vous long?

LEMERLE.

Non. J'estime que la déposition de l'agent Matra a singulièrement abrégé ma plaidoirie, et si ce sentiment est partagé par le tribunal, je...

LE PRÉSIDENT, très sec.

Je vous demande si vous serez long.

LEMERLE.

Vingt minutes, au plus.

LE PRÉSIDENT, résigné.

Vous avez la parole.

LEMERLE.

Messieurs, j'apprécie, j'estime, je respecte les agents de la préfecture. Un incident d'audience, si caractéristique qu'il soit, ne saurait m'écarter des sentiments favorables que je professe à l'égard de ces modestes serviteurs de la société qui, moyennant un salaire dérisoire, endurent les fatigues et affrontent des périls incessants, et qui pratiquent l'héroïsme quotidien, le plus difficile des héroïsmes, peut-être. Ce sont d'anciens soldats, et qui restent soldats...

VOIX, rumeurs dans l'auditoire.

Voilà qu'il plaide pour les sergots!... Défends donc Crainquebille! Feignant!

Un garde expulse un auditeur.

L'EXPULSÉ.

J'ai rien dit... mais «pisque» j'ai rien dit...

LEMERLE, continuant.

Non, certes, je ne méconnais pas les services modestes et précieux que rendent journellement les gardiens de la paix à la vaillante population de Paris. Et je n'aurais pas consenti, messieurs, à vous présenter la défense de Crainquebille si j'avais vu en lui l'insulteur d'un ancien soldat. Voyons les faits. On inculpe mon client d'avoir dit: «Mort aux vaches!» Je puis, sans blesser vos oreilles répéter à haute voix le nom de la reine indolente des prairies, de la bonne et pacifique laitière. Ce n'est pas que je méconnaisse le caractère injurieux que prend ce nom en certaines circonstances et dans certaines bouches. Et c'est même là, messieurs, un petit problème assez curieux de philologie populaire. Si vous ouvrez le dictionnaire de la langue verte, vous y lirez: (Il lit.) «Vachard, paresseux, fainéant, qui s'étend paresseusement comme une vache, au lieu de travailler. Vache, qui se vend à la police, mouchard.» Mort aux vaches, se dit dans un certain monde. Mais toute la question est celle-ci: comment Crainquebille l'a-t-il dit? Et même l'a-t-il dit? Permettez-moi, messieurs, d'en douter. Je ne soupçonne l'agent Matra d'aucune mauvaise pensée. Mais il accomplit, comme nous l'avons dit, une tâche pénible. Il est parfois fatigué, excédé, surmené. Dans ces conditions, il peut avoir été la victime d'une sorte d'hallucination de l'âme. Et quand il vient vous dire que le docteur David Mathieu, officier de la Légion d'honneur, médecin en chef de l'hôpital Ambroise-Paré, un prince de la science et un homme du monde, a crié: «Mort aux vaches!» nous sommes bien forcés de reconnaître que Matra est en proie à la maladie de l'obsession et, si le terme n'est pas trop fort, au délire de la persécution.

VOIX DANS L'AUDITOIRE, expressions nombreuses et tumultueuses d'approbation.

Mais oui! mais oui! T'as pas besoin de causer davantage, c'est entendu. Très bien, très bien.

L'HUISSIER.

Silence!

LE PRÉSIDENT. Toute marque d'improbation ou d'approbation étant sévèrement interdite, je vais ordonner aux gardes d'expulser les perturbateurs.

Silence glacial.

LEMERLE.

Messieurs, j'ai là sous les yeux un livre qui l'ait autorité en la matière. Le Traité des Hallucinations, par Brierre de Boismont, docteur en médecine de la Faculté de Paris, chevalier des ordres de la Légion d'honneur, du Mérite militaire de Pologne, etc. On y apprend que les hallucinations de l'ouïe sont fréquentes, très fréquentes, et que les gens sains d'esprit peuvent en être atteints sous l'influence d'une émotion vive, d'une fatigue excessive, du surmenage intellectuel ou physique. Et quelle est la nature ordinaire, constante, de ces hallucinations? Quelle est la parole que l'agent Matra croira entendre, dans cet état de malaise qui occasionne les fausses perceptions de l'oreille? Le docteur Brierre de Boismont va vous le dire: (Il lit.) «La plupart de ces illusions sont liées aux préoccupations, aux habitudes, aux passions des malades.» Notez bien, messieurs: aux préoccupations, aux habitudes... C'est ainsi, qu'en état d'hallucination, le chirurgien entendra les plaintes du patient; l'agent de change, des ordres de Bourse; l'homme politique, les interpellations violentes des députés, ses collègues; l'agent de police, le cri de: «Mort aux vaches!» Est-il besoin d'insister, messieurs? (signe de dénégation du président.) Et alors même que Crainquebille aurait crié: «Mort aux vaches!» il resterait à savoir si le mot a dans sa bouche le caractère d'un délit. Messieurs, en matière de contravention, il suffit que la contravention soit constatée, peu importe la bonne ou la mauvaise foi du contrevenant. (Bruit de conversations.) Mais ici nous sommes en droit pénal, en droit strict. Ce que le Parquet poursuit, ce que vous punissez, messieurs, c'est l'intention délictueuse. Devant le tribunal correctionnel, l'intention devient l'élément essentiel du délit. Eh bien, dans l'espèce, l'intention existe-t-elle? Non, messieurs.

Le bruit grossit.

L'HUISSIER.

Silence!

LEMERLE.

Crainquebille est un enfant naturel d'une marchande ambulante, perdue d'inconduite et de boisson. Il...

VOIX PERDUE.

Il insulte sa mère, à présent.

LEMERLE.

... est né alcoolique... d'une intelligence naturellement bornée, inculte, il n'a que des instincts. Et, permettez-moi de vous le dire, ces instincts ne sont pas foncièrement mauvais, mais ils sont brutaux. Son âme est enfermée dans une gangue épaisse. Il ne comprend exactement ni ce qu'on lui dit, ni ce qu'il dit lui-même. Les mots n'ont pour lui qu'un sens confus et rudimentaire. Il est de ces êtres misérables, qu'a peints de si sombres couleurs le pinceau de La Bruyère, de ces hommes qu'on prendrait pour des animaux à les voir courbés sur la terre. Le voilà devant vous, abruti par soixante ans de misère. Messieurs, vous direz qu'il est irresponsable.

Lemerle s'assied.

LE PRÉSIDENT.

Le tribunal va en délibérer.

Bruit. Les deux assesseurs se penchent sur le président qui chuchote.

CRAINQUEBILLE, à son défenseur.

Faut que vous ayez de l'instruction tout de même pour parler comme ça d'un trait. Vous parlez bien, mais vous parlez trop vite. On peut rien comprendre à ce que vous dites. Ainsi, moi, je sais pas seulement de quoi vous avez parlé, je vous remercie tout de même, seulement...

L'HUISSIER.

Silence!

CRAINQUEBILLE.

Ça me fait un coup dans le ventre quand il crie, celui-là... Seulement, vous auriez dû dire que je dois rien à personne. Parce que c'est vrai, je suis strict, un sou est un sou. Après ça, peut-être que vous l'avez dit sans que j'aie entendu... Et puis, vous auriez dû leur demander où c'est qu'ils m'ont étouffé ma voiture.

LEMERLE.

Dans votre intérêt, tenez-vous tranquille.

CRAINQUEBILLE.

Est-ce que c'est mon jugement qu'ils couvent à cette heure? Eh bien, y en a long, bon Dieu de bon Dieu!...

L'HUISSIER.

Silence! (Le silence règne.)

LE PRÉSIDENT, lisant sur des petits papiers, lettres de décès, de mariages, prospectus, etc.

«Le Tribunal...

UNE VOIX éclate dans le peuple au milieu du silence.

Acquitte!...

LE PRÉSIDENT, après un regard foudroyant.

»... après en avoir délibéré, conformément à la loi, attendu qu'il résulte des pièces du dossier et des dépositions entendues à l'audience, que le 25 juillet, jour de son arrestation, Crainquebille (Jérôme), s'est rendu coupable du délit... (un sourd et formidable murmure s'élève du fond de la salle; le président oppose à ce murmure un regard semblable à un glaive et continue sa lecture dans le silence subit.) d'outrage envers un dépositaire de la force publique, dans l'exercice de ses fonctions, délit prévu et puni par l'article 224 du Code pénal, lui faisant application dudit article, le condamne à quinze jours de prison et à cinquante francs d'amende... «L'audience est Suspendue. (Brouhaha.)

VOIX CONFUSES.

C'est raide, tout de même... J'aurais pas cru ça. Elle est forte, celle-là.

CRAINQUEBILLE, au garde.

Alors, je suis un condamné?

Le tribunal se retire. Quand les gardes vont emmener Crainquebille, Lemerle fait signe qu'il a un mot à dire, et range des papiers, cause, etc.

SCÈNE II

CRAINQUEBILLE.

Cipal!... Cipal!... Hein? Cipal... Y a seulement quinze jours, si on m'avait dit qu'il m'arriverait ce qui m'arrive. Ils sont polis, ces messieurs. Ils ne disent pas de gros mots, c'est une justice à leur rendre, mais on peut pas s'expliquer avec eux. On n'a pas le temps. C'est pas leur faute, mais on n'a pas le temps, c'est-il pas vrai? Pourquoi que vous ne répondez pas? (silence.) On parle bien à un chien. Pourquoi que vous ne parlez pas? Vous ouvrez jamais la bouche. Vous n'avez donc pas peur qu'elle pue?

LEMERLE, à Crainquebille.

Eh bien, mon ami... nous n'avons pas trop à nous plaindre. Nous aurions pu avoir pire.

CRAINQUEBILLE.

Ça, c'est encore possible.

LEMERLE.

Qu'est-ce que vous voulez... Vous n'avez pas suivi mes conseils. Votre système de réticences était d'une insigne maladresse. Vous auriez mieux fait d'avouer.

CRAINQUEBILLE.

Mon garçon, je demandais pas mieux. Mais qu'est-ce qu'il fallait avouer, (pensif.) Tout de même, c'est pas ordinaire ce qui m'arrive.

LEMERLE.

N'exagérons rien. Votre cas n'est pas rare, loin de là!... Allons, bon courage.

CRAINQUEBILLE, les gardes l'emmènent, il se retourne et dit:

Vous pourriez pas me dire où qu'ils m'ont étouffé ma voiture?

AUBARRÉE.

Qu'est-ce que tu fais là?

LERMITE.

Je finis mon croquis. Pendant l'audience, je suis obligé de dessiner dans le fond de mon chapeau. C'est pas commode... Maintenant, je relève quelques petits détails...

AUBARRÉE.

C'est le président Bourriche, que tu as mis là?

LERMITE.

C'est lui qui vient de condamner le marchand des quatre saisons?

AUBARRÉE.

Oui, il s'appelle Bourriche.

LERMITE.

Tiens, comme ça se trouve.

LEMERLE, à l'huissier.

Lampérière; savez-vous si l'affaire Goupy, à la troisième chambre, est remise?

L'HUISSIER.

Elle est retenue.

LEMERLE.

Nom d'un chien, il faut que je file!... Je reviendrai tout à l'heure à la reprise de l'audience. J'ai une remise à demander au président Bourriche.

LERMITE, timide, gauche, cherchant dans sa poche, appelle Lemerle qui ne l'entend pas et sort.

Monsieur Lemerle... J'aurais un mot à vous dire. Tiens! il est parti...

AUBARRÉE.

Il reviendra à la reprise de l'audience. Qu'est-ce que tu peux bien avoir à lui dire à cet oiseau-là?

LERMITE.

Rien. Je... rien... Dis donc, mon vieux camarade, c'est tout de même fort la condamnation de ce pauvre marchand des quatre saisons.

AUBARRÉE.

Crainquebille... C'est fort, si tu veux. Ce n'est pas extraordinairement fort... (Regardant.) Tu vas faire un petit tableau d'après ce croquis?

LERMITE.

Oui, les scènes du palais, c'est assez demandé... J'ai vendu, ce matin, deux avocats cent francs; j'ai le billet dans ma poche.