Sans doute ce ne sont là que des lieux-communs un peu vieux, et le reste du discours auquel nous les empruntons contient des passages moins estimables; mais, qu'on ne l'oublie pas, l'orateur qui tenait un pareil langage était le frère de George IV, et il parlait à l'aristocratie anglaise. D'ailleurs, le duc de Sussex ne défendit pas seulement dans ses discours au Parlement la cause de la réforme, il réclama tour à tour l'abrogation des lois céréales, la liberté religieuse, la réforme du code pénal, etc., et une foule d'autres mesures non moins importantes, etc.--En 1792, lorsque le jugement et l'exécution de Louis XVI eurent réduit à quarante-cinq le nombre des partisans de Fox, il n'abandonna pas ce grand homme d'état. Enfin, après la bataille de Waterloo, il protesta dans les journaux de la chambre des lords contre la captivité de Napoléon.

Toutefois, malgré sa grande popularité, le Parlement ne fut pas le théâtre où le duc de Sussex joua le rôle le plus noble et le plus utile. Chez lui, le philanthrope l'emporte de beaucoup sur l'homme politique Pour l'apprécier à sa juste valeur, il fallait le voir dans une de ces réunions charitables qu'il présidait avec tant de complaisance, de tact et d'esprit. Pendant quarante années il plaida la cause du pauvre, de la veuve et de l'orphelin. Il prêcha la charité et il fit de nombreux prosélytes; car il était éloquent et il joignait toujours l'exemple à la leçon...

Le duc de Sussex fut, en outre, durant toute sa vie, un protecteur zélé et intelligent des artistes et des gens de lettres. Il possédait des connaissances variées et un goût parfait; la belle bibliothèque qu'il avait formée au palais de Kensington en fournirait au besoin une preuve suffisante. Cette bibliothèque se composait de 50.000 volumes; elle comprenait toutes les branches des sciences humaines et des manuscrits précieux, mais elle était surtout riche en ouvrages théologiques. En 1816, le duc de Sussex avait été nommé président de la Société des Arts. En 1830, il fut élevé à la présidence de la Société Royale, et chaque année, depuis cette époque, il réunit dans ses salons de Kensington l'élite des savants, des artistes et des littérateurs de l'Angleterre, tous les membres des diverses sociétés scientifiques de Londres. En 1839 il donna sa démission, parce que ces soirées lui occasionnaient des dépenses hors de proportion avec ses revenus.

Le duc de Sussex devait violer deux fois dans sa vie les dispositions du royal marriage act. Après la mort de sa première femme, il conçut un vif attachement pour la veuve de sir George Buggin, qui avait obtenu du roi l'autorisation de prendre le nom d'Underwood. On assure qu'ils se marièrent en secret. Quoi qu'il en soit, lady Cecilia Underwood fut admise dans la plus haute société, et dès lors elle accompagna le duc partout on il allait. En 1840 la reine Victoria l'éleva à la pairie et lui conféra le titre de duchesse d'Inverness. A cette occasion, elle reçut de nombreuses visites de félicitations, et on remarqua que les visiteurs la traitèrent comme un membre de la famille royale. Ils ne lui laissèrent pas leurs cartes, mais ils inscrivirent eux-mêmes leurs noms sur un registre.

La mort du duc de Sussex laisse vacants les emplois et les titres de:--président de la Société des Arts;--grand-maître de l'ordre du Bain;--veneur des parcs de Saint-James et de Hyde;--grand intendant de Plymouth;--colonel de la compagnie d'artillerie;--grand-maître des francs-maçons;--gouverneur et constable du château de Windsor;--chevalier de la Jarretière.

Le duc de Sussex avait déclaré dans son testament qu'il ne voulait pas être enterré au château de Windsor, dans la chapelle du cardinal Wolsey, où sont ensevelis tous les membres de la famille royale. Il avait choisi lui-même, pour le lieu de sa dernière demeure, le cimetière public du petit village de Kensal-Green. Ses dernières volontés ont été religieusement observées. Le fils de George III repose à côté du plus humble des sujets de son père; seulement, on lui a fait des obsèques royales; mais nous n'ennuierons pas nos lecteurs du récit de cette triste et fastidieuse cérémonie, à laquelle le public n'a pas été admis. Les véritables amis du duc de Sussex n'auraient pas prononcé sur sa tombe des adieux aussi étranges que ceux que sir Charles Young, le Garter King at arms, a été forcé par l'étiquette de cour, de réciter à haute voix en présence du mari de la reine:

«Ainsi, il a plu à Dieu tout-puissant de rappeler à lui le très-haut, très-puissant et très-illustre feu prince-Auguste Frédéric, duc de Sussex, baron d'Inverness et baron d'Arklow, chevalier de l'ordre très-noble de la Jarretière, chevalier de l'ordre très-noble et très-ancien du Chardon, grand-maître et chevalier grand-croix de l'ordre militaire très-honorable du Bain, sixième fils de feu S. M. le roi George III, et oncle de sa très-excellente majesté la reine Victoria, que Dieu bénisse et à qui il accorde une longue vie, une bonne santé, beaucoup d'honneur, et tous les bonheurs de ce monde.» Au lieu de ces vains titres, ils eussent rappelé ses vertus et ses talents, ils eussent dit comme nous: «Il fui bon, honnête, fidèle à ses opinions; il mérita l'estime et la reconnaissance de ses concitoyens.»


CHAPELLE DE NOTRE-DAME-DES-FLAMMES.

A BELLEVUE. ANNIVERSAIRE DU 8 MAI.


Tout le monde a entendu parler de la chapelle qui a été élevée à Bellevue, sous l'invocation de Notre-Dame-des-Flammes, à l'endroit même où a éclaté, l'année dernière, l'horrible catastrophe du chemin de fer de Paris à Versailles, rive gauche. Nous allons essayer de compléter par quelques indications l'idée que nos lecteurs pourront se faire de ce monument funèbre, à l'aide de la gravure que nous mettons sous leurs yeux.

Comme on le voit, cette chapelle, de style ogival, a la forme d'un triangle. L'intérieur est d'une extrême simplicité, d'une sévère nudité. Dans l'angle qui fait face à la porte d'entrée, c'est-à-dire du côté de l'orient, conformément à l'usage symbolique adopté, dans la construction de la plupart des églises, se trouve l'autel. Pour tout ornement, il porte des candélabres en pierre figurant des ossements humains et des têtes de mort. Au-dessus de l'autel est sculptée une petite image de la Vierge, les pieds sur un globe à demi enveloppé de flammes, les mains jointes, les yeux au ciel, dans l'attitude de la prière. Sur la console qui supporte cette statuette, on lit: Aux victimes du VIII mai MDCCCXLII; et au-dessous: O bonne et tendre Marie! défendez-nous contre les flammes de la terre, mais préservez-nous surtout des flammes de l'éternité. Plus haut, tout près de la voûte, un vitrail peint en forme de médaillon, dont la partie supérieure, représente la Trinité chrétienne, et la partie inférieure une scène de l'incendie du chemin de fer. Plusieurs malheureux, à demi plongés dans les flammes, lèvent les yeux et les mains vers les trois personnes divines, qu'ils semblent invoquer. Nous avons remarqué, surtout une mère qui serre son enfant dans ses bras avec une expression d'angoisse suppliante.

La frise intérieure de la chapelle représente des ossements humains qui brûlent, avec des têtes de mort à chacun des angles. Le pendentif de la voûte est également orné de têtes de morts entourées de flammes.

Quant à l'extérieur, le monument est couronné par une statue de la Vierge, en tout semblable, à celle de l'intérieur. A ses pieds on lit: N.-D.-des-Flammes. Plus bas, c'est encore comme à l'intérieur, une frise d'ossements humains qui brûlent.

Au-dessous du fronton, occupé par un demi-relief qui représente vraisemblablement un épisode de la triste catastrophe, est écrit: Paix aux victimes du VIII mai! souhait pieux contre lequel proteste brutalement, à chaque instant du jour, le fracas des wagons qui passent comme l'ouragan.

Enfin, sur la porte, peinte en rouge, ces deux mots: De profundis, sollicitent des visiteurs une mélancolique et courte prière, trop rarement accordée sans doute.

La chapelle Notre-Dame-des-Flammes, toute en pierres de taille, est assise sur un petite tertre sablonneux d'où l'oeil embrasse un superbe panorama: de belles prairies, une partie du cours de la Seine, et là-bas, dans un lointain vaporeux, Paris avec ses magnificences architecturales à demi voilées. Un treillage de bois, à l'intérieur duquel règne une guirlande de buis jaune, dessine autour du monument un pourtour triangulaire; à chaque angle s'élève une modeste croix de bois.

La chapelle est si près des rails, que, de l'intérieur de l'enceinte qu'elle occupe, on éprouve sensiblement l'impression de l'air chassé par la violence des convois qui passent.

L'édification de Notre-Dame-des-Flammes est due à l'une des personnes les plus cruellement éprouvées par la catastrophe du 8 mai. M. Lemarié, architecte, ayant perdu, dans ce jour néfaste, son fils, sa belle-soeur et un cousin, a voulu consacrer à leur mémoire ce monument de pieux regrets, élevé par lui-même, et qui ne fait pas moins honneur à son talent qu'à son coeur.

La chapelle de Notre-Dame-des-Flammes a été inaugurée, le 16 novembre 1842, par M. l'évêque de Versailles. On a attaché à sa fondation une institution régulière de quatre messes par an, qui doivent être dites par M. le curé de Meudon, indépendamment de celles que peuvent demander les parents des victimes. Le lugubre anniversaire y a été célébré lundi dernier, à onze heures du matin, par une cérémonie religieuse.

Nous renonçons à décrire la physionomie de tristesse religieuse de cette petite chapelle blanche qui s'élève, comme une muette prière, à côté de la voie sur laquelle s'agitent pêle-mêle, avec une précipitation bruyante, les passions, les affaires et les plaisirs des hommes. Il y a là un effet de contraste qui jette sur le chemin de fer un reflet de poésie que nous n'aurions jamais eu, avant, la hardiesse de soupçonner dans un chemin de fer.


La Vengeance des Trépassés,

NOUVELLE.

(Suite.--Voyez p. 75, 89, 105, 121 et 157.)

§ VII.--Philosophie.--Folie.--Adieux.

Don Christoval avait une de ces âmes fortement trempées qui luttent contre la douleur et parviennent à la vaincre, au moins dans ses effets ordinaires, c'est-à-dire que le triomphe est extérieur, et qu'an dedans les ravages s'exercent plus profonds et plus durables.

Il s'enferma deux jours sans permettre à âme qui vive de pénétrer jusqu'à lui; ce temps passé, on le vit reparaître pâle, amaigri, mais non abattu; il reprit ses courses botaniques, mais dom Sulzer ne pouvait plus l'accompagner. Le soir il revenait couvert de poussière et chargé de fleurs sauvages dont il jonchait la tombe de sa femme et de son fils; il restait fort tard à les arranger, puis rentrait, et avant l'aurore il était reparti pour toute la journée. Voilà sa vie.

Cette fatigue du corps ne suffisant pas à dompter l'activité de sa pensée, il essaya d'un autre système: c'était de lasser son imagination en lui donnant pleine carrière. A cet effet, il se jeta dans les idées philosophiques; c'était un retour vers une science qui l'avait fait briller dans sa jeunesse à l'université de Salamanque. Il s'y adonna de nouveau, sans pour cela renoncer à ses excursions lointaines; il emportait de quoi écrire, et jetait en courant sur le papier les idées dont il voulait faire les matériaux d'un grand ouvrage: ces idées roulaient sur le temps, sur la mort, sur la résurrection et l'autre vie. Tous ceux qui ont voulu approfondir ces terribles questions ont payé cher leur témérité; don Christoval éprouva le même sort. Voici quelques-uns de ces fragments décousus; ils feront comprendre l'exaltation cérébrale de cet infortuné et la catastrophe qui s'ensuivit.

Elle est morte! Qu'est-ce que la mort? qu'est-ce que la vie? Le temps existe-t-il pour les morts? L'Écriture se sert à chaque instant de ces mots la fin des temps,--la consommation des siècles. Le temps finira donc? oui. Le temps une créature de Dieu qui sera détruite comme les autres; son seul privilège sera d'être détruite la dernière. J'ai entendu dom Sulzer s'écrier un jour en prêchant: Sortez du temps! et comment sortir du temps? Le temps est l'enveloppe dans laquelle se meut l'humanité. Il est bien difficile à la pensée humaine de sortir du temps; toutefois cela ne paraît pas impossible.

Et qu'est-ce que l'éternité? l'absence du temps et de la durée: un point; pas même un point, puisque dans un point, si petit qu'on le conçoive, il y a encore l'idée de dimension; au lieu que dans l'éternité le centre et les extrémités se confondent.

La résurrection des morts suit donc immédiatement l'instant de leur trépas; ils sont comme un homme qui tombe et aussitôt se relève; et les hommes partis de différents points du temps arriveront tous simultanément à la cessation du temps.

Car le temps est une illusion, l'illusion fondamentale de notre vie, laquelle n'est elle-même qu'une illusion destinée sans doute à éprouver les âmes.

Nous rentrons par intervalles dans la réalité au moyen du sommeil. Ce sommeil éteint la matière et en dégage l'âme: alors le temps cesse pour nous. La preuve en est claire: c'est que celui qui se réveille est incapable de dire s'il a dormi dix heures ou dix minutes.

Et souvent en dix minutes il a rêvé des faits dont la réalisation dans le temps demanderait une année.

Et lorsqu'il rapporte dans le temps ces souvenirs d'une, excursion hors du temps, il juge, il compare, il mesure et dit: Qu'on est insensé quand on dort!--C'est probablement, au contraire, le seul moment où l'on soit sensé.

Si Adam n'avait point goûté du fruit défendu, il ne fût pas mort, c'est-à-dire que son illusion eut été éternelle; il n'y eut pas eu de fin des temps ni de consommation des siècles, et ses enfants eussent été immortels comme lui.

Aurait-il en des enfants exempts du péché originel, et par conséquent de la mort, ils auraient promptement encombré la terre, et que fut-il arrivé?

Ou il n'en aurait pas eu; alors la création se fût bornée à deux êtres humains qui n'auraient pas fini.

L'Éternel avait dit au premier homme: Si tu goûtes de ce fruit, tu mourras de mort. Le tentateur dit à Eve: Si vous goûtez de ce fruit, vous deviendrez semblables à Dieu.

Les deux paroles furent accomplies: Adam, par suite de son péché, mourut; et il devint semblable à Dieu, en ce point qu'il sortit du temps hors duquel Dieu habite.

Le passage de la vie à la mort, l'instant précis de ce passage, est-il sensible pour ceux qui le franchissent? Non: mais on s'aperçoit des approches.

N'est-il pas probable qu'à ce moment solennel, avant la séparation de l'esprit et de la matière, nos facultés éprouvent par anticipation un éclair de perfectionnement, que les sens acquièrent subitement une subtilité surnaturelle; l'intelligence une hauteur, une plénitude, un pouvoir inaccessibles à l'état de vie normale? J'en suis convaincu; mais presque toujours quand ce phénomène arrive, le moribond n'en peut rien témoigner à ceux qui l'entourent.

Ou, s'il leur en témoigne quelque chose, ils disent: Ce sont les illusions de la mort; la tête n'y est plus!

Léonor a vu l'ombre de soeur Dorothée; le père Dominique, l'ombre de son pénitent; je n'en doute pas. En y réfléchissant, il n'est pas plus étrange de voir une âme sortie du temps y rentrer pour quelques minutes, que de voir le contraire, c'est-à-dire une âme prisonnière dans le temps s'échapper quelques minutes dans l'éternité. Seulement le second est plus commun que le premier, c'est pourquoi la raison humaine, la pire de nos illusions, nous affirme que le premier est impossible, sa coutume étant de nier tout ce qu'elle ne peut contrôler.

Ce qu'on appelle la raison de l'homme n'est que l'essence de son orgueil.

Nous cherchons à entrevoir les vérités éternelles avec notre raison, à travers le temps, c'est-à-dire avec un instrument faux à travers un milieu qui nous trompe. On soupçonne des erreurs, mais nul moyen de les calculer, encore moins de les corriger. Les contemplateurs sont les sages; ils sont en très-petit nombre: les autres suivent leur route sans songer à rien, sans se douter de rien; ce sont les heureux.

Notre raison est essentiellement terrestre, non qu'elle ne puisse s'élever, quelquefois même assez haut, mais elle retombe toujours sur la terre et rapporte, tout à elle-même et aux choses d'ici-bas. L'inspiration, l'extase, le délire, la folie, tous ces états dans lesquels l'àme cherche à prendre l'essor loin de la matière, nous livreraient peut-être le secret de notre vie et de notre avenir, mais la raison les méprise et nous empêche de les étudier. Et pourtant, sans la raison, que ferions-nous? notre malheur est de ne pouvoir nous passer d'elle; c'est le bâton qui nous sert à marcher, mais ce bâton est garni de plomb qui nous attache à la terre et nous empêche de nous envoler.

Le mystérieux Orient, qui a su tant de secrets concernant notre race, a toujours regardé les fous comme des êtres sacrés, en communication directe avec Dieu. Peut-être viendra-t-il un jour où Dieu, dans sa bonté, enlèvera tout à coup la raison au genre humain pour laisser régner exclusivement la sagesse.

La raison n'est peut-être nécessaire aux hommes que parce que, dans l'état actuel des choses, elle est l'apanage du plus grand nombre?

Dans le malheur affreux où je suis plongé, quel voeu puis-je encore former ici-bas? Un seul, dont l'accomplissement me rendrait le bonheur: c'est de perdre la raison; alors je pourrais retrouver Léonor, et nous serions rejoints tout en habitant une vie différente. Oh! si je pouvais me débarrasser de cette funeste raison!

A force de creuser dans ces étranges idées, le malheureux Christoval obtint ce qu'il souhaitait.

Une nuit, dom Sulzer, après avoir veillé fort tard dans son cabinet, venait de mettre en ordre ses cahiers de l'histoire des abbés de Reichenau, et il se disposait à passer dans sa chambre à coucher, lorsqu'il lui sembla distinguer dans le profond silence de la nuit des accents interrompus auxquels se joignaient quelques accords. Il écouta, et s'assura que quelqu'un chantait à voix basse dans l'enclos situé derrière le corps de logis de son habitation. Il ouvrit la fenêtre. Le ciel était pur, mais sans lune: il n'v avait que la clarté douteuse des étoiles. Le chanteur, invisible à cause de la position du bâtiment, effleurant à peine les cordes de sa guitare, fit entendre les paroles suivantes:

Toda mi dicha fundo

Solo in querer te;

Y daria mil vidas,

Solo por ver te.

«Je mets tout mon bonheur à te voir; rien que pour te voir je donnerais mille fois ma vie. »

Le chanoine n'eut pas de peine à deviner ce qui se passait. Il fit un signe de croix, ce qui était chez lui la plus grande marque de compassion, et se disposa à descendre. Sans appeler personne pour l'aider, il remit sa redingote, sortit appuyé sur sa grande, canne, traversa d'un pied lent et mal assuré les longues et obscures galeries du couvent, et par un escalier de pierre depuis longtemps hors de service, soupirant et trébuchant à chaque degré, il entra dans l'enclos. L'herbe discrète étouffait sa marche. Il parvint ainsi, sans être aperçu, à deux pas de don Christoval, et s'arrêta pour le considérer. L'infortuné, debout devant la pierre moussue qui recouvrait sa femme et son enfant, avait cessé de chanter. Il méditait dans un sombre silence, les bras croisés sur la poitrine et enveloppé dans son manteau, pareil à un génie funèbre. Sa guitare reposait sur la tombe. Quelques minutes s'écoulèrent sans que Christoval fit aucun mouvement, et sans que le vieux prêtre osât interrompre la douleur de son jeune ami. A la fin pourtant le chanoine risqua de l'appeler doucement. A cette voix, Christoval releva la tête et demanda: «Qui m'appelle? Que voulez-vous?

«C'est moi, votre ami, dom Sulzer.--Ah! dom Sulzer vous venez à propos; c'est le ciel qui vous envoie. J'aurais été fâché de m'en aller sans vous avoir dit adieu et serré la main.--Vous en aller? où? que faites-vous ici?--Ne le voyez-vous pas? Je suis venu faire visite à Léonor. J'ai mis exprès, pour lui plaire, le costume que je portais la nuit que je l'enlevai. Je lui ai chanté Marinero del alma, qu'elle aimait tant. Eh bien, le croiriez-vous? cet air, dont jadis une seule note l'entraînait vers moi, cet air aujourd'hui la laisse insensible! Elle ne répond rien? Ah! c'est que ce n'est plus à elle à venir à moi; c'est au contraire à moi d'aller à elle. Elle a Carlos qui la retient; je comprends cela. Je vais les rejoindre tous deux. Que faut-il dire à Léonor de votre part?--Et quel chemin prendrez-vous pour les rejoindre?--Alors Christoval se penchant à l'oreille du chanoine, comme s'il lui eût confié un grand secret: «Le chemin du lac, dit-il. Oui, je vais me jeter dans le lac. Vous le sentez bien, dom Sulzer, continua-t-il avec une apparente tranquillité, vous le sentez bien, ma vie est désormais inutile; mon existence n'a plus de but: c'est un effet sans cause. Où est Léonor, là est ma vie. Il faut que je me noie dans le lac, cela est de toute nécessité. Si vous avez à me charger de quelque chose pour elle, dépêchez-vous.--C'est inutile, dit le chanoine épouvanté de cette folie de sang-froid, mais cachant sa frayeur sous un ton sec et bref.--Pouquoi inutile? --Parce que vous n'irez pas.--Et qui m'en empêchera?--Moi. Je vous le défends!»

Christoval, jusqu'alors paisible dans sa tristesse, commença de s'agiter, et ce trouble, que trahissaient son geste et sa voix, arriva rapidement à l'exaspération. «Comment, vous me le défendez? C'est indigne! c'est affreux! Allez! j'ai été la dupe de votre affection simulée; mais à compter de ce moment je ne le suis plus; je vous connais. Vous êtes un méchant homme. Laissez-moi! laissez-moi! Non, non, ma Léonor, n'aie pas peur que je l'écoute, que je me laisse arrêter par lui! Il veut que je demeure! Et pour qui, mon Dieu? Qui désormais à besoin de moi?--Moi, mon fils, moi! cria le vieillard en s'accrochant à lui.» Mais dans le débat son pied heurta la pierre sépulcrale; dom Sulzer perdit l'équilibre et roula sur la tombe de Léonor en poussant un douloureux gémissement.

Il n'en fallut pas davantage pour abattre subitement l'exaltation du pauvre fou. Il prit le vieillard dans ses bras, et d'un ton tout différent: «Dom Sulzer, s'écria-t-il, je vous ai fait mal? Etes-vous blessé?

--Non, mon ami, répondit dom Sulzer, se relevant avec peine. Le mal que vous avez fait à mon corps n'est rien auprès de celui que vous faites à mon coeur. Le premier est involontaire, je vous le pardonne; mais l'autre!...--Ah! pardonnez-le-moi aussi,» dit Christoval en embrassant son vieil ami et fondant en larmes. C'était la fin de la crise. Le bon chanoine ne put résister à l'entraînement de ce désespoir, et oubliant ses projets de fermeté, il se mit à pleurer aussi.

Dom Sulzer triompha le premier de son émotion et parvint à la comprimer. « Mon ami, dit-il, mon cher ami, que faisons-nous? A quelle faiblesse nous laissons-nous aller! Dieu soit béni de ce que vous ayez enfin reconnu ma voix. Ecoutez votre vieux père qui vous aime et qui souffre toutes vos douleurs Vous croyez que votre tâche ici-bas est accomplie parce que vous n'avez plus à la remplir envers votre femme et votre fils, non, cher Christoval, elle ne l'est pas. Il vous en reste une autre plus importante encore, oui, oui, plus importante encore; je vous la ferai connaître et vous en conviendrez. Vous dites que votre existence n'a plus de but. Ah! mon fils il vous en reste un à atteindre que vous ne voyez pas, parce que les pleurs qui remplissent vos yeux obscurcissent votre vue. Vous voulez savoir ce que c'est? Je ne puis vous l'expliquer ici: l'heure et le lieu ne s'y prêtent pas. D'ailleurs je souffre un peu et nous avons l'un et l'autre besoin de repos. Venez me voir demain matin à huit heures précises, et je vous apprendrai à quelle fin vous devez consacrer le reste de vos jours, et vous ne sortirez pas de chez moi sans être consolé.»

Don Christoval promit d'être exact au rendez-vous. Il reconduisit le bon chanoine jusqu'à la porte de sa chambre, et dom Sulzer ne le renvoya pas sans l'avoir embrassé et lui avoir donné sa bénédiction.

Dom Sulzer, resté seul, s'agenouilla sur son prie-Dieu et fit une longue et fervente prière. Lorsqu'il se releva, son visage exprimait le contentement intérieur d'un homme plein de confiance dans la bonté du ciel, et certain d'avoir obtenu l'objet de sa demande. Bien qu'il fût une heure du matin, le chanoine, au lieu de se mettre au lit, chercha dans sa bibliothèque un volume de médiocre grosseur: l'ayant trouvé, il se replaça à son bureau et se mit à feuilleter le livre avec attention.

Le lendemain don Christoval fut ponctuel. Huit heures sonnant, il frappait à la porte du cabinet de son ami. Point de réponse: il ouvre doucement. Qu'aperçoit-il? Le chanoine, assis devant sa table couverte de papiers, dans son grand fauteuil de cuir, le corps droit, immobile, et profondément endormi. Le sommeil l'avait surpris au milieu de l'étude, car il avait la main droite posée sur un livre ouvert, et son index allongé semblait montrer un passage. L'affaiblissement et l'incertitude de sa vue avaient fait prendre au vieillard cette habitude de suivre, en lisant la ligne, avec le doigt, pour ne pas s'égarer dans la page. Le soleil levant, s'introduisant de côté dans cette chambre studieuse, illuminait la tête pâle et vénérable de dom Sulzer. En face du vieillard et ombrageant le volume, un pot de fleurs, ou s'élevait une jolie plante le réséda taillée en boule par les soins du chanoine, qui mettait son plaisir à cultiver et à soigner ce petit arbre dont il aimait singulièrement le parfum. Une fauvette de vignes chantait sur le rebord de la fenêtre entr'ouverte par le vent frais du matin.

Don Christoval contemple un instant avec admiration ce tableau plein de calme et de solennité. Ne voulant pas troubler le repos de son vieil ami, il s'approcha sur la pointe des pied pour voir quel ouvrage avait captivé si tard l'application du chanoine. Il lut ces paroles:

«Mon fils, ne vous rebutez point des travaux que vous avez entrepris pour moi: ne vous laissez point abattre à tout ce qui peut vous arriver de fâcheux; mais que dans tous les événements de la vie ma promesse vous encourage et vois console.

«Un jour, qui n'est connu que du Seigneur, vous amènera la paix, et ce jour ne sera point comme ceux de cette vie, mêlé de l'alternative de la nuit: la lumière en sera perpétuelle et la charité infinie. La paix dont vous jouirez sera solide et votre repos assuré.

«Est-il rien de pénible qu'on ne doive supporter pour la vie éternelle?

«Mon fils, ma grâce est précieuse et ne souffre point le mélange des choses étrangères ni des consolations de la terre.

«Si vous voulez la recevoir, faites-vous un lieu de retraite ne recherchez l'entretien de personne, mais répandez-vous devant Dieu par une ardente prière.»

--Don Christoval, plus surpris et plus attendri à mesure qu'il lisait, arriva enfin au verset sur lequel était placé le doigt de dom Sulzer:

«IL FAUT QUITTER LE MONDE: IL FAUT VOUS SÉPARER DE VOS CONNAISSANCES ET DE VOS AMIS ET TENIR VOTRE AME DANS LA PRIVATION DE TOUTES LES CONSOLATIONS HUMAINES!»1

Christoval, extrêmement ému, éprouva alors comme une soudaine révélation: il toucha la main de dom Sulzer, il la trouva froide et glacée! Il approcha ses lèvres du front du vieillard, et le contact lui parut celui d'une statue de marbre! Dom Sulzer habitait désormais une meilleure vie; il avait reçu le prix de ses souffrances et de ses vertus, il connaissait le jour du Seigneur dont la lumière est perpétuelle et la clarté infinie: il était mort. Don Christoval comprit que ce but dont la veille encore lui parlait le saint vieillard, était d'obtenir une mort pareille à celle-là.

Il se prosterna près du défunt, et son coeur, dans une effusion de pieuse reconnaissance, prit l'engagement que la bouche du dernier moine de Reichenau, cette bouche désormais muette, semblait lui dicter par l'organe du plus beau livre qui soit sorti de la main des hommes.2

Dom Sulzer fut inhumé vingt-quatre heures après dans le choeur de l'antique église de l'abbaye. L'humble et dernier représentant du monastère, le simple moine, reçut un honneur jadis réservé pour ses puissants abbés. Il arriva parmi eux comme un messager chargé de leur annoncer l'extinction définitive de leur famille; comme un soldat fidèle qui se réfugie au milieu de ses chefs pour attendre la chute de l'édifice dont la ruine les doit tous ensevelir dans un commun tombeau.

Note 1: (retour) Imitation de J.-C.
Note 2: (retour) J.-J. Rousseau.

Le lendemain de ces funérailles auxquelles assistèrent tous les habitants de l'île, la maisonnette de don Christoval était déserte. Ou trouva sur une table une lettre qui la donnait, avec tout son mobilier, à un pauvre laboureur, pere de famille, de qui la grange avait brûlé quelques mois auparavant. Le bruit public 'fut que don Christoval, accablé par la triple perte qu'il venait de faire, n'avait pu résister à son désespoir, et s'était précipité dans le lac. Un batelier racontait que, l'Espagnol était venu le soir de l'enterrement louer un bateau pour passer, disait-il, à Radolsszell. Au point du jour, le bateau avait été retrouvé flottant au hasard sur la rive; on conjecturait que le vent l'avait repoussé vers Reichenau, après la catastrophe de celui qui le montait. Cependant, le cadavre de don Christoval ne reparut point sur les îlots, et les pêcheurs sondèrent en vain le lac.

(La fin à un numéro prochain.)


Théâtres.


(Théâtre de l'Odéon.--Lucrèce, par M. Ponsard.
--Brute: Bocage;--Lucrèce: madame Dorval.)

LA GRÈCE.--BRUTUS.--LA COMÉDIE A CHEVAL.--LES DEUX FAVORITES.--LE MÉTIER A LA JACQUART--LES CANUTS.--LE VOYAGE EN L'AIR.--J'AI DU BON TABAC.--MARGUERITE FORTIER.--LES PRÉTENDANTS.

Le second Théâtre-Français est tout émerveillé de la foule qui l'assiège; il n'est pas accoutumé à ces bonnes fortunes: une recette de 3,500 fr. à l'Odéon, est un de ces prodiges dont la mémoire se perd dans la nuit des temps. Il faut en rendre grâce à M. Ponsard; c'est à Lucrèce que l'honneur en revient. Lucrèce ameute la foule sur toute la place de l'Odéon, comme autrefois au Forum, autour de ses glorieux restes, pour marcher contre la tyrannie et les Tarquins. Le public est décidément conquis par Lucrèce et par M. Ponsard. Il prête une oreille attentive aux vers énergiques ou gracieux du jeune poète; il s'émeut aux accents de Brute, de Sextus et de Tullie; deux scènes surtout semblent l'intéresser et le tenir attentif: l'une montre Lucrèce dans une mutuelle confidence avec Brute; la jeune et chaste Romaine a pénétré les projets du citoyen. Elle a passé à travers l'enveloppe du fou, pour arriver jusqu'à l'âme patriotique. Sous le sublime mensonge de cette folie, Lucrèce entrevoit la mâle pensée qui veille et s'alimente dans cette âme profonde, comme une lampe mystérieuse dans un lieu solitaire et caché. Elle déclare à Brute que son vaste dessein est connu d'elle, Lucrèce, et qu'elle le paie silencieusement de son estime et de son admiration. Avoir l'estime de Lucrèce, quelle consolation pour Brute! Comme la plaie des affronts qu'il subit pour son pays est adoucie par cette secrète amitié de la femme fidèle et chaste! Aussi le glorieux insensé soulève-t-il un instant, devant cet oeil discret, le voile de sa pensée; Brute ne se cache plus pour Lucrèce; il n'avoue pas, mais il permet qu'on devine. Et c'est là un grand éloge, pour la vertu de cette femme, que Brute, l'homme au génie enveloppé et muet, laisse ainsi passer jusqu'à elle une lueur du vaste projet que son esprit médite et dissimule.


(Dernière scène de la tragédie de Lucrèce.)

Dans l'autre scène, le spectateur contemple avec émotion le corps inanimé de Lucrèce, qui vient de se donner la mort; c'est le, moment héroïque du sacrifice si vigoureusement décrit par Tite-Live, et qu'après Tite-Live, M. Ponsard a revêtu des couleurs d'une, mâle poésie.--Lucrèce s'est frappée au coeur du couteau qu'elle tenait caché sous sa robe, et tombant sous le coup, elle a rendu le dernier soupir. Tandis que Lucrétius son père, et Valère et Collatin s'abandonnent à leur douleur, Brutus tire de la blessure le fer tout dégouttant de sang: «Par ce sang si pur, s'écrie-t-il, je jure, et vous, dieux, je vous prends à témoin de ce serment; je jure de poursuivre par le fer, par le feu, par tous les moyens qui sont en mon pouvoir, Lucius Tarqnin le Superbe et son épouse criminelle, et toute sa postérité, et de ne jamais souffrir que ni eux ni d'autres règnent dans Rome!» La douleur a fait place à la colère; on suit Brutus à la destruction de la royauté; le corps de Lucrèce, placé sur un brancard, est porté au Forum, et Brutus excite le peuple, à prendre les armes. Assurément c'est là un de ces spectacles qui remuent l'âme et la trempent fortement. Le parterre de l'Odéon y applaudit avec l'ardeur généreuse des vives et jeunes émotions.

Le théâtre du Vaudeville a voulu aussi avoir son Brutus; mais celui-là est un Brutus pour rire; d'abord il n'est pas de Rome, mais de Pontoise ou de Quimper-Corentin; les Tarquins lui sont complètement étrangers; il n'entend rien au Forum, et au Capitole encore moins. Parlez-lui de Lucrèce, il vous répondra: «Connais pas!» Nommer Arnal, c'est tout dire; cela vous donne la mesure de mon Brutus. Il n'est pas fou, tant s'en faut: Brutus a de la modestie, et se contente d'être niais. Il frotte les habits et cire les bottes de M. Courtois, son seigneur et maître, et ne sera jamais consul romain. Quant à la république, Brutus la sert fort mal; appelé, en sa qualité de soldat du guet, à réprimer une émeute royaliste, il a jeté là son fusil, comme Horace son bouclier, et il pris la fuite; mais à cet exploit se borne la ressemblance de Brutus et du poète favori de Mécènes: Brutus est capable de fuir, mais incapable de faire l'ode à la nymphe de Blanduse et l'épître aux Pisons.

Un instant, les destins de Brutus prennent une allure magnifique; de simple valet qu'il est, il risque de devenir marquis. Un anneau trouvé par Brutus lui donne cette espérance; il a mis l'anneau à son doigt, et peu s'en faut que de cet anneau il ne résulte, un père pour Brutus. Cette trouvaille l'accommoderait fort; car, enfin, Brutus ne sait pas de quelle côte il est sorti. Brid'oison dit bien qu'on est toujours le fils de quelqu'un, mais de quel père? Telle est la question compliquée que Brutus se pose tous les jours à lui-même, sans avoir pu jusqu'ici la résoudre. Il a cependant une consolation, c'est que s'il ne connaît pas son père, sa mère probablement a dû le connaître.

Donc, Brutus se croit fils d'un marquis; et, pour un Brutus, vous avouerez que la filiation est un peu embarrassante, d'autant plus que le marquis est proscrit. Comment échappera-t-il aux agents républicains? La crédulité de Brutus vient à son aide dans cette périlleuse affaire; Brutus, le prenant pour son père, a pour lui toutes les tendresses burlesques qu'on peut attendre d'Arnal; il le suit à la piste, il lui tend les bras, et veut à tout propos le presser sur son coeur et l'embrasser tendrement. Le meilleur de ce dévouement filial, c'est que Brutus procure une carte de sûreté et un passe-port à son prétendu père; et celui-ci en profite pour s'esquiver. Quant à Brutus, par un de ces grands mouvements de fortune qui accompagnent les révolutions, il devient portier. Quelle situation pour le fils d'un marquis! Après tout, qu'importe? il tirera le cordon au lieu de la porte en sautoir! C'est à peu près la même chose.--Ce quiproquo, égayé par quelques mots plaisants et par le jeu naïf d'Arnal, a honnêtement réussi. Les auteurs sont MM. Varin et Conailhac. On avait sifflé la veille un autre vaudeville intitulé: la Comédie à cheval. Le cheval a fait un faux pas à moitié chemin, et la comédie désarçonnée, une lourde chute.

Pour Jacquart, c'est autre chose; le Gymnase a pris la revanche du théâtre du Vaudeville, Bouffé y aidant, et aussi le talent de M. Fournier, l'auteur du Métier à la Jacquart. Tout le monde connaît Jacquart, le bienfaiteur de la filature lyonnaise, l'inventeur du merveilleux métier si fécond pour l'industrie, si utile au soulagement de l'ouvrier. M. Fournier nous montre Jacquart préoccupé de son ingénieuse invention: il l'entrevoit, mais il ne la tient pas encore; Jacquart cherche ce rien, ce dernier mot, si difficile à trouver, et qui arrête souvent les plus magnifiques découvertes; ce pauvre Jacquart en rêve nuit et jour; vous pensez, comme en rêvant, il néglige les intérêts de sa maison; aussi la pauvreté en a-t-elle franchi le seuil. Quelques milliers de francs restaient, dernier espoir de sa femme et de sa fille; Jacquart les a perdus par sa distraction. C'est peu encore; en voyant cet homme si insouciant de ses intérêts et si rêveur, on dit de lui: «Il est fou!» Et chacun de le montrer au doigt. Enfin, notre Jacquart perd courage; ruiné, honni, s'épuisant vainement à la poursuite de ce dernier secret qui lui échappe; toujours, il prend une résolution désespérée. Le malheureux se dirige vers le Rhône pour s'y précipiter: une main inconnue l'arrête avant l'accomplissement du suicide; et voilà Jacquart tout étonné de se trouver dans une chaise de poste roulant sur la route de Paris.

A Paris, on le conduit dans un magnifique palais; des soldats veillent aux portes; des hommes tout brodés d'or et tout chamarrés de rubans vont et viennent dans les galeries et dans les antichambres. De Lyon à Paris, Jacquart a eu le temps de se remettre et de reprendre le sang-froid plein de franchise, et le naturel sans façon qui le caractérisent. Il ne se gêne donc guère avec tous ces beaux messieurs-là; et comme Jacquart n'a qu'une idée en tête, sa fameuse découverte, il en parle à qui veut l'entendre. Voyez-vous ce grand homme sec qui regarde Jacquart d'un air railleur? c'est un illustre chambellan à qui Jacquart explique le mécanisme de sa machine. Le grand seigneur d'en rire. Que voulez-vous? on est chambellan, et l'on n'est pas obligé pour cela d'avoir de l'instruction et de l'esprit. Le chambellan n'y voit donc goutte; comme tous les ignorants et les sots, il se tire d'embarras en ricanant et traite Jacquart d'insensé.--Une porte s'ouvre; ce n'est plus au valet brodé, c'est au maître que Jacquart a affaire: et ce maître est Napoléon, l'empereur et le roi! S'il n'a pu se faire comprendre par le chambellan, Jacquart est bientôt compris par le grand homme; le génie du héros fécondera le génie de l'ouvrier, et le métier Jacquart sort victorieux de cette entrevue. L'industrie lyonnaise a fait sa conquête. Qui est ravi? Jacquart, et la femme de Jacquart, et la fille de Jacquart, laquelle, du coup, épouse un très-joli et très-excellent jeune homme, qui l'aime et qu'elle aime; double amour qui attendait depuis longtemps, et restait sur le métier. Bouffé est charmant dans ce rôle de Jacquart.


     (Théâtre du Palais-Royal.--Voyage entre
                         Ciel et Terre.)

Le Gymnase ne s'en est point tenu là; Charles II a succédé à Jacquart. Il s'agit du faible et galant Charles II, roi d'Angleterre. Charles mène de front deux intrigues amoureuses; véritable bagatelle pour un tel consommateur. D'une part, le roi a une liaison avec la duchesse de Cleveland; de l'autre, il cherche à séduire une jeune fille innocente et pure; c'est un assez vilain métier que S. M. fait là. N'est-ce pas un peu un métier de roi? D'abord la duchesse est furieuse et jalouse; elle soupçonne la jeune fille de perfidie et de complicité; puis, bientôt convaincue de sa candeur, elle se laisse émouvoir et emploie toutes les ressources de son expérience à sauver l'innocente Jenny des pièges que l'amour du roi lui tend: pièges cachés sous le sourire, les tendres regards et les enivrantes promesses. Grâce à cet appui, Jenny, en effet, échappe au danger. Le roi, battu et très-peu content, revient, l'oeil morne et la tête baissée, à la duchesse de Cleveland. Ainsi, madame la duchesse, vous avez fait votre bien en faisant le bien d'autrui: honnête cumul que la loi ne défend pas et qu'il est même bon d'encourager. L'auteur, M. Jules de Prémaray, appelle cela les Deux Favorites. Pourquoi pas? Madame Volnys et mademoiselle Rose Chéri sont les deux brebis que ce loup de Charles II essaie de dévorer de la même dent; nous avons dit que l'une des deux brebis échappait à cette dent d'ogre, et c'est mademoiselle Rose Chéri, la plus fraîche, la plus blanchi et la plus tendre.


Théâtre du Palais-Royal.--Les Canuts.

Le Jacquart du Gymnase a son pendant au théâtre du Palais-Royal: même sujet, même homme, mêmes événements; le titre seul est différent: Les Canuts décorent l'affiche. Quant au fond des choses, rien n'est changé. Vous retrouvez Jacquart rêvant. Jacquart désespéré. Jacquart méconnu. Jacquart tout près du suicide, puis enfin Jacquart triomphant et son métier avec lui. Le Gymnase a l'avantage de la forme. Son Jacquart est beaucoup plus ingénieux et plus fin que le concurrent; l'un est brutal et donne dans le gros rire; l'autre vous communique une gaieté de meilleur goût et d'une saveur plus relevée. Ainsi, le Gymnase et le Palais-Royal s'entendent pour satisfaire tous les appétits. Les délicats goûteront de Bouffé les amateurs de grosses épices tâteront de Lemesnil, le Jacquart du Palais-Royal. Ceux-là applaudiront M. Fournier, ceux-ci MM. Varnet et Deslandes.


(Théâtre du Gymnase.--Le Métier à la Jacquart.--Bouffé et Klein.)

Un honnête aéronaute monte dans son ballon: le voilà dans l'espace, entreprenant un voyage en l'air. Notre homme se croit seul, en compagnie avec les nuages, bien entendu, et la voûte azurée. Qui s'aviserait, en effet, de l'escorter dans une pareille promenade? Nous ne voyageons pas sur la grande route; nous ne flânons pas sur les boulevards ni aux Champs-Élysées: ici la pérégrination n'est pas facile: on ne marche pas dans l'air comme sur l'asphalte, la canne à la main et de plain-pied.

Et cependant un homme a suivi l'aéronaute ci et s'est blotti au fond de sa nacelle. Où ne se fourrerait-on pas pour fuir un créancier? Tel débiteur se cache sous terre; celui-ci a pris le: chemin des étoiles. Tout à coup, il sort de sa tanière et se montre aux yeux du Margat épouvanté. Ce ne serait rien encore, et à la rigueur le ballon porterait nos deux hommes; mais tous deux se reconnaissent; ce sont deux rivaux, deux voisins acharnés qui se disputaient sur terre les mêmes beaux yeux et la même dot. Se trouvant face à face, l'aéronaute et son rival se livrent à des attaques furieuses; d'abord ils se lancent des mitrailles de quolibets, et se bombardent avec des calembours. De la parole on en vient à l'action; nos gens se prennent au collet et se montrent le poing; mais ils comptaient sans leur hôte, c'est-à-dire sans leur ballon: le ballon chavire dans le désordre de la bataille. Gare là-dessous! les combattants vont choir. Heureusement le danger les rend sages; ils concluent un armistice, rétablissent l'équilibre et échappent au danger par un effort commun. Après quoi, ils s'embrassent, et l'un sacrifie son amour à l'amour de l'autre. Ce vaudeville est plus philosophe qu'il n'en a l'air. Mais quelle philosophie! une philosophie en style de tréteaux. M. Duvert en est le Socrate et M. Lauzanne le Platon.

Vous avez du bon tabac dans votre tabatière, ô théâtre des Variétés! cela est possible, et votre affiche l'annonce; mais quelques bonnes pièces dans votre salle vaudraient mieux encore et ne feraient pas mal. Votre bon tabac lui-même n'a pas grand goût, et ne saurait être reçu pour du pur Virginie. La scène se passe dans un bureau de tabac; et c'est là toute la malice: un certain marquis y vient roder pour les beaux yeux de la dame de céans. Celle-ci a du penchant pour les marquis et les priserait volontiers; mais le mari est jaloux et surveille; il a du bon tabac dans sa tabatière, et entend que personne n'y touche. J'aurais grand'peur pour le mari, malgré ses airs d'Othello en carotte, si quelqu'un, ou plutôt quelqu'une, ne venait à son aide, préservant d'une éclipse menaçante son astre conjugal peu à peu pâlissant. M. le marquis a laissé derrière lui une jeune femme abandonnée; cette Ariane prend les vêtements d'un aimable cavalier, et fait concurrence dans le coeur de la tabatière, aux séductions du marquis. Elle le dépiste ainsi, et le met en déroute, se déclarant après la victoire, et jouissant de la défaite de son infidèle, qui s'humilie, se repent et tombe à ses pieds. C'est tout au plus si le public a dit à ce vaudeville de MM. Desnoyers et Danvin: «Dieu vous bénisse!»

MM. Alboise et Paul Foucher font couler des ruisseaux de larmes au théâtre de la Gaieté; Marguerite Fortier en est cause; et comment ne pas s'attendrir aux infortunes de Marguerite et ne pas accompagner de sanglots son innocence persécutée; Marguerite est la victime d'un abominable pendard; ce pendard vole, et c'est Marguerite Fortier qu'il accuse, et l'innocente porte la flétrissure de cette calomnie; pendant dix ans, on la pourchasse, on l'emprisonne; elle est maudite à droite, à gauche, de tous les côtés. Enfin! enfin! le jour de la récompense arrive: le bandit est récompensé par le gendarme et le procureur du roi, et Marguerite par l'estime de tous les honnêtes gens; on peut dire que cette estime-là, elle ne l'a pas non plus volée!

Une comédie de M. Lesguillon a essuyé, au second Théâtre-Français, les bourrasques du parterre; quelques jolis vers n'ont pu la soutenir dans ce naufrage. Requiescat!

THÉÂTRE DE L'OPÉRA-COMIQUE.

On ne s'avise jamais de tout, opéra-comique en un acte.

Cette pièce est de Sedaine, en date de 1775, ou à peu près. --Voilà qui est bien vieux!--D'accord; mais le Misanthrope est bien plus vieux encore, et les pièces de théâtre ne sont pas sans doute du nombre de ces choses que la nature a condamnées à enlaidir en vieillissant.

On ne s'avise jamais de tout! Voilà, pour un opéra-comique, un titre qui promet. Calculez, si vous l'osez, tous les stratagèmes amoureux, toutes les ruses de guerre, toutes les perfidies féminines, toutes les déceptions, toutes les mystifications que peut renfermer un magasin qui s'annonce par une pareille enseigne. Beaumarchais a intitulé sa comédie: Le Barbier de Séville, ou la Précaution inutile. Pourquoi ne l'a-t-il pas plutôt intitulée: Le Barbier de Séville, ou l'on ne s'avise jamais de tout? Vraiment, il n'eût pas demandé mieux: mais Sedaine avait pris les devants, et Beaumarchais, en homme habile qu'il était, a compris que c'était bien assez de voler à son prédécesseur ses personnages, et qu'il fallait au moins respecter son titre, qui eut mis le plagiat trop à découvert.

En effet, il y a, dans le petit opéra de Sedaine, quatre personnages:

1° Un vieux médecin, tuteur d'une jeune fille dont il est amoureux, qu'il veut épousera tout prix, et qu'il tient hermétiquement enfermée, afin de lui arracher par force et par surprise un consentement qu'elle lui refuserait infailliblement si elle connaissait mieux le monde, et si elle se connaissait mieux elle-même.

2° Cette jeune fille, qui en sait plus long que le docteur ne le pense, à qui la captivité enseigne la dissimulation, à qui l'oppression donne de la volonté et du courage, et qui choisit, ouvertement et sans façon

Le jeune amant sans barbe à la barbe du vieux.

3º Une vieille duègne, que le docteur place auprès de Lise, pour la surveiller pendant qu'il visite ses malades.

4º Un jeune seigneur, épris de Lise, qui lui fait la cour en perspective, puis se déguise pour arriver jusqu'à elle, et finit par l'enlever au docteur, malgré ses précautions inutiles, ses verrous, ses grilles et sa duègne.

Ne voilà-t-il pas, trait pour trait, les originaux de Bartholo, de Marceline, de Rosine et d'Almaviva?

Avec ces éléments et le talent dramatique dont la nature l'avait si richement pourvu, comment Sedaine n'aurait-il pas fait une comédie plaisamment intriguée, vive, spirituelle et réjouissante? Il n'y a pas manqué, vous pouvez le croire, et les habitués de l'Opéra-Comique ont accueilli comme une bonne fortune cette résurrection de l'esprit sans apprêt et de la franche gaieté d'autrefois.

«La musique, a dit M. Mocker, chargé de jeter au public le nom des auteurs, la musique est de M. Lefèvre.» Lefèvre! Aviez-vous jamais vu figurer ce nom sur la liste des compositeurs du dix-huitième siècle?--Non.--Et parmi ceux du temps présent?--Pas davantage.--Si nos souvenirs sont exacts, le musicien collaborateur de Sedaine fut Monsigny, qui, alors, livra son nom au public, et qui, sans doute, n'est pas sorti du tombeau tout exprès pour se déguiser sous un nom d'emprunt. D'ailleurs la musique que nous avons entendue à l'Opéra-Comique n'est pas celle de Monsigny. Qu'est-ce donc que Lefèvre, dont personne n'a jamais entendu parler, dont le nom n'a jamais figuré en tête du moindre morceau de salon, de la plus modeste romance? A la rigueur, nous pourrions facilement vous le dire. Vous le connaissez, lecteurs de l'Illustration..... Mais, chut! je le vois d'ici qui me reproche mon indiscrétion, et me fait entendre, que la vengeance des vivante est pour le moins aussi redoutable que celle des trépassés. Je me tais donc, et me borne à vous dire que sa musique est comme sa prose, correcte, pure, facile, naturelle, élégante sans recherche, et spirituelle sans effort et sans affectation. J'y dois signaler de plus un mérite fort rare, et qui fait de la nouvelle partition une oeuvre à part. L'auteur, travaillant sur un poème qui date de plus de soixante années, a senti que, pour qu'il y eût unité dans l'ouvrage, il devrait se mettre, par la pensée, à côté de son collaborateur. Ainsi a-t-il fait. Vous trouverez dans On ne s'avise jamais de tout le caractère et les charmantes qualités de la musique d'autrefois, la mélodie simple et naïvement expressive, l'harmonie claire et naturelle, les formes, les modulations, les cadences finales usitées au temps de Sedaine. Vous croirez entendre quelque oeuvre inédite de Grétry ou de Dalayrac,--en supposant toutefois que Grétry ait appris le contre-point, et que Dalayrac ait eu, cette fois, à sa disposition toutes les conquêtes matérielles de l'instrumentation moderne.

--Parmi les innombrables concerts de cette année, celui qui a été donné dernièrement par madame Biarez mérite d'être particulièrement remarqué. Madame Biarez était naguère une femme du monde, et n'avait, à cultiver la musique, aucun autre intérêt que le plaisir qu'elle y trouvait. Mais la musique est une amie qui n'oublie jamais ce qu'on a fait pour elle, et qui vous reste fidèle après que tous les autres amis vous ont abandonné. Frappée par les événements, madame Biarez a demandé à la musique ce que la fortune venait de lui enlever, et maintenant elle est artiste, et artiste distinguée, comme son concert l'a prouvé. Sa voix est pure, accentuée et vibre délicieusement. Son exécution est très-correcte et son chant très-expressif. C'est principalement sous ce dernier point de vue que madame Biarez mérite de fixer l'attention. Plusieurs artistes éminents, MM. Haumann, M. Herz, madame Dorus, etc., s'étaient joints à elle, et une nouvelle inédite de M. Frédéric Soulié, fort bien lue par M. Roger, est venue ajouter un vif intérêt littéraire à toutes les jouissances musicales de cette soirée. De nombreux et fréquents applaudissements ont prouvé à madame Biarez la satisfaction de l'assemblée qui s'était réunie pour l'entendre.


Correspondance

A MONSIEUR LE RÉDACTEUR DU JOURNAL L'ILLUSTRATION.

Monsieur le Rédacteur,

Permettez-moi de vous soumettre quelques réflexions que m'a fait naître la nouvelle de l'incendie du théâtre du Havre.

Les incendies de théâtres n'ont presque jamais lieu le soir, pendant la durée de la représentation. Neuf fois sur dix, comme à l'Odéon, comme au Vaudeville, comme au Havre, c'est pendant la nuit, après les rondes et les patrouilles, lorsque chacun se livre au repos, qu'une étincelle échappée d'un flambeau, que la pipe mal éteinte d'un ouvrier, que la chaufferette oubliée d'une duègne, allume un incendie qui se montre, s'élève, grandit et dévore en un instant la salle tout entière.

Contre de tels sinistres, les précautions prise? par l'administration supérieure sont à peu près sans portée.

Isoler les théâtres est une mesure sage sans doute, non pour eux-mêmes, mais pour le reste de la ville. L'Odéon, le théâtre du Havre étaient isolés et n'en nul pas moins brûlé. Il serait, cependant à désirer que cette mesure devint générale. Combien de théâtres, à Paris même, sont encore accolés à d'autres constructions! Les laissera-t-on ainsi jusqu'au jour où l'incendie viendra les faire disparaître avec tout le quartier qui les environne?

Le réservoir est fort utile pendant la durée des représentations; mais lorsque le feu éclate, lorsque la flamme court le long des cordages et envahit toute la salle, le réservoir est inabordable et ne sert plus à rien.

On en peut dire autant du rideau en tôle. Il peut sans doute éviter aux spectateurs une panique dangereuse; mais c'est seulement au commencement de l'incendie qu'on peut en tirer quelque utilité.

Pourquoi n'emploierait-on pas dans la construction, dans la distribution, dans la décoration des salles de spectacle, des matériaux tout à fait réfractaires à l'action du feu? Cela, certes, n'a rien d'impossible. Pour les murailles, c'est tout simple; pour les planchers, n'en avons-nous pas vu faire d'élégants et de légers avec du fer et des poteries? Pour la toiture, nous avons sous les yeux de belles et solides couvertures en fer et en zinc. Rien n'empêche, par conséquent, avec de la pierre, du marbre, des poteries, du fer, du cuivre, du zinc, de faire la cage et les principales distributions d'un théâtre. Ces matériaux se prêteront à toutes les exigences de l'architecture, et ne seront jamais dévorés par l'incendie.

Quant aux loges, aux galeries, il ne sera pas bien difficile de les construire élégantes et commodes, sans y faire entrer un seul morceau de bois.

Sur le théâtre, la réforme sera plus difficile assurément; mais qu'on fasse un appel aux hommes spéciaux, et l'on verra toutes les difficultés s'évanouir. Un plancher en fer paraît fort convenable pour jouer le drame et la tragédie, pour chanter l'opéra ou le vaudeville. Peut-être les danseurs s'en plaindront-ils. Rien n'empêchera de leur donner un parquet mobile en bois pour le temps du ballet.

Dans les décorations, les changements sont indispensables. Bien n'empêche d'abord de remplacer les cordes ordinaires par des cordes métalliques en fer ou en laiton, de substituer des poulies en cuivre aux poulies en bois, d'employer les métaux exclusivement pour la construction et le jeu des machines; les châssis qui portent les décorations et les chariots mobiles sur lesquels on les fait mouvoir, peuvent être en fer. Ils en seront moins lourds, certainement.

Viennent maintenant la toile d'avant-scène et les toiles de fond, les nuages et les autres décorations peintes sur toile; tout cela pourrait-il être remplacé par de la toile métallique? Cela ne me paraît pas douteux. On fait en ce moment des étoffes métalliques si serrées et si fines, qu'elles peuvent, comme celles de chanvre et de lin, prendre l'apprêt de la peinture et servir à tous les usages du décor. Peut-être coûteront-elles plus cher: mais une légère augmentation dans le prix d'achat sera et au-delà compensé, par la durée, et surtout par l'incombustibilité.

Si maintenant la chimie trouvait moyen, et c'est possible de préparer des couleurs sans huile et de faire des vernis inattaquables par le feu, il ne resterait plus dans un théâtre aucune chance d'incendie.

Alors les entreprises théâtrales ne seraient plus exposées à ces désastres qui les ruinent; alors, certaines de vivre, elles s'occuperaient d'améliorer, d'embellir leurs salles de spectacle, et nous verrions disparaître, non plus par les flammes, mais sous le marteau des démolisseurs, ces théâtres où l'on n'a tenu compte ni du confort ni du bon goût.

Veuillez agréer, monsieur le rédacteur....

UN DE VOS ABONNÉS.


Industrie.

LE SUCRE DE CANNE ET LE SUCRE DE BETTERAVE.

(Suite--Voir p. 90 et 159.)

II.

Production et fabrication du sucre de betterave.

La betterave est une plante du genre bette, pivotante, charnue, très-épaisse, et d'une grosseur qui va quelquefois à 25 et à 30 cent, de diamètre dans sa partie supérieure. Il en existe plusieurs variétés. Celle qui est reconnue aujourd'hui comme la plus favorable à la production du sucre est la betterave blanche de Silésie (beta alba): vient ensuite la betterave jaune (beta major), venue de la graine de Castelnaudary; puis la rouge (beta romana), et enfin la betterave ordinaire ou des champs, connue aussi sous le nom de disette (beta sylvestris).

Margraaf est le premier chimiste qui ait découvert dans la betterave l'existence du principe saccharin, et Achard le premier industriel qui établit, en Silésie, une usine pour la conversion de la betterave en sucre. En 1809 seulement, ces procédés de fabrication furent introduits en France. Cette industrie fut d'abord accueillie avec faveur par Napoléon qui entrevoyait dans sa prospérité future un des soutiens les plus énergiques de son système continental; elle fit cependant peu de progrès. Il en fut de même pendant les premières années de la Restauration. Mais peu à peu les droits élevés qui furent mis sur le sucre colonial, les primes accordées à l'exportation des sucres raffinés, donnèrent à l'industrie betteravière une impulsion d'autant plus grande, qu'elle jouissait en partie des primes qui, dans le principe, avaient été données à l'exportation du sucre colonial. Ce système protecteur et l'exemption complète de tous droits lui ont fourni les moyens de se développer, en même temps que les découvertes et les applications de la chimie lui apportaient chaque: jour le secours de leurs nouveaux perfectionnements. Cependant, malgré ces incroyables immunités, la production marcha d'un pas moins rapide qu'on n'aurait pu le croire; car, en 1828, il n'y avait en France que 58 fabriques en activité, produisant 2.685.000 kil.

Ce ne fut que quelques années plus tard que l'industrie betteravière, favorisée par l'exemption des droits et la continuation des causes que nous venons d'énumérer, prit une extension plus considérable. Aussi, quand on réduisit le taux des primes à l'exportation, et qu'on imposa le sucre indigène au droit d'abord de 15 fr. (16 fr. 50 c. avec le décime), et plus tard à celui de 25 fr. (27 fr. 50 c. par 100 kilog.), il fut assez fort pour lutter contre la concurrence coloniale. Il est vrai qu'il lui restait encore une protection de 22 fr. Quelques usines seulement furent obligées de fermer, mais ce furent surtout celles qui étaient placées dans de mauvaises conditions de travail ou de débouché.

Le chiffre de 1828 ne tarda pas à être dépassé. En 1830, la production était déjà évaluée à 6 millions de kilog.; en 1834, à 26 millions; en 1835, à 38 millions; en 1836, à 49 millions. An commencement de 1837, le nombre des fabriques en activité ou en construction s'élevait à 343, et si toutes avaient fonctionné, elles pouvaient produire 55 millions de kilog. Aujourd'hui, le nombre des fabriques en activité est de 382; 25 autres, sans avoir travaillé, avaient des sucres en charge au commencement de cette campagne, qui, comme on le sait, commence au 1er octobre de chaque année. Les quantités inventoriées, à la charge de l'année précédente, se montaient à 4.338.664 kilog. Pendant le mois de janvier 1842, il a été fabriqué 5.505.533 kilog.; et pendant les trois mois antérieurs, 16.960,348 kilog.: total, 22.465.881 kilog., dont, pendant cet espace de temps, y compris le mois de janvier, 17.982.926 kilog. ont été livrés à la consommation. A la fin du mois, il restait en fabrique 8.821.619 kilog. Les 382 fabriques en activité au mois de janvier 1843 se répartissent ainsi qu'il suit entre les différents départements qui les possèdent.