Un poète aux rudes accents, Aug. Barbier, a dit dans un de ses poèmes, Il Pianto, je crois:
... J'entends de mon coeur la voix mâle et profonde
Qui me dit que tout homme est apôtre en ce monde.
Chacun de nous, s'il veut écouter au fond de son âme, y entendra cette voix mystérieuse le pousser vers quelque modeste apostolat. Combien d'hommes aujourd'hui, pleins de généreux desseins, demeurent dans l'inaction, se plaignant de ce qu'il n'y a rien à faire de grand dans le monde, que tout est mesquin, étroit! Il n'y a pas de grande oeuvre collective à poursuivre. C'est vrai, rien qui puisse être comparé aux croisades ou aux guerres de l'Empire, rien qui nous passionne et nous entraîne tous vers un but commun en attendant que l'industrie, que les destinées politiques de la France aient aussi leur épopée, leur poème en action, faut-il attendre et demeurer inactifs? Ne vaut-il pas mieux, au contraire, préparer le terrain, préparer les hommes, nous préparer nous-mêmes pour le jour où une oeuvre glorieuse appellera et réunira en un même faisceau toutes les volontés, toutes les ardeurs? C'est ce que fait le père Mathew, c'est ce que font beaucoup d'autres, hommes et femmes inconnus, allant partout où une infirmité populaire appelle, dans les cabarets, dans les prisons, dans les hôpitaux; c'est ce que chacun de nous doit faire, suivant les forces de son coeur. de son intelligence, de sa fortune. Et qu'on ne dise pas que le mal est immense et que les efforts individuels n'y peuvent rien. Dans le grand travail que font les sociétés pour se régénérer, rien ne se perd, tout concourt au but: les résultats ne sont pas apparents, visibles, mais vienne l'heure marquée par la Providence, vienne l'homme de génie qui coordonne tous les efforts, toutes les volontés, tous les sentiments! et le travail des siècles, l'oeuvre lente et isolée des générations se résume tout à coup dans quelque grand fait social, dans quelque grande époque, qu'on nom propre, qu'une date résument tout entière.
En France, l'ivrognerie ne présente pas généralement un spectacle hideux; mais il est incontestable que l'intempérance y exerce de funestes ravages. Boire du vin frelaté est, pour tous les hommes du peuple, en général, un plaisir auquel ils sacrifient presque toujours quelque devoir sacré. On n'a qu'à faire le tour des boulevards extérieurs de Paris, le dimanche et le lundi surtout, voir la quantité vraiment effrayante de marchands de vins qui, hors de Paris et dans Paris, vivent et s'enrichissent, pour la plupart, de ce que l'ouvrier prélève sur son nécessaire, sur l'aisance de sa famille afin de satisfaire ce goût dépravé. Il faut s'arrêter, dans les quartiers populeux, devant les boutiques d'épicier, et voir tout ce qu'hommes et femmes du peuples y consomment de liqueurs spiritueuses, pour imaginer les désordres que doit produire ce vice dégradant.
Mais chez nous, des sociétés de tempérance sous la forme d'adhésion qu'a choisie le père Mathew auraient peu de succès. Il n'y a pas assez de gravité, et il ne reste plus assez de foi religieuse dans nos masses populaires pour tenter, par un pareil moyen, une réforme semblable. Ce qui réussit en Angleterre, et surtout en Irlande, serait sifflé à Paris, et le ridicule écraserait indubitablement apôtre et disciples. En France, l'homme qui possède par sa position, par sa fortune, par son éducation, une plus grande somme de joies, de plaisirs nobles et élevés, serait suspect s'il venait engager l'ouvrier, le travailleur, à se priver de l'usage du vin, ou, suivant son expression énergique, il noie son chagrin et sa misère, double fléau qui, une fois le vin bu et cuvé, reparaît plus sombre et plus menaçant. Les ouvriers seuls, ceux qui par leur intelligence, par un effort de leur volonté, se sont placés au-dessus de leurs frères sans cesser de partager leur misère et leurs travaux, pourraient se concevoir une pareille, mission avec chance de succès; eux seuls pourraient être les apôtres de la tempérance et en dire les avantages; eux seuls pourraient montrer à l'ouvrier les déplorables conséquences de l'ivrognerie. Mais est-ce aux pieds d'un prêtre, est-ce sur la croix de Jésus, que nos prolétaires pourraient prêter le serment de sobriété? Suffirait-il d'une petite médaille à laquelle s'attacherait le souvenir d'une cérémonie religieuse, pour vaincre l'attraction irrésistible qu'exerce la vue du marchand de vins? Nous en doutons.
De tous les sentiments qui ont conservé parmi le peuple une mâle énergie, il en est un qui, habilement dirigé un jour, deviendra, sous la main de quelque homme de génie, un levier tout-puissant; ce sentiment est celui de l'honneur. Napoléon, à qui rien de ce qui est grand ne pouvait échapper, a exploité ce sentiment et s'en est servi pour accomplir la plus grande oeuvre militaire qui ait jamais été tentée. Il a passionné le peuple pour le signe, pour l'étoile de l'honneur. Ce sentiment est loin d'être éteint, et l'on ne sait peut-être pas assez quelle transformation miraculeuse il peut exercer encore sur les natures les plus dégradées.
La barrière la plus puissante, l'obstacle le plus énergique que l'on pourrait opposer aux progrès de l'intempérance parmi nos classes ouvrières, et qui les engagerait peut-être plus encore qu'un serment prêté devant la croix, serait donc, à notre sens, une parole d'honneur solennelle dont la violation entraînerait le mépris de tous pour celui qui aurait méconnu la voix de l'honneur. C'est en intéressant l'honneur du prolétaire à sa propre amélioration qu'on donnera aux réformes sociales un caractère noble et élevé. Par la création des caisses d'épargne, on a remédié, sans doute, au mal que le père Mathew a si vigoureusement attaqué en Irlande, on a enlevé au vice de l'ivrognerie une part des ressources qui l'alimentent; mais on ne s'est pas adressé jusqu'ici aux plus nobles instincts de l'homme. Il appartient peut-être aux ouvriers intelligents, aux chefs moraux de la masse ouvrière, de faire appel à son honneur, et d'intéresser ce sentiment vivace aux progrès que le peuple doit accomplir par ses propres efforts.
Des Accidents sur les Chemins de Fer.
STATISTIQUE.
Les chemins de fer sont aujourd'hui un des besoins de notre civilisation; le goût de la locomotion rapide est entré maintenant dans nos moeurs; et, n'en déplaise à quelques esprits chagrins et jaloux de tout progrès, nous verrons, avant peu d'années, notre pays sillonné de ces merveilleuses voies de communication et un essor définitif donné à l'esprit industriel et commercial de la France. Mais en attendant cet heureux temps, que nous appelons de tous nos voeux, il nous semble utile de détruire certains préjugés que nous avons trouvés enraciné-, dans les esprits même les plus judicieux sur les inconvénients de cette extrême rapidité et sur les dangers auxquels elle peut donner naissance.
Les derniers accidents arrivés, tant en France qu'en Angleterre, sont venus donner un nouvel aliment à ces terreurs exagérées. L'affreuse catastrophe du 8 mai 1842 et les plaintes dechirantes dont un malheureux père de famille a fait retentir l'enceinte du tribunal de police correctionnelle, ont vivement agi sur les imaginations déjà préoccupées, et un tollé général s'est fait entendre contre les chemins de fer; et cependant, nous devons le dire, jamais craintes ne furent plus chimériques; et parmi tous les genres de locomotion connus et mis en pratique jusqu'à ce jour, nul ne présent.; moins de chances d'accidents que la circulation par les chemins de fer; nous allons prouver tout à l'heure par des chiffres la vérité de cette assertion.
Présentons d'abord quelques considérations préliminaires de nature, nous le pensons, à faire naître dans les esprits une conviction raisonnée, et disparaître des craintes irréfléchies.
Une machine, quand l'homme la crée pour un usage, pour un but déterminé, et qu'elle est arrivée à un degré de perfection convenable, remplit ce but admirablement, et beaucoup mieux que ne le pourrait faire l'homme lui-même. Qu'on se reporte, en effet, à la naissance de la machine à vapeur, à cette époque où la main d'un enfant était nécessaire pour ouvrir et fermer alternativement les robinets d'entrée et de sortie de la vapeur: n'est-il pas vrai que l'enfant pouvait être distrait, oublier son devoir, ouvrir ou fermer trop tard les robinets, et par là, augmenter et même faire naître les chances d'explosion de la chaudière? Eh bien! depuis que le piston lui-même, en s'élevant ou s'abaissant, met en jeu tout le mécanisme, qu'il est chargé d'introduire et d'expulser la vapeur, d'activer ou de modérer le feu, il agit avec la plus admirable régularité, et jamais une explosion n'est arrivée par son fait.
Il en est de même d'une machine locomotive: mettez-la sur la voie, les roues armées de bourrelets, et laissez-la marcher: ne craignez pas qu'elle se dérange; tant qu'elle aura de l'eau et du coke, la vapeur continuera à se former, les pistons à jouer, les roues à tourner, et elle suivra la route qui lui a été tracée; mais comme les circonstances du chemin varient, qu'il y a là une courbe à franchir, ici une station à desservir, cette machine doit être guidée, modérée ou poussée par une main habile, à laquelle, du reste, elle obéit toujours. C'est donc le conducteur de la locomotive qui est la providence des convois.
Mais en est-ce de même, nous le demandons, pour les voitures de transport sur les routes ordinaires? Là, point de rails saillants qui retiennent forcément les roues sur la voie; mais, des deux côtés de la route, des fossés, des ravins où le moindre écart peut vous précipiter. Au lieu de la fidèle locomotive qui reste strictement dans la ligne de son devoir, un attelage de chevaux que la course excite, que le fouet aiguillonne, qui doivent se détourner pour livrer passage, et occuper tantôt le milieu, tantôt le bas côté de la route; puis des pentes rapides, des ornières, et au milieu de tout cela, l'instinct de l'animal, ses caprices, sa force, qu'il ne doit pas à l'homme, et que dans bien des cas l'homme ne peut maîtriser. Faut-il s'étonner, après cela, des accidents que fait naître la locomotion ordinaire? Aussi l'on ne s'en étonne pas, c'est chose reçue et passée dans les usages, et l'on se préoccupe très-peu, en roulant en diligence, des chances de danger que l'on court. Quant à nous, nous l'avouons, sans prétendre faire le moindre tort à l'homme ou aux animaux, ni diminuer la confiance qu'on place en eux, le mode de locomotion mécanique, et, en général, tout mode de transmission de mouvement mécanique est ce qui nous a toujours paru le plus rassurant, parce que c'est ce qu'il y a de plus régulier.
Les chiffres que nous allons citer feront, nous l'espérons, partager notre conviction à nos lecteurs.
Les accidents de chemins de fer appartiennent tous à deux séries de causes: la première série est celle des accidents dus à une mauvaise administration, tels que collisions de convois, signaux mal transmis, morts aux passages à niveau; la seconde série comprend ce que nous pouvons appeler les causes inévitables: ce sont les bris d'essieux, les éboulements, les obstacles placés méchamment sur la voie, le déplacement des rails et des coussinets qui entraîne les déraillements.
Un relevé exact des accidents arrivés par ces diverses causes a été fait en Angleterre, qui, en 1840 comptait déjà cinquante chemins de fer en exploitation, et en avait plus de soixante en 1842. Ce relevé comprend environ trente mois, du 1er août 1840 au 1er janvier 1843, et il nous paraît d'autant plus concluant que la circulation a atteint un chiffre extraordinaire, et que la vitesse y est moyennement plus grande qu'en France et en Belgique.
Ces accidents sont divisés en trois catégories, savoir:
1re catégorie: sortie des rails, collisions de convois, faits provenant du chemin, tels qu'éboulement, bris d'essieu (rangés parmi les causes inévitables);
2e catégorie: accidents provenant du fait des personnes victimes, soit en montant, soit en descendant d'un convoi en marche, en traversant la voie au moment du passage d'un convoi;
3e catégorie: accidents dont les victimes sont les agents des compagnies de chemins de fer.
La première catégorie est, on le voit, la seule dont il y ait lieu de se préoccuper, puisque c'est la seule où l'on puisse accuser le mode de locomotion et les administrateurs des compagnies; cependant, pour ne rien dissimuler, nous donnerons les accidents des trois catégories..
Dans les dix-sept mois, depuis août 1840 jusqu'à la fin de décembre 1841, sur ses chemins de fer, en Angleterre, les accidents ont été au nombre de 204, savoir; 79 en 1840 et 125 en 1841:
2e - 52 - 23 - - 30
3e - 95 - 16 - - 62.
Pendant ces dix-sept mois, 15 millions de voyageurs ont été transportés par les chemins de fer: en comprenant le nombre des morts à celui des voyageurs, on arrive à ce résultat remarquable et parfaitement rassurant, que dans la 1re catégorie seule, il y a eu un mort pour 326,006 voyageurs; dans la 2e seule, il y eu un mort pour 652,172 voyageurs, et en d'autres termes, qu'un seul voyageur sur 652,172 a été imprudent, et a payé son imprudence de sa vie.
Pour les deux catégories réunies, il y a eu une victime pour 217,536 voyageurs; enfin, en réunissant les trois catégories, on n'arrive encore qu'au chiffre d'un mort pour 150,435 voyageurs, et nous n'avons pas besoin de faire remarquer de nouveau que le seul chiffre significatif est celui de la première catégorie.
Si nous décomposions les chiffres que nous avons donnés plus haut, nous montrerions qu'il y a en un huitième de moins d'accidents en 1841 qu'en 1840. En parcourant l'état de ces accidents pour 1841, on trouve comme indication, trois fois, sauté hors du wagon pour rattraper son chapeau; douze fois, sauté hors d'un wagon; six fois, écrasé en traversant la ligne à l'arrivée d'un convoi; plusieurs fois, tué en dormant sur les rails, ou tombé du haut de voitures où il était monté sans permission.
En 1842, sur 64 chemins de fer qui ont transporté 18 millions de voyageurs, et dont le parcours a été, chaque semaine, de 273,000 kilomètres, ou plus de sept fois le tour de la terre, les accidents sont devenus encore plus rares.
Ainsi,
2e 47 26 22
3e 77 42 35.
Total; 154 accidents, 73 morts, blessés, 71.
Comparons, comme nous l'avons fait tout à l'heure, le nombre des morts au nombre des voyageurs, et faisons remarquer d'abord que dans les cinq victimes de la première catégorie, une seule avait pris toutes les précautions convenables et n'avait aucune imprudence à se reprocher; ce serait donc, dans ce cas, un mort pour 18 millions de voyageurs.
Dans la première catégorie, il y a eu un mort pour 3,600,000 voyageurs, et environ un blessé pour 1,200,000 voyageurs.
Dans la seconde catégorie seule, il y a eu un mort pour 692,076 voyageurs, et pour les deux réunies, un mort pour 580,645 voyageurs.
Enfin, en réunissant les trois catégories, on trouve que, parmi tous ceux qui se sont servis des chemins de fer, ou qui étaient employés sur ces chemins, il y a eu un mort sur environ 250,000 personnes.
En Belgique, où les chemins de fer sont en activité depuis le milieu de l'année 1835, les résultats que nous avons recueillis ne sont pas moins remarquables. De 1835 à 1839, il n'y avait presque partout qu'une seule voie, et les seules gares d'évitement étaient les gares de stations. Il avait donc des chances nombreuses de collisions. Eh bien, dans tout ce laps de temps, il n'y a eu que 15 personnes tuées et 16 blessées, et, parmi elles, trois voyageurs seulement ont été tués et deux blessés. Il a été transporté sur ces chemins 6,609,645 voyageurs; il y a donc eu un mort sur 2.203,215 voyageurs.
Croit-on que sur une route de terre, pour une circulation aussi énorme, on n'aurait pas eu plus d'accidents à déplorer? Qu'on songe que les 6,609,645 voyageurs de Belgique représentent le chargement complet de 330,482 diligences de vingt places, ou le travail d'une diligence partant tous les jours au complet pendant neuf cents ans, et qu'on reconnaisse alors que le mode de locomotion le plus sûr est celui des chemins de fer.
Nous avons commencé par donner les résultats obtenus sur les chemins de fer étrangers, parce que nous savons que le peuple français a l'esprit tellement fait qu'il s'en rapporte davantage à l'expérience de ses voisins qu'à la sienne propre. Cependant ce qui nous reste à dire des chemins de fer Français n'est pas moins concluant que ce que nous avons dit des chemins de fer anglais et belges.
Nous n'avons pu recueillir encore de renseignements antérieurs à 1843 que pour le chemin de Paris à Saint-Germain, et pour celui de Paris à Corbeil.
Sur ce dernier chemin, ouvert le 10 septembre 180, depuis l'époque de son ouverture jusqu'au 30 juin 1843, il a circulé 2,200.000 voyageurs, et il n'y a eu qu'un seul voyageur blessé; aucun n'a été tué.
Sur le chemin de. Paris à Saint-Germain, depuis son ouverture, qui a eu lieu au mois d'août 1837, on a transporté plus de 6 millions de voyageurs, parmi lesquels un seul a été tué en 1842. Les blessures et contusions ont été dans la proportion d'un voyageur blessé pour cent mille voyageurs à peu près.
Enfin, un relevé exact fait par les soins de l'administration des travaux publics a donné, pour le premier semestre de 1843, un résultat que nous consignons ici avec plaisir; sur les six chemins de fer qui aboutissent à Paris, et dont le développement total est de plus de 340 kilomètres, du 1er janvier au 30 juin de cette année, il a circulé 18,446 convois chargés de 1,889,718 voyageurs; le parcours a été de 510,215 kilomètres, ou environ 127,551 lieues; et dans tout ce temps et ce parcours, pas un voyageur n'a été tué: pas un voyageur n'a été blessé; il y a eu seulement trois victimes, tous trois agents des compagnies.
Ou voit qu'en France, comme dans les autres pays, la vie des voyageurs n'est pas très-exposée par le nouveau mode de locomotion.
Un calcul analogue à ceux que nous avons présentés plus haut démontre qu'en comparant la locomotion par chemin de fer à la locomotion par route de terre, cette dernière est soixante douze fois plus dangereuse c'est-à-dire qu'au lieu de 16 morts causées en dix-sept mois par les chemins de fer anglais, on en aurait eu 3,312 à déplorer sur les routes de terre.
Tour ce que nous venons de dire a pour but de rassurer le public, qui s'habitue avec peine à comprendre qu'une machine aussi puissante soit si peu dangereuse; mais cela ne s'adresse qu'au public; quant aux compagnies, elles doivent toujours ce rappeler que ce n'est que par des soins de tous les instants, la surveillance la plus minutieuse, l'observation la plus rigoureuse de toutes les prescriptions de leurs règlements qu'on peut arriver aux résultats que nous nous sommes plu à constater, et qu'il dépend d'elles de populariser en France cet admirable instrument de civilisation.
Diorama.--Nouveaux Tableaux
Vue intérieure du Diorama, au moment de l'exposition
représentant l'église de Saint-Paul-Hors-les-Murs, après un
incendie.
Depuis que M. Daguerre, pensionnaire de l'État, jouit en paix du fruit de ses découvertes, le Diorama avait disparu. L'année dernière, M. Hascalon, tentant inutilement de le ressusciter, avait exposé une Vue de Paris sous Charles IX, et une Vue du canal Saint-Martin; mais ce spectacle, quoique qualifié par les journaux de distraction très-agréable, n'avait attiré qu'un petit nombre de curieux. Le Diorama allait être relégué parmi les inventions fossiles, quand M. Bouton a entrepris de le régénérer. Allez aujourd'hui rue de la Douane, et vous y retrouverez le Diorama perfectionné, avec toutes ses splendeurs, tous ses effets magiques, toutes tes admirables transformations.
Nous voici dans la salle, commodément assis. Un rideau s'ouvre, et nous sommes transportés à Rome, sur le chemin d'Ostie, dans la basilique de Saint-Paul-Hors-les-Murs. Elle se montre à nous telle qu'elle fut bâtie sous le règne de Constantin le Grand. Quatre rangs de colonnes corinthiennes séparent la nef des bas-côtés; une riche mosaïque, représentant Jésus-Christ et les apôtres, occupe le cul-de-four de la voûte. Les portraits de deux cent cinquante-huit papes ornent la partie supérieure de la nef. Une mystérieuse obscurité, enveloppe le vaisseau; mais le maître-autel, entouré de fidèles agenouillés, resplendit d'une vive lumière. Tout à coup la scène change: le tableau se décompose graduellement, et l'on voit la basilique en ruines, après l'incendie qui la dévasta le 16 juillet 1823. La toiture de cèdre n'existe plus; le sol est jonché de débris; la flamme a fendu les colonnes de marbre, enterré les mosaïques, lézardé les parois. Un soleil éclatant, pénétrant dans l'enceinte découverte dore les restes calcinés de la vieille construction byzantine.
A cet intérieur succède un paysage. Nous sommes en Suisse; nous avons devant les yeux la ville de Fribourg, avec ses maisons pittoresquement étalées, son pont de fil de fer, le torrent de la Sarme et haute tour de Saint-Nicolas. Le printemps rit dans les creux, les arbres et le gazon verdoient, les eaux scintillent; mais hélas! quel changement triste et imprévu! l'horizon s'obscurcit, la neige tombe, les toits et les terrains grisonnent; bientôt la ville et les maisons sont complètement recouverts d'une couche de neige, dont la blancheur contraste avec les teintes sinistres des nuages et le noir bleuâtre des flots.
Ces modifications, si merveilleuses pour la majorité des spectateurs, le sont plus encore peut-être pour ceux qui connaissent les procédés du Diorama. En effet, enseigner à un artiste la théorie de ce genre de peinture, initiez-le à tous les secrets de MM. Bouton et Daguerre, qu'il se mette courageusement à l'oeuvre, et il est vraisemblable qu'il n'obtiendra aucun résultat satisfaisant; car si la théorie est simple, la pratique, hérissée de difficultés, exige autant de talent que d'expérience.
Les tableaux du Diorama sont peints des deux côtés sur une toile de percale ou de calicot, d'un tissu égal, et de la plus grande largeur possible, afin d'éviter les coutures. Après avoir enduit la toile de deux ou trois couches de colle de parchemin, on en peint le devant avec des couleurs broyées à l'huile, mais en se servant d'essence et d'un peu d'huile grasse pour les tons vigoureux. Ou n'emploie ni blanc, ni couleurs opaques, ni rien de ce qui pourrait détruire la transparence de la toile. Lorsque ce premier tableau, d'un effet clair, est achevé, on exécute le second par-derrière, en s'éclairant du jour qui passe à travers la toile. Elle reçoit d'abord une couche de blanc transparent, comme le blanc de Clichy; puis l'on trace les changements que l'on veut faire subir au premier tableau, dont les formes doivent être exactement suivies ou dissimulées avec habileté.
Supposons maintenant la toile en place. Si la lumière frappe le devant par réflexion pendant que la surface postérieure demeurera dans l'obscurité, l'effet clair sera seul visible. Si le jour descend par réfraction, de fenêtres verticales, sur le derrière de la tuile, le tableau antérieur sera annulé, et les spectateurs n'apercevront plus que l'effet vigoureux.
Ce sont là les bases fondamentales du Diorama; mais M. Bouton les a développées, étendues, améliorées. Ainsi, par des moyens qui lui appartiennent, il est parvenu, au Diorama de Londres, à rendre la nature en mouvement, à représenter les nuages qui passent, à faire marcher dans une église une procession de pénitents. M. Bouton n'a pas encore initié ses compatriotes à ces merveilles; les deux remarquables peintures qu'il expose aujourd'hui ne sont en quelque sorte qu'un prélude; et cependant quelle perfection! quelle imitation heureuse des terrains et des édifices! quelle entente du clair-obscur! quelle habile distribution de la lumière!
(La légende est illisible)
En M. Bouton repose l'avenir du Diorama, car il est le seul artiste qui s'en occupe encore avec intelligence et avec succès. M. Bouton était le collaborateur de M. Daguerre lors de la création du Diorama; il n'a cessé depuis de s'y consacrer, et nous n'avons pas oublié les tableaux qu'il a produits durant l'espace de années; les intérieurs de 'église de Cantorbéry, de la cathédrale de Reims, du Campo-Santo, du cloître Saint-Wandville, de Saint-Pierre de Rome, les vues de Rouen après un orage, de Paris prise du Bas-Meudon, de Venise, prise du grand canal.
En 1832, M. Mouton alla présenter le Diorama en Angleterre. Il y était encore jouissant de la faveur de toute la gentry, quand au mois de mars 1839, le lendemain de la mi-carême, un incendie consuma le Diorama parisien. Cinq mois plus tard, MM. Daguerre et Niepce cédaient à l'État, moyennant une rente annuelle, les procédés qu'ils avaient découverts pour fixer les images de la chambre obscure. Privé de M. Daguerre, le Diorama était désormais sans asile et sans secours. M. Bouton l'a appris, et il est revenu en France pour le remettre en honneur.
Collection de Dessins de M. A. Vattemare.
(Voir tome II, page 4,)
Belgique.--Vue du Beffroi de la ville de Lierre, prise
d'Anvers:
fac-similé d'un dessin à la plume fait par M. Victor Hugo.
Notre biographie de M. A. Vattemare n'était qu'une introduction au présent article; nous voulions faire connaître le possesseur de la collection avant de vous montrer les dessins qu'il a exposés dans les salons de la Maison-Dorée, au bénéfice des pauvres patronnés par la société de Saint-Vincent-de-Paul.
En relation, pendant ses voyages, avec les artistes du monde entier, M. Vattemare en a profité pour demander un souvenir aux hommes célèbres de différentes contrées. Nous trouvons dans son musée des échantillons de toutes les écoles contemporaines; nous y pouvons puiser à la fois des renseignements sur l'état actuel des arts, et de précieux documents sur les moeurs et la vie privée des nations.
La France n'a fourni qu'un faible contingent. A Paris, centre intellectuel du globe, le système, d'échange et les talents dramatiques de M. Vattemare ont eu peu de retentissement; c'est surtout à l'étranger qu'il a récolté des suffrages et des dessins. Néanmoins, si la collection française n'a point, d'importance sous le rapport artistique, elle contient des morceaux qui intéressent, par le nom et la qualité de leurs auteurs. Tels sont un portrait du duc de Bordeaux, dessiné à la mine de plomb par lui-même; deux études du duc de Reichstadt, d'après Carle Vernet, et une Vue du beffroi de la ville de Lierre (Belgique), par Victor Hugo, conçue d'une manière poétique et largement exécutée.
Une écurie portugaise, dessin à la plume
fait par don Fernando, roi du Portugal.
La collection de dessins allemands est plus complète. Nous y rencontrons les oeuvres de ces artistes justement célèbres qui, s'inspirait du vieil Albert Durer, ont régénéré la peinture religieuse; Schadow, directeur de l'Académie de Dusseldorf; le professeur Rigas; Bendermann; Sunderland; Retzseh; Louis Schnorz; Maller, directeur de l'Académie de Cassel, etc. Le roi de Prusse en personne a tracé pour M. Vattemare deux esquisses architecturales à la plume et au crayon. Un autre prince, don Fernando, roi de Portugal, a dessiné à la plume une Écurie portugaise. Ce ne sont pas les seuls souverains dont le talent se soit exercé en faveur de M, Vattemare; car, au nombre des dessins russes, figure un Grenadier de l'empereur Nicolas.
Parmi les dessins anglais, nous citerons une Vue de l'Ile de Ceylan, par le capitaine Marryat; le Cerf mourant, d'Edwin Landseer; une aquarelle de David Wilkie, et deux Vues des Glaces australes, par le capitaine Ross.
Les dessins américains sont doublement curieux en ce que, nous révélant des talents inconnus, ils reproduisent en même temps des sites d'un aspect étrange, et les détails d'une civilisation nouvelle sans cesse en lutte contre une nature vierge encore, ou forcée du combattre les peuplades indigènes.
Le Canada, Cuba, le Japon, les Indes, le royaume de Siam, la Chine, la terre de Van Diemen elle-même, ont apporté leur diamant ou leur strass à l'écrin artistique de M. Vattemare. Ou y admire un Intérieur de Théâtre, du Japonais Li-Liau-Tun; des Coquillages, de Jedo; une Vue du Jardin impérial de Pékin, par Piao-Ti-Kiang, et le portrait d'un Sauvage, par Cobbawn-Wogy, de Van Diemen.
Un Jour d'orage (Gymnase-Dramatique).--L'Écrin.--Patineau, ou l'Héritage de ma Femme (Vaudeville).--Sur les toits.--Voyage en Espagne (Variétés).
Théâtre
des Variétés.
-- Scène du Voyage en Espagne.
Rien n'égale l'affliction, la mauvaise humeur, la colère de madame Lemonnier, si ce n'est peut-être la douceur, la patience, la résignation de monsieur son mari. Cela n'a rien d'étonnant; monsieur vient tout récemment d'épouser madame sans lui en avoir demandé la permission... Eh! dis-je? Quoique Hortense,--je crois qu'elle se nomme Hortense, et, dans tous les cas, rien ne vous empêchera de le supposer,--quoique Hortense, dis-je, lui eût positivement déclaré qu'elle ne l'aimait pas et qu'elle en aimait un autre. Comment ne pas s'intéresser à un homme aussi intrépide?
Notez bien que cet acte de courage lui a été inspiré par l'amitié qu'il avait pour le père d'Hortense. Ce brave homme se trouvait dans la situation la plus critique qui puisse affliger un honnête négociant: i! allait suspendre ses paiements quand Lemonnier vint à son aide. «Donnez-moi votre fille, et je vous donnerai les 300,000 fr. qui vous manquent.--Marché conclu,» répondit aussitôt le père.
On ne peut se dissimuler qu'en cette affaire M. Lemonnier n'ait dépensé beaucoup de courage en pure perte. Ne pouvait-il donner au père les 300,000 fr., et lui laisser sa fille? Que si, d'ailleurs il aimait Hortense, il aurait toujours pu le lui dire un peu plus tard, mériter son amour par les moyens ordinaires, et obtenir sa main de son propre consentement, et non par un abus d'autorité paternelle. S'il s'y était pris de cette façon, Hortense n'aurait pas lieu de se dire qu'elle a été achetée et payée 300,000 fr. comptant, ce dont elle est profondément humiliée. Ne l'approuvez-vous pas, madame, et ne partagez-vous pas son indignation? Qu'est-ce que 300,000 fr., en échange d'un pareil trésor? Quant à moi, je le déclare, M. Lemonnier, qui croit avoir été généreux, n'est à mes yeux qu'un vil usurier.
Cet homme, après tout, est bien de son siècle, qui est notre siècle. L'argent lui sert à tout: c'est pour lui la panacée universelle. Veut-il avoir une femme, il l'achète; veut-il se débarrasser d'un rival, il paie le domestique de ce rival, qui lui livre les secrets de son maître, consignés méthodiquement, et en manière du journal, sur un agenda. Armé de cet étrange manuscrit, Lemonnier se présente à sa femme: «Vous croyez à l'amour de M. de Montgeron? j'aurais beaucoup à dire sur lui, et vous ne me croiriez pas: mais vous le croirez lui-même. Lisez.» Hortense n'a pas besoin de lire jusqu'au bout pour se jeter dans les longs bras de son mari. Il est certain que ce mari, comparé à M. de Montgeron, gagne cent pour cent; mais, à tout prendre, ce n'est encore qu'un pis-aller.
M. Fournier s'est déclaré l'auteur de cette comédie, mais je n'en ai rien cru, ni M. Poirson, sans doute, ni M. Fournier lui-même, probablement; ils ont l'un et l'autre beaucoup trop d'esprit pour cela. Ce qui appartient à tout le monde n'appartient réellement à personne.
--On n'en saurai! dire autant d'un certain écrin couvert en maroquin rouge, et renfermant une parure en améthystes de la plus grande beauté. Cet objet précieux appartient bien certainement. à madame de Coursol. Madame de Coursol n'a pas seulement un écrin: elle possède du plus un beau château, des terres magnifiques, un intendant honnête et désintéressé, soixante ans au moins et un neveu; mais elle renoncerait très-volontiers à ces deux derniers articles. J'avoue qu'avec un neveu comme celui qu'elle a, on doit regretter amèrement d'être tante.
Ce M. de Coursol est un vieux jeune homme déjà courbé. sous le poids de la fatigue, et dont le front est profondément sillonné par les traces nombreuses de ses exploits. Il a longtemps vécu dans les coulisses de l'Opéra, où les années comptait double, comme à l'armée en temps de guerre. Il manoeuvre aujourd'hui sous les ordres de mademoiselle Fanny, habile tacticienne, dont le commandement est assez. rude, et avec laquelle il ne faut pas plaisanter. Mademoiselle Fanny a signifié à son subordonné qu'elle voulait avoir, dans les vingt-quatre heures, la parure d'améthystes dont je vous ai parlé. Or, la vieille dame n'a pas voulu s'en dessaisir, et, pour mieux faire, enrager son neveu, elle est morte subitement. Voilà l'écrin sous les scellés!
Cet écrin est plein de secrets et gros d'événements. Il renferme, avec la parure d'améthystes, un billet fort compromettant, adressé par M. le due Armand du *** à madame de Coursol la jeune, femme de l'amant de mademoiselle Fanny. M. le due est éperdument amoureux de madame de Coursol; et, dans un moment d'ardente passion, il a pris l'écrin pour une boîte aux lettres. Voilà donc aussi le billet doux sous les scellés.
Qui sera le plus adroit ou le plus agile? qui l'emportera, de l'amant qui veut reprendre son écrit, ou du mari qui veut s'emparer du bijou? C'est l'amant sans doute. En pareille affaire, l'amour est ordinairement le plus hardi, et remporte toujours la victoire. Mais que voulez-vous que devienne le respectable M. Boizard, ex-intendant de la défunte et gardien des scellés, sur lequel va peser une accusation de vol nocturne avec effraction? Et que direz-vous si j'ajoute que cet admirable Boizard connaît le vrai coupable, et ne veut pas le dénoncer parce que... ce coupable est son fils?
Oui, M. le duc est le propre fils de l'intendant Boizard! trouvez, si vous pouvez, le mot de cette énigme. Cherchez votre chemin à travers ce labyrinthe d'intérêts qui se contrarient, de passions qui se combattent, de filiations et de paternités qui se croisent. Quant à moi, je renonce à vous dessiner la carte topographique d'un terrain si étrangement accidenté. J'aime mieux vous mener, d'un seul bond, au tenue du voyage, c'est-à-dire au dénouement.
Mais ne l'avez-vous pas prévu d'avance, ce dénouement? croyez-vous que M. Paul Duport soit homme à conclure contre la morale, et à donner un démenti à la conscience des honnêtes gens? Au dénouement, la vertu triomphe et le vice est puni.--Comment cela s'arrange-t-il?--Je suis persuadé que le Vaudeville ne vous refusera pas une loge, si vous voulez, absolument savoir le fin fond de l'affaire, et vous jouirez, par la même occasion, des tribulations conjugales de M. Patineau, et des désopilantes fureurs d'Arnal.
--Quoi! jouir du malheur d'autrui?--eh! sans doute, et l'on ne peut se dissimuler que le coeur humain est ainsi fait. On triomphe du désastre de son voisin, et l'on s'afflige, de sa joie; du moins c'est ainsi que les choses se passent dans la rue Saint-Denis. Demandez plutôt à M. Rallé.
Rallé est le meilleur ami de Patineau, jusqu'au moment où madame Patineau hérite de 100,000 francs. Mais il n'y a pas d'amitié qui puisse survivre à un pareil coup. Rallé devient envieux, sournois et diplomate; il faut qu'à tout prix il se venge. De quoi? de ce une Patineau a 100,000 francs de plus que lui. Il pousse froidement son ami dans l'abîme, il tend sous ses pas les pièges les plus perfides; et, quand il le voit se débattre au milieu de la trame dont il l'a enveloppé, haletant, ivre de fureur et à moitié fou, il jouit délicieusement de sa peine. Tant de fiel entre-t-il dans l'âme d'un marchand de faïence qui n'est pas dévot?
Patineau guérit pourtant de ce mal affreux que lui a inoculé Rallé. Il en guérit subitement, et trop facilement peut-être au gré du spectateur, toujours par suite du principe que j'établissais tout à l'heure: on aime à voir souffrir son prochain. Le mal du Patineau était complètement imaginaire; on en rit beaucoup: peut-être en rirait-on davantage s'il avait, ne fût-ce qu'un moment, un peu de réalité.
--Quel est donc ce mal, enfin?--Ah! monsieur, si vous êtes marié, pouvez-vous bien le demander, et ne l'avez-vous jamais craint pour votre propre compte?
--Il n'y a que M. Lumignon qui, sur ce terrain-là, soit imperturbable. Lumignon est sûr de son mérite; le coeur de sa femme est sa chose, sa propriété; il y règne en maître absolu, et y redoute si peu les révoltes, qu'il néglige rarement l'occasion de faire au dehors un voyage d'agrément. Ainsi la reine d'Angleterre quitte son royaume sans danger, et n'en est que mieux reçue lorsqu'elle y revient.
Mais Lumignon se flatte et s'abuse, et madame Lumignon ne pousse pas la loyauté tout à fait aussi loin que la vieille Angleterre. C'est que l'épithète dont s'enorgueillit l'Angleterre ne convient pas du tout à madame, Lumignon. Aussi qu'arrive-t-il pendant qu'assis au coin du feu, dans la mansarde de mademoiselle Turlurette, il découpe un jambon succulent, et débarrasse une bouteille bordelaise de son bouchon gigantesque avec ce soin et ces précautions minutieuses où se reconnaît un véritable épicurien? que voit-il tout à coup par la fenêtre de sa propre mansarde? et qu'y verrions-nous, grand Dieu! si madame Lumignon n'avait eu la précaution judicieuse de tirer le rideau? Je n'ose le dire, et j'espère que vous ne chercherez pas à le deviner. Lumignon laisse là Turlurette, il accourt chez, lui, il frappe, il crie, il tempête. Oscar s'échappe par la fenêtre, et le voilà sur les toits. Lumignon ne tarde pas à l'y suivre, voyage tout plein d'accidents ridicules et de grotesques infortunes. L'entreprise n'a pas pour les deux aventuriers le même résultat. Oscar arrive du plein saut chez Turlurette, la plus sentimentale et la plus vertueuse des couturières, malgré les apparences. Quant à Lumignon, il va coucher au violon, et c'est bien fait.
--A propos de violon, voulez-vous savoir 'étymologie de ce mot? M. Théophile Gauthier va vous l'apprendre; il a fait un voyage en Espagne tout exprès pour cela. C'est qu'au Moyen-Age, quand on se rendait coupable de tapage nocturne, on était saisi par les archers; or, l'archet conduisait tout naturellement au violon.
Telle est du moins, sur cette grave question d'archéologie, l'opinion consciencieuse de M. Désiré Remillard, dont il me reste à vous conter la très-pharamineuse histoire. Il est Parisien, et fils d'un illustre épicier de la pointe Saint-Eustache; mais il a cultivé la littérature autant que le poivre et la cannelle, et un beau jour, se trouvant de loisir, il s'est dit: «Allons en Espagne chercher la couleur locale, la vraie couleur locale; car je soupçonne fort nos romanciers, à commencer par M. de Salvandy, de ne nous avoir donné, malgré toutes leurs prétentions, que du mauvais teint.» Il part. Il arrive. «Hola! digne aubergiste, estimable posadero, donnez-moi vite une chambre.--Votre seigneurie est dans la plus belle de toute la maison, et peut s'y établir tout à son aise.--Quoi! vous osez appeler chambre cet horrible galetas blanchi à la chaux et décoré de toiles d'araignées, où il n'y a ni une chaise, ni une table, ni un lit?--Commun! donc! votre seigneurie plaisante. Il y a ici un plancher, un plafond et quatre murailles. N'est-ce pas là ce qui constitue une chambre? Voici d'ailleurs un lit excellent (c'est une natte étendue sur le plancher); votre seigneurie ne trouvera rien de plus nulle part.--En ce cas, autant vaut rester ici. Ne pourriez-vous me procurer un domestique?--Rien de plus aise.»
L'aubergiste siffle, un homme, parait, un grand homme à l'oeil noir, aux noirs sourcils, à la noire moustache, à la physionomie grave et rébarbative; un large sombrero cache à moitié sa tête; un vaste manteau brun l'enveloppe, non sans laisser apercevoir un long poignard et deux affreux pistolets qui brillent à sa ceinture. Remillard est archéologue, mais il est poltron. «C'est là le domestique que vous m'avez promis? j'en aimerais mieux un autre.» L'Espagnol tire gravement son chapeau: «Je ferai observer à votre seigneurie que me renvoyer ainsi, sans motif, c'est m'insulter; or, je suis Biscayen, et les Biscayens sont très-délicats sur le point d'honneur.»
Cela est accompagné d'un regard menaçant qui suffit à réfuter toutes les objections du voyageur, bon gré, mal gré, le domestique est accepté.
«Comment, t'appelles-tu?
--Je ferai observer à votre seigneurie que je ne la tutoie pas. Je n'aime pas les familiarités.
--Ah!... Eh bien! comment vous appelez-vous?
--Don Benito-Domingo-Juan-de-Dios-Inigo-Jorge-Antonio-Isidro-Vicente Renavidès.
--Eh bien! don Benito-Juan-du-Dios, etc., excusez-moi de ne pouvoir retenir du premier coup tous vos noms, et veuillez cirer mes bottes.
--Que dit votre seigneurie?
--Je vous dis de cirer mes bottes.
--A qui croyez-vous donc parler? Savez-vous bien que je suis noble, plus noble que le roi, et que je descends en ligne directe du grand Pélage? Oser proposer à un homme comme moi un travail aussi dégradant! Prétendez-vous m'insulter?»
Là-dessus grand débat entre le maître et le valet, débat qui se termine par une transaction, comme presque tous les débats de ce monde. Il est convenu que le maître cirera la botte gauche pendant que le valet cirera la droite. Le noble Biscayen ne tarde guère à débarrasser le naïf épicier de ses deux bottes et du reste de son bagage.
Toutes les aventures de Remillard ressemblent, ou à peu près, à celle-là. Les brunes Castillanes lui font des avances, et ces avances sont des guet-apens; on le met en prison sans lui dire pourquoi; on le délivre sans qu'il sache comment; on lui prend sa bourse, on lui prend sa montre. Il échappe à un colonel carliste qui veut le faire fusiller, pour tomber entre les mains d'un général christino qui veut le faire pendre. Tiré de tous ces périls par le zèle d'une femme nommée Vivienne, il reprend enfin le chemin de la France rassasié de couleur locale, et jurant qu'on ne l'y attrapera plus.
Il y a dans cette parade de la gaieté et de l'esprit. Que peut-on demander de plus à une parade?
Un Amour en province.
NOUVELLE.
I.
Il y a un âge de charmante ignorance en amour, où l'objet aimé n'est point un être réel, mais la personnification trompeuse de l'idéal que l'âme a rêvé. A cet âge de candeur, de quinze à dix-huit ans, on suppose les plus séduisantes qualités, les sentiments les plus délicats à quelque esprit pédant, à quelque coeur sec; on s'éprend de quelque physionomie maladive (cachet d'une vie déréglée), à laquelle on prête un charme mélancolique; on se compose un fantôme adoré; on est ému, dominé, torturé, souverainement heureux ou malheureux par lui, et on reste esclave de ce personnage factice jusqu'au jour où la raison dessille tout à coup les yeux, et fait paraître ridicule et niais ce bel amour si sincèrement caressé par le coeur et l'imagination..
Ceci nous rappelle un délicieux passage des lettres de madame Roland aux demoiselles Cannet, où, jeune fille, elle avoue avec un touchant enthousiasme, à ses amies de pension, le trouble avant-coureur de l'amour que fait naître en elle un jeune homme beau, vertueux, spirituel et tendres comme Saint-Preux. Quand Lablancherie (c'est le nom du bien-aimé) paraît, Manon Philippon pâlit, rougit, et ne peut contenir son émotion: Lablancherie fera le bonheur de Manon et la gloire de la France; c'est une âme désintéressée, un esprit profond et créateur en travail d'une foule d'utopies sociales et littéraires destinées à régénérer le monde. Mais l'engouement de la jeune fille a sa contre-partie dans les mémoires de la jeune femme; la raison et l'esprit juste de madame Roland font justice des illusions de Manon; elle nous montre alors Lablancherie tel qu'il était en effet, un homme médiocre, intrigant et positif.
Qui n'a eu son Lablancherie? qui n'a aimé dans sa jeunesse quelque lourdeau ou quelque fat désavoué plus tard? qui n'a rougi en se retrouvant en face du rustre ou du faux bel esprit, cause autrefois innocente et indigne des émotions les plus vives et les plus vraies? Passons notre récit.
C'était dans une ville du midi, que nous ne nommerons point, de peur que nos lecteurs ne cherchent à trouver en chair et en os le héros de notre fiction. Ce héros se nommait Démosthène, nom fatal, qui, dès son enfance, le voua sans vocation à l'éloquence artificielle du bureau. Comment avait-il reçu ce grand nom de Démosthène?... Tout simplement parce qu'il était venu au monde dans ces glorieuses années de la République française où tout enfant mâle était destiné à s'appeler Brutus, Themistocle, Aristide ou Négus.
Démosthène était fils d'un détestable avocat de province, beau diseur, infatigable discuteur, et qui, à force de faconde, avait usurpé une espèce de réputation dans son département. Ambitionnant de voir se continuer son éloquence dans sa race, il y prépara son fils, d'abord en le nommant Démosthène, puis, lorsqu'il eut fait assez vulgairement ses classes dans le collège de la ville, en l'envoyant à Paris étudier le droit. «Pars, mon fils, lui dit-il d'un air superbe en lui faisant ses adieux, et rends-toi digne un jour du grand nom que je t'ai donné.» Ces derniers mots renfermaient douce allusion ingénieuse, et le père souriait d'orgueil en les prononçant. Démosthène partit pour Paris. Son père lui faisait une pension de 2,000 fr. à laquelle sa mère ajoutait le fruit de ses économies: excellente et simple femme, elle croyait à la gloire à venir de son fils comme elle croyait à la gloire actuelle de son mari; elle était pleine de faiblesses pour son enfant, ainsi que toutes les mères de ces contrées, qui font de leurs fils de grands flâneurs, d'insupportables hâbleurs, paresseux, insolents, manquant de respect à leur mère et plus tard à toutes les femmes, qu'ils n'ont pas appris à respecter dans celle qui leur a donné la vie!
Muni d'une somme assez ronde et d'une pension suffisante et assurée, Démosthène, à peine installe à Paris, voulut connaître les délices de la capitale, Tout en suivant régulièrement les leçons de l'École de Droit, il fréquenta beaucoup les théâtres; celui de la Porte-Saint-Martin, alors florissant, le charma surtout. Mais, même dans ces distractions, un but d'utilité l'attirait: puisqu'il était destiné à éclipser un jour tous les avocats de son département, ne devait-il pas se préparer par tous les efforts de son intelligence à ce glorieux avenir? Or, l'art dramatique lui semblait un puissant auxiliaire à l'art oratoire. Deux passions merveilleuses se développèrent alors simultanément en lui, l'éloquence et la poésie tant qu'il lit des vers même des plus mauvais, il en était insensible; mais il aimait la poésie sans la saisir, comme les acteurs médiocres, pour qui les plus beaux vers ne sont qu'une trame sonore et creuse préparée pour diriger leur organe, leurs gestes, leur visage. Ceci nous rappelle que nous avons oublié de faire le portrait de Démosthène; il avait alors vingt ans, il était petit, d'une taille assez svelte, quoique gauche; ses mains étaient blanches et osseuses; sa tête, déportée vers le crâne, était couverte de cheveux blonds cendrés, son front était peu élevé, mais son oeil ************** en général les yeux *************************** et son nez aquilin donnaient à sa figure une apparence de distinction; on disait de lui: Il a l'air comme il faut. Au moral était un être sec, envieux, d'une ambition mesquine. Aimant à paraître, à faire de l'effet, et admirablement façonné en tous points pour être plus tard un orateur bel-esprit de province. Malgré sa médiocrité, il était pourtant parvenu, à fin ce d'entêtement (c'est la qualité qui, chez les hommes vulgaires, remplace la volonté intelligente que fait le génie), parvenu à acquérir un vernis scientifique et littéraire qui, en province, devait le faire admirer un jour des ignorants et des candides. Il suivit les cours des plus habiles professeurs de l'époque, et sans en comprendre la portée philosophique ou politique, il en retint comme un écho d'expressions retentissantes qui devaient plus tard lui servir à formuler sa faconde.
Un défaut d'organisation désespérait Démosthène: comme son illustre patron de l'antiquité, il avait la voix faible et il bégayait; mais il se dit doctoralement que puisque l'exercice donnait des forces au corps le plus débile, la déclamation devait produire le même résultat sur une voix flûtée et saccadée. Dès lors sa passion déclamatoire ne connut plus de bornes. Il fui merveilleusement secondé dans ses études dramatiques par un de ces hasards si fréquents à Paris. Dans l'hôtel où il logeait, au même étage, demeurait une figurante de la Porte-Saint-Martin, grande et forte femme de cinq pieds et quelques pouces, brune, fraîche (quoique ayant passé trente ans), montrant fort négligemment d'assez belles épaules et de très-gros bras; en somme, pouvant singer sur quelque théâtre de province le type des Méropes, des Athalies et des Sémiramis tel que l'avait créé mademoiselle Georges, cette tragédienne souveraine avant que mademoiselle Rachel eût prouvé qu'une intelligence élevée servait mieux, pour interpréter l'art, que toute la puissance des poumons et de la force physique. Démosthène fit tout naturellement la connaissance de Léocadie. La belle veuve (ces femmes-là le sont toujours) avait eu pour mari un riche négociant du Havre qui, à la suite de mauvaises affaires, s'était brûlé la cervelle, ne laissant pour ressource à Léocadie qu'un esprit cultivé et des goûts littéraires qui la poussaient aujourd'hui instinctivement au théâtre.
Démosthène accepta ce roman comme une véridique histoire; il avait une de ces natures théâtrales qui, habituées à faire parade de sentiments factices, sont inhabiles à discerner dans autrui le faux du vrai. Léocadie prenait des leçons théoriques au Conservatoire, et pratiquait comme figurante l'art dramatique à la Porte-Saint-Martin, où elle n'avait consenti à accepter un rôle aussi intime, disait-elle à Démosthène, que pour surmonter par degrés l'effroi que les planches inspiraient à sa timidité naturelle.
La liaison de Démosthène et de Léocadie fut bientôt des plus intimes. L'art les avait unis, comme il disait pompeusement plus tard. Douée d'un organe retentissant, d'une prononciation nette, la figurante entreprit avec succès l'éducation dramatique du futur avocat; elle parvint à assouplir et à renforcer sa voix. Démosthène l'adorait par reconnaissance, Quel avantage de trouver dans sa maîtresse une institutrice! Amours, leçons ne lui coûtaient rien, et c'était un grand charme pour cet esprit positif, qui portait dès lors le germe d'une avarice instinctive, ignoble petit vice que les familles et la société de province nourrissent et caressent comme une vertueuse tendance d'ordre et de raison.
Démosthène s'oublia longtemps dans le double enivrement qu'il trouvait dans cette liaison. En vain son père le rappelait-il pour soutenir son éloquence chancelante; quelques années d'étude, objectait Démosthène, étaient encore nécessaires à son perfectionnement. Mais enfin, tout a un terme: Démosthène se sentait très-fort en déclamation; il avait fait ses preuves en jouant la tragédie bourgeoise, il s'était même essayé avec succès dans la petite salle du théâtre Chantereine; la figurante n'avait donc plus rien à lui apprendre, puis elle avait grossi démesurément et prenait un air de vieille femme; d'autre part, les années s'étaient succédées sans qu'elle eût pu obtenir un tour de début sur le théâtre même où elle était demeurée si constamment comparse; son double prestige s'était évanoui aux yeux de Démosthène. Mais comment rompre une liaison de dix années? comment abandonner au désespoir, au suicide (autre illusion théâtrale de ce faux esprit), cette, femme passionnée? La mort du père de Démosthène vint couper ce noeud gordien. La fortune, l'éclat, le devoir de continuer l'éloquence paternelle, l'appelaient dans son pays. Ces voix puissantes devaient l'emporter. Il quitta furtivement Paris le jour même où Léocadie avait obtenu de débuter dans un mélodrame, non à la Porte-Saint-Martin, mais à la Gaieté, «Je te quitte avec moins de regret, lui écrivit-il (il aurait trouvé trop bourgeois de lui dire adieu de vive voix). Te voilà avec une position; tes débuts seront brillants; le Théâtre-Français s'ouvrira pour toi, ô ma Sémiramis! souviens-toi de moi dans ta gloire!»
Malheureusement Léocadie fut implacablement sifflée le soir même à la Gaieté; et, pour se consoler, elle ne trouva pas de meilleur expédient que de courir à la poursuite de son infidèle. Dès le lendemain elle monta en diligence, et suivit la route où il avait passé douze heures plus tôt.
Après dix ans d'absence, quand Démosthène arriva dabs sa ville
natale, il ne bégayait plus, il était superbe d'assurance,
irrésistible de faconde, mais il avait maigri et pâli à la peine;
ses cheveux grisonnaient, et, quoiqu'il n'eût que trente ans, il
paraissait en avoir quarante.
Louise COLET.
(La suite à un prochain numéro.)
MARGHERITA PUSTERLA.
Lecteur, as-tu souffert?--Non.
--Ce livre n'est pas pour toi.
CHAPITRE IX.
AU COUVENT DE DRERA
U milieu du trouble général de cette funeste journée, que nous avons essayé en vain de peindre, et qui ne peut être bien comprise que par ceux qui se détachent des coutumes régulières de nos jours pour se transporter dans ces temps de spectacle, de tumulte et de désordre, Alpinolo, au désespoir, parcourait les rues de Milan, cherchant partout Pusterla. Il en demandait des nouvelles à toutes les personnes de sa connaissance qu'il rencontrait, il frappait même à quelques portes amies; mais personne ne pouvait le satisfaire. Le plus grand nombre même le croyait en délire, et on lui répondait; «Pusterla? oh! il est à plus de quatre milles d'ici... Il n'y avait, en effet, que peu de personnes qui fussent informées de son retour dans la cité.
En poursuivant ses recherches, sans se soucier de son propre péril, Alpinolo arriva sur la place des Marchands, et la vue de ce lieu et de ces portiques aigrit encore sa douleur. Il s'engagea ensuite dans l'étroite ruelle de Sainte-Marguerite de Gisone, et près de l'endroit nommé Case-Volte, il rencontra enfin Pusterla. La vérité historique nous a contraints d'avertir le lecteur que Pusterla, insensible aux joies pures, cherchait des émotions plus brûlantes dans de coupables affections. Le monde le savait et ne lui en faisait point un crime, soit à cause de la corruption de cette époque, soit que son opulence, sa jeunesse et sa beauté lui fissent pardonner ces sortes d'erreurs, et lui en permissent de pires encore. Ce qu'il y avait de plus étrange, c'est que ces écarts étaient pour la malignité une occasion de railler Marguerite, comme si on pouvait être déshonoré par les fautes d'autrui, et comme si, au contraire, l'irréprochable conduite de Marguerite envers son mari ne lui méritai! pas une gloire plus pure.
Ce jour-là précisément, Pusterla, qui ne pouvait rester un seul jour oisif dans son palais, était sorti pour rendre visite à quelqu'une de ses maîtresses, et aussi pour parcourir une dernière fois la ville, comme celui qui prend congé d'une personne aimée au moment de la quitter pour longtemps. Et ce fut un bonheur pour lui. Marguerite, sortie de chez elle pour répandre des bienfaits, y rentra pour tomber aux mains de ses bourreaux; sorti pour toute autre chose, son mari les évita: tant il se trompe celui qui croit trouver ici-bas la récompense de ses oeuvres! Couvert d'un babil grossier, les yeux cachés par son capuche, Pusterla n'aurait point été reconnu par Alpinolo; mais mettant lui-même son cheval en travers sur le passage de son page, il lui cria: «Où cours-tu ainsi avec cette furie?»
Il n'y a pas de paroles pour décrire ce qu'éprouva Alpinolo en apercevant son maître; et, sans autrement lui répondre, il saisit le cheval de Pusterla par la bride, et lui dit; «Fuyons.»
Sans avoir le temps de le questionner, le seigneur obéit à l'élan de son page effrayé, et ils s'enfuirent tous deux à bride abattue. Mais comme ils arrivaient en vue de la porte, après avoir échappé à des bandes de soldats qu'ils trouvèrent sur leur chemin, ils s'aperçurent qu'elle était gardée par un poste sous les armes. Alors le page, désespéré, commença à s'arracher les cheveux, à blasphémer Dieu et les hommes, ne voyant plus aucun moyen d'échapper. En proie à un abattement affreux, il se retourna vers Franciscolo en lui disant: «Vous êtes perdu... ils vous cherchent... tout est découvert... ils veulent votre mort...»
Ces paroles entrecoupées expliquèrent à Pusterla le danger que la précipitation d'Alpinolo, les soldats répandus par la ville, et les sonneries des cloches, lui avaient déjà fait entrevoir. Mais si l'impétuosité naturelle du page, excitée par les angoisses d'un péril imminent et d'un remords atroce, ne lui laissaient imaginer aucune voie de salut, Francesco, plus rassis, sut en découvrir une. Il tourna aussitôt bride vers le couvent de Brera, et y trouva un refuge.
Les couvents, on le sait, étaient des asiles inviolables, ainsi que les croix, les sanctuaires, les églises et les palais de la commune. Franciscolo devait donc se croire en sûreté dans le couvent de Brera, lors même qu'on l'eût vu y entrer. Aussi, lorsque Alpinolo vit le cheval de son maître fouler cette terre protectrice, il sentit sa poitrine dégagée d'un grand poids; il sauta à bas de son cheval, baisa le seuil du couvent, puis, embrassant les genoux de son seigneur, et les baignant de ses larmes, il se préparait à lui raconter sa faute et la trahison de Ramengo, lorsque Pusterla l'interrompit pour lui dire: «Va, et sauve Marguerite.»
Alors l'effrayante idée que Marguerite pourrait, elle aussi, courir des dangers, se présenta à l'esprit d'Alpinolo et redoubla ses angoisses. Un pilote qui travaille à remettre à flot le navire que son inexpérience engagé dans les sables, le domestique qui aide à éteindre l'incendie allumé par son imprudence, l'amant qui veut arracher sa bien-année, à la déplorable situation que sa passion lui a faite, ne mettent pas plus d'anxiété dans leurs démarches que n'en mit Alpinolo dans les siennes. Son propre danger était ce qui l'inquiétait le moins, soit que les soldais ne prissent pas garde à ce jeune homme, qui n'était rien de plus il leurs yeux qu'un écuyer ordinaire; soit qu'il fût protégé par la confusion générale, soit enfin de concours de circonstances qu'on appelle la fortune, il arriva, toujours en courant à tout rompre, près du palais des Pusterla. Quand il vit l'immense foule qui se pressait aux environs, un rayon d'espérance brilla à ses yeux; il espéra que les Milanais voulaient sauver leurs concitoyen et leurs bienfaiteurs, et il se prit à crier: «Vive la liberté!» La foule s'ouvrait devant ce cavalier en furie, et, en entendant le cri qu'il poussait ils le regardaient les uns les autres en se demandant:
«Que veut celui-là?
--Que diable hurle-t-il?
--Vive la liberté!
--Ce doit être quelque fou. Au large, au large, donnez-lui passage.»
L'infortuné Alpinolo arriva précisément au moment où les soldats entraînaient Marguerite enchaînée. Au comble de la rage et de la douleur, ne trouvant pas d'épée à son côté, il voulait néanmoins commencer la lutte, persuadé que la foule, dont il se croyait suivi, seconderait ses efforts; mais, comme il se retournait pour l'encourager au combat, il se vit seul, sans un visage ami, sans un témoignage de sympathie: dans le plus grand nombre il n'y avait rien du plus qu'une basse et stupide curiosité, dans les autres une inerte compassion. Comme honteux de demeurer plus longtemps au milieu de gens si lâches, il allait déjà chercher la mort en se lançant contre les hallebardes mercenaires, lorsqu'il aperçut derrière, les soldats un personnage masqué, dans lequel les lecteurs ont déjà reconnu Ramengo. Il portait toujours sur ses bras le fils de Pusterla, et se réjouissait de posséder dans cet enfant un instrument de vengeance raffinée, quelque tournure que prissent les événements.
Alpinolo aperçut l'enfant, auquel nul ne faisait attention, et sentant trop bien qu'il ne pouvait être d'aucun secours à. Marguerite, il s'approcha de l'inconnu, en criant: «L'enfant! donnez l'enfant!» Ramengo ne l'attendit pas, et éperonna vivement, son cheval à travers les petites ruelles qu'on trouve en cet endroit; mais, serré de trop près par le page, il s'arrêta dans l'espoir de lui échapper à l'aide de ses ruses habituelles; il lui dit d'une vois altérée: «Au moins j'ai sauvé celui-là!» Ces mots suffirent pour suspendre, la fureur d'Alpinolo; et, le prenant pour un ami, il lui répondit: «Donnez-le moi, donnez-le moi, que je le rende à son père.»
--Et où est son père?» demanda le personnage masqué. Déjà le jeune ouvrait la bouche pour livrer passage à une nouvelle imprudence, mais le souvenir de celle qui avait tout perdu lui revint à la pensée, et avec elle l'image plus vive de cet exécré Ramengo. Comparant alors la voix et les gestes de l'inconnu, il le reconnut bien pour Ramengo lui-même. Mugissant alors rumine un taureau blessé, il le saisit à la gorge en s'écriant: «Ah! traître! espion infâme!» Alors commença une lutte qui obligea le perfide à laisser glisser à terre Venturino pour se défendre. Cependant Alpinolo, qui n'avait pas lâché son ennemi, lui meurtrissait le visage, et lui faisait perdre les étriers. Ramengo embrassa si fortement le page,, qu'il l'entraîna dans sa chute, et qu'ils roulèrent tous les deux sur la terre. Alpinolo était sans armes et vêtu à la légère; Ramengo portait un surtout et une armure complète; mais les coups dont le page l'accablait tombaient sur lui comme d'une masse d'armes, et ne lui laissaient pas le temps de respirer. Alpinolo réussit à le tenir sous lui, en lui appuyant un genou sur la poitrine, et de la main gauche lui serrant la gorge, de la droite il parvint à lui arracher sa miséricorde de la ceinture. On sait qu'on appelait miséricorde certains poignards avec lesquels on achevait son ennemi, après l'avoir démonté à coups de lance ou de massue.
Ramengo, sur le point de payer en une seule fois toutes les iniquités de sa vie, demandait pardon, invoquait Dieu et les hommes à si grands cris, qu'il fut entendu par les soldais, qui ne s'étaient point aperçus de sa disparition. Le connétable Sfolcada Melik apparut avec les siens au bout de la rue, et voyant à travers les ombres cette mêlée, il se hâtait d'arriver. Alpinolo comprit qu'il n'avait pas de temps à perdre, et qu'il avait à remplir un devoir plus sacré que celui de la vengeance. Il abandonna donc le vaincu, prit dans ses bras Venturino, et en un instant il était en selle, et s'enfuyait d'un côté pendant que Melik venait de l'autre.
L'obscurité et le désordre de cette journée favorisèrent la fuite d'Alpinolo. Aussi prudent aujourd'hui qu'il avait été inconsidéré, il n'osait pas retourner à la maison des Umiliati, où Pusterla s'était réfugié de peur que ses pas ne fussent épiés et qu'ils ne missent sur les traces île son maître. Enveloppant donc Venturino, il le tenait caché dans son sein, comme l'unique bijou qu'il avait pu sauver des mains des voleurs, comme la seule relique avec laquelle il put se racheter de la faute d'avoir involontairement précipité dans l'abîme son ami, son protecteur, le sauveur de la patrie. Il errait ainsi dans les rues les plus désertes, regardant s'il ne rencontrerait point quelque personne de confiance à laquelle il put remettre Venturino; mais il n'osait plus compter sur personne; dans chaque citoyen il voyait un espion, un traître. Cependant, l'enfant, réprimant mal ses plaintes et ses pleurs, s'écriait par intervalle: «Ramenez-moi à la maison... Où est mon père?... Maman, où l'a-t-on emmenée?»