AU FOND DE
L’AMAZONE
(La Jangada,
1881)
On n’a pas encore fait, chez Verne, l’inventaire des monstres. Nul d’entre eux ne relève, comme chez Rosny ou Wells, de la pure création : ils sont répertoriés dans les dictionnaires ; parfois, déjà évoqués par la littérature (Les Travailleurs de la mer, etc.) ou la légende. Ils n’en sont pas moins, toujours, des figures de l’Autre. Et les plus inquiétants sont ceux qui, à la manière de Lovecraft, surgissent des fantasmes, voire d’un nœud de fantasmes.
Véritable « jardin flottant », l’immense radeau de la Jangada. Huit Cents Lieues sur l’Amazone (1881) est une sorte de paradis terrestre, où se cache un serpent ; mais tout change, lorsqu’il s’agit de pénétrer dans le « lit de l’Amazone »… Le héros Benito y descend en scaphandre, pour récupérer le corps du misérable qu’il vient d’imprudemment supprimer – et avec lui, la preuve de l’innocence de son père injustement inculpé ! Il y fera de bien étranges rencontres. Là, en effet, les règnes s’interpénétrent : le réel et le cauchemar, le machinique et le vivant, la Vie-dans-la-Mort et la Mort-dans-la-Vie. Affronter à la fois l’asphyxie, l’étreinte d’une entité qui « se frottait lentement contre son corps et l’enlaçait de ses replis », et le double terrible et accusateur du Père, c’est beaucoup pour un seul homme… Sous la surface des eaux, du texte et des êtres, règnent les monstres, c’est-à-dire l’Angoisse : elle aussi a ses limites, celles du tolérable.
Benito fut descendu très doucement et retrouva le sol ferme. Lorsque ses semelles foulèrent le sable du lit, on put juger, à la longueur de la corde de halage, qu’il se trouvait par une profondeur de soixante-cinq à soixante-dix pieds. Il y avait donc là une excavation considérable, creusée bien au-dessous du niveau normal.
Le milieu liquide était plus obscur alors, mais la limpidité de ces eaux transparentes laissait pénétrer encore assez de lumière pour que Benito pût distinguer suffisamment les objets épars sur le fond du fleuve et se diriger avec quelque sûreté. D’ailleurs le sable, semé de mica, semblait former une sorte de réflecteur, et l’on aurait pu en compter les grains, qui miroitaient comme une poussière lumineuse.
Benito allait, regardait, sondait les moindres cavités avec son épieu. Il continuait à s’enfoncer lentement. On lui filait de la corde à la demande, et comme les tuyaux qui servaient à l’aspiration et à l’expiration de l’air n’étaient jamais raidis, le fonctionnement de la pompe s’opérait dans de bonnes conditions.
Benito s’écarta ainsi, de manière à atteindre le milieu du lit de l’Amazone, là où se trouvait la plus forte dépression.
Quelquefois une profonde obscurité s’épaississait autour de lui, et il ne pouvait plus rien voir alors, même dans un rayon très restreint. Phénomène purement passager : c’était le radeau qui, se déplaçant au-dessus de sa tête, interceptait complètement les rayons solaires et faisait la nuit à la place du jour. Mais, un instant après, la grande ombre s’était dissipée et la réflexion du sable reprenait toute sa valeur.
Benito descendait toujours. Il le sentait surtout à l’accroissement de la pression qu’imposait à son corps la masse liquide. Sa respiration était moins facile, la rétractibilité de ses organes ne s’opérait plus, à sa volonté, avec autant d’aisance que dans un milieu atmosphérique convenablement équilibré. Dans ces conditions, il se trouvait sous l’action d’effets physiologiques dont il n’avait pas l’habitude. Le bourdonnement s’accentuait dans ses oreilles ; mais, comme sa pensée était toujours lucide, comme il sentait le raisonnement se faire dans son cerveau avec une netteté parfaite, – même un peu extranaturelle –, il ne voulut point donner le signal de halage et continua à descendre plus profondément.
Un instant, dans la pénombre où il se trouvait, une masse confuse attira son attention. Cela lui paraissait avoir la forme d’un corps engagé sous un paquet d’herbes aquatiques.
Une vive émotion le prit. Il s’avança dans cette direction. De son bâton il remua cette masse.
Ce n’était que le cadavre d’un énorme caïman, déjà réduit à l’état de squelette, et que le courant du rio Negro avait entraîné jusque dans le lit de l’Amazone.
Benito recula, et, en dépit des assertions du pilote, la pensée lui vint que quelque caïman vivant pourrait bien s’être engagé dans les profondes couches du bassin de Frias !…
Mais il repoussa cette idée et continua sa marche, de manière à atteindre le fond même de la dépression.
Il devait être alors parvenu à une profondeur de quatre-vingt-dix à cent pieds, et, conséquemment, il était soumis à une pression de trois atmosphères. Si donc cette cavité s’accusait encore davantage, il serait bientôt obligé d’arrêter ses recherches.
Les expériences ont démontré en effet que, dans les profondeurs inférieures à cent vingt on cent trente pieds, se trouve l’extrême limite qu’il est dangereux de franchir en excursion sous-marine : non seulement l’organisme humain ne se prête pas à fonctionner convenablement sous de telles pressions, mais les appareils ne fournissent plus l’air respirable avec une régularité suffisante.
Et cependant Benito était résolu à aller tant que la force morale et l’énergie physique ne lui feraient pas défaut. Par un inexplicable pressentiment, il se sentait attiré vers cet abîme ; il lui semblait que le corps avait dû rouler jusqu’au fond de cette cavité, que peut-être Torrès, s’il était chargé d’objets pesants, tels qu’une ceinture contenant de l’argent, de l’or ou des armes, avait pu se maintenir à ces grandes profondeurs.
Tout d’un coup, dans une sombre excavation, il aperçut un cadavre ! oui ! un cadavre, habillé encore, étendu comme eût été un homme endormi, les bras repliés sous la tête !
Était-ce Torrès ? Dans l’obscurité, très opaque alors, il était malaisé de le reconnaître ; mais c’était bien un corps humain qui gisait là, à moins de dix pas, dans une immobilité absolue !
Une poignante émotion saisit Benito. Son cœur cessa de battre un instant. Il crut qu’il allait perdre connaissance. Un suprême effort de volonté le remit. Il marcha vers le cadavre.
Soudain une secousse, aussi violente qu’inattendue, fit vibrer tout son être ! Une longue lanière lui cinglait le corps, et, malgré l’épais vêtement du scaphandre, il se sentit fouetté à coups redoublés.
« Un gymnote ! » se dit-il.
Ce fut le seul mot qui put s’échapper de ses lèvres.
Et en effet, c’était un « puraqué », nom que les Brésiliens donnent au gymnote ou couleuvre électrique, qui venait de s’élancer sur lui.
Personne n’ignore ce que sont ces sortes d’anguilles à peau noirâtre et gluante, munies le long du dos et de la queue d’un appareil qui, composé de lames jointes par de petites lamelles verticales, est actionné par des nerfs d’une très grande puissance. Cet appareil, doué de singulières propriétés électriques, est apte à produire des commotions redoutables. De ces gymnotes, les uns ont à peine la taille d’une couleuvre, les autres mesurent jusqu’à dix pieds de longueur ; d’autres, plus rares, en dépassent quinze et vingt sur une largeur de huit à dix pouces.
Les gymnotes sont assez nombreux, aussi bien dans l’Amazone que dans ses affluents, et c’était une de ces « bobines » vivantes, longue de dix pieds environ, qui, après s’être détendue comme un arc, venait de se précipiter sur le plongeur.
Benito comprit tout ce qu’il avait à craindre de l’attaque de ce redoutable animal. Son vêtement était impuissant à le protéger. Les décharges du gymnote, d’abord peu fortes, devinrent de plus en plus violentes, et il allait en être ainsi jusqu’au moment où, épuisé par la dépense du fluide, il serait réduit à l’impuissance.
Benito, ne pouvant résister à de telles commotions, était tombé à demi sur le sable. Ses membres se paralysaient peu à peu sous les effluences électriques du gymnote, qui se frottait lentement sur son corps et l’enlaçait de ses replis. Ses bras mêmes ne pouvaient plus se soulever. Bientôt son bâton lui échappa, et sa main n’eut pas la force de saisir le cordon du timbre pour donner le signal.
Benito se sentit perdu. Ni Manœl ni ses compagnons ne pouvaient imaginer quel horrible combat se livrait au-dessous d’eux entre un redoutable puraqué et le malheureux plongeur, qui ne se débattait plus qu’à peine, sans pouvoir se défendre.
Et cela, au moment où un corps – le corps de Torrès sans doute ! – venait de lui apparaître !
Par un suprême instinct de conservation, Benito voulait appeler !… Sa voix expirait dans cette boîte métallique, qui ne pouvait laisser échapper aucun son !
En ce moment, le puraqué redoubla ses attaques ; il lançait des décharges qui faisaient tressauter Benito sur le sable comme les tronçons d’un ver coupé, et dont les muscles se tordaient sous le fouet de l’animal.
Benito sentit la pensée l’abandonner tout à fait. Ses yeux s’obscurcirent peu à peu, ses membres se raidirent !…
Mais, avant d’avoir perdu la puissance de voir, la puissance de raisonner, un phénomène inattendu, inexplicable, étrange, se produisit devant ses regards.
Une détonation sourde venait de se propager à travers les couches liquides. Ce fut comme un coup de tonnerre, dont les roulements coururent dans les couches sous-marines, troublées par les secousses du gymnote. Benito se sentit baigné en une sorte de bruit formidable, qui trouvait un écho jusque dans les dernières profondeurs du fleuve.
Et, tout d’un coup, un cri suprême lui échappa !… C’est qu’une effrayante vision spectrale apparaissait à ses yeux.
Le corps du noyé, jusqu’alors étendu sur le sol, venait de se redresser !… Les ondulations des eaux remuaient ses bras, comme s’il les eût agités dans une vie singulière !… Des soubresauts convulsifs rendaient le mouvement à ce cadavre terrifiant !
C’était bien celui de Torrès ! Un rayon de soleil avait percé jusqu’à ce corps à travers la masse liquide, et Benito reconnut la figure bouffie et verdâtre du misérable, frappé de sa main, dont le dernier soupir s’était étouffé sous ces eaux !
Et pendant que Benito ne pouvait plus imprimer un seul mouvement à ses membres paralysés, tandis que ses lourdes semelles le retenaient comme s’il eût été cloué au lit de sable, le cadavre se redressa, sa tête s’agita de haut en bas, et, se dégageant du trou dans lequel il était retenu par un fouillis d’herbes aquatiques, il s’enleva tout droit, effrayant à voir, jusque dans les hautes nappes de l’Amazone !
(Deuxième partie, chap. X)