L'Illustration, No. 0033, 14 Octobre 1843

Nº 33. Vol. II.--SAMEDI 14 OCTOBRE 1843.
Bureaux, rue de Seine, 33.

Ab. pour Paris.--3 mois. 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr. Pris de
chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.

Ab. pour les Dep.--3 mois 9 fr.--6 mois 17 fr.--Un an, 32 fr. pour
l'Étranger. -- 10 -- 20 -- 10.

SOMMAIRE.

Camp de Lyon: une gravure.--Courrier de Paris. La rentrée des Classes; les Canotiers--Histoire de la semaine. Portraits de M. Duret: gravures d'après les procédés Rémon et Tissier.--Chemin de fer de Londres à Folkestone. Vue du Port de Folkestone et Banquet d'inauguration du Chemin de fer.--Réouverture du Théâtre-Italien. Portraits de Ronconi et de Salvi.--Académie des Beaux-Arts. Exposition des Grands-Prix et des Envois de Rome. Premiers Grands Prix de Sculpture, de peinture et de Gravure en médaille; Envois de Rome; trois Gravures.--Romanciers américains. Charles Dickens. Un journal américain: Intérieur d'une Pension bourgeoise; Vue de Bureau du Rowdy.-- Margherita Pusterla. Roman de C. Cantù. Chapitres XI et XII. Quinze Gravures --Bulletin bibliographique. --Annonces. --Modes. Cinq Gravures. --Amusements des Sciences. --Rébus.


Camps d'Instruction.

CAMP DE LYON.

L'Illustration a déjà expliqué à ses lecteurs (tome 1er, page 407) l'origine, et le but des camps d'instruction formés chaque année dans la plupart des États européens; elle les a fait également assister en quelque sorte, à la création et à la naissance des deux camps de Pélan, en Bretagne, et de Lyon: il lui reste maintenant à donner quelques détails sur les travaux de ce dernier, levé le 30 septembre, et dont le dessin ci-joint représente la vue générale.

Les premières grandes manoeuvres du camp de Lyon eurent lieu le 2 septembre, dans une vaste plaine située sur les bords du Rhône, en face de Miribel. Les deux brigades d'infanterie et deux demi-batteries d'artillerie y ont pris part: la cavalerie était absente.

Le 9, toutes les armes réunies tirent de grandes manoeuvres à feu sur le champ d'exercice, près du Rhône, au-dessus de Vaulx. A dix heures, les divers corps occupaient les positions qui leur avaient été assignées, et, quelques instants après, ils repoussaient les attaques d'une année ennemie qui était censée s'avancer sur Lyon par la rive gauche du fleuve. Les hommes du métier font le plus grand éloge de l'intelligence et de la promptitude avec lesquelles les ordres ont été compris et exécutés pendant ces exercices, qui ont duré toute la journée.

De grandes manoeuvres furent exécutées les 13 et 15 septembre. Le 20, M. le duc de Nemours, arrivé le 19 à Lyon, fit sa première visite au camp.

Le 22 septembre, la division d'infanterie était réunie à sept heures et demie du matin sur les terrains de manoeuvre, et formée sur une seule ligne. Diverses évolutions ont été commandées par M. le lieutenant-général de Lascours. Les troupes, disposées d'abord en échelons par régiment, l'aile gauche en avant, ont bientôt formé les carrés, qui ont été rompus, après un feu de deux rangs des faces extérieures.

On a formé ensuite deux lignes parallèles; la deuxième brigade, qui, après ce mouvement, se trouvait en avant, a exécuté un passage des lignes en retraite; puis on a changé de front sur la droite de la première ligne, l'aile gauche en avant; et, se trouvant ainsi dans une direction parallèle au ruisseau du Gua, les deux brigades ont passé successivement les ponts sur trois colonnes au pas de charge. La plupart de ces évolutions étaient couvertes par des tirailleurs, et simulaient des mouvements de guerre. Le même jour, les trois régiments de cavalerie du camp ont exécuté de grandes manoeuvres, qui avaient attiré un immense concours de spectateurs, et qui ont duré trois heures.

Après une demi-heure de repos, les trois régiments, formés en colonne, ont défilé au trot devant M. le duc de Nemours, placé à la tête de son état-major. Dès que les escadrons ont été rompus pour regagner leurs cantonnements, le prince s'est dirigé sur le camp du Molar occupé par le 16e léger. Madame la duchesse de Nemours est arrivée en calèche découverte, en compagnie du général Boyer. Au moment où le duc et la duchesse ont pénétré dans l'intérieur du camp; en passant sur le front de bandière, les troupes étaient sur pied et en bon ordre, quoique sans armes, entre le premier et le second rang de tentes. Les tambours ont battu aux champs; une musique guerrière s'est fait entendre: une multitude immense, compacte, bordait les deux côtés de la route qui conduit au camp et sur laquelle un arc de triomphe avait été improvisé. Franchissant les quatre rangs de tentes, le cortège s'est rendu à la tente de M. le duc de Nemours, placée en arriére et au centre du camp. De là, il est revenu à. Lyon, en passant par la Guillotière.

De nouvelles manoeuvres ont en lieu le 25 et le 27. Une foule immense s'était portée sur les hauteurs de la Croix-Rousse, de Montessuy et de la Pape, pour assister à cette dernière, qui devait consister dans le passage militaire du Rhône sur un pont de bateaux, avec un simulacre de combat, entre le corps d'armée destiné à cette opération et celui qui devait s'opposer à la marche du premier.


Vue du camp de Lyon.

Enfin la revue d'honneur des troupes du camp de Lyon a été passée dans la plaine du Grand-Camp, le 28 septembre, par M. le duc de Nemours, qui a distribué les décorations de la Légion-d'Honneur accordées aux divers régiments, savoir: quatre croix de commandeurs, six croix d'officiers, et trente-huit croix de chevaliers. Par l'ordre du jour, le commandant en chef a «félicité les troupes du camp de Lyon sur leur bonne tenue, leur discipline et leur zèle. Dans l'infanterie, la marche est bonne et régulière; dans la cavalerie, les hommes conduisent bien leurs chevaux; l'artillerie a montré l'intelligence et la précision qui lui sont habituelles; les autres armes ne méritent pas moins d'élites pour le zèle dont chacune d'elles a fait preuve dans les missions spéciales qui lui ont été confiées.»

D'après les ordres du ministre de la guerre, le camp de Lyon a été levé le 30 septembre. Dès cinq heures du matin, les tambours battant la marche et les trompettes sonnant le départ ont donné le premier signal de la retraite; aussitôt plusieurs colonnes se sont mises en route pour rejoindre leurs garnisons ou en aller occuper de nouvelles. Les autres régiments se sont mis en route le 2 octobre, et dès ce même jour, il n'est plus resté au camp un seul homme.



Courrier de Paris.

Il n'y a pas huit jours qu'on ne voyait, sur toute la surface de la France, que des mères occupées à embrasser des fils, et des fils se jetant dans les bras des mamans et des pères.

«Adieu, papa! adieu, maman!--Adieu, mon enfant! sois bien sage! travaille bien! écris-nous dès que tu seras arrivé.» Et ils recommençaient à s'embrasser, et ils essuyaient quelques larmes, tandis que la petite soeur ou la petite cousine se tenait dans un coin, la joue en feu, l'oeil humide, le coeur gros, tout près d'éclater en sanglots.

«Monsieur Charles, dit la femme de chambre en descendant l'escalier quatre à quatre, vous oubliez votre casquette! Monsieur Charles! s'écrie la cuisinière à l'autre extrémité, monsieur Charles, vos petits gâteaux!--Aie bien soin de n'avoir pas froid pendant la nuit, ajoute la mère.--Et surtout, dit le père, soigne ta santé et les mathématiques ...»

On attelle le cheval à la carriole si le père est un honnête fermier ou un simple cultivateur; on fait venir le cabriolet s'il s'agit d'un père bourgeois et riche rentier; on met la calèche en route si ledit père fait souche de gros monsieur, gentilhomme ou millionnaire; et puis tout est dit; on part, on est parti.--Les soeurs agitent leurs mouchoirs au balcon des fenêtres ou du haut de la terrasse, en dernier signe d'adieu; la mère et l'aïeule, au fond du jardin, suivent du regard le cher enfant qui s'en va, jusqu'à ce qu'il disparaisse derrière les haies et les anfractuosités du chemin; lui cependant se retourne à chaque pas vers la maison paternelle; il ne peut déjà plus la voir, qu'il la regarde encore.

Maintenant, allez au bourg voisin ou à la ville voisine, et arrêtez-vous au bureau des diligences royales et des messageries Laffitte et Gaillard; les Achille, les Léon, les Eugène, les Charles, les Victor, les Fernand, les Léopold, les Jules, les Gustave, les Arthur, les Louis, les Henri, les René, les Adolphe, les Alexis, les Auguste, les Hippolyte, les Armand y abondent; les uns se glissent dans le coupé, les autres s'engouffrent dans l'intérieur; ceux-là sont entassés dans la rotonde, ceux-ci perchés sur l'impériale.--Qu'est-ce donc? D'où sort cette multitude adolescente?--Eh! ne le devinez-vous pas à ces bras ballants, à ces airs éventés, à ces uniformes gros bleu, à ce sac de nuit pour tout bagage, à ces poches bouffantes et remplies de poires, de pommes, de biscuits, de dragées, de chocolat et de pâte-ferme? c'est la nation des écoliers qui retourne au collège; l'heure fatale est sonnée; le 1er octobre, cet ennemi capital des collégiens, est venu les éveiller en sursaut et les saisir au milieu de la liberté et du bonheur des vacances; l'un envoyait sa poudre aux moineaux; l'autre jetait sa ligne au poisson crédule; celui-ci se roulait sur l'herbe; celui-là glissait sur l'eau, et tous jouissaient des caresses du mois bienheureux, du mois longtemps attendu, si vite évanoui, du mois qui se nomme de ce beau et adorable nom: les vacances!

Cependant Laffitte et Gaillard roulent sur la route au galop; l'écolier, tapi dans son coin, garde une attitude silencieuse et triste; il voit vers l'horizon, à travers les nuages de poussière que le pied des chevaux soulève, le thème et la version, monstres tout barbouillés d'encre, qui lui font signe de venir et grimacent au milieu d'un horrible mélange de barbarismes, de contresens et de solécismes. Tout près d'eux, le pensum se dresse sur des monceaux de vers éclopés et de noirs trognons de plumes; et le haricot, légume inamovible, annonce, par les nuages de vapeur qu'il exhale, que le temps des dîners de Lucullus et des soupers de Balthasar n'est pas encore venu pour les Collèges.

On arrive enfin; les grilles s'ouvrent et se referment sur nos écoliers: la salle d'étude ressaisit sa proie; le maître reprend sa leçon, magistralement armé de la syntaxe et du Gradus ad parnassum. Tout est dit; Virgile et Cicéron, le De Viris et la table de Pythagore vous ont reconquis, mes enfants! ils vous tiennent et ne vous lâcheront pas, chers petits amis, avant que septembre ait ramené les jours de liberté. Alors la porte de votre cage se rouvrira, et vous vous échapperez, par-ci et par-là, vers le nid maternel, en gazouillant et par joyeuses volées.

Nous avons tous passé par cette épreuve: qui ne se rappelle les gros soupirs qu'il poussait en voyant arriver le dernier jour de vacances et le terrible moment de rentrer au collège?--Regarde ce jeune garçon, ici présent, que l'Illustration a fait graver sur bois, pour tes menus plaisirs, ô mon lecteur! c'est l'image de tous les écoliers passés, présents et futurs; tout à l'heure, il était libre, et l'arbrisseau s'épanouissait en plein vent; voici que M. le proviseur ou M. le censeur renferme dans la serre, pour l'arroser de grec et de latin. Tout en obéissant à l'illustre pédagogue, l'écolier éprouve un serrement de coeur, et, malgré la présence respectable du personnage, il jette à la dérobée un regard plein de regret à l'azur du ciel qu'il aperçoit encore à travers la fenêtre entre ouverte de sa prison. Ce regard veut dire que dans l'azur et dans les nuages qui voltigent, il n'y a ni maîtres d'études, ni dictionnaires, ni thèmes grecs, ni version latine, ni règle de trois, ni pain sec, ni pensum, ni haricots éternels. O azur!... Cependant, pauvres reclus, songez-y, et prenez votre parti en braves: le haricot et le thème grec et le maître d'études ne sont que médiocrement récréatifs et caressants, je l'avoue; on aurait pu inventer mieux; mais enfin, puisqu'on n'a pas encore trouvé autre chose, vous verrez plus tard qu'il était nécessaire de commencer par là, et que, pour vivre en ce bas monde et y faire son lit, l'azur tout cru est une viande bien creuse.

Ainsi les collèges de Paris, repeuplés depuis huit jours, ont ressaisi la férule, et le professeur rébarbatif reprend d'un air maussade son collier de misère; M. le professeur, au fond de l'âme, pleure ses vacances comme l'écolier, sauf toutefois qu'il se donne une contenance et se fait un visage stoïque. Que de soupirs se sont exhalés sur le seuil! que de larmes le collégien a furtivement essuyées en touchant le pavé de la cour emprisonnée de ses noires murailles! que de baisers et de caresses le concierge a entendus retentir, ardemment donnés par les lèvres maternelles! O grandes douleurs, en effet! ô terrible désespoirs! Enfants que vous êtes, priez Dieu qu'il ne vous envoie jamais d'autres peines, et d'autres pleurs!

Les écoliers ne sont pas les seuls mortels à plaindre; la première quinzaine d'octobre a fait d'autres victimes, et, au premier rang, il faut placer le canotier.

Le canotier appartient à l'espèce amphibie; le ciel lui a donné deux pieds, deux jambes, deux mains, pour vivre sur terre comme vous et moi; et cependant il a la fureur d'aller sur l'eau; il ne manque à cet animal singulier que des nageoires et des écailles pour s'enrôler dans le bataillon des saumons et des brochets. Le canotier supplée à cet oubli de la nature en achetant ou en se construisant une barque, une nacelle ou un canot, comme son nom de canotier l'indique; et dès qu'il a son canot, notre homme est plis heureux et plus ami de l'onde que le plus forcené et le plus vagabond des goujons.

A peine les premiers souffles du printemps ont-ils amené les jours favorables, que le canotier quitte le rivage et livre sa voile au vent. Vous pensez peut-être, à voir cette ardeur nautique, que le canotier est petit-fils de Christophe Colomb ou du capitaine Cook? Pas le moins du monde: il naquit sur les bords de la Seine, entre le pont Notre-Dame et le pont de Bercy, d'une part, et, de l'autre, le Pont-Neuf et le pont de Sèvres. Longtemps on le connut petit marchand dans quelque coin du faubourg Saint-Denis, ou petit employé au Mont-de-Piété et à la mairie; quelques-uns ont servi comme sergents ou sous-lieutenants tout au plus; quelques autres ont été concierges, ou valets de chambre de bonne maison; mais, au milieu de leurs honneurs et de leurs fonctions, la même soif les possédait, et nos amphibies s'échappaient souvent pour aller voir couler l'eau, se promener sur la rive et se mouiller le bout du pied au courant du fleuve.

Une fois libre, une fois retiré des affaires, le canotier ne se possède plus et se livre immodérément à sa passion hydraulique. C'est alors qu'il a un canot et qu'il se promène, de long en large, à travers la Sine, vêtu d'une camisole bleue ou rouge, coiffé d'un chapeau de matelot, et ramant comme un forçat. Sa plus grande prétention est de ressembler à un capitaine de vaisseau; si vous l'appeliez, Neptune, il unis ferait son héritier et vous donnerait sa fille.

Il va sans dire que le canotier, comme tous les mortels atteints de monomanie, impose aux autres son goût avec intolérance, avec tyrannie: un voisin, un ami, un parent ne lui rend pas visite sans que l'enragé, démarrant son canot, ne dise: «Ah çà! si nous faisions une promenade sur l'eau?» Il vous prend, il vous emmène de force, il vous livre ne proie au soleil ou aux rafales, et par-ci, par-là, vous procure l'agrément d'un plongeon. Dans ses moments de désastre, le canotier se transforme en chien de Terre-Neuve, vous saisit par la nuque et vous ramène triomphant au rivage, à moins que, par distraction, il ne vous laisse au fond de l'eau.

Le canotier est dilettante et possède tout le répertoire de musique maritime, fluviale et riveraine qui se chante depuis que l'eau coule et la romance avec elle: O pastor dell'onda!--Eh! vogue ma nacelle!--Notre vaisseau sur une onde tranquille!--Chantons la barcarolle!--Au bord de la rive fleurie!--J'entends le ruisseau qui murmure! et le reste.

De son côté, le Cirque-Olympique plie son drapeau et abandonne son palais d'été, pour reprendre sa résidence d'hiver.--La réouverture s'est faite jeudi dernier, par un mimodrame à grand spectacle, dont nous vous dirons deux mots prochainement. Est-ce encore de Napoléon? est-ce de Murat ou du prince Eugène qu'il s'agit? Non pas; le Cirque a donné, cette fois, la préférence à don Quichotte; il faut bien un peu varier ses héros!

Les journaux, à propos de ce mimodrame, ont raconté un fait que je me permets de déclarer invraisemblable et parfaitement impossible: c'est de Rossinante qu'il est question. Or, disent les conteurs, le Cirque, ayant choisi pour sa pièce d'ouverture le héros de la Manche, n'était embarrassé que d'une chose, à savoir, de trouver un coursier assez maigre, assez éthique, assez dépourvu de chair, assez exclusivement composé d'os et de peau, pour représenter au naturel, et dans toute la vraisemblance historique, le fidèle compagnon du héros de la Triste-Figure, Rossinante, pour tout dire. Que faire? faute d'un cheval maigre, le Cirque s'adressa à un cheval gras, qui accepta le rôle, sans se douter de ce qu'il lui en coûterait, le pauvre animal: les chevaux sont si bêtes!

Dès la première répétition, on lui retrancha son picotin d'avoine; à la seconde, on supprima la botte de foin; à la troisième, il ne déjeuna qu'avec un peu de paille et ne soupa point; à la cinquième, son palefrenier lui imposa un jeûne complet, et, pendant huit jours, continua avec acharnement ce dernier système de restauration. Tout alla bien d'abord: le cheval dodu disparut peu à peu, et fit place à tout ce qu'on peut imaginer de plus Rossinante; on comptait ses côtes une à une; le dos s'était dentelé comme une selle. Quel succès! le Cirque était ravi, et déjà il annonçait que don Quichotte lui-même n'avait pas possédé un Rossinante pareil; malheureusement, on trouva le lendemain la pauvre bête morte d'inanition: elle avait trop consciencieusement étudié son rôle.

Non, encore un coup, on ne nous fera pas croire que le Cirque ait eu besoin de recourir à cet assassinat pour faire un Rossinante, dans un pays comme celui-ci, qui a des chevaux de fiacre, le jockey-club et les haras de Viroflay.



Histoire de la Semaine.

On a dit que les peuples heureux étaient ceux dont l'histoire était ennuyeuse. Le monde entier, si cette maxime était vraie dans toutes ses acceptions et dans toutes ses conséquences, aurait été cette semaine au comble du bonheur, car nous croyons bien difficile d'intéresser le lecteur en racontant les événements qui l'ont marquée.--En Espagne, même situation: des partis armés, se tenant réciproquement en échec; des luttes électorales donnant sur certains points l'avantage aux mécontents; sur d'autres, peut-être en plus grand nombre, au ministère et au parti de Narvaez. Voilà la position qu'éclaircira peut-être un peu la réunion des cortès, fixée au 15 de ce mois.--C'est le même jour que se réunira à Athènes l'assemblée nationale, par suite du mouvement survenu dans la nuit du 14 au 15 septembre, pendant laquelle le peuple s'est rendu sous les fenêtres du roi Othon et lui a dit: «Sire, si vous ne dormez pas, donnez-nous donc une de ces constitutions que vous promettez si bien,» Le 15 on se mettra à l'oeuvre.--Ajoutons, pour en finir avec cette date, que le 15 aussi commencera la session du conseil-général de la Seine, à laquelle la polémique récente au sujet de certaines parties de la fortification de Paris, peut faire prêter une attention que cette réunion annuelle n'obtient pas toujours.--Le ministère anglais vient de prendre le parti d'interdire les Meetings d'Irlande. L'influence d'O'Connell a su prévenir toute résistance, toute rébellion contre la proclamation du cabinet de Saint-James, qui avait réuni de nombreuses forces militaires. La conduite habile du tribun irlandais, en évitant un conflit violent, semble avoir fait éprouver quelque mécompte aux auteurs de cette mesure, car les journaux ministériels de Londres lui prodiguent, à cette occasion, les reproches de couardise et de lâcheté.--Après l'Irlande et le pays de Galles, voici l'Écosse qui donne aussi des inquiétudes à l'Angleterre. Les membres de l'Église libre n'ayant point encore de temples ouverts pour leur communion, et fatigués d'attendre la décision de l'assemblée des chefs, se sont portés à des violences, dans plusieurs parties de l'Écosse, contre les personnes et les temples de l'ancienne Église. Un soulèvement a eu lieu à Rosolio. Les perturbateurs, hommes et femmes, ont entouré l'église et sonné la cloche avec violence. Les autorités étant survenues, elles ont été reçues par des hurlements et par une grêle de pierres. L'agitation est arrivée à un point que force a été d'envoyer chercher des troupes à Cromarty. Les soldats ont été contraints de se servir de leurs armes, et bientôt de se retirer avec les autorités, de peur de plus grands malheurs. Une femme seulement avait pu être arrêtée. Roskeen, Kiltearn, avaient été le théâtre de scènes semblables.--La Gazette Générale de Prusse et la Gazette d'Augsbourg annoncent que, le 19 septembre, on a tiré sur la voiture de l'empereur Nicolas, à Posen, dans un des faubourgs. La Gazette de Prusse ne parle que d'un coup de feu, et paraît douter s'il y a eu intention ou inadvertance. La Gazette d'Augsbourg, plus formelle, dit qu'il y a eu plusieurs coups de feu, qu'ils ont été tirés dans la direction de la place occupée d'ordinaire par l'empereur, qui se trouvait avoir, à l'insu des conspirateurs, devancé sa suite de huit heures. L'aide-de-camp de Nicolas, qui était assis à sa place, aurait, suivant ce dernier journal, été atteint par les balles, et blessé. La Gazette Universelle Allemande réduit, au contraire, le fait aux plus minimes proportions. Le coup de feu, d'après sa version, serait parti par l'inadvertance d'un domestique assis derrière la voiture et ayant un fusil à côté de lui. La crainte d'être réprimandé l'aurait porté à dire qu'on avait fait feu sur la voiture, et qu'il avait aperçu de loin l'auteur de l'attentat prenant la fuite. Nous avons rapporté tous les dires: que d'autres prononcent.

Un traité de commerce et de navigation a été conclu entre la France et la Sardaigne. Cet État, qui avait déjà fait subir, il y a un an, des réductions considérables à presque tous les articles de son tarif des douanes, réduit encore, par ce traité, les droits sur les eaux-de-vie, les vins, les objets de mode et les porcelaines venant de France; en échange, nous supprimons pour le pavillon sarde, et à charge de réciprocité, les surtaxes de navigation qui sont, chez nous, de 4 fr. 12 cent. par tonneau, et en Sardaigne de 1 fr. 30 cent. seulement; et, de plus, nous diminuons les droits sur le riz, sur la céruse, sur les oranges de Nice et autres fruits de table, et aussi sur le bétail du Piémont. Un article, dont on a fait ressortir l'intérêt et l'importance, assure à nos auteurs, sur leurs ouvrages, les mêmes droits dans les États sardes qu'en France. De plus, les frontières du Piémont, au travers duquel transitaient toutes les contrefaçons belges qui étaient expédiées en Italie, demeureront fermées aux ballots de Bruxelles.--On ne dit pas que notre ministère ait amené le roi Léopold à reconnaître également les droits de nos auteurs. Mais ce à quoi le souverain n'a encore consenti pour aucun de nos producteurs littéraires, les évêques de ce pays viennent de le faire pour le plus grand nombre. Une récente instruction pastorale, publiée par ces prélats, défend, sous peine de péché mortel, d'imprimer, de vendre, de colporter, de distribuer ou de donner tous livres, journaux, revues, feuilles périodiques contraires à la foi ou aux moeurs, sous quelque dénomination et format que ce suit; elle défend également d'acheter ces ouvrages, de les accepter, lire, conserver, prôner ou conseiller. Ces messieurs peuvent maintenant dormir bien tranquilles, ou tout au moins l'enfer les vengerait de leurs contrefacteurs s'il s'en pouvait trouver encore.--La Chine tient de ratifier le traité de commerce avec l'Angleterre, en stipulant qu'il serait commun à toutes les autres puissances barbares. Le maximum des droits fixés par le tarif annexé au traité ne s'élève pas, dit-on, au-dessus de 10 pour 100 ad valorem, et il sera seulement de 5 pour 1000 pour tous les objets non portés au tarif. Si, comme cela est probable, les Chinois ont stipulé la réciprocité, les chinoiseries pourront abonder sur le marché de Paris. C'est à notre mission de Chine à prendre les mesures nécessaires pour que nos articles trouvent de leur côté un large débouché dans le Céleste Empire. La question de l'opium a été ajournée. En attendant, notre consul général à Manille, M. le comte de Ratti-Menton, qui avait déjà su, à Damas, se compromettre par la forme dans une circonstance où il pouvait avoir raison au fond, semble vouloir ruiner par avance l'influence que la France doit chercher à conquérir dans ces contrées nouvellement ouvertes. Il a engagé contre un agent français fort capable, dit-on, M. Dubois de Jancigny, chargé d'une mission spéciale par le ministère des affaire étrangères et du commerce une polémique que rien ne nécessitait, dont le ton est inqualifiable, et dont l'effet ne saura probablement être trop déploré.

M. le ministre de la marine a reçu et publié le rapport du capitaine Bouet, gouverneur du Sénégal, sur l'expédition vigoureuse que cet officier a dirigée contre le pays de Fonta, situé sur les bords du fleuve. Dans l'engagement qui a eu lieu, et à la suite duquel le village de Cascas a été pris par nous et livré aux flammes, les insurgés ont perdu quarante des leurs et ont compté un pareil nombre de blessés. Notre perte a été nulle; quelques sous officiers et cavaliers d'un peloton de spahis sénégalais, qui s'est particulièrement distingué, ont été blessés. Le gouverneur a la confiance que cette expédition garantira pour longtemps la paix sur les deux rives du fleuve et la sûreté de notre commerce, par l'opinion qu'elle a donnée à tous les peuples indigènes, noirs ou maures, des moyens d'action dont nous pouvons disposer.--M. le ministre de la guerre a, de son côté, publié des rapports nouveaux de notre armée d'Afrique. Ce sont encore des récits de rencontres avec Abd-el-Kader et ses lieutenants, dans lesquelles nos braves soldats font preuve d'une ardeur qui ne se ralentit pas, et qui amèneront prochainement, il faut l'espérer, la fin ou du moins une longue interruption des hostilités.

Les nouvelles de désastres ont abondé. Le navire qui a apporté le récit détaillé de la perte, sur les rôles d'Afrique, du bateau à vapeur anglais faisant le service de l'Inde, mentionnée la semaine dernière, a fait connaître qu'outre ce bateau-poste (le Memnon), on avait également à déplorer la perte d'un autre bâtiment anglais, le Capitaine-Cook, parti d'Angleterre avec 700 tonneaux de charbon qu'il portait aux stations de la mer Rouge.--A Constantinople, une tempête a plus ou moins maltraité tous les bâtiments en rade. On porte de 60 à 80 le nombre des personnes qui ont péri.--Des nouvelles de Java annoncent que, par suite d'un tremblement de terre dont les secousses ont duré neuf minutes, des maisons se sont écroulées et ont enseveli leurs habitants sous les décombres; une partie du mont Horeffa s'est éboulée dans la vallée et a écrasé les bâtiments du gouvernement, à l'exception de la demeure du commandant; un grand établissement particulier, le Mego, a été emporté par une vague énorme, et beaucoup de monde y a perdu la vie. Le même flot a enlevé, près du mont Sie-Tolie, situé à une lieue plus au nord, des bateaux indiens avec tant de violence, hors de la rivière, que ces bâtiments, parmi lesquels était une croisière du gouvernement, ont été lancés sur le rivage à cent et à cent soixante pas de leur mouillage.--Un effroyable Incendie a éclaté le 26 août, à une heure de l'après-midi, à Kingstown (Jamaïque); force a été, pour circonscrire le ravage, de faire venir un détachement d'artillerie avec un obusier de 12 pour canonner les maisons qui allaient fournir un nouvel aliment aux flammes. Ce moyen réussit: le 27, on fut maître du feu. Quatre cents maisons ont été détruites. On évalue la perte à plus de douze millions de francs. Dans cet immense désastre, on n'a eu à déplorer que la mort d'un seul habitant, tué par un des boulets lancés pour arrêter l'incendie.

Une humanité bienfaisante viendra, espérons-le, en aide à tant de malheurs. La France, dans une circonstance où le mal était bien autrement irréparable, le désastre de la Guadeloupe, a noblement montré ce qu'elle savait faire pour ses enfants malheureux. Cette semaine encore le Courrier de la Moselle nous apprenait qu'un homme de bien, qui fait de sa fortune le plus louable, le plus digne usage, auquel les établissements de bienfaisance de Metz doivent leurs plus importantes fondations, et qui a donné 140,000 francs pour concourir à l'oeuvre de la colonie agricole de Mettray, M. le comte Léon d'Ourches venait d'envoyer de nouveau 60,000 fr. pour les malheureux de la Pointe-à-Pitre. Le Courrier de la Moselle dit que c'est là un don presque royal.--La semaine est aux riches souscriptions: sir Hébert Peel vient de remettre un mandat de 4000 livres sterling (100,000 fr.) aux commissions ecclésiastiques chargées de recueillir les offrandes pour la construction des églises. Dans la lettre qui accompagne ce don magnifique, sir Hubert dit que c'est une dette qu'il acquitte envers celui qui a bien voulu que l'industrie lui valût une fortune considérable.--Enfin, l'empereur d'Autriche, de son côté, s'est associé à l'idée conçue par le roi de Bavière de fonder, parmi les membres de la Confédération germanique, une association pour l'achèvement de l'admirable cathédrale de Cologne. Il s'est engagé à contribuer annuellement pour la somme de 40,000 florins (100,000 fr.).

Jamais on n'a semblé plus tenir aux quartiers et aux ancêtres qu'aujourd'hui. Nous lisons dans les annonces de certaines feuilles un Avis par lequel les maisons ducales et les familles nobles sont invitées à transmettre, sans retard, les corrections et additions qu'elles jugeront convenables aux éditeurs d'un Annuaire de la noblesse de France pour 1844. Les journaux officiels annoncent, d'un autre côté, que M. le ministre du commerce et de l'agriculture vient de faire dresser le Stud-Book français, ou catalogue de tous les chevaux pur sang de la France, avec leur généalogie, et qu'il fait préparer également un Herd-Book, ou liste et généalogie des taureaux et des vaches pur sang.


                         M. Duret.

L'Académie des beaux-arts a eu à procéder à la nomination au fauteuil demeuré vacant par la mort du sculpteur Cortot. La section de sculpture avait désigné, comme candidats, M. Duret, Lemaire, Raggi, Seurre aîné et Jouffroy; l'Académie avait complété la liste en y ajoutant les noms de MM. Halley, Desprez et Danlan aîné. Le nombre des votants était de 54; M, Duret a obtenu 19 voix; M. Lemaire, 15; M. Raggi, I, et M. Jouffroy, 1. M. Duret a donc été proclamé membre de l'Institut. Le public applaudira à ce choix, que sanctionnera également l'approbation des artistes. M. Duret, élève du baron Mosio, et à coup sûr un de ses meilleurs disciples a produit, quoique jeune encore, un grand nombre d'ouvrages qui ont obtenu le succès le plus mérité. Il débuta par être musicien, puis voulut se livrer à la déclamation; mais ses hésitations ne furent pas de longue durée, et ne lui firent perdre que bien peu de temps, car à dix-huit ans il obtint le grand prix de Rome. Ses statues sont: Mercure inventant la lyre; le Danseur Napolitain, et l'Improvisateur Italien, qui sont aux Luxembourg; le Molière, qui est dans la salle de l'Institut; le Casimir Périer, de la Chambre des Députés; le Christ et l'Ange, de la Madelaine; la malice, des salons du Palais-Royal; le Dunois, le Richelieu et le Régent, de Versailles, et le Chactus au tombeau d'Atala, du musée de Lyon.--L'Académie des sciences a à pourvoir à la vacance survenue dans sa section de mécanique par le décès de M. Coriolis. Nous ignorons encore quels seront les compétiteurs à cette succession.--Quant à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, appelée à nommer prochainement à la place d'académicien libre qu'a laissée en mourant l'excellent et respectable M. de Fortia d'Urban, elle n'a vu jusqu'ici frapper à sa porte qu'un candidat dont on vante les sentiments religieux, et un autre dont on loue les dîners. Mais comme il ne s'agit, en définitive, ni de l'élection d'un pape, ni de celle d'un membre du Caveau, elle attendra sans doute qu'un historien ou un archéologue se présente.


Gravure d'après le procédé Rémon.

L'administration des Musées royaux, qui devrait bien faire enlever enfin l'ignoble et dangereuse galerie de bois accolée à la galerie du Musée du Louvre, laquelle menace incessamment d'incendie le dépôt de toutes nos richesses d'art, l'administration des Musées royaux s'est bornée à faire monter le Musée naval dans le local qu'occupait la galerie léguée par M. Standish, et à faire descendre celle-ci dans le local qu'occupait le Musée naval. C'est un double déménagement qu'elle était parfaitement dans son droit d'opérer, et auquel, pour notre part, nous ne trouvons rien à reprendre ni à louer,--bientôt le public pourra visiter, dans une des salles du rez-de-chaussée du Louvre disposée à cet effet, les marbres sculptés provenant du temple de Diane qu'on avait provisoirement déposés sur l'esplanade, et dont nous avons donné des gravures, t. 1, p. 289. Ces débris, rapportés de l'Asie Mineure, ont occasionné une dépense d'un million. Cette somme nous eut paru infiniment mieux employée et eut épargné de trop justes reproches, si on l'eût consacrée à ne pas laisser sortir de France et à acquérir pour le Musée la statue en bronze trouvée à Lillebonne, la Madeleine, de Canova, la Vierge en candélabre, de Raphaël, le Francia et plusieurs tableaux de la collection de madame la duchesse de Berri, dont la plupart ont été acquis à un prix peu élevé, et pour lesquels la direction des Musées n'a pu enchérir, a-t-elle dit, faute de fonds.--Un artiste distingué, ancien pensionnaire de Rome, M. Boulanger, vient d'être envoyé, aux frais du budget des arts, pour mesurer et dessiner les monuments d'Athènes. Il nous semble que c'est encore là une dépense assez mal entendue, car tous ces monuments se trouvent très-exactement reproduits dans une foule de voyages et de collections; et quant à leur mesure plus d'une fois prise, nous ne savons pas trop comment elle se serait modifiée. Les missions sont une excellente chose, quand, en les arrêtant, on a en vue l'intérêt de l'art et non l'agrément de ceux à qui on les confie. Ou vient d'organiser au premier étage du palais de l'École des Beaux-Arts, dans la salle dite de Louis XIV, un petit musée d'architecture en miniature, composé du 104 monuments égyptiens, grecs et romains, disposés sur deux grandes tables au milieu de la salle. Les uns sont en liège, les autres en plâtre, tous modelés sur une petite échelle, avec une précision et un soin très-remarquables. Ce sont des colonnes, des temples, des cirques, des théâtres, des arcs de triomphe, des tours, des obélisques, des tombes; enfin, Thèbes, Athènes et Rome vus par le gros bout d'une lorgnette. Dans les embrasures des fenêtres de cette galerie, on a placé de fort jolies statuettes en plâtre et en marbre, de deux pieds environ de hauteur, représentant en assez, grand nombre des artistes célèbres, et qui sont l'oeuvre de sculpteurs de la dernière moitié du dernier siècle, dont les noms sont oubliés aujourd'hui, mais qui n'étaient pas sans mérite. Enfin, dans la salle où se font les expositions, on remarque une cheminée sur laquelle on a en quelque sorte incrusté deux anges d'une admirable exécution, dont l'inscription suivante, placée au bas, fait connaître l'auteur et l'ancienne destination: «L'arrière-neveu d'un chancelier de France, qui fut le patron des beaux-arts, a fait don à l'école fondée pour leur gloire des fragments d'un tombeau de sa famille, par Germain Pilon, 1835. Le donateur est M. Seguier.»--Des caisses contenant des moulages de sculptures remarquables de la Grèce, exécutés sous la direction de M. Lobas, membre de l'Institut, chargé d'une mission scientifique et artistique par MM. les ministres de l'Instruction publique et de l'Intérieur, sont attendues prochainement à la même École.--Les grands dignitaires qui président à la restauration du jardin du Luxembourg font dire et répéter qu'elle a été entreprise avec un zèle et un goût qui promettent prochainement l'une des plus remarquables décorations qui aient jamais été exécutées. Nous verrons bien. Ce qu'il y a de constant, c'est que nous ne tarderons pas à voir disparaître toutes ces malheureuses statues mutilée, dégradées, ruinées par le temps et l'humidité, qui ont affligé les regards de plusieurs générations d'étudiants. Outre l'Hercule de M. Othon, qui est déjà en place, des statues de Jeanne d'Albret, de la reine Clotilde, Blanche de Castille, Velleda, Sainte-Geneviève, et autres personnages de toutes les époques et de toutes les légendes, sont confiées à MM Brian, Dumont, Husson Hoguenin, Klagmann, Mandron. Mercier, et autres artistes. De nouvelles commandes doivent encore être faites.

L'Illustration a déjà fait connaître (t. 1, p. 235) le procédé de galvanographie de M. Rémon. Aujourd'hui, nous avons à mentionner, en attendant que nous y revenions, le procédé de gravure typographique sur pierre avec un relief obtenu à l'aide de moyens chimiques, par M. Tissier, appelé du nom de son inventeur, Tissiérographie. Déjà l'auteur avait fait paraître, des 1839, des épreuves de gravures obtenues par son système, mais elles accusaient une sécheresse et une dureté qui pouvaient faire craindre que ce mode de gravure ne fût guère applicable qu'à l'ornementation. Celles qu'il est arrivé à obtenir depuis dénotent des progrès très-remarquables et des améliorations complètement satisfaisantes. Nous donnons aujourd'hui un dessin de Lemud, gravé en relief sur métal par le procédé Rémon, et un dessin gravé sur pierre par le procédé Tissier. Ce dernier serait bien plus sûr de se voir accorder la préférence par les artistes si, comme le procédé Rémon, il admettait l'usage du crayon de mine de plomb. La plume lithographique présente des difficultés d'exécution, et la plupart des dessinateurs, faute de s'être exercés à l'employer, pourront faire longtemps obstacle au procédé de M. Tissier.

La ville de Rome a été mise en émoi par le récit des crimes et la condamnation d'un prêtre, nomme Abbo, qui, joignant à une instruction remarquable une adresse et une hypocrisie peu communes, avait su, jusqu'au jour de son arrestation, couvrir des apparences de la régularité et de la religion les désordres les plus infâmes, les crimes les plus horribles, gagner l'amitié du premier ministre, Génois comme lui, et se taire ouvrir toutes les maisons de Rome, sans excepter celles des ambassadeurs. Il devait être créé prélat le lendemain du jour qu'il choisit pour se débarrasser de sa dernière victime. C'était son neveu, jeune garçon de huit à neuf ans, que le frère d'Abbo, habitant Gênes, lui avait confié, et qui mourut après une série de traitements que nous ne pouvons retracer. La servante de ce monstre a déclaré que deux enfants nés de leur cohabitation avaient été également sacrifiés par lui, et qu'elle était enceinte d'un troisième auquel le même sort eût été à coup sûr réservé. La population, que de tels forfaits trouvent toujours implacable, attendait le jour de la justice, quand elle a appris que le pape venait de commuer la peine de mort prononcée contre le coupable. Le premier sentiment a été celui de l'indignation, mais elle s'est calmée par la pensée que cette mesure devait équivaloir à une abolition du dernier supplice dans les États pontificaux, et qu'il était bien impossible désormais d'exécuter les sentences capitales que pourrait prononcer la commission spéciale appelée à juger les accusés politiques détenus au fort de Saint-Leo.--Des crimes d'un tout autre genre viennent d'être commis à Berlin par une jeune et jolie danseuse espagnole, mademoiselle Lola-Montez, de Cordoue. Montée sur un beau cheval andalous, l'artiste-amazone était allée assister aux grandes manoeuvres exécutées en présence du roi de Prusse et de l'empereur de Russie. La détonation de l'artillerie effraya sa monture, qui prit le mors aux dents et se précipita dans la suite des deux souverains, au milieu de laquelle la jeune Andalouse parvint à grand'peine à l'arrêter. Un gendarme (Berlin n'est pas sans gendarmes), un gendarme survint, qui menaça l'amazone et maltraita le cheval. Un coup de cravache vint lui cingler la figure; il en dressa procès-verbal. Le lendemain un huissier (Berlin a aussi des huissiers), un huissier se présenta chez mademoiselle Montez pour lui remettre une assignation judiciaire, La mère de mademoiselle Montez (La mère d'actrice n'est pas inconnue en Prusse), la mère de mademoiselle Montez, qui survint, ne se doutant guère plus que Chicaneau des Plaideurs que ce fut un exploit que sa fille faisait. Le papier timbré, mis en morceaux, fut lancé à la figure de l'huissier; l'huissier en dressa procès-verbal. Les journaux de Berlin disent, avec toute la gravité allemande, qu'il y a là un double chef d'accusation qui menace de priver pour longtemps la coupable de sa liberté.

Nous avons cette semaine à enregistrer le décès d'un certain nombre de personnes regrettables:--Un orateur auquel son talent à la seconde chambre des États de Bavière et au barreau de Munich avaient valu un grand renom en Allemagne, et une fortune de 800,000 florins (1,300,000 fr.). M. Charles de Batz vient de mourir, léguant tout re qu'il possédait aux veuves et orphelins d'avocats du barreau dont il avait fait partie--La ville d'Arles a perdu M. le baron Langier de Chartreuse, son ancien maire, son ancien conseiller-général, son ancien député, qui laisse, en outre, de précieux souvenirs comme savant et comme, antiquaire.--L'armée d'Afrique a rendu les derniers devoirs à un des officiers les plus distingués du corps royal d'état-major, le chef d'escadron Delcambe, qui mettait fin, dit-on, à de nombreuses et importantes recherches sur la langue arabe et l'histoire géographique du nord de l'Afrique.--Les sciences archéologiques ont vu mourir M. Allou, qui fut successivement secrétaire bibliothécaire, puis président de la Société Royale des Antiquaires de France. Il a publié entre autres travaux d'archéologie, une Description des Monuments du département de la Haute-Vienne, et un Essai sur les armures du Moyen-Age.--Enfin, M. Domeny de Rienzi, auteur de plusieurs ouvrages de géographie, et du volume intitulé Océanie, faisant partie de L'Univers Pittoresque, vient de mourir à l'hôpital de Versailles. Atteint, il y a un certain temps, d'une fièvre cérébrale, il avait eu le malheur de perdre en partie ses facultés intellectuelles. Plus d'une fois depuis lors il tenta de se remettre à l'étude et de terminer des ouvrages inachevés. Ce fut vainement; le travail était devenu impossible à son cerveau affaibli. Cet affaiblissement et la conscience qu'il en avait ont fait naître chez lui le désespoir, et M. de Rienzi s'est tiré, au milieu du parc de Versailles, un coup de pistolet dans la tête. Il a succombé à la blessure qu'il s'était faite.



Chemin de Fer de Londre à Folkestone.

VOYAGE DE BOULOGNE À LONDRES EN SIX HEURES.


Vue du Port de Folkestone; banquet d'inauguration du Chemin de fer.

L'ouverture d'une nouvelle voie de communication a toujours été considérée comme un événement important pour le pays dont elle doit activer les relations, pour les populations dont elle développe et satisfait les besoins. Quand cette voie de communication est un chemin de fer, un intérêt plus vif encore s'attache à son inauguration; car on commence à comprendre partout, et en Angleterre on a déjà compris depuis longtemps, quel essor nouveau on doit en attendre pour l'industrie et le Commerce. Mais lorsque ce chemin de fer relie non pas seulement une ville à une ville, mais un grand royaume à un autre grand royaume, alors ce ne sont plus seulement les intérêts particuliers qui s'agitent et se félicitent; alors les hommes d'État eux-mêmes qui voient loin dans l'avenir et qui sont un doivent être toujours un peu prophètes, tressaillent et sentent qu'une nouvelle ère de civilisation va commencer. En effet, plus les hommes se voient et se connaissent, plus les préjugés disparaissent; plus leurs relations commerciales sont intimes et continues plus la guerre devient difficile à déclarer. Aussi est-ce avec bonheur que nous avons accueilli l'inauguration du chemin de fer de Londres à Folkestone, ou plutôt de Londres à Paris par Boulogne. Nous donnerons prochainement à nos lecteurs, avec la carte de la Grande-Bretagne, une notice sur les chemins de fer en exploitation dans ce pays; aujourd'hui, nous nous bornons à constater un fait qui nous a paru un des plus considérables par l'influence qu'il doit avoir en France sur le choix du tracé du chemin de Paris au littoral de la Manche.

Nous devons le dire, la question qui hier encore était entière, ne l'est plus aujourd'hui; elle vient d'être résolue de l'autre côté du détroit: l'arrivée des convois à Folkestone, l'appropriation du port à la navigation à vapeur, le temps de la traversée entre Folkestone et Boulogne, tout semble se réunir pour imposer au gouvernement la construction de la ligne d'Amiens à Boulogne, sans préjudice toutefois de ce qu'il doit faire pour Calais, qu'il y aurait injustice et mauvaise politique à abandonner.

Le chemin de Londres à Douvres a été autorisé en 1836: il emprunte, entre ces deux points extrêmes, une portion de leur parcours à trois autres chemins. Il part de Londres avec le chemin de Greenwich, qu'il suit pendant 3 kilomètres, passe pendant 12 kilomètres sur le chemin de Croydon, se lie au chemin de Brighton sur 9 kilomètres, et en le quittant prend le nom de South Eastern Railway jusqu'à Douvres, sur une longueur de 115 kilomètres environ. Sa longueur totale est donc d'environ 115 kilomètres. Les travaux de ce chemin n'ont pas été poussés avec une grande activité, puisque ce n'est qu'au mois d'août 1843, c'est-à-dire sept ans après sa concession, qu'on l'a inauguré sur la presque totalité de son parcours, de Londres à Folkestone. La portion comprise entre Folkestone et Douvres a environ 15 kilomètres et réunit toutes les difficultés possibles: c'est là que se trouve les fameux rochers de Shakspere dont les ingénieurs anglais ont renversé des quartiers énormes au moyen de la poudre. Nous pouvons dire avec certitude que si le port de Folkestone eût été découvert, au moment où l'autorisation de construire le South Eastern a été demandée, la compagnie aurait reculé devant les 15 kilomètres qui séparent les deux ports. D'un autre côté cependant, Douvres étant un des cinq ports d'Angleterre qui sont gratifiés d'un gouverneur, et ce gouverneur étant lord Wellington, il est probable que l'adoption du bill du South Eastern aurait été subordonnée à la promesse du prolongement de Folkestone à Douvres.

Le port de Folkestone était, il y a six mois, un des ports les moins fréquentés du Royaume-Uni; il était envasé, les jetées en partie détruites, et il pouvait à peine donner abri à quelques misérables bateau pêcheurs. A cette époque, la compagnie du South Eastern l'achète: les jetées sont relevées, le port débarrassé des masses de pierres et de sable qui l'encombrent, des grues implantées sur les quais; et aujourd'hui, de ce port naguère abandonné, parlent de gracieux steamers qui, en trois heures, traversent la Manche et lui assurent un rang parmi les plus importants de la Grande-Bretagne.

Le dessin que nous donnons à nos lecteurs représente la vue de ce port restauré: c'est derrière la hauteur qui domine la mer, et d'où l'on a la vue la plus admirable, qu'a été placée la station du chemin de fer; le seul inconvénient de cette station, c'est d'être à vingt-cinq minutes de chemin du port; mais on assure que quand l'exploitation sera complètement organisée, un embranchement conduisant jusqu'au port permettra de parcourir cette distance en moins de cinq minutes.

Le premier bateau à vapeur a quitté le port régénéré de Folkestone le 2 juin 1843. Les directeurs du South Eastern étaient partis de Londres ce jour-là même à six heures du matin; à huit heures quarante minutes, ils étaient à Folkestone, ayant franchi 82 milles en deux heures quarante minutes, à raison de 49 kilomètres et demi par heure; à neuf heures vingt minutes ils montaient sur le bateau à vapeur qui, à midi trente minutes, abordait les quais de Boulogne. Le voyage n'avait pas duré six heures en tout.

Qu'on suppose maintenant le chemin de fer de Paris à Boulogne par Amiens construit; ce chemin doit avoir 208 kilomètres environ, et il exigera, pour être parcouru à raison de 52 kilomètres à l'heure, huit heures vingt minutes à peu près. Il sera donc possible d'aller de Paris à Londres en moins de quinze heures. Ce chiffre seul indique suffisamment l'importance de ce tracé, et nous n'avons pas besoin de présenter aujourd'hui de calculs comparatifs. La solution de la question de la jonction des deux capitales découle de cet axiome (qui heureusement se trouve d'accord avec les intérêts généraux des deux pays): Le plus court chemin d'un point à un autre est la ligne droite.

La visite que les directeurs du South Eastern avaient faite à Boulogne devait leur être rendue à Folkestone, et eux-mêmes devaient reconnaître la généreuse hospitalité des Français par un banquet offert aux personnes considérables de Boulogne.

Le 1er août dernier, le paquebot la Ville de Boulogne, ayant à bord M. Adam, maire de Boulogne, le défenseur le plus infatigable des intérêts de cette ville, et d'autres notables habitants, quitta les côtes de France à neuf heures trente-cinq minutes, et arriva à Folkestone à midi un quart.

Un magnifique banquet de deux cents personnes, préparé sous un pavillon à la station du chemin de fer, fut présidé par le maire de Folkestone: c'était une fête vraiment nationale pour chacun des deux peuples qui y prenaient part. Dans les toasts qui y furent portés, on dit beaucoup de bien de Boulogne et de Folkestone, ce qui se comprend parfaitement, et fort peu de mal de Douvres et de Calais, ce qui prouve la grande générosité des vainqueurs du jour.

Quoi qu'il en soit, la question, comme nous le disions plus haut, nous semble jugée, non pas que Calais doive être déshérité à tout jamais de tout moyen d'amélioration. A Calais, le transit de l'Angleterre vers la Belgique et l'Allemagne, mais à Boulogne les voyageurs de Paris à Londres.

Nous reviendrons sur toutes ces questions quand nous donnerons une nouvelle carte des chemins de fer en France.



Théâtre-Italien.

Lucia di Lammermoor.--Débuts de MM. Ronconi et Salvi.


M. Ronconi.

M. Salvi.

Il n'y a pas d'ouvrage peut-être, Anna Bolena exceptée, où M. Donizetti ait mis autant de génie que dans Lucia di Lammermoor. Le sujet de cet opéra, tiré du roman si connu de Walter Scott, convenait particulièrement à la nature de son talent. Sans aucun doute, M. Donizetti est un de ces artistes éminents qui ont le droit de tout tenter, et qui peuvent réussir à tout. Mais il y a des thèses que le génie le plus puissant ne saurait produire qu'avec contrainte, et au prix de beaucoup d'efforts, tandis que d'autres semblent lui échapper d'elles-mêmes et pour ainsi dire malgré lui.

C'est donc dans cette charmante partition de Lucia que M. Donizetti a pu déployer dans de plus larges proportions les qualités qui lui sont propres, une mélodie naturelle, facile, abondante; un style dont l'élégance ne se dément jamais; une sensibilité passionnée qui s'élève quelquefois jusqu'aux effets les plus pathétiques. Le final du deuxième acte de Lucia di Lammermoor renferme en ce genre des passages très-remarquables, et il est impossible d'entendre l'air d'Edgar, au troisième acte, sans être ému jusqu'aux larmes. C'est là un beau triomphe sans doute: connaissez-vous beaucoup de compositeurs qui vous aient fait pleurer?

Le début de deux artistes nouveaux, dans les deux rôles d'Ashlon et d'Edgar ajoutait, cette année, un intérêt tout particulier à la reprise de Lucia di Lammermoor.

Ce sont MM. Ronconi et Salvi qui ont pris la place de MM. Tamburini et Mario.

Non que Mario nous ait quittés: à Dieu ne plaise! Où retrouverions-nous cette voix si pure et si fraîche, et dont le timbre est si flatteur que Mario, débutant après Rubini, et dans les rôles de Rubini, n'a pas vu son succès contesté un seul instant? Mario est aujourd'hui l'une des plus solides colonnes de ce temple élevé, sur la place Ventadour, à la muse de la mélodie et de l'harmonie vocales. Mais enfin, pour soutenir l'arceau d'une voûte, une seule colonne ne suffit pas: il en faut deux parallèles, et M. Salvi sera la seconde.

Quant à M. Ronconi, c'est en effet pour remplacer M. Tamburini qu'il est venu. En ce moment même, M. Tamburini doit être en Russie, avec Rubini et madame Viardot-Garcia. Souhaitons à ces artistes éminents tout le succès qu'ils méritent, mais n'ayons pas la fatuité de les plaindre. Autant vaudrait plaindre les hirondelles, lorsqu'elles entreprennent, au mois d'octobre, leur lointaine pérégrination. L'artiste est un oiseau voyageur: le nord, le midi, l'est et l'ouest lui appartiennent également et au même titre; les limites qui séparent les divers états de l'Europe n'opposent aucun obstacle à son vol; la marchandise qui fait la base de ses opérations commerciales brave toutes les douanes de l'univers, et n'est considérée nulle part comme marchandise prohibée. Partout où l'artiste peut se faire écouter, il est chez lui: partout où on l'applaudit il est heureux.

Quelques feuilletons cependant ont paru méconnaître ces vérités. Ils se sont attendris sur le triste sort de ces artistes que nous avions l'an dernier, et que nous aurons peut-être de nouveau l'an prochain.--Malheureux Tamburini! Infortunée Pauline! quitter le peuple le plus spirituel de la terre pour les barbares du Nord! Au lieu de ces aimables Parisiens à larges paletots et à longues barbes, ne plus avoir pour auditeurs que de roides Moscovites, étranglés dans l'uniforme, et rasés selon l'ordonnance!

En effet, voilà un grand malheur. J'aime à croire pourtant que ces infortunés n'en eussent pas pris leur parti aussi facilement ni aussi vite, s'ils n'y avaient entrevu la chance de quelques consolations. Qui sait? La caisse de l'empereur Nicolas est peut-être aussi bien garnie que celle de M. Vatel, et s'ouvre plus facilement.

Allez sans inquiétude, artistes charmants, et ne craignez pas qu'on vous oublie. Nos pensées et nos voeux vous accompagnent. Nous applaudirons d'ici à vos succès de là-bas, et quand vous nous reviendrez, renouvelés et peut-être grandis par l'absence, vous nous retrouverez tout prêts à ôter, pour vous saluer, nos mains des poches de côté de nos paletots, et même à quitter un moment nos cigares pour crier bravo! et brava!

Et, en attendant ce beau jour, sachons jouir de Salvi et de Ronconi en toute sûreté de conscience.

Il ne faut pas attendre de M. Salvi des grands cris ni du bruit hors de saison, ni peut être beaucoup de vigueur la même où elle serait à sa place. C'est une voix très-bien posée, qui s'émet facilement, et dont le timbre doux et un peu velouté a un grand charme dans le piano; mais elle n'est pas assez, énergique, assez éclatante pour certains effets. Elle plaît, elle flatte, elle caresse, elle attendrit. Quant aux émotions violentes, elle y arrive, mais avec effort, et il faut toute l'adresse de l'artiste pour dissimuler la contrainte qu'il s'impose dans ces moments-là, et pour ôter à cette lutte qu'il soutient contre lui-même tout ce qu'elle devrait naturellement avoir de pénible pour le spectateur. C'est par son habileté surtout que ce chanteur est remarquable.

Son style est sage et d'une simplicité très-élégante. Il a beaucoup de goût, une expression toujours juste, ce qui est une grande qualité, et presque toujours suffisante. En un mot, il sera parfait dans son emploi.

Car il n'est pas venu chanter ici les grands rôles de ténor, tels que celui d'Othello, ou d'Osiris dans Moïse, ou de Rodrigo dans la Dame du Lac, mais bien ceux qui demandent de la ductilité et de la grâce, avec un développement vocal médiocre. C'est enfin ce que les Italiens appellent un ténor de demi-caractère, di mezzo carattere, ce qu'on appelle à Paris un ténor gracieux, et en province un ténor léger. A l'Opéra-Comique, il serait charmant dans la Dame Blanche, et à l'Académie royale de Musique, dans Raimbaud de Robert-le-Diable, et peut-être dans le Comte Ory.

La voix de M. Ronconi est très-bornée et d'un caractère douteux. On ne sait trop si c'est une basse qui ne peut descendre, ou un ténor qui ne peut monter. Mais qu'importe? s'il tire de cette voix, telle quelle, un parti merveilleux, s'il donne à tout ce qu'il chante une physionomie originale et saisissante, s'il intéresse constamment son auditeur, s'il l'échauffé en s'échauffant, s'il l'émeut, s'il l'entraîne, n'est-ce pas vraiment un grand artiste, et le résultat qu'il obtient n'est-il pas d'autant plus admirable qu'il se sert d'un instrument plus défectueux?

Ce résultat, il ne l'a pas obtenu tout d'abord. La victoire a été pour lui le prix d'un rude combat. Le publie est ainsi fait chez nous; il tient prodigieusement à ses habitudes. A chaque phrase dite par Ronconi, il comparait la même phrase telle que Tamburini la lui avait longtemps fait entendre. Il regrettait ici une gamme rapide, ici un arpège, la une trille, que sais-je, moi? Mais peu à peu l'impression actuelle est devenue si puissante qu'elle a complètement effacé l'impression passée, et l'on s'est aperçu que si Tamburini avait une voix plus volumineuse, une qualité de son plus pleine et une plus grande agilité, Ronconi pousse bien plus loin l'art de phraser, la faculté d'exprimer et le don d'émouvoir.

Le duo du second acte, avec madame Persiani, a commencé son succès, qui a grandi pendant le final, et qui s'est élevé au plus haut point après le duo du troisième acte. Il faut ajouter que dans ce dernier morceau il a été fort bien secondé par Salvi.

En résumé, ce sont deux succès brillants une nous avons à constater, et l'administration du Théâtre-Italien vient d'augmenter son armée mélodieuse de deux excellentes recrues. Grâce à leur concours, elle va monter successivement plusieurs ouvrages nouveaux, et tout nous prestige que la saison qui vient de commencer sera l'une des plus intéressantes que nous avons vues depuis plusieurs années.

Madame Persiani ... mais à quoi bon répéter ce qu'on a dit cent fois, ce qui est connu de tout le monde? Madame Persiani est aujourd'hui ce qu'elle était l'année dernière. Cela suffit, et nous ne pouvons rien dire de plus.