Inauguration du Chemin de Fer

de Paris à Rouen.

3 MAI 1843.

Alerte! lecteurs, il n'est pas encore temps de vous reposer; car l'industrie est infatigable, et elle vous convie aujourd'hui à une fête nouvelle. Hier le chemin qui allait puiser au centre de la France les produits du travail national et de la richesse agricole; aujourd'hui le chemin qui va chercher dans vos ports les produits exotiques et les denrées coloniales. Tout change d'aspect, et les hommes et les choses, et le langage et les habitudes. Hier vous avez remonté vers cette belle Touraine, au climat si doux, à la robe émaillée de fleurs, au dialecte pur et choisi; aujourd'hui vous allez descendre le cours de ce beau fleuve qui, né dans les montagnes de la Côte-d'Or, va se perdre dans la mer par une embouchure de trois lieues de large, et vous traverserez cette belle Normandie qui a pour fleurons à sa couronne l'agriculture, le commerce et l'industrie. Dans la contrée que votre oeil a embrassée hier, vous avez vu plus de châteaux que d'usines, aujourd'hui, au contraire, si par moment vous voyez sur les hauteurs qui bordent la Seine quelque vieux château féodal, aux murs lézardés, aux tourelles en ruine, au nom historique, plus souvent encore vous reconnaîtrez de loin la ville manufacturière, l'usine aux murailles noircies par la houille, autour de laquelle se groupent, comme des enfants autour de leur mère, quelques chaumières à la livrée de l'usine, noires comme elle, habitées par des centaines d'ouvriers qui le jour trouvent près d'eux leur pain quotidien, et le soir, à la veillée, goûtent les joies du foyer domestique. C'est un beau pays que celui qu'arrose la Seine, ce Pactole de la Normandie! et quel mouvement, quelle vie, dans cette riche vallée! Là ce sont deux routes de terre, où tous les jours passent des milliers de voitures; entre ces routes, c'est une voie navigable que sillonnent, de gracieux bateaux à vapeur, de lourds chalands hâlés par des chevaux; et tous ces bruits se mêlent, se confondent, et donnent une âme à cette belle nature. Et voilà qu'à ces trois sources de prospérité vient se mêler un chemin de fer; voilà qu'à ces vigoureux chevaux, à ces légers bateaux qui trouvent un élément de vitesse dans la résistance de l'eau que repousse leur puissante palette, vient se substituer, non, je me trompe, s'ajouter la force de la locomotive, la merveille de ce siècle, cette espèce de Léviathan intelligent et soumis, qui glisse rapide comme la pensée, franchissant les fleuves et les vallées, s'engloutissant sous les montagnes et reparaissant un instant après, toujours haletant et formidable, avec son souffle saccadé et son aigrette de fumée et de vapeur. Heureux pays! pour lequel la nature a tout fait, et que l'art a choisi pour y écrire une des plus belles pages de son histoire. Hier encore, en 1841, il y a deux ans à peine, et qu'est-ce que deux ans dans le siècle où nous vivons? hier encore, les vallées étaient spacieuses, les montagnes intactes, la Seine libre et glorieuse, et voilà qu'aujourd'hui, 3 mai, les vallées sont comblées, le fer et la poudre ont pénétré dans les entrailles de la montagne, et la Seine ronge, furieuse, les culées de trois nouveaux ponts! Qu'on vienne encore citer les gigantesques travaux des Romains et leurs aqueducs, et leurs routes immortelles! Nul ne sait combien de victimes ont péri à la tâche, combien d'années le peuple vaincu a gémi sous le fouet du centurion. Ici rien de tout cela: Une médaille va répondre aux siècles futurs. Cette médaille portera d'un côté: commencé en 1841; de l'autre, terminé en 1843.


(Rôtissage du boeuf à Maisons.--Le tourneur de la broche: un Anglais.
--Les cuisiniers; Gien, de Paris; Poua, de Belleville; Fiault, de Poissy.)

En voyant ces travaux cyclopéens, ne se croirait-on pas transporté aux temps bibliques ou mythologiques! Dans la Bible, les murs de Jéricho s'écroulent au son des trompettes des Hébreux. Aujourd'hui le rocher de Douvres disparaît tout entier sans bruit et sans laisser de trace; un signal est donné, et le feu des hommes, aussi terrible que le feu du ciel, pousse et renverse dans la mer, qui se referme silencieuse, des masses de granit.

Au son de la lyre d'Amphion, les pierres viennent se placer d'elles-mêmes sur les murailles de Thèbes, et quand il dépose sa lyre, Thèbes, la ville aux cent portes, a sa ceinture de fortifications. Nos ouvriers, il est vrai, sont moins harmonieux, et je crois que leurs plus doux chants ne déplaceraient pas le moindre grain de sable; mais ils s'animent l'un l'autre par leurs cris, par leurs chansons, et, le pour-boire aidant, le pont est jeté, le viaduc couronné, le souterrain voûté, en moins de temps qu'il n'en fallait autrefois pour en faire le projet.

La compagnie du chemin de fer de Paris à Rouen avait convié pour son inauguration moins de monde que la compagnie d'Orléans; aussi, au lieu de quatre convois, il n'y en a eu que deux.

Le premier départ a eu lieu à huit heures du matin. Le convoi était composé de dix-huit wagons et de deux locomotives, et tenait sur la voie la longueur énorme de près de 150 mètres; ce n'est pas, il faut l'avouer, la particularité la moins étonnante de ces nouvelles voies de communication, celle, qui excite le moins l'admiration des populations, que cette espèce de puissance magique qui déplace et donne des ailes à ces lourds wagons, et transporte avec la rapidité de la pensée des milliers de voyageurs.

Le convoi des princes, qui avaient voulu aussi participer à cette seconde inauguration, n'était composé que de voitures de luxe. Ce sont de vastes coupés, des diligences divisées en stalles, sur les panneaux desquelles brillent soit les armes de la famille royale, soit celles de la ville de Rouen et de la ville de Paris.

La voiture qui a reçu les princes et quelques hauts dignitaires de l'État, et dont nous donnons le dessin, est une espèce d'omnibus, ou plutôt de salon élégamment décoré, à l'extrémité duquel se trouve un fauteuil richement sculpté; c'est là que le duc de Nemours a pris place; le duc de Montpensier, MM. de Rambuteau, Teste, Duchâtel, et Cunin-Gridaine se sont assis sur les banquettes longitudinales, et, à huit heures et demie, le convoi d'honneur s'est mis en marche au son de la musique militaire.

La gare de Rouen est commune avec celle de Saint-Germain et de Versailles: elle se divise en deux groupes de six voies, avec quatre quais d'embarquement et de débarquement. En dehors des quais extrêmes, et sur les parties latérales, on construit une série d'arcades qui recevront les divers bureaux; ces arcades sont destinées à soutenir une charpente monumentale qui embrassé les douze voies et les quatre quais. Quant à présent, les voyageurs continuent à monter dans les convois par la pluie ou le soleil, suivant qu'il plaît à Dieu; nous avons entendu de nombreuses plaintes sur cet oubli indécent de la commodité du public. Quoi qu'il en soit, la charpente est en projet, et nous devons nous déclarer satisfaits, surtout si de cette attente doit naître un monument. Nous souhaitons que la compagnie de Rouen ne se trouve pas un jour à l'étroit dans cette gaine où viennent aboutir déjà trois chemins de fer, et où l'on espère voir encore arriver un embranchement de la ligne de Belgique et d'Angleterre, et qu'elle ne comprenne pas qu'elle a payé un peu cher l'économie de 13 millions qu'elle a faite en empruntant au chemin de Saint-Germain son entrée dans Paris.

Le chemin de fer que nous allons parcourir a été commencé, dit la chronique, le 1er mai 1841. Ainsi, deux ans ont suffi pour faire sortir cette oeuvre du néant; l'imagination recule, effrayée, devant les travaux considérables, les difficultés sans cesse renaissantes dont est parsemé ce chemin; mais, quoique nous reconnaissions que celui qui a dirigé et exécuté ces travaux est un homme d'un haut mérite, nous ne pouvons dissimuler que plusieurs ouvrages d'art ont paru généralement laisser quelque chose à désirer.


                   (Transport du boeuf découpé.)

La partie commune aux deux chemins de Saint-Germain et de Rouen s'étend sur une longueur de 8,850 mètres; ils se séparent près de Colombes, où le chemin de Rouen a une station, d'où il se dirige sur la Seine, qu'il passe à Bezons. Tous les ponts sur lesquels le chemin traverse la Seine présentent cette particularité, qu'ils sont doubles. La Seine forme sur tout son parcours des îles nombreuses, qui ne sont pas la partie la moins pittoresque du trajet que l'on fait en bateau à vapeur. Le pont de Bezons a neuf arches de 30 mètres d'ouverture. De là le chemin traverse à peu près en ligne droite le détour que forme la Seine pour aller passer au Pecq et la retrouve à Maisons, où il la passe sur un autre pont de cinq arches de 30 mètres d'ouverture. Tout le monde connaît cette magnifique propriété qui a pris le nom de son possesseur, et qui est pour ainsi dire enclavée dans la forêt de Saint-Germain. Le château date de 1658, et a été bâti par Mansard; vendu pendant la révolution comme bien national, Napoléon l'acheta pour le donner à son fidèle Lannes. Depuis, M. Jacques Laffite en devint acquéreur. Mais la révolution de Juillet, qui, en élevant si haut la réputation de l'homme, porta un coup fatal à la fortune du banquier, le força à se défaire d'une partie de cette propriété. On a divisé le parc, qui a mille arpents, en petits lots, sur lesquels des littérateurs, des artistes, des hommes du monde, ont construit, suivant leurs goûts on leur fortune, qui un cottage anglais, qui un chalet suisse, qui une maisonnette gothique; le pittoresque a pu y gagner, mais l'ensemble est défloré et a perdu son caractère grandiose.


Repas des ouvriers à Maisons.

C'est dans ce parc qu'a eu lieu ces jours passés un repas en harmonie avec les moeurs anglaises, et qui rappelle les festins des héros d'Homère. Un boeuf entier a été servi rôti à six cents ouvriers, qui venaient de mettre la dernière main au pont de Maisons. M. Laffite présidait à ce banquet.

En quittant Maisons, la ligne se développe à travers la forêt de Saint-Germain, sur une longueur île près de deux lieues pour arriver à Foissy, cette vieille ville, qui, en 868, sous Charles le Chauve, fut le siège d'une assemblée générale des grands et des prélats du royaume. Maintenant Poissy n'est plus connu du public que par son marché de bestiaux et des malfaiteurs, que comme un lieu de détention.

Triste retour des choses d'ici-bas!

A partir de Poissy, on reste constamment sur la rive gauche de la Seine, dont on s'éloigne plus ou moins, suivant les caprices du chemin, tantôt la surplombant, pour ainsi dire, tantôt s'en écartant, comme ferait un observateur qui s'éloignerait pour mieux jouir d'un point de vue pittoresque. Rien ne peut rendre la magnificence du spectacle toujours nouveau que l'on a sous les yeux pendant 24 on 25 lieues; et qu'on ne vienne pas dire qu'on ne jouit pas du paysage quand on est emporté par la locomotive: le paysage n'est pas à vos pieds, il est au loin, dans les masses surtout; et si les objets qui bordent le chemin fuient avec une rapidité qui vous donne le vertige, ceux qui sont à bonne distance posent complaisamment devant vous, et vous avez tout le temps d'en saisir l'ensemble et les détails; et ce serait vraiment fâcheux de passer dans cette luxuriante vallée de la Seine comme un aveugle, sans se réjouir le coeur et les yeux des beautés si pittoresques et si multipliées qui s'y présentent à chaque inflexion nouvelle du chemin. Ce n'est pas une partie seulement qui est ainsi, comme sur le chemin d'Orléans; c'est toute la vallée. La, il n'y a pas de Beauce, pas de Sologne: il n'y a que la grasse Normandie, ses beaux pâturages, ses; troupeaux bondissants, ses châteaux sur le versant des collines, ses bois qui couronnent les hauteurs et les îles si verdoyantes de la Seine.


(Profil de la voiture des princes.)


(Intérieur de la voiture dis princes.)

Triel, Meulan, Epones. Mantes, voilà les diverses stations du chemin; et chacune est si coquette, si gracieuse, qu'on serait tenté de quitter le convoi et d'y transporter ses dieux lares; Mantes surtout avait mis ses habits de fête pour saluer le passage du convoi d'inauguration: un arc de triomphe orné de guirlandes de feuilles et de fleurs attendait le prince; la garde nationale était sous les armes, et l'oeil découvrait, au milieu de cette verdure et de cet appareil militaire, de gracieuses figures de femmes qui souriaient à ce spectacle nouveau. Elles aussi auraient bien voulu qu'on leur permît de faire partie de cette marche triomphale. Mais le signal du départes! donné; voilà que la locomotive nous emporte vers un point qui fait frémir d'avance bien des intrépides: il s'agit de s'engloutir au sein des ténèbres, de rester pendant trois quarts de lieues dans l'obscurité la plus complète; il s'agit tout simplement de percer une montagne, de quitter la Seine à Rolleboise et de la retrouver à Bonnières. Qu'est-ce cela? Quatre minutes au plus. Et cependant, comme les coeurs ont battu pendant ces quatre minutes! on se trouvait lancé d'un bond dans le domaine de l'inconnu. Avançait-on? on le supposait; mais où trouver un point de comparaison? Allait-on vite ou doucement? le convoi allait-il dérailler? n'avait-on pas dit adieu pour toujours à ceux qu'on aimait? Aussi, quelle imprudence! à quoi bon tenter Dieu? Il nous a donné le soleil, pourquoi le dédaigner? Anxiétés terribles, difficultés insolubles, supplice inénarrable! Ouvrir les yeux et ne pas voir, s'abandonner à une puissance aveugle qu'on ne peut ni diriger soi-même ni arrêter d'un geste. Oh! rendez nous la lumière, et les campagnes, et la verdure, et le silence des bois, et la fraîcheur de l'eau: ce bruit de locomotive haletante, ces chaînes qui se heurtent dans la nuit, ce sifflet infernal qui prévient, dit-on, le danger, tout cela est affreux à entendre, quand on ne peut pas le voir.--Eh quoi! quatre minutes seulement, et nous avons passé le souterrain; mais c'est admirable! mais qui donc a frémi? C'est une plaisanterie, quatre minutes! Oh! mon Dieu, oui, pas davantage; et dans ces quatre minutes il vous est passé par le coeur des sensations infinies: vous avez pensé à vous, à vos parents, à l'événement du 8 mai, à la manière de vous sauver en cas d'accident; vous avez regretté et aimé plus que vous ne le ferez en dix ans peut-être. Rien ne peut se comparer à la rapidité des sensations que donne, un danger imminent; et maintenant que vous n'avez plus peur, que vous n'avez jamais eu peur, nous vous dirons que ce souterrain est un des plus grands qui existent sur le chemin de fer. La montagne s'élève à 82 mètres ou à environ 230 pieds au-dessus de vos têtes; le souterrain forme une ligne droite de 2,625 mètres de longueur, et est voûté sur presque tout son parcours.

CHEMIN DE FER DE PARIS À ROEN



(Pont de Maisons.

Vous avez encore trois souterrains à traverser avant d'arriver à Rouen, dont l'un a 1,700 mètres. Mais qu'est-ce que cela auprès de celui de Rolleboise? Les têtes de chacun de ces souterrains sont flanquées de deux tours octogones, surmontées des armes des deux villes que rapproche le chemin de fer. C'est un heureux rapprochement, c'est un symbole d'union entre ces deux grandes cités, dont on doit savoir gré aux constructeurs; c'est une idée d'artiste née dans un esprit d'ingénieur. Nous avons encore à passer deux fois la Seine, au Manoir et à Oyssel, sur deux ponts doubles qui ont ensemble seize arches de 30 mètres d'ouverture; et puis dans un instant nous allons saluer Rouen et ses vieilles flèches, la jeune et la nouvelle ville, la ville qui a vu périr Jeanne d'Arc et naître Corneille, et la ville du commerce et des marins. Encore quelques pas le long de la vaste forêt du Rouvray. Entendez-vous déjà les cris de joie que fait naître le sifflet de la locomotive? c'est que la ville entière est venue là, descendant de ses faubourgs, passant ses ponts, parée, joyeuse, fêtant à la fois le 1er mai et le 3 mai, la fête du Roi et la fête de l'industrie; c'est que pour elle tout se résume dans cette grande solennité dont elle comprend instinctivement la portée; car, se disait-elle, pourquoi aurait-on dépensé tant de millions, s'il ne devait pas en résulter pour tous un bien-être nouveau? A quoi bon cette pluie d'or jetée sur la terre, sur le fleuve, dans les montagnes, si nous ne devons pas avoir une goutte de cette rosée? Et le bon sens du peuple est admirable; il ne se trompe jamais; il n'a pas le raisonnement, il a l'instinct, qui le sert mieux, souvent, que les lumières qui éblouissent l'intelligence.


(Tunnel de Rolleboise.)

Aussi voyez dans cette vaste plaine ou le chemin de fer a assis les bases de sa gare, voyez sur les hauteurs, sur les toits, sur les ponts, cette foule compacte, serrée, haletante, qui vient la pour joindre sa prière à celle du prêtre qui bénit, ses applaudissements sympathiques à ceux que donnent les princes à l'ingénieur du chemin.


(Tunnel de Tourville.)

Dans cette vaste plaine sont rangées les troupes de la garnison de Rouen, les gardes nationales accourues de dix lieues à la ronde, puis les différents corps de métiers, chacun avec sa bannière, ses attributs. Là, ce sont les ouvriers des Chartreux qui ont confectionné toutes les locomotives qui circulent sur le chemin de Rouen; la, les terrassiers, les charpentiers, les maçons, dont les mains calleuses ont tracé sur leur drapeau le touchant témoignage de leur reconnaissance pour les entrepreneurs du chemin, MM. Brassey et MacKensie. Quelle plus douce récompense peuvent désirer ces rudes travailleurs, qui, en deux ans, ont attaché leur nom à une oeuvre immortelle? Aussi là chacun a sa part: aux hommes intelligents qui ont créé, le duc de Nemours donne, de la part du roi, la croix de la Légion-d'Honneur; aux hommes de labeur qui ont exécuté, les ouvriers donnent tout ce qu'ils peuvent donner, la preuve de leur naïve admiration.

Pour qui n'a pas vu ce spectacle imposant il n'est pas de paroles qui puisse le rendre. C'était une fête comme Rouen n'en avait jamais vu, et nous tous, Parisiens, qui avions quitté, quatre heures auparavant, la ville la plus remuante, la plus empressée, la plus populeuse, nous en avons emporté des souvenirs ineffaçables. Rien n'y a manqué, ni un splendide et délicieux banquet de huit cents couverts, présidé par le duc de Nemours, et servi avec le plus grand ordre, ni même cette pluie bienfaisante, la Providence de la Normandie; elle aussi a voulu prendre sa part de cette fête. Le Normand est resté ferme à son poste pour recevoir son hôte connu, et pendant que nous, étrangers, nous cherchions un refuge contre l'ondée, il lui a fait accueil et l'a reçue en souriant. Bonne pluie! bon Normand!

Cependant l'heure du départ s'approche, les princes ont passé la revue des troupes et des corps de métiers, ils vont franchir le pont et assister au dîner, au bal, que la ville a préparés pour eux, et toute cette foule est toujours là, attendant le départ, comme elle a attendu l'arrivée, attentive, inquiète, s'approchant des machines avec défiance, cherchant à reconnaître l'agent inconnu qui leur donne la puissance et la vitesse. Le sifflet a retenti: il faut partir.

Adieu! bons Rouennais! adieu, Saint-Ouen, et vous tous grands hommes auxquels la patrie reconnaissante a élevé des statues, Corneille, Richelieu! nous vous quittons pour revoir encore une fois, avant le coucher du soleil, avec des teintes nouvelles, un horizon nouveau, les coteaux admirables et les riches plaines qu'arrose la Seine. Adieu! mais nous reviendrons; nous sommes vos voisins maintenant de par la locomotive, et nous en profiterons. Qui parlera de Saint-Germain, de Versailles? qui voudra y aller? Mais Rouen, à la bonne heure. Adieu et merci!




Bulletin bibliographique.


Napoléon et Marie-Louise, souvenirs historiques de M. le baron de Meneval, ancien secrétaire du portefeuille de Napoléon, premier Consul et Empereur, ancien secrétaire des commandements de l'impératrice-régente, 2 vol. in-8. --Paris, 1843. Amyot. 15 fr.


Les Souvenirs historiques du M. le baron de Meneval contiennent la condamnation la plus sévère qui ait été portée jusqu'à ce jour contre Marie-Louise, et cependant leur auteur ne se pose ni en accusateur ni en juge. C'est un homme de bien qui raconte simplement, sans passion, sans colère et sans haine, et ce qu'il a vu et ce qu'il a entendu. Jamais un seul mot de blâme ou de reproche ne s'échappe malgré lui de sa plume; il n'a qu'un tort: il est trop bienveillant, mais aussi il est sincère; il dit la vérité, et, sinon toute la vérité, du moins rien que la vérité... Or, la vérité est un arrêt terrible que la postérité confirmera.

M. le baron de Meneval était encore, en 1789, un enfant; il n'avait pas entièrement achevé ses études au Collège-Mazarin, lorsqu'il fut obligé de quitter cet établissement, détruit, comme les couvents, par la Révolution. Il n'avait pas de but déterminé; il se fit homme de lettres. La conscription l'atteignit peu de temps après, mais il n'avait aucun goût pour l'état militaire; sa santé l'éloignait de la carrière des armes. Singulière circonstance! ses efforts pour se soustraire à l'application de la loi sur la conscription furent, dit-il, la route obscure et ignorée qui le conduisit à la protection de l'homme qui passe pour avoir été inflexible dans l'exécution de cette loi et en avoir poussé la rigueur jusqu'à ses dernières limites.»

M. Meneval avait fait, chez un de ses amis, la connaissance de Louis Bonaparte, qui le présenta à son frère Joseph, récemment arrivé de son ambassade de Rome. Joseph, ami et protecteur des gens de lettres, attacha à sa personne l'ex-élève du collège Mazarin en qualité de secrétaire, et comme il n'avait qu'à se louer de lui, il crut rendre un service à son frère Napoléon en le lui cédant. Le 3 avril 1802, M. Meneval fut installé dans ses nouvelles fonctions; quelques jours après, il remplaçait M. de Bourrienne, et dès lors il resta seul au cabinet consulaire. A dater de cette époque jusqu'en 1812, il ne quitta pas Napoléon. Des fatigues multipliées, et l'état d'épuisement dans lequel il revint à Paris après les désastres de la retraite de Moscou, lui rendaient le repos nécessaire. L'Empereur le plaça en convalescence, selon son expression, auprès de l'Impératrice, en qualité de secrétaire des commandements, emploi auquel il avait refusé jusqu'alors de nommer. M. Meneval, créé baron, accompagna Marie-Louise à Vienne, et ne rentra en France qu'au mois de mai 1815. Il voulait suivre Napoléon dans son exil; mais des circonstances indépendantes de sa volonté l'en empêchèrent. Plus tard, il sollicita vainement du gouvernement anglais l'autorisation de partager la captivité de son maître; il n'obtint qu'un refus déguisé.

Napoléon dit on jour à M. de Meneval: «Dans l'ordre de la nature, je dois mourir avant vous; quand je ne serai plus, que ferez-vous? Vous écrirez.» Et comme son secrétaire répondait par un geste négatif, il ajouta: «Vous ne résisterez pas au désir d'écrire des mémoires.»--Plus tard, à ses derniers moments, à Sainte-Hélène, entre autres recommandations contenues dans les instructions qu'il laissa à ses exécuteurs testamentaires, il exprima le désir que certaines personnes,--et il nomma M. de Meneval,--s'occupassent du soin de redresser les idées de son fils sur les faits et sur les choses, et portassent à sa connaissance des communications qui pourraient être d'un grand intérêt pour lui. Bien que le duc de Reichstadt soit mort, M. Meneval a pensé avec raison qu'il ne devait point garder le silence. Le temps n'est pas encore venu pour lui de mettre au jour ses Mémoires; mais il a regardé comme un devoir de faire paraître, dit-il, «quelques souvenirs, dont la publication, si elle n'accomplit pas dès à présent la recommandation qui lui a été faite, déposera du moins de son respect pour une mémoire qui lui sera, toujours chère et sacrée, et qu'il ne peut mieux servir qu'en restant scrupuleusement fidèle à la vérité.»

Pour se conformer autant qu'il était en lui au désir de l'Empereur qu'il considère comme un ordre, M. de Meneval a cru devoir choisir les temps qui ont suivi son second mariage. Le récit qu'il publie est destiné à rappeler quelques traits épars de son histoire privée pendant cette époque, non à peindre le conquérant et le législateur, mais à faire connaître Napoléon dans son intimité comme époux et comme père. Toutefois, dans une vie aussi largement remplie, la politique et les affaires du gouvernement tiennent une très grande place, l'homme historique est presque toujours le personnage principal. Sous ce point de vue, les aperçus sur Napoléon ne sont pas les moins dignes d'intérêt. D'ailleurs, M. de Meneval s'est trouvé reporté souvent à des souvenirs qui datent du commencement de ce siècle; il a donc consigné, dans des notes biographiques en forme d'introduction, quelques-uns des faits les moins connus, antérieurs à l'année 1810. Ainsi ses révélations jettent une vive lumière sur les importantes transactions de Lunéville, du concordat et de la paix d'Amiens.

Le premier volume est consacré presque exclusivement à Napoléon, le second à Marie-Louise. Aux victoires ont succédé les revers. Les armées alliées s'approchent de Paris; l'impératrice-régente s'enfuit avec son fils, qui se débat vainement en s'écriant qu'il ne veut pas quitter sa maison; que, puisque son papa est absent, c'est lui qui est le maître. Va-t-elle rejoindre l'Empereur; montrer le roi de Rome à l'armée pour ranimer son courage? Non, elle se livre volontairement aux ennemis de la France et de son époux; elle reçoit la visite de l'empereur de Russie et du roi de Prusse; puis elle se laisse emmener à Vienne, et n'oublie pas de visiter toutes les curiosités des pays qu'elle traverse. En vain son aïeule, l'ex-reine de Naples, lui donne le conseil d'attacher les draps de son lit à sa fenêtre et de s'échapper sous un déguisement pour aller rejoindre son époux, elle va faire un voyage en Suisse avec l'homme qu'elle doit, quelques années plus tard, épouser de la main gauche. Pendant que l'Empereur la rappelle à l'île d'Elbe, elle s'amuse à écrire la relation de son ascension au Montanvert. De retour à Vienne, elle assiste, cachée derrière un rideau, aux fêtes données au palais de Schoenbrunn pour célébrer les défaites de la France et de Napoléon. On lui enlève même son fils, et pas une plainte ne s'échappe de sa bouche; on lui défend de donner de ses nouvelles à son époux, et elle s'empresse d'obéir. Son amant n'a qu'un mot à lui dire, et elle déclare solennellement qu'elle ne se réunira jamais à l'Empereur. Comme si toutes ses infamies n'étaient pas suffisantes, elle devient un des instruments de la politique anti-française en Italie; elle demande secours aux Autrichiens contre ses sujets, que sa tyrannie a poussés à la révolte; elle prête son nom aux exactions et aux persécutions de tout genre qu'il plaît au cabinet de Vienne d'exercer dans le duché de Parme. Tels sont les principaux événements sur lesquels l'ex-secrétaire des commandements de l'impératrice-régente, donne, dans son second volume, des détails inédits et dignes de foi. Oui, honte éternelle à cette femme sans coeur et sans esprit, qui viola si indignement tous ses devoirs d'épouse, de mère et d'impératrice, qui n'eut même pas l'excuse d'une passion quelconque pour se justifier, et qui mourra sans s'être inquiétée un seul instant de sa coupable nullité!

Les Souvenirs historiques de M. le baron Meneval ne peuvent manquer d'obtenir un grand succès; ils ont tout l'intérêt d'un roman; ils sont écrits d'un style simple et franc; on sent en les lisant que leur auteur est un honnête homme et un homme de coeur qui ne dit que la vérité; enfin, ils nous font non-seulement connaître la vie privée de Napoléon et de Marie-Louise, mais ils contiennent, en outre, une foule de révélations nouvelles sur les hommes et sur les événements du Consulat et de l'Empire. La critique ne peut pas leur reprocher d'être incomplets, car M. de Meneval avoue lui-même n'avoir voulu que fournir quelques matériaux à l'historien futur de Napoléon, s'il juge à propos de les consulter.


Itinéraire descriptif et historique de la Suisse, du Jura français, de Baden Baden et de la Forêt-Noire, de la Chartreuse de Grenoble et des eaux d'Aix, du Mont-Blanc, de la vallée de Chamouni, du Grand Saint-Bernard et du Mont-Rose, avec une carte routière, imprimée sur toile, les armes de la Confédération suisse et des vingt deux cantons, et deux grandes vues de la chaîne du Mont-Blanc et des Alpes bernoises, par Adolphe Joanne.--Paris, Paulin, 1 gros volume in-18 de 635 pages.--10 fr. 50 c.


M. Adolphe Joanne est le plus curieux, le plus intrépide et le plus infatigable de tous les touristes français. Dès que le printemps a fondu les neiges qui recouvrent pendant l'hiver les cols des Alpes, il quitte Paris, il va revoir une fois encore ses chères montagnes, où, comme M. de Saussure, il avoue lui-même avoir passé les plus belles heures de sa vie. Tout en admirant la nature, M. Adolphe Joanne s'apercevait, durant ses promenades en Suisse, que les itinéraires ou guides français ne pouvaient, sous aucun rapport, se comparer aux ouvrages du même genre dont se servaient les étrangers. Ils étaient faits sans conscience, sans esprit et sans goût, inexacts, incomplets; quelquefois même d'une naïveté par trop ingénue.--Le désir d'être utile aux voyageurs futurs, et surtout de venger la France de l'infériorité relative où elle avait été tenue jusqu'alors à l'égard des autres grandes puissances, par des spéculateurs inintelligents, le détermina à entreprendre un ouvrage qui devait le détourner cependant de travaux plus sérieux. Il fit pour ses compatriotes ce qu'Ebel avait fait pour les Allemands, et Murray pour les Anglais, un Itinéraire descriptif et historique de la Suisse et des contrées voisines les plus curieuses à visiter.

Outre ses propres notes, prises durant sept étés consécutifs, de 1834 à 1840, outre les journaux de voyage inédits de quelques-uns de ses amis, il a consulté tous les ouvrages scientifiques, historiques et littéraires qui ont été publiés sur la Suisse et sur les Alpes, en France, en Allemagne et en Angleterre.

L'introduction comprend les renseignements généraux dont les voyageurs ont besoin avant de se mettre en route.--A quelle époque doit-on partir? quels sont les pays les plus curieux à visiter? comment faut-il tracer son itinéraire? quelle somme dépensera-t-on? de quels moyens de transport pourra-t-on se servir? Telles sont les graves questions que traite, avec une intelligence profonde de la matière, M. Adolphe Joanne. Viennent ensuite des conseils pleins de sagesse sur le voyage à pied, le costume du piéton; puis des indications précieuses sur les guides, les porteurs, les auberges, les distances, les monnaies, etc.

Tous les préparatifs sont terminés, vous partez, vous avez franchi la frontière. Quel est ce charmant village que vous venez de traverser? A quelle famille a appartenu jadis le vieux château qui couronne le sommet de ces rochers? Cherchez à la table générale des routes la route que vous suivez; M. Adolphe Joanne va répondre, soyez-en sûr, à vos questions. Désirez-vous vous arrêter quelques instants? il vous indique la meilleure auberge, et il vous prévient qu'il y a dans les environs quelque curiosité naturelle digne d'être visitée. Continuez-vous votre voyage? vous n'avez plus qu'à tenir ouvert le livre que vous venez de consulter; il ne vous dira pas, comme certains ouvrages de ce genre, que vous devez, à tel endroit désigné, éprouver des sensations douces ou fortes; mais, vous laissant parfaitement libre d'être agréablement ému ou faiblement impressionné, il se contentera de vous apprendre tout ce que vous ne pouvez ni sentir ni deviner. Il est tour à tour géographe, historien, statisticien, industriel, savant, etc. Quelquefois seulement, il citera un curieux fragment d'un écrivain célèbre; il vous rappellera ce que Montaigne, Goethe, J.-J. Rousseau, madame Roland, Byron, George Sand, ont senti en présence de ce beau paysage, qui vous arrache malgré vous une exclamation de joie et d'admiration.

L'Itinéraire de M. Adolphe Joanne est tellement exact et tellement complet qu'un jeune écrivain, qui publie en ce moment des articles sur l'Oberland dans la Revue de Paris, lui en faisait de sérieux reproches. «Ce livre, dit M. Francis Wey, m'impatienta par son exactitude même. Pour être agréable, un ouvrage de ce genre doit contenir quelques bonnes erreurs, quelques bévues flagrantes, afin que le lecteur puisse donner carrière au plaisir de la critique et reconnaître, avec un dédain satisfaisant, que nul n'a su voir aussi bien que lui. Le livre de M. Ad. Joanne ne fait pas de quartier, sous ce rapport, à l'amour-propre du voyageur; cherchez les lieux les plus escarpés, les recoins en apparence les plus inconnus, faites les découvertes les plus extravagantes, et vous n'aurez rien trouvé que ce touriste infatigable n'ait consigné. D'ordinaire aussi, le cicerone portatif est sentimental et vous offre, dans des descriptions senties, une parodie ingénieuse des merveilles du chemin. Est-il rien de plus propre à prévenir un promeneur contre les extases ridicules que des phrases pareilles à celle-ci, tirée du Manuel de Richard: «Le voyageur se nourrit de ces douces émotions jusqu'à ce que la route tourne à gauche?» Ces naïvetés amusantes font défaut à l'Itinéraire de M. Adolphe Joanne. Par malheur, il mesure toutes les distances avec des mètres et des kilomètres, ce qui ne le rend accessible, sous ce rapport, qu'à des mathématiciens consommés.»


L'Agriculture de l'Allemagne, et les moyens d'améliorer celle de la France, par Emile Jacquemin, 1 vol. in-8.--Paris, 1843, Librairie Étrangère, quai Malaquais, 15 et 17. 7 fr. 50 c.


«Notre système d'instruction publique présente une immense lacune, dit M. Emile Jacquemin, au début de son introduction. Le cultivateur s'y trouve entièrement oublié. En effet, la population rurale, c'est-à-dire les trois quarts de la nation, n'apprend, dans nos écoles, rien de ce qui concerne l'état qu'elle est appelée à exercer durant tout le cours de sa vie; on n'enseigne au petit cultivateur que des choses parfaitement inutiles. L'esprit d'ordre et de propreté, les premiers principes d'agriculture et d'horticulture, l'éducation des abeilles et des vers à soie, celle des animaux domestiques, qui forme une branche si importante de l'économie rurale, l'organisation communale, ce que la physique et la chimie ont de plus généralement applicable à la culture du sol, ne lui seraient-ils pas bien plus utiles à savoir que la géographie, l'histoire, la grammaire, qu'il a déjà complètement oubliées quelques années seulement après sa sortie de l'école?»

Pour remédier à ce mal, M. Emile Jacquemin indique, dans l'introduction du nouvel ouvrage qu'il vient de publier, les traits principaux d'un plan complet d'enseignement agricole, car il désire ardemment qu'on donne à la jeunesse des campagnes les moyens d'acquérir les connaissances qui lui sont indispensables.

Quant à l'ouvrage, auquel cette introduction sert de préface il a pour but de placer la France agricole dans la voie si heureusement suivie par l'Allemagne, l'Angleterre, la Belgique et la Hollande, et de l'inviter au progrès à l'exemple de nos voisins d'outre-Rhin.

M. Emile Jacquemin a habité dix-huit ans l'Allemagne; il y fait encore de fréquents voyages; loin de lui la prétention de présenter un système nouveau, d'offrir l'Allemagne comme un modèle accompli, que nous devions servilement copier; car il n'existe point en agriculture de modèle universel. Il a seulement recueilli tous les faits intéressants qui l'ont frappé, il les a réunis comme en un faisceau, pour que la France les juge et en profite.

Les quatre chapitres dont se compose l'Agriculture de l'Allemagne sont consacrés, le premier, aux différents modes de culture; le deuxième, à l'éducation des animaux domestiques; le troisième, à l'éducation du cheval en général; le quatrième et dernier, à l'importance de l'éducation du mouton et de la production de la laine. En terminant. M. Emile Jacquemin fait des voeux pour que l'action éclairée, énergique et persévérante de l'administration supérieure aille raviver, sur tous les points du royaume à la fois, toutes les branches de l'agriculture; pour que les sociétés et les comices agricoles, en relations constantes avec elle, l'aident de tous leurs efforts dans l'accomplissement de cette grande oeuvre; et pour que la France agricole, prenant parmi les nations le rang qui lui appartient, apprenne enfin à connaître, par des expériences victorieuses, tout ce que son beau sol est capable de lui donner.


Le Monde enchanté, cosmographie et histoire du Moyen-Age; par M. Ferdinand Denis, conservateur de la Bibliothèque Sainte-Geneviève.--Paris, 1843, A. Fournier. Prix: 1 fr. 75 c.


Sous ce titre: le Monde enchanté, M. Ferdinand Denis, l'auteur du Brame voyageur, des Scènes de la nature sous les tropiques, le savant écrivain qui a exploré avec autant de courage que de bonheur la vieille littérature espagnole et portugaise, a publié tout récemment les résultats de ses longues études sur les fantastiques créations du Moyen-Age.

Après avoir analysé rapidement le Trésor de Brunetto Latini, cette grande encyclopédie qui eut tant d'influence sur l'imagination gigantesque du Dante, il nous montre, aux treizième et quatorzième siècles, un monde étrange, peuplé de dragons de salamandres, de serpents hideux, d'oiseaux monstrueux, d'hommes à têtes de bêtes et de bêtes à têtes d'hommes; la licorne à la redoutable défense; ici, le phénix, qui vit cinq siècles; puis il nous apprend ce que cherchait Colomb à travers l'Océan ténébreux du couchant; ce n'est pas l'Amérique, mais l'île de Saint-Brandon, qui disparait aux regards comme un nuage splendide; la Terre de Cipangu, où il y a des palais dont les toits et les parcs sont d'or, les grands fleuves du Paradis terrestre; le Paradis lui-même tel que le rêvaient les docteurs du temps. Ainsi, du monde ancien, si fécond en créations bizarres, M. F. Denis nous transporte dans le monde nouveau, qui n'est guère moins riche en êtres et en choses étranges. Là, en effet, se trouve l'Eldorado et la cité de Monoa, aux murs d'or, qui se mirent dans un lac d'argent; le Cibora, la région des grands édifices abandonnés, l'empire du Partiti, les sept villes des Césars, cachées au fond des forêts du Paraguay; les Americanus, etc. Le merveilleux récit d'un chevalier qui pénètre dans le purgatoire de Saint-Patrick, et la tradition non moins grandiose du fameux prêtre Jean, sont le sujet d'un appendice que complètent de nombreuses notes non moins curieuses que le texte.


De l'Emploi de l'aimant dans le traitement des maladies; par Mouzin, docteur-médecin.--Paris, 1843, Fortin-Masson, brochure in-8 de 5 feuilles.


Depuis longtemps on savait que le galvanisme offrait à la médecine des ressources précieuses dans certains cas de maladie; mais si la science avait constaté des résultats, la pratique n'en avait tiré parti que bien rarement, en raison de la difficulté ou plutôt de l'embarras qu'entraînaient l'emploi des appareils galvaniques, toujours assez longs à préparer, et dont la puissance ne se soutient au même degré que pendant un temps assez court. La belle découverte du professeur OErstedt, de Copenhague, les travaux de MM. Ampère, Arago, Becquerel, en France, Faraday, en Angleterre, Matcucci, en Italie, etc., etc., en enrichissant la science d'une foule d'observations nouvelles, ont mis à la disposition des médecins des moyens faciles d'employer le fluide électrique et d'en régler à volonté la puissance, suivant l'exigence des cas.

C'est au moyen de l'aimant qu'on produit aujourd'hui un courant électrique pour le traitement des maladies, et les appareils très-simples et portatifs dont on se sert à cet effet, permettent de proportionner instantanément l'énergie du remède à la force plus ou moins grande des malades.

L'auteur de l'opuscule que nous annonçons n'a point décrit les appareils dont il se sert, pensant probablement qu'il suffisait de rappeler les principes d'après lesquels on les construit. Après avoir exposé succinctement ce qui a rapport à la force magnétique de l'aimant, à la puissance (nouvellement découverte) qu'a un aimant de produire un courant électrique, à l'action de l'électricité sur les fonctions organiques, il a passé en revue les diverses affections à la guérison desquelles le fluide dégagé par l'aimant peut être utilement employé, en rappelant tout ce qu'on avait fait antérieurement avec le galvanisme, dont les effets sont identiques avec ceux de l'électricité magnétique.

Si les heureux résultats indiqués étaient assurés dans tous les cas, l'humanité aurait à se féliciter grandement d'un progrès scientifique qui permettrait de guérir ou seulement de soulager certains maux contre lesquels l'art de guérir n'avait que bien peu de ressources. Au nombre de ces infirmités, nous ne citerons ici que l'asthme, dont l'auteur affirme que la guérison a toujours lieu dans la proportion de neuf malades sur dix.


Incendie du théâtre du Havre.

Encore un désastre à enregistrer! Cette année et les précédentes ont été tristement fécondes! Le théâtre du Havre a été complètement détruit par un incendie.

Vastes amas de matières combustibles, les théâtres ne sont préservés que par la plus active vigilance et les plus minutieuses précautions. A Paris, un rideau en fil de fer sépare la scène de la salle, immédiatement après la représentation. Un détachement de pompiers, ordinairement de douze hommes, commandé par un sergent, tient les pompes en arrêt sur la scène, et fait des rondes pendant toute la nuit. Cette surveillance, loin d'être superflue, est parfois insuffisante. Les vieillards se rappellent encore avoir vu brûler, malgré le zèle des pompiers et de M. Morat, leur directeur, la salle de l'Opéra, qui occupait l'emplacement actuel de l'Athénée. Nous-mêmes nous avons assisté à la destruction de l'Ambigu, de la Gaieté, du Vaudeville, des Italiens. Celle du théâtre du Havre afflige d'autant plus, qu'on semble n'avoir pris aucune disposition pour la prévenir. Quoi! le feu prend dans les dessous, il emplit la salle, il gagne les combles, et il faut qu'un jeune homme passe pour donner la première alerte au portier! Personne ne veille dans cette grande enceinte, après la représentation d'un opéra qui a exigé l'emploi de toutes les machines, et dont l'exécution matérielle a dû nécessairement amener quelque confusion.

Le Havre entier déplore la perte de M. Fortier, et plus de quatre cents personnes ont accompagné son convoi. Averti trop tard, forcé par la fumée de se tenir sur l'entablement, à vingt mètres du sol, il indique avec un admirable sang-froid ou l'on trouvera des échelles. On les apporte; elles n'atteignent qu'aux fenêtres du foyer, dont elles brisent les vitres. Au milieu de cette anxiété que causent les grands sinistres, on ne songe ni à lui lancer des cordes, ni à étendre des matelas pour amortir sa chute; le malheureux se précipite, et la femme Hauvel, sa servante, se jetant après lui, achève d'écraser son corps meurtri.

Les efforts de la population n'ont eu d'autre résultat que de préserver les maisons voisines; la flamme a tout dévoré et n'a laissé debout que les quatre murailles.

Le théâtre du Havre, construit par M. Labadye, avait été commencé en 1817 et livré au public le 25 août 1823; il pouvait passer pour un monument dans une ville toute commerçante, agrandie à une époque de décadence architecturale, et où les oeuvres d'art sont rares.


(Vue du théâtre du Havre avant l'incendie du 28 avril 1843.)

Du foyer, la vue était magnifique. Au premier plan la place Louis XVI, ombragée d'arbres et traversée par la rue de Paris. Au-delà, entre les quais d'Orléans et de Lamblardie, on apercevait le Bassin du Commerce couvert de navires de toutes nations; plus loin, une partie du Bassin de la Barre et l'imposant arc de triomphe de la Porte Royale; à gauche, derrière le quai d'Orléans, les yeux pouvaient s'étendre sur le riant amphithéâtre d'Ingouville.

Les Havrais ont déjà songé à secourir les artistes victimes de l'incendie. Un concert s'organise à leur bénéfice. En présence de tant de désastres récents, la générosité publique se montre aussi inépuisable que la mauvaise fortune, et lorsqu'on est malheureux, c'est déjà une consolation de l'être sur le sol français.


Anniversaire du 5 Mai.

L'anniversaire du 5 mai ne se célèbre pas par des fêtes bruyantes; il se pleure dans quelques coeurs restés fidèles au milieu de l'indifférence du temps présent. Les fidèles dont je vous parle ne sont pas nombreux, car, chaque jour, depuis bien longtemps, il se fait dans leurs rangs des vides que rien ne peut combler; mais ils ont encore la même ferveur de foi, la même naïveté d'enthousiasme qu'au jour de leur plus brillante victoire avec leur Empereur; leur Empereur qu'ils ne peuvent pas croire mort, et que, par une heureuse illusion d'amour, ils s'obstinent à voir sur la colonne, jamais aux Invalides.

Cependant, le 5 mai de chaque année vient les rappeler douloureusement au sentiment de la réalité. Ce jour-là, des le matin, leur pèlerinage commence: on les voit arriver successivement têtes blanchies ou têtes chauves, ceux-là avec un bras de moins, ceux-ci dès longtemps consolés de l'absence d'une jambe oubliée dans une victoire, tous, âmes vigoureuses dans des corps plus ou moins brisés, sur la place où se dresse le monument de leurs anciens triomphes. Leur démarche est triste, recueillie; et pourtant, vous verriez parfois un éclair de fierté douloureuse illuminer leurs vieux visages, quand ils lèvent les veux sur le jeune pékin qui passe, d'un air de présomptueuse nullité. La plupart d'entre eux déposent religieusement au pied de la colonne la mélancolique couronne d'immortelles, tandis que quelques-uns, orateurs improvisés, expliquent aux enfants attroupés le grandes choses que ce bronze rappelle;--et la figure des enfants devient pensive à ces récits épiques.


Nous avons vu, le 5 mai dernier, un de ces vétérans de l'Empire en contemplation devant une statuette de Napoléon. Son attitude était celle de la plus douloureuse rêverie; il se croyait seul, et deux larmes silencieuses glissaient sur ses joues. A la fin, il plia un genou devant son Empereur, et, en se relevant, il m'aperçut: «Mille noms d'un sabre! monsieur, s'écria-t-il en essuyant ses yeux, excusez; mais, voyez-vous, quand je pense que ce n'est plus qu'un petit morceau de plâtre, lui, mon Empereur, que j'ai vu à Austerlitz et dans tant d'autres mille tintamarres, tandis que moi, pauvre vieux bras-cassé, je suis encore de faction, sans fusil, dans cette bicoque qu'on appelle la terre, c'est plus fort que moi; mais ça m'arrache quelque chose là-dedans (il frappait sa poitrine), et ça me donne des envies de déserter, que j'en pleure comme une bête.»

Et ce pauvre soldat me parut bien grand dans son humilité, et bien heureux dans sa douleur, car il avait une foi.

Rébus.







EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS. Un grand personnage disait: Rien ne pèse autant qu'une couronne.