.......... Un endroit écarté,

Où d'être homme d'honneur on ait la liberté.

Là Feldmann nourrit dans la solitude sa rancune contre le genre humain. Mais il n'est pas si fort enfoncé dans le désert qu'un prince d'Oldenbourg, qui chassait à travers bois, ne tombe chez lui. Le philosophe et le prince se mettent à causer ensemble; le prince traite gaiement le philosophe, et le philosophe gronde le prince et le prêche: «Que faites-vous, altesse? Vous opprimez, votre peuple, et vous êtes la dupe des intrigants et des pervers!--Allons donc! s'écrie le prince.--Sur mon âme, c'est la vérité, réplique le philosophe.--Eh bien! philosophe mon ami, venez avec moi; vous me donnerez des leçons, vous me corrigerez, et nous ferons, de compagnie, le bonheur de mes honorables sujets.»

Aussitôt dit, aussitôt fait: voilà Feldmann à la cour du duc d'Oldenbourg. Qu'y trouve-t-il? De méchants ministres qui sucent le meilleur de l'impôt et s'en engraissent, une comtesse ambitieuse, qui veut s'emparer de l'esprit du prince et mener les affaires à sa fantaisie. Ce n'est pas tout: le prince a une passion dans le coeur, et convoite la fille de son premier ministre; la belle résiste, et en aime un autre; ce dédain jette monseigneur dans des emportements, et des abus de pouvoir qui vont jusqu'à faire arrêter le père de cette beauté récalcitrante. Précisément Budner est le seul honnête homme du ministère; c'est avoir la main malheureuse.

Vous voyez d'ici la tâche de Feldmann: il combat l'intrigue, il fait face à l'ambition de la comtesse, il protège la jeune fille et son honnête homme de père contre l'amour et la rancune du prince, et morigène suit altesse le mieux qu'il peut. Après un semblant de résistance, le philosophe triomphe, le prince reconnaît ses torts, chasse les intrigants, congédie la comtesse, réhabilite le vertueux ministre, et marie la fille persécutée à l'amant préféré. L'excellent prince! et que le philosophe est heureux d'avoir rencontré, pour achalander son école, un si docile écolier!

Le grand malheur de M. Louis Lefèvre est d'avoir fait une déclamation plutôt qu'une comédie; personne n'agit, dans cette thèse à l'usage des princes et des courtisans; et vraiment, Feldmann trouve, dans ses adversaires, si peu de présence d'esprit et de savoir-faire, qu'il n'y a pas grand mérite de sa part, à être le plus fort contre eux, et à les vaincre.

Le style ne manque pas d'énergie, mais il est souvent incorrect et rude, et ne sert, la plupart du temps, qu'à faire des enveloppes de rimes pour quelque gros lieu commun.--Le succès a été pareil à l'ouvrage, très-lent à venir et très-froid.

Paméla Giraud, à l'exemple de la fille du premier ministre du duc d'Oldenbourg, a grand besoin d'être protégée. Heureusement, elle trouve aussi un protecteur; celui-là est, comme Feldmann, quelque peu philosophe, mais particulièrement avocat. Voici à quelle occasion il vient en aide à Paméla Giraud.

Paméla est aimée par le fils d'un très-riche banquier nommé Rousseau; non-seulement le jeune Ernest Rousseau est amoureux, mais il conspire. Être carbonaro et épris de mademoiselle Paméla Giraud, c'est bien de l'occupation à la fois.

S'il est au mieux avec Paméla, le jeune homme est fort mal avec la police; les gendarmes et le commissaire sont à sa piste; il presse Paméla de s'enfuir avec lui; mais Paméla a de la vertu; aimer honnêtement, soit; mais une fuite, jamais. Tandis qu'elle délibère ainsi et hésite entre l'amour et le devoir, le gendarme met la main sur Ernest Rousseau. Voilà Paméla au désespoir. Si elle avait consenti à fuir, les sbires seraient arrivés trop lard, et Rousseau serait libre. Ce sont ses scrupules qui l'ont perdu.

Remarquez, qu'il s'agit de la Cour d'assises et d'une accusation capitale: conspiration contre le prince et la sûreté de l'État!

La famille de Rousseau est au désespoir et fait venir un avocat; il faut sauver notre jeune homme à tout prix! Mais comment le sauvera-t-on? «Il n'y a qu'un moyen, dit l'avocat: que Paméla Giraud atteste que cette nuit où on l'accuse d'avoir conspiré, Ernest l'a passée tout entière près d'elle. De là un alibi, et de là le salut d'Ernest.

--Je ne dirai pas cela, s'écrie Paméla Giraud, car je mentirais, et puis je serais déshonorée.»

On offre de l'or, elle refuse.

On lui dépeint Ernest, qu'elle aime, condamné et montant sur l'échafaud; et Paméla consent enfin, sacrifiant ainsi sa réputation au salut d'Ernest. Dans un moment d'entraînement, la famille Rousseau lui promet de payer tant de dévouement, en lui donnant Ernest pour mari.

Le procès commence; Paméla fait la déposition convenue, et Ernest est acquitté. Mais le danger passé, la famille Rousseau devient ingrate. «Donner notre fils à cette petite fille, allons donc!» À cette nouvelle, la pauvre Paméla pâlit, rougit, pousse un cri et s'évanouit.

C'est ici que la protection de l'avocat est nécessaire et devient efficace: il se met sur la piste de ces Rousseau, il les attaque, il les pourchasse, il les effraie par toutes sortes de ruses, de pièges et de menaces, et les oblige enfin à tenir leur promesse et à faire le bonheur de Paméla.

Il y a des traits piquants et de l'observation dans ce drame, et l'on s'aperçoit que l'esprit de M. de Balzac n'a pas impunément passé par là; mais l'action en est un peu vague et confuse.

Parlez-moi des Bohémiens de Paris; quel drame singulier et curieux! des cabarets, des cavernes, des voleurs, des assassins, des noyés, des forçats; voilà de quoi vous donner des hauts de coeur et des crises de nerfs! On se hâterait de s'enfuir de ce monde repoussant, si, chemin faisant, la vertu persécutée, puis récompensée, ne vous faisait prendre le crime en patience.

Montorgueil est le chef de toute cette Bohème, c'est lui qui commande à ces bandits d'estaminet et de bagne; ce Montorgueil est d'ailleurs un homme de très-bonne compagnie et très-raffiné sur la mode: il a bottes vernies, gants glacés et canne à pomme d'or; mais regardez, derrière ce beau linge, vous trouvez un infime scélérat.

Tous les crimes de Montorgueil ont pour but de s'emparer d'un gros héritage, ou tout au moins d'une bonne part de cet héritage. Pour arriver à ce vol, Montorgueil persécute une pauvre jeune fille, trompe un honnête vieillard, entraîne un jeune homme à faire un faux contrat de mariage.--Que vous dirai-je? Montorgueil ne recule devant aucune entreprise et aucune mauvaise action. Rencontre-t-il un homme vertueux qui lui fasse obstacle, il l'attire dans un bouge infâme et le précipite dans une trappe souterraine; après quoi il fait démolir la maison. Il n'a peur de rien, il n'est arrêté par rien. Partout il a des espions, des compères, des exécuteurs de ses hautes oeuvres; ce sont les Bohemiens de Paris, tout ce que le désoeuvrement, la débauche et la rapine enfantent de consciences peu scrupuleuses et de mines équivoques. Montorgueil traîne le spectateur à la suite de cette gent effrontée, dans tous les lieux suspects et mystérieux qui leur servent d'abri, au cabaret, dans les jeux de billard souterrains, sous les arcades des ponts et dans les carrières Montmartre. C'est là précisément, à Montmartre, au Fond de ces carrières, que Montorgueil est sur le point d'accomplir un de ses plus grands crimes: il arme le père contre la fille, contre cette malheureuse fille dont Montorgueil a besoin de se débarrasser à tout prix; mais, au moment de frapper, le pauvre homme, poussé au crime par Montorgueil, reconnaît son enfant dans la victime qu'il était près d'immoler.

Ici commence la ruine de Montorgueil, qui finira par le châtiment que le dieu du mélodrame tient toujours suspendu sur la tête du coupable. D'abord, c'est ce père qui l'attaque le premier, puis la fille, puis les victimes que le scélérat croyait avoir ensevelies sous les maisons en démolition, et qui sortent saines et sauves des décombres. Montorgueil a beau faire, il a beau opposer à tous les événements un front audacieux, son heure est arrivée, et le gendarme n'est pas loin, ou plutôt le voici qui prend mon gredin au collet avec toute son armée de bohémiens. Que voulez-vous de plus? La morale n'est-elle pas satisfaite?

Ou découvre que Montorgueil ne s'appelle pas Montorgueil, mais je ne sais plus comment, Jacques Ferrand, peut-être, et qu'il a commis une quantité de crimes dont le catalogue ne finirait pas.

Enfin on le tient, et Dieu soit loué!

Les décors sont curieux et pittoresques. La scélératesse de Montorgueil aurait seule suffi au succès: que sera-ce donc avec la carrière Montmartre et le pont des Arts, peints par MM. Séchin, Diéterle et Gambon?



De Paris à Spa.

1er octobre 1843

Mon cher Directeur,

Il y a deux ans, jour pour jour, je cherchais à Anvers une voiture qui pût me conduire à Rotterdam, car le bateau à vapeur venait d'y emporter mon bagage, sans ma permission, lorsque, tout à coup, au détour d'une rue, je heurtai violemment un gros homme marchant d'un pas rapide, et si préoccupé qu'il ne m'avait pas aperçu. Le choc fut terrible. Nous chancelâmes d'abord tous les deux; puis, après avoir oscillé plusieurs fois sur nos talons, nous parvînmes à reprendre notre équilibre. Nous nous regardâmes alors; mais un cri de joie et de surprise s'échappa au même instant de la bouche de mon adversaire, qui était un des plus gros feuilletonistes de Paris (je ne parle ici que de la corpulence).

--Vous à Anvers, mon cher! s'écria-t-il en s'adressant à mon compagnon de voyage.

--Heureux de vous y rencontrer, répliqua celui-ci, avec une politesse calme et distinguée. Mais que vous est-il arrivé? ajouta-t-il aussitôt d'un ton plus amical, dès qu'il eut jeté un regard sur son confrère.

En effet ce feuilleton parisien, que je ne nommerai pas, avait, au moment de notre rencontre, une physionomie si extraordinaire, qu'il était impossible de la contempler sans trouble et sans émotion. Une sueur abondante couvrait son front et ses joues, un tremblement convulsif agitait ses bras et ses jambes, et ses petits yeux perçants exprimaient tout à la fois le mépris, l'indignation et la colère.

--Jamais vous ne pourrez le croire, répondit-il avec un accent amer et railleur.

--Quoi? lui demanda mon ami.

--C'est une chose si étrange que vous refuserez d'y ajouter foi.

--Encore faut-il savoir...

--Ne l'avez-vous pas remarqué aussi?

--Je ne vous comprends pas, vous dis-je....

--Les sots! les misérables! Et en prononçant ces mots il s'essuyait le front à coups de poing.

--De qui nie parlez-vous:

--Voyez-les, continua-t-il en nous désignant du doigt trois ou quatre citoyens d'Anvers assez bien vêtus et bien nourris qui se rendaient d'un pas lent à leurs plaisirs où à leurs affaires.--Voyez-les. Ont-il seulement l'air de s'en douter? Et il semblait prêt à s'élancer sur eux pour les punir de ses propres mains de cet exécrable forfait dont il les croyait coupables et dont ils paraissaient si peu repentants. Nous le retînmes chacun par un bras au moment on il se disposait à frapper une de ses victimes.

--Ah çà! mon cher, lui dit mon ami, si vous voulez me prouver que vous jouissez encore de l'usage complet de votre raison, répondez catégoriquement cette fois à ma dernière question. De quoi ces excellents pères de famille n'ont-ils pas l'air de se douter?

--Qu'ils possèdent une cathédrale et un musée admirable, répondit-il d'une voie indignée et avec un sérieux qui n'avait rien de joué.

A ces mois, nous ne pûmes retenir un sourire d'incrédulité, et nous, abandonnâmes notre infortuné confrère à ses tristes pensées, sans lui laisser pour adieu une seule parole de consolation. Quinze jours après, un grand journal politique de la France apprenait à ses abonnés que M. P. S. O. M. venait de découvrir, dans une ville de la Belgique nommée Anvers et située sur l'Escaut, à huit lieues de Bruxelles, une magnifique cathédrale gothique que personne n'avait eu le bonheur de voir avant lui, et des tableaux fort remarquables, sous le rapport de la couleur, d'un peintre du dix-septième siècle, connu de certains artistes sous le nom de Rubens. Cette grande nouvelle produisit une vive sensation à Paris et en Europe; et depuis cette époque, des voyageurs de tous les pays se sont rendus en pèlerinage dans cette ville curieuse, qui devra probablement sa fortune et sa gloire à M. P. S. O. M.

Ainsi va le monde! on imite plus volontiers et plus facilement le mal que le bien. Depuis que M. Alexandre Dumas a eu l'esprit d'inventer la Méditerranée, tous les gens de lettres adultes ou imberbes, inconnus ou célèbres, qui ont franchi le mur d'enceinte de Paris, se sont crus obligés de faire des découvertes géographiques du genre de celles de M. P. S. O. M. Celui-ci nous apprend que Boulogne est un port de mer; celui-là révèle à l'univers étonné l'existence des Alpes ou du Vésuve. Ce n'est pas tout encore; leur érudition leur semblant insuffisante, ces grands découvreurs éprouvent tous, dans leurs voyages des impressions plus ou moins bizarre au besoin même ils en fabriquent ou plutôt ils se font complaisamment les héros de toutes les aventures qu'ils ont lues dans des recueils d'ana ou entendu raconter dans le monde. Que l'humanité compatissante apprête ses larmes, M. I. Z. U. a eu l'affreux malheur de coucher dans un lit trop dur et trop étroit! Que tous les lecteurs malheureux ou mélancoliques oublient leur tristesse pour partager la joie que la vue d'un passant ridicule a causée à M. E. R. V... Et comme ces livres si émouvants, si comiques, sont en outre instructifs! quel jour éclatant et nouveau ils jettent pour la plupart sur les points les plus obscurs de l'histoire! Pour peu qu'un homme de lettres ait de tact et de facilité, et alors même qu'il ne mettrait pas le public dans la confidence de ses émotions intimes, une simple course en diligence de Paris à Bruxelles lui fournira au moins la matière de deux volumes in-8 de 340 pages. Il racontera:

--A la barrière de la Villette, l'héroïque résistance d'une partie de la population de Paris contre les alliés:

--A Ermenonville, l'histoire de Jean-Jacques Rousseau:

--A Péronne, l'arrestation de Louis XI par Charles le Téméraire;

--A Cambrai, la vie de Fénelon et le long voyage de Télémaque à la recherche de son père Ulysse, sous la conduite de Minerve, déguisée en Mentor;

--A Valenciennes, l'éboulement du beffroi;

--A Bruxelles, la mort du comte d'Egmont, l'abdication de Charles-Quint, et la bataille de Waterloo;

Grands événements historiques; dont l'humanité aurait infailliblement perdu le souvenir si MM. E. U. X. et mademoiselle A. C. K. ne s'étaient pas décidés à en intercaler le récit dans les annales immortelles de leur voyage en Belgique.

Ma rencontre avec le gros feuilletoniste, à Anvers,--m'est-il permis d'ajouter, une petite dose de bon sens dont m'a doué la Providence--et la lecture d'un livre que j'avais emporté avec moi dans la diligence,--me préserveront cette fois encore, Dieu merci, d'un pareil ridicule. Ce livre, c'était le cinquième volume du voyage au pole-sud et dans l'Océanie, sous le commandement de J. Dumont-d'Urville. En allant de Paris à Bruxelles je visitai successivement les îles Viti, Bancks, Niendi, Solomon, Bogolen, Gouaham, Umata, Ternate, etc.... Quel est le touriste européen qui oserait raconter ses impressions, après avoir lu celles de l'infortuné commandant de l'Astrolabe? et de ses braves compagnons de péril et de gloire? Ses plus audacieuses intentions égaleraient-elles jamais en intérêt leurs récits si simples et si vrais? Le mérite réel est toujours modeste. Ces hommes courageux qui exposent leur vie pour enrichir la science de quelques faits nouveaux, ou pour étendre ou consolider, dans des mers lointaines, l'influence de leur patrie, ne se vantent et ne mentent jamais. Ils ne cherchent même pas à donner à la réalité l'apparence séduisante du mensonge. Et pourtant, quel parti le moins inhabile de tous les feuilletonistes n'eût-il pas tiré d'une excursion semblable à celle que tirent, le 21 novembre 1838, MM. Ducorps, Boyer, Gervaize et Desgras, sur l'île Isabelle, une des îles Solomon?--Ils étaient seuls, presque sans armes, loin de leur navire, au milieu d'une population nombreuse, perfide, cruelle, anthropophage. «Nos demandes réitérées, pour savoir s'ils mangent leurs ennemis, sont pleinement satisfaites par leurs gestes expressifs, dit M. Desgras; ils mordent leurs bras en faisant semblant de mâcher. Cette démonstration est trop claire pour qu'elle puisse laisser le moindre doute; il serait d'ailleurs extraordinaire qu'ils fissent exception, lorsque cette coutume est générale dans l'Océan Pacifique. Mafi, qui s'est familiarisé avec leur langage, leur exprime tant bien que mal son aversion pour cette action. Sae, auquel il a accordé le titre pompeux de Tayo, le regarde avec surprise et semble lui demander si, nous aussi, nous ne mangions pas nos ennemis. Mali, qui probablement n'a pris cette grande horreur du cannibalisme dont il fait parade que depuis son séjour à bord, profite de la circonstance pour faire un beau discours; ses auditeurs ont l'air de se dire: Comment un homme si grand, si robuste, peut-il ne pas manger ses ennemis? S'il le voulait, sa table serait toujours bien servie. Et comme s'ils ne comprenaient pas les motifs d'une pareille conduite, ils regardent attentivement les gestes de l'orateur un peu moins sauvage qu'eux.» --Que sont encore les biftecks d'ours, comparés à ces biftecks d'hommes?

Je ne vous aurais donc, mon cher directeur, adressé aucune lettre pendant mon voyage, si je n'avais à vous parler d'un merveilleux travail que j'ai eu le bonheur, je ne dirai pas de découvrir, mais d'admirer un des premiers, le chemin de fer de Liège à Verviers. Une fois achevé, ce chemin sera, sans contredit, une des principales curiosités de la Belgique. Jamais peut-être l'homme n'avait eu à soutenir une pareille lutte contre la nature, jamais il n'avait remporté sur sa redoutable adversaire un plus complet et plus éclatant triomphe. La route de terre qui reliait Verviers à Liège suivait modestement les nombreux détours que fait, entre des collines boisées, avant de se jeter dans la Meuse, la charmante rivière de la Vesdre. Plus hardi et plus fier, le chemin de fer a tracé sa courbe sans s'inquiéter des obstacles qui pouvaient l'arrêter. La rivière, il la franchit; la vallée, il la comble; les montagnes, il les perce. C'est une suite non interrompue de viaducs, de ponts et de tunnels. Vous sortez des ténèbres les plus profondes et vous entrez tout à coup, sans transition, dans un délicieux petit vallon. Des bouquets de bois couronnent ses coteaux couverts d'une douce verdure, une eau rapide et transparente l'arrose, un soleil éclatant l'éclaire. A peine avez-vous eu le temps de contempler ce ravisant tableau, déjà le convoi qui vous porte s'enfonce sous une autre voûte non moins sombre que la précédente. Est-ce un rêve que vous avez fait? Mais non, un château gothique, de construction moderne, s'offre à vos regards charmés. Quelle obscurité profonde! vous écriez-vous. Comme ces ruines sont pittoresques! vous repond votre voisin en vous montrant du doigt un vieux château du Moyen-Age, perché au sommet d'un rocher. Vous courez ainsi, à une vitesse de huit lieues à l'heure, de surprise en surprise, depuis Liège jusqu'à Verviers, ne sachant ce que vous devez admirer le plus, des gracieuses beautés de cette petite vallée de la Vesdre, ou des magnifiques et solides travaux qu'ont eu la gloire de faire exécuter les ingénieurs de la Belgique.

Ne louons pas trop les Belges cependant. Certains journaux français leur ont tant répété que leurs chemins de fer étaient, sous tous les rapports, supérieurs à ceux de la France, qu'ils ont fini par le croire et par s'en glorifier.--D'abord leur modestie égala leur mérite; aujourd'hui, la vanité les égare; elle les perdra entièrement s'ils n'y prennent garde. Autant ils se montraient, jadis, simples, obligeants, exacts, accommodants, etc., autant ils deviennent peu à peu arrogants, maussades, inexacts et chers. Un triste désordre règne maintenant où se faisait encore admirer, il y a deux ans, l'ordre le plus parfait. Avez-vous l'audace de vous plaindre;--C'est encore moins cher et mieux administré que dans votre France, vous disent les employés supérieurs avec un ironique dédain. Telle est du moins la réponse qu'adressa à mes justes réclamations, le 10 septembre 1843, un des chefs principaux de l'incommode et petit embarcadère du chemin du nord à Bruxelles.--Je le répète donc, les chemins de fer français sont, à l'heure qu'il est, malgré leurs imperfections, beaucoup plus confortables, plus prompts et plus polis que les chemins de fer belges.

Messieurs des railways ont, en général, le grand tort de se croire dispensés d'avoir des attentions et des égards envers les voyageurs. Ils se regardent comme des potentats nécessaires, que leurs sujets obéissants doivent être trop heureux d'adorer. Dans les commencements, le public les a autorisés en quelque sorte, par sa sotte conduite, à concevoir d'aussi folles prétentions. Victime d'un engorgement irréfléchi, il leur a prodigué des éloges ridicules; il s'est déclaré hautement leur esclave, il a même tiré vanité de son imprévoyance et de sa faiblesse. Instruit par de sévères leçons, il est actuellement plus raisonnable. S'il se détermine à leur confier sa vie, s'il consent à s'exposer à toutes leurs petites misères, il impose, en retour, aux chemins de fer, diverses obligations, il exige qu'ils aient certaines qualités dont ils avaient cru pouvoir impunément se priver.

Les petites misères des chemins de fer! Que n'ai-je l'esprit de mon ami Old-Nick pour vous les raconter! Je ne parle pas des grandes: elles sont tellement effroyables,

Che nel pensier rinuova la paura.

Mais les petites, qu'elles sont nombreuses et cruelles! Si elles ne nous font jamais mourir, comme elles nous rendent l'existence pénible! Qu'il faut être pressé d'arriver pour se déterminer à les affronter et à les subir (1)

Note 1: Est-il besoin d'avertir les lecteurs de l'Illustration que cette boutade de notre correspondant contre les chemins de fer n'a rien de sérieux... (Note du Directeur.)

Vous voulez partir par le convoi de midi; quatre ou cinq petites misères (voir Old-Nick et Grandville) vous ont arrêté en roule; vous êtes en retard: vous hâtez le pas, vous courez, même, au risque de vous faire écraser par les voitures qui encombre les abords de l'embarcadère, vous arrivez, inquiet, haletant, harassé; l'heure va sonner, le bureau est devant vous, un mètre à peine vous en sépare; mais il vous faut encore, avant de l'atteindre, décrire je ne sais quelle figure disgracieuse entre deux balustrades en bois qui le protègent contre l'empressement de la foule... Quand, votre billet à la main, vous franchissez le seuil de la dernière porte, vous apercevez, à cent pas de vous, le convoi s'éloigner, puis disparaître... Votre montre marque midi une minute.--A quelle heure part le premier convoi? demandez-vous d'une voix émue à l'un des employés de la compagnie.--A quatre heures, vous répond cet homme d'un ton ironique et bourru! Vous avez quatre heures à dépenser...

Hélas! oui. Un écrivain fort spirituel, dont le nom m'est inconnu, a eu raison de le dire, «les hommes attendent, les chevaux attendent, quelquefois même, si vous êtes jeune et beau, vieux et riche, ou fort aimable, les femmes vous attendent; mais jamais une steam-engine, ou une machine à vapeur n'a attendu personne, et il est impossible de courir après elle et de la rejoindre.»

Quatre heures à dépenser! Amère dérision! Sais-tu bien, malheureux! ce qu'elles lui couleront, à ce voyageur dont tu te moques si impitoyablement, ces quatre heures?... quelle influence, à jamais déplorable, une telle perte de temps peut avoir sur son existence? Dans le pays où il se rendait vit une jeune fille qu'il aime et qui partage son affection. Pressée par ses parents de consentir à un mariage odieux, elle l'attend pour prendre, de concert avec lui, un parti décisif. Il lui a promis d'être auprès d'elle tel jour, à telle heure. Quelque argent qu'il dépensât maintenant, il ne saurait tenir sa parole. Si celle qui l'attend, ne le voyant pas arriver, le croit infidèle, si le dépit et la jalousie l'égarent, peut-être se déterminera-t-elle à céder aux prières de son rival. Sans cette fatale barrière, il fût parti, et au lieu d'être éternellement malheureux, ces deux êtres, créés tout exprès l'un pour l'autre, eussent, comme on disait au siècle dernier,

Filé jusqu'à la mort des jours d'or et de soie.

Vous n'êtes pas seul, vous n'entrepreniez pas un voyage à la recherche d'une épouse: vous alliez, avec quelques amis, passer une journée de repos à la campagne, vous êtes arrivé à l'embarcadère un quart d'heure avant l'heure fixée... Tout semble vous sourire: l'air est pur, le ciel sans nuages, la journée sera magnifique, la société seule de vos compagnons ou compagnes de plaisir suffirait pour vous rendre heureux. Tout à coup un sifflet a retenti: c'est un signal du départ. Le chemin de fer traite les hommes comme les hommes traitent les animaux: il ne leur fait pas l'honneur de leur adresser la parole; c'est par un coup de sifflet qu'il leur exprime ses suprêmes volontés. A ce signal, les portes s'ouvrent avec fracas, et la foule se précipite vers les voitures destinées à la contenir. Entraîné par des flots d'hommes, de femmes et d'enfants, vous êtes porté malgré vous dans l'intérieur d'une voilure où, à votre grand désespoir, vous vous trouvez, seul en compagnie de sept manants aussi désagréables à voir qu'à entendre et à sentir. Nous appelez vos amis; deux on trois voix, parties de deux ou trois côtés différents, répondent à vos cris... Vous voulez sortir: un conducteur vous le défend sous peine de la vie; vos voisins se plaignent avec amertume de votre insupportable agitation; l'un deux même jette sur vous des regards menaçants, et s'apprête à vous proposer un duel pour le lendemain. En vain vous protestez contre cette odieuse tyrannie. «Votre billet, monsieur? vous demande votre geôlier, furieux de vos plaintes.--Mon billet?--Oui, monsieur, faut-il vous le répéter?--Je l'ai donné à un homme qui l'a déchiré.--Et qui vous l'a rendu?--Oui.--Où est-il alors?--Je l'ignore.» Vous le cherchez vainement, vous ne le trouvez pas, vous l'avez perdu dans la bagarre. Au moment même où le conducteur vous annonce l'agréable nouvelle qu'à l'arrivée il vous contraindra à payer une seconde fois votre place, un autre coup de sifflet se fait entendre, et la machine vous emporte sur les rails, en vomissant des tourbillons de flamme et de fumée, et en poussant les plus atroces gémissements qui aient jamais déchiré une oreille humaine!

A ce bruit, vous avez frémi malgré vous; car il vous a semblé entendre la trompette fatale de l'Ange exterminateur annonçant aux hommes l'heure du jugement dernier. Malgré vous aussi, vous vous rappelez alors toutes les fautes que vous avez pu commettre pendant votre vie, comme si vous deviez bientôt comparaître devant votre Juge suprême, et votre mémoire évoque le funèbre souvenir de la catastrophe du 8 mai...

Mais chassons ces tristes pensées, et oublions un instant que tout voyageur qui se sent emporté par une machine à vapeur sur des rails de fer, doit nécessairement recommander son âme à Dieu; supposons même qu'aucune autre petite misère ne viendra vous assaillir. Où sont les petits bonheurs de la route de terre, les beaux chevaux qui obéissent avec tant d'intelligence à la voix de leur maître, les détours gracieux de la route qui serpente au travers d'une prairie ou d'une forêt, les jeunes filles qui vous offrent des fleurs ou des fruits, les promenades à pied dans les passage difficiles avec une aimable voisine, à laquelle on offre son bras, et tant d'autres qu'il est inutile d'énumérer?--Le chemin de fer suit une ligne droite ou légèrement courbée; s'il s'arrête, c'est pour ranimer ses forces abattues, pour prendre ou pour déposer des passagers; mais jamais il ne songerait à procurer aux voyageurs qu'il conduit et leur destination ni distractions ni repos; qu'il traverse une lande inculte et désolée, un frais vallon, une belle forêt, il court toujours avec la même vitesse, sans se préoccuper des beautés de la nature; il tourmente de ses horribles cris les nerfs les moins sensibles; il aveugle, avec sa poussière noire, toutes celles de ses malheureuses victimes qui se hasardent à ouvrir les yeux; il les étouffe avec les odeurs infernales qu'il exhale à chaque soupir. Qu'un malade soit tout à coup saisi par une de ces douleurs violentes auxquelles une courte halte est absolument nécessaire, en vain, ne voulant sacrifier ni sa réputation ni sa vie, il le supplie de ralentir sa marche; sourd à ses prières comme il serait sourd à ses menaces, son impitoyable bourreau ne lui répond que par un coup de sifflet tellement effroyable, que l'émotion qu'il éprouve redouble encore la violence de son mal.....

Cependant le chemin de fer traverse un pays peu peuplé; il a fait à la dernière station une ample provision d'eau et de charbon; depuis une heure déjà il vous entraîne sans reprendre haleine, avec une vitesse de plus en plus grande... Aveuglé, suffoqué, étourdi, malade peut-être, vous sentez le besoin de respirer, ne fût-ce qu'une minute.--Vain désir! Au lieu de diminuer, la vitesse redouble... Les arbres et les maisons passent si rapidement devant vous, qu'ils ne vous paraissent plus séparés par aucune solution de continuité... Vous fermez les yeux; mais si vous cessez de voir la vitesse, vous la sentez encore. D'abord la monotonie de ce mouvement vous donne le mal de mer; puis le sang vous monte à la tête, mille pensées confuses se pressent en désordre dans votre cerveau, vous éprouvez ce mal étrange qu'on appelle le vertige. Entraîné par une force irrésistible, vous allez ouvrir la portière et vous précipiter sur les talus du chemin pour vous soustraire à cette insupportable souffrance... Heureusement, au moment où vous tourniez le bouton, le convoi commence à ralentir sa marche... Vos yeux se rouvrent, votre coeur se dilate, votre tête se débarrasse, vous respirez, vous vivez, vous êtes arrivé.

Arrivé!--J'ai bien souffert, vous dites-vous à vous-même; mais que de temps et d'urgent j'ai économisé!--Et, jouet de cette illusion, vous vous félicitez, d'avoir supporté courageusement des douleurs utiles.--Erreur grossière! Récapitulons, en effet, et, tout compte fait, il se trouve que vous avez, dépensé trois heures et dix francs de plus par le chemin de fer que par la diligence ordinaire, sur un modeste trajet de quatre-vingts lieues, et que vous avez eu en outre l'inappréciable avantage de changer sept ou huit fois de voiture.


Vue de la fontaine de Pouhon, à Spa.

Arrivé!--Payez une seconde fois votre place et courez, découvrir votre bagage au milieu d'une montagne de malles, de valises, de sacoches, d'étuis, etc. Une fouille intelligente vous a mis en possession de l'objet cherché; tout fier encore d'en être quitte à si bon marché, de n'avoir perdu aucun de vos membres, vous vous dirigez, votre bagage sous le bras, vers la porte de sortie. Une dernière misère vous était réservée. Vous avez perdu aussi le petit bulletin qui devait prouver à l'employé de service à cette porte que vous êtes le légitime propriétaire de vos effets... heureux si on ne vous arrête pas comme un voleur! Que de démarches vous devez faire avant de pouvoir obtenir la remise de tout ce qui vous appartient!--Bonne chance, ô mon infortuné compagnon de route! Quant à moi, le sort aujourd'hui m'est favorable, et je profite de ma liberté m'échapper de la station et courir à Spa.

Mais, j'y songe! que vous dirai-je de ce charmant pays que vous et vos lecteurs ne sachiez déjà? Qui n'a entendu parler de ces eaux minérales, si célèbres dans le monde entier? jamais un malade n'a demandé en vain au Pouhon et à la Géronstère la sauté qu'il avait perdue. Mais sur les dix mille étrangers qui visitent Spa chaque année, huit mille environ se portent parfaitement bien, ou se guérissent, sinon avec les eaux, du moins avec les plaisirs de Spa. Tous les matins, de nombreuses et brillantes cavalcades partent dans toutes les directions. Celles-ci vont parcourir les vastes forêts qui couronnent, à 650 mètres au-dessus du niveau de la mer, les montagnes voisines; celles-là se rendent à la cascade de Cou, à la grotte de Remouchamps, à la belle propriété de Justenville. Le soir ramène tous les promeneurs au rendez-vous commun. Souvent une même, table d'hôte, réunit trois cents convives. Après le dîner, un orchestre de musiciens exécute des ouvertures et des symphonies sous les magnifiques ombrages du la promenade de Sept heures, ou au sommet de la montagne, d'Annette et Lubin. La nuit venue, chacun se rend à la Redoute, où des divertissement variés, le jeu, le spectacle, la lecture, la conversation, les concerts, le bal, terminent la journée des heureux oisifs auxquels les hôtels de Spa ont accordé une hospitalité aussi aimable que modérée. Il y a dix ans, Spa, abandonnée pour Baden-Baden et Wiessbaden, avait beaucoup perdu de son ancienne splendeur. Une administration intelligente et les chemins de fer la rendront désormais ce qu'elle a déjà été cette année, la ville d'eaux la plut agréable, et la plus fréquentée de l'Europe.


Source de la Géronstère à Spa.

Adieu, mon cher directeur. Une autre fois, si vous me le permettez, je vous ferai part de la découverte de la Moselle par votre dévoué correspondant.



Les Fêtes de Septembre, à Bruxelles

23, 24, 25, 26 SEPTEMBRE 1843.

Avant 1830 la Belgique ne s'était jamais appartenue à elle-même; les Romains, les Francs, des seigneurs féodaux, les ducs de Bourgogne, la maison d'Autriche, l'Espagne, la France et la Hollande, l'avaient tour à tour conquise et gouvernée. La Révolution de Juillet lui inspira le désir et le courage de devenir libre et indépendante. Au mois de septembre 1830 elle prit les armes, chassa ses derniers maîtres, brisa, en ce qui la concernait, les traités de 1815, et, puissamment aidée par la France, elle conquit enfin sa nationalité. Aujourd'hui elle forme un des États secondaires de l'Europe.

Cependant, bien qu'unies entre elles par les mêmes lois, les neuf provinces dont se compose le royaume de Belgique offraient encore des divisions parfaitement distinctes. Chacune d'elles avait sa physionomie, son climat, sa langue, ses moeurs, ses coutumes, ses opinions. La révolution une fois accomplie, les hommes d'État appelés à la diriger durent donc s'occuper de moyens de fondre en un seul tout homogène ces éléments si divers et si opposés. Les habitants de la Belgique étaient Français, Allemands, Hollandais, Espagnols même: il fallait les rendre tous Belges. Pour atteindre ce but, le gouvernement présenta la loi du 1er mai 1834, qui décrétait l'établissement d'un vaste ensemble de chemins de fer.


Anniversaire de la Révolution belge.--Concert dans le Parc de Bruxelles.

Cette grande mesure, si promptement exécutée, a déjà eu d'immenses résultats. Sans doute elle n'a pas encore produit tous les effets que l'avenir doit en attendre; mais en rapprochant à de courtes distances les provinces les plus éloignées, elle a affaibli, si ce n'est détruit, une foule de préjugés et de rivalités; elle a rendu, de plus, d'éminents services à l'agriculture, au commerce, à l'industrie; enfin elle a évidemment favorisé le développement intellectuel de la nation. Ainsi, depuis 1830, la Belgique, qui emprunte ses différents idiomes aux peuples qui l'avoisinent, et qui, par conséquent, n'a point de littérature nationale proprement dite, a publié, pour la première fois, des ouvrages originaux d'un mérite incontestable. Les arts ont devancé les progrès de la littérature. La peinture, la sculpture, la musique, ont maintenant, chez, nos voisins du Nord, de célèbres interprètes.

Le gouvernement belge n'a pas voulu que le peuple pût perdre le souvenir d'une révolution dont les bienfaits sont déjà si grands. Aussi fait-il chaque année célébrer des fêtes publiques en l'honneur de son anniversaire. Ces fêtes ne sont pas toujours aussi monotones et aussi ennuyeusement absurdes que celles qui ont lieu à Paris, soit au 1er mai, soit au 29 juillet; elles varient selon les circonstances et selon les opinions des ministres régnants. Tous les ans le programme est discuté et arrêté par les Chambres.

Ainsi, en 1831, la même année où furent votés les chemins de fer, les fêtes de septembre eurent un caractère qu'on ne leur a malheureusement plus donné depuis. M. Hogier, alors ministre de l'intérieur, avait conçu le plan d'un grand concours musical et littéraire, qui avait pour but d'aider au développement de l'intelligence. Ce but fut atteint. Le gouvernement décerna des médailles et des sommes d'argent à des littérateurs et à des compositeurs de musique. Ces récompenses avaient un grand attrait pour des artistes belges, dont les travaux sont si rarement rémunérés avec quelque munificence ou avec quelque dignité dans leur pays. Ce concours ne fut suivi d'aucun autre; mais l'impulsion était donnée, et, à dater de ce moment, une grande activité se déploya dans les travaux intellectuels. La littérature et la musique, qui ne peuvent aussi facilement se produire que la peinture et la sculpture, firent cependant de grands progrès. Ce fut en 1835, si nous ne nous trompons, qu'eut lieu dans le temple des Augustins, sous la direction de M. Félis, le premier grand festival belge de musique. Un nombre considérable d'instrumentistes et de chanteurs, venus de tous les points de la Belgique, se rendirent dans cette ancienne église, transformée en salle de concert.


Anniversaire de la Révolution Belge.--Concert dans l'ancienne église des Augustins.

En 1837, le déplorable état où se trouvait alors l'enseignement primaire inspira l'idée de créer à Bruxelles une société ayant pour but de répandre l'instruction parmi les classes ouvrières. Cette société ouvrit des cours gratuits qui comptèrent, en peu de temps, plus de huit cents élèves. On y enseignait surtout la musique.

Le gouvernement s'était méfié des tendances de cette société; rassuré, il conçut l'idée de faire servir cet enseignement à l'embellissement des fêtes de septembre de l'année 1838. Des choeurs devaient être chantés sur la place des Martyrs au moment de l'inauguration de la statue de la Liberté élevée à l'endroit où reposent les combattant» qui succombèrent en 1830. Mais les ministres actuels, craignant sans doute de donner aux fêtes de septembre un caractère trop prononcé, renoncèrent à ce projet.

Cependant, l'enseignement musical continua de faire de rapides progrès parmi les masses; de nombreuses sociétés de chant se constituèrent de toutes parts, et, en 1841, le gouvernement songea de nouveau à les employer aux fêtes de septembre; un grand concours vocal ayant été institué cette année à Bruxelles, toutes les sociétés de chant du royaume et même de l'étranger furent invitées à y prendre part. Des médailles étaient destinées aux sociétés victorieuses. Une fête semblable eut également lieu en 1842; mais alors déjà on s'aperçut des nombreux inconvénients qu'elle offrait. Les villes ou résidaient les sociétés qui n'obtenaient point de prix virent leur défaite avec dépit. L'union que l'on voulait faire régner entre toutes les provinces de la Belgique fut de nouveau compromise, On se rappela que, sous le gouvernement hollandais, une haine profonde entre Gand et Anvers n'avait eu d'autre motif que le prix remporté par la première de ces villes à un concours de musique. Les concours de chant durent donc être abandonnés de nouveau.

L'anniversaire de la Révolution de 1830, célébré cette année à Bruxelles, n'a pas encore été ce qu'il devrait être si le gouvernement comprenait son devoir. Les fêtes données étaient plus faites pour récréer les yeux que pour réjouir le coeur ou élever l'intelligence. Cependant, parmi ces fêtes, nous en avons remarqué qui sont susceptibles de développer de plus en plus, en Belgique, le goût et le sentiment de la musique; tels sont, par exemple, les concerts donnés aux Augustins et au Parc.

L'ancienne église des Augustins, où se donnent actuellement à Bruxelles les concerts qui exigent la réunion d'un grand nombre d'exécutants, est un édifice élevé en 1642 et réuni à cette époque à un couvent d'une construction beaucoup plus ancienne. L'extérieur, d'une remarquable simplicité, offre quelque intérêt; le portail de l'église est assez large: il est orné de six colonnes dont les chapiteaux supportent une corniche qui règne, sur toute la façade. Trois portes donnent accès à l'intérieur. Les dessins de cette église et de son portail sont dus à Wenceslaus Coebergher.

L'intérieur des Augustins, disposé actuellement en salle de concert, peut contenir un grand nombre d'auditeurs; des bancs sont rangés dans la nef principale ainsi que dans les deux nefs latérales. Au-dessus des deux nefs latérales, on a élevé des espèces de tribunes qui contiennent encore un certain nombre de places. Au fond, dans l'ancien choeur, se trouve l'orchestre.

La partie musicale des fêtes de cette année a été confiée par le gouvernement à M. Ferdinand, ancien chef d'orchestre du théâtre de Liège. M. Ferdinand a fait preuve d'une grande activité, et surtout de beaucoup d'habileté dans l'organisation et dans la direction des grandes solennités musicales. Trois cents exécutants environ, tant instrumentistes que chanteurs, se trouvaient placés sous sa direction aux concerts des Augustins. Liège, Tongres. Verviers, Namur, Mons, Maestricht, Berg-op-Zoom, Leyde. Cambrai, Valenciennes, Courtrai, Bruges, Ostende, Gand, Termonde, Ham, Lille, Spa, Aix-la-Chapelle, Cologne et Mayence, avaient envoyé à Bruxelles, par les chemins de fer, l'élite de leurs dilettanti. Comme on le voit, la Hollande elle-même était représentée à ce Festival. Telle est la puissance de la musique, qu'elle force à fraterniser les ennemis les plus irréconciliables.

Cette masse imposante d'exécutants a rendu avec beaucoup d'ensemble quelques-uns des morceaux les plus célèbres de la musique classique, au nombre desquels on a surtout remarqué les magnifiques compositions de Beethoven, de Chérubini, de Méhul, de Haendel et de Haydn.

Outre les deux concerts donnés aux Augustins, le programme des fêtes de septembre portait qu'une troisième séance musicale, également dirigée par M. Ferdinand, aurait lieu dans l'enceinte du parc.

Le parc de Bruxelles, regardé avec raison comme l'une des plus belles promenades de l'Europe, est merveilleusement disposé pour que la musique,--la musique vocale surtout, --y produise de beaux effets. Vers le milieu de cette magnifique promenade se trouve un bassin rempli d'eau. C'est à quelques pas de ce bassin que l'on avait disposé une estrade où sont venus se placer, vers les sept heures du soir, tous les chanteurs appelés à prendre part à ce concert vocal. Notre dessin peut seul donner une idée de l'aspect féerique que présentait cette scène, brillamment éclairée par des milliers de lampions et de candélabres, qui se réfléchissaient dans l'eau du bassin, et dont un sombre rideau de verdure faisait encore ressortir l'éclat.

Si jamais de nouvelles modifications étaient apportées aux fêtes variables de l'anniversaire de la Révolution belge, l'Illustration préparerait de nouveau ses crayons et sa plume.



Un Amour en province.

NOUVELLE. (Suite et fin.--Voir v. II, p. 74)

II

La mère de Démosthène passait les premiers mois de son deuil dans une jolie bastide que son mari avait achetée sur les bords de la mer pour aller se reposer des fatigues du barreau. C'est là qu'entourée de sa famille, elle attendait l'arrivée de son fils. Démosthène n'avait qu'une soeur, qui s'était mariée pendant son absence avec un assez riche négociant nommé M. Armand. Celui-ci était resté orphelin de bonne heure, et avait servi, pour ainsi dire, de tuteur à deux soeurs plus jeunes que lui. Madame Delvil, qui dépassait alors trente ans, dissimulant son âge, unie à un vieux mari qui lui laissait une grande liberté, élégante, coquette, et étrangement dépitée de voir toujours auprès d'elle une jeune soeur de dix-huit ans, à l'air noble et candide, vraiment, belle, douée d'une intelligence supérieure et originale qui ne s'était encore éveillée qu'à demi dans ce contact étouffant du monde jaloux ou vulgaire qui l'entourait. Thérèse Armand était pour sa soeur un objet de menaçante rivalité: tandis que les grâces de la jeune fille se développaient chaque jour, les charmes un peu surannés de la femme déjà sur le retour tendaient il s'effacer pour jamais. C'est pour la plupart des femmes une époque pleine d'amertume et d'aigreur que cette phase du déclin. Madame Delvil la combattait résolument; mais forcée de lui céder cependant, elle éprouvait des révoltes intérieures qui se trahissaient en mauvaise humeur contre Thérèse, calme, riante et chaque jour plus jolie. Aussi souvent et aussi longtemps que possible, madame Delvil s'était reposée du rôle de mentor de Thérèse, que lui imposait sa qualité de soeur aînée, d'abord sur son frère, plus tard sur sa belle-soeur, et, en dernier lieu, sur la mère de Démosthène, qui, depuis la mort de son mari, avait trouvé une douce distraction à sa douleur dans l'aimable compagnie de la jeune fille. De son côté, Thérèse s'était sentie véritablement heureuse de passer quelques, mois avec la bonne veuve dans cette riante bastide, au bord de la mer, loin du ménage un peu bourgeois de son frère et des goûts mondains et vulgaires de sa soeur. Elle avait plus vécu par l'esprit et l'imagination, durant ces quelques semaines de solitude, que pendant les années lentement écoulées de sa jeunesse contenue et rêveuse. Le père de Démosthène, voulant en imposer comme érudit et comme bel-esprit, avait eu le luxe d'une double bibliothèque à la ville et à la campagne, et sa veuve, qui n'avait jamais ouvert de sa vie un autre livre que son livre d'heures, ne soupçonna pas qu'il y eût le moindre danger pour une jeune fille de lire tous les livres de littérature une son mari avait mêlés aux Digestes et aux Codes.

Thérèse lut ainsi les poètes, les historiens, et même quelques romans. Clarice Harlowe la loucha; Corinne exalta son intelligence; la Nouvelle Héloïse fut pour elle sans danger, Julie lui parut raisonneuse et pédante, et Saint-Preux un triste idéal. Enfermée dans le cabinet de l'avocat défunt, la jeune fille dévorait volume sur volume, tandis que la mère de Démosthène surveillait ses poules, ses lapins et ses fruits. Thérèse employait ainsi les heures brûlantes de la journée, alors que la promenade était impossible; mais lorsque, le soir, la brise de la mer fraîchissait, elle allait s'asseoir sous un petit bois de pins qui touchait au rivage, elle rêvait délicieusement, son coeur se dilatait, elle sentait, en face de la nature, le réveil d'une âme forte et d'une sensibilité exquise. Parfois la mère de Démosthène l'accompagnait; alors la jeune fille était distraite de ses rêveries accoutumées par la conversation de la bonne mère, qui ne tarissait pas en éloges sur son fils bien-aimé, gloire à venir de sa maison, noble héritier de l'éloquence paternelle. Thérèse, dont l'esprit juste et un peu moqueur s'était permis de douter depuis quelques années du génie du père de Démosthène, fut d'abord disposée à la même incrédulité envers les mérites du fils; mais la mère les exaltait avec tant de conviction et de ferveur, qu'insensiblement sa foi fit quelque impression sur l'âme de la jeune fille; il y avait d'ailleurs, ajoutait la bonne veuve, des rapports frappants de goûts entre Démosthène et Thérèse: comme elle, il aimait l'étude, la littérature, la poésie. Insensiblement l'esprit de la jeune fille fut attiré vers cette image du jeune Parisien instruit, élégant et spirituel, ainsi qu'on se plaisait à lui représenter Démosthène dans sa famille; et parfois, durant ses promenades au soleil couchant qui se baignait dans la mer, une figure idéale et chère peuplait la solitude qui se déroulait devant elle: c'était celle de Démosthène!!!... Elle était dans cette disposition d'âme, lorsqu'une lettre du héros de ses rêves annonça à l'heureuse veuve le jour fixé pour l'arrivée de son fils. Il devait, avant de se montrer à la ville, aller embrasser sa mère à la campagne, et s'y arrêter une semaine pour se reposer de la fatigue du voyage.

Le jour si vivement désiré par la mère de Démosthène et assez, impatiemment attendu par Thérèse arriva enfin. Dès le matin, M.. et madame Armand et madame Delvil, dans sa plus jeune et agaçante toilette, s'étaient rendus à la bastide. On ne savait pas à quelle heure précise devait arriver le voyageur, de sorte que toute la journée se passa dans une attente agitée. La bonne mère allait et venait, donnant des ordres, gourmandant et aidant sa cuisinière, afin que le premier repas qu'elle offrirait à son fils fut exquis en tous points. M. Armand se promenait avec sa femme dans l'allée du petit jardin, et, comme un bon négociant, causait affaires d'intérêt. «Votre frère se montrera, j'espère, équitable dans le partage, disait-il à sa femme; il hérite, grâce à l'injuste testament de votre père, du quart en sus de tous les biens; je pense du moins qu'il nous laissera notre part d'immeubles.--Oui, certes, il le faudra bien,» répondait la ménagère, qui, en femme positive, était résolue à plaider contre son frère plutôt que de se laisser dépouiller. Madame Delvil passait les heures d'attente dans sa chambre, allant de son miroir à la fenêtre, épiant le moindre bruit, revenant arranger une boucle rebelle, un noeud de ruban d'un effet incertain, et, tout en se mettant sous les armes, elle pensait que l'aimable avocat parisien ferait une heureuse diversion à la monotone compagnie des jeunes négociants de la ville, qui ne savaient parler que bonne chère et denrées coloniales. Quant à Thérèse, assise sous un berceau d'acacias en fleurs d'où l'on dominait la route et la mer, elle lisait une des plus belles élégies de M. de Lamartine, celle qui commence ainsi: