Chapitre VII

Où l’on verra qu’Isac trouve une magnifique occasion de prêter son argent à plus de dix-huit cents pour cent

À la voix de Ben-Zouf, la porte du capot d’arrière s’ouvrit, et Isac Hakhabut se montra à mi-corps.

« Qui va là ? cria-t-il tout d’abord. Que me veut-on ? Il n’y a personne ! Je n’ai rien à prêter ni à vendre ! »

Telles furent les hospitalières paroles qui accueillirent les visiteurs.

« Tout beau, maître Hakhabut, répondit le capitaine Servadac d’une voix impérieuse. Est-ce que vous nous prenez pour des voleurs ?

– Ah ! c’est vous, monsieur le gouverneur général, dit celui-ci sans sortir de sa cabine.

– Lui-même, riposta Ben-Zouf, qui était monté sur le pont de la tartane. Tu dois te trouver honoré de sa visite ! Allons ! hors de cette niche ! »

Isac Hakhabut s’était décidé à se montrer tout entier par l’ouverture du capot, dont il tenait la porte à demi fermée, de manière à pouvoir la pousser rapidement en cas de danger.

« Que voulez-vous ? demanda-t-il.

– Causer un instant avec vous, maître Isac, répondit le capitaine ; mais, le froid étant un peu vif, vous ne nous refuserez pas un quart d’heure d’hospitalité dans votre cabine ?

– Quoi ! vous voulez entrer ? s’écria Isac, qui ne chercha pas à dissimuler à quel point cette visite lui semblait suspecte.

– Nous le voulons, répondit Hector Servadac en grimpant les marches, suivi de ses compagnons.

– Je n’ai rien à vous offrir, dit Isac d’une voix piteuse. Je ne suis qu’un pauvre homme !

– Voilà les litanies qui recommencent ! riposta Ben-Zouf. Allons, Elias, fais place ! »

Et Ben-Zouf, empoignant Hakhabut au collet, l’écarta sans plus de cérémonies. Puis il ouvrit la porte du capot. Au moment d’entrer :

« Écoutez bien ceci, Hakhabut, dit le capitaine Servadac, nous ne venons pas nous emparer de votre bien malgré vous. Je le répète, le jour où l’intérêt commun exigera que nous disposions de la cargaison de la tartane, je n’hésiterai pas à le faire, c’est-à-dire à vous exproprier pour cause d’utilité publique… en vous payant les marchandises aux prix courants d’Europe !

– Les prix courants d’Europe ! murmura Isac Hakhabut entre ses dents. Non, mais aux prix courants de Gallia, et c’est moi qui les établirai ! »

Cependant, Hector Servadac et ses compagnons étaient descendus dans la cabine de la Hansa. Ce n’était qu’un étroit logement, la plus grande place possible ayant été réservée à la cargaison. Un petit poêle de fonte, où deux morceaux de charbon essayaient de ne pas brûler, se dressait dans un coin, vis-à-vis du cadre qui servait de lit. Une armoire, dont la porte était soigneusement fermée à clef, occupait le fond de ce réduit. Quelques escabeaux, une table de sapin d’une propreté douteuse, et, en fait d’ustensiles de cuisine, le strict nécessaire. L’ameublement, on le voit, était peu confortable, mais digne du propriétaire de la Hansa.

Le premier soin de Ben-Zouf, une fois descendu dans la cabine, et après que le juif en eut refermé la porte, fut de jeter dans le poêle quelques morceaux de charbon, précaution que justifiait la basse température du lieu. De là récriminations et gémissements d’Isac Hakhabut, qui, plutôt que de prodiguer son combustible, eût brûlé ses propres os, s’il en avait eu de rechange. Mais on ne l’écouta pas. Ben-Zouf resta de garde près du poêle, dont il activa la combustion par une ventilation intelligente. Puis, les visiteurs, s’étant assis tant bien que mal, laissèrent au capitaine Servadac le soin de faire connaître le but de leur visite.

Isac Hakhabut, debout dans un coin, ses mains crochues soudées l’une sur l’autre, ressemblait à un patient auquel on lit sa sentence.

« Maître Isac, dit alors le capitaine Servadac, nous sommes venus ici tout simplement pour vous demander un service.

– Un service ?

– Dans notre intérêt commun.

– Mais je n’ai pas d’intérêt commun !…

– Écoutez donc, et ne vous plaignez pas, Hakhabut. Il n’est pas question de vous écorcher !

– Me demander un service, à moi ! un pauvre homme !… s’écria le juif en se lamentant.

– Voici ce dont il s’agit », répondit Hector Servadac, qui feignit de ne pas l’avoir entendu.

À la solennité de son préambule, il s’exposait à faire croire à Isac Hakhabut qu’on allait lui réclamer sa fortune entière.

« En un mot, maître Isac, reprit le capitaine Servadac, nous aurions besoin d’un peson ! Pouvez-vous nous prêter un peson ?

– Un peson ! s’écria Isac, comme si l’on eût demandé à lui emprunter plusieurs milliers de francs. Vous dites un peson ?…

– Oui ! un peson à peser ! répéta Palmyrin Rosette, que tant de formalités commençaient à impatienter outre mesure.

– N’avez-vous pas un peson ? reprit le lieutenant Procope.

– Il en a un, dit Ben-Zouf.

– En effet ! oui !… je crois… répondit Isac Hakhabut, qui ne voulait pas s’avancer.

– Eh bien, maître Isac, voulez-vous avoir l’extrême obligeance de nous prêter votre peson ?

– Prêter ! s’écria l’usurier. Monsieur le gouverneur, vous me demandez de prêter…

– Pour un jour ! répliqua le professeur, pour un jour, Isac ! On vous le rendra, votre peson !

– Mais c’est un instrument bien délicat, mon bon monsieur, répondit Isac Hakhabut. Le ressort peut se casser par ces grands froids !…

– Ah ! l’animal ! s’écria Palmyrin Rosette.

– Et puis, il s’agit peut-être de peser quelque chose de bien lourd !

– Crois-tu donc, Éphraïm, dit Ben-Zouf, que nous voulons peser une montagne ?

– Mieux qu’une montagne ! répondit Palmyrin Rosette. Nous allons peser Gallia !

– Miséricorde ! » s’écria Isac, dont les fausses doléances tendaient vers un but trop visible.

Le capitaine Servadac intervint de nouveau.

« Maître Hakhabut, dit-il, nous avons besoin d’un peson pour peser un poids d’un kilogramme tout au plus.

– Un kilogramme, Dieu du ciel.

– Et encore ce poids pèsera-t-il sensiblement moins, en conséquence de la moindre attraction de Gallia. Ainsi donc, vous n’avez rien à craindre pour votre peson.

– Sans doute… monsieur le gouverneur… répondit Isac, mais prêter… prêter !…

– Puisque vous ne voulez pas prêter, dit alors le comte Timascheff, voulez-vous vendre ?

– Vendre ! s’écria Isac Hakhabut, vendre mon peson ! Mais quand je l’aurai vendu, comment pourrai-je peser ma marchandise ! Je n’ai pas de balances ! Je n’ai que ce pauvre petit instrument bien délicat, bien juste, et l’on veut m’en dépouiller ! »

Ben-Zouf ne comprenait guère que son capitaine n’étranglât pas sur l’heure l’affreux bonhomme qui lui tenait tête. Mais Hector Servadac s’amusait, il faut bien en convenir, à épuiser vis-à-vis d’Isac, toutes les formes possibles de persuasion.

« Allons, maître Isac, dit-il sans se fâcher en aucune manière, je vois bien que vous ne consentirez pas à prêter ce peson.

– Hélas ! le puis-je, monsieur le gouverneur ?

– Ni à le vendre ?

– Le vendre ! Oh ! jamais !

– Eh bien, voulez-vous le louer ? »

Les yeux d’Isac Hakhabut s’allumèrent comme des braises.

« Vous répondriez de tout accident ? demanda-t-il assez vivement.

– Oui.

– Vous déposeriez entre mes mains un nantissement qui m’appartiendrait en cas de malheur ?

– Oui.

– Combien ?

– Cent francs pour un instrument qui en vaut vingt. Est-ce suffisant ?…

– À peine… monsieur le gouverneur… à peine, car enfin ce peson est le seul qu’il y ait dans notre nouveau monde ! – Mais enfin, ajouta-t-il, ces cent francs seraient en or ?

– En or.

– Et vous voudriez me louer ce peson qui m’est si nécessaire, vous voudriez me le louer pour un jour ?

– Pour un jour.

– Et le prix de la location ?

– Serait de vingt francs, répondit le comte Timascheff. Cela vous convient-il ?

– Hélas !… je ne suis pas le plus fort !… murmura Isac Hakhabut en joignant les mains. Il faut bien savoir se résigner ! »

Le marché était conclu, et bien évidemment à l’extrême satisfaction d’Isac. Vingt francs de location, cent francs de cautionnement, et le tout en or français ou russe ! Ah ! ce n’est pas Isac Hakhabut qui eût vendu son droit d’aînesse pour un plat de lentilles, ou bien ces lentilles auraient été des perles !

Le trafiquant, après avoir jeté un regard soupçonneux autour de lui, quitta la cabine pour aller chercher le peson.

« Quel homme ! dit le comte Timascheff.

– Oui, répondit Hector Servadac. Dans son genre, il est trop réussi. »

Presque aussitôt, Isac Hakhabut revint, rapportant l’instrument, précieusement serré sous son bras.

C’était un peson à ressort, muni d’un crochet auquel on suspendait l’objet à peser. Une aiguille, se mouvant sur un cercle gradué, marquait le poids. Ainsi donc, comme l’avait fait observer Palmyrin Rosette, les degrés indiqués par cet instrument étaient indépendants de la pesanteur, quelle qu’elle fût. Fait pour les pesages terrestres, il eût marqué sur terre un kilogramme pour tout objet pesant un kilogramme. Pour ce même objet, qu’indiquerait-il sur Gallia ? c’est ce que l’on verrait plus tard.

Cent vingt francs en or furent comptés à Isac, dont les mains se refermèrent sur le précieux métal comme le couvercle d’un coffret. Le peson fut remis à Ben-Zouf, et les visiteurs de la Hansa se disposèrent à quitter aussitôt la cabine.

Mais, à ce moment, le professeur se rappela qu’il lui manquait encore un objet indispensable pour ses opérations. Un peson ne lui servait à rien s’il ne pouvait y suspendre un bloc de cette matière gallienne dont les dimensions auraient été exactement mesurées, un bloc formant par exemple un décimètre cube.

« Eh ! ce n’est pas tout ! dit Palmyrin Rosette en s’arrêtant. Il faut aussi nous prêter… »

Isac Hakhabut tressaillit.

« Il faut aussi nous prêter un mètre et un poids d’un kilogramme !

– Ah ! pour cela, mon bon monsieur, répondit Isac, ce n’est pas possible, et je le regrette bien ! J’aurais été si heureux de pouvoir vous obliger ! »

Et cette fois Isac Hakhabut disait deux fois vrai en affirmant qu’il n’y avait à bord ni mètre, ni poids, et qu’il regrettait de n’en pas avoir ! Il eût encore fait là une excellente affaire.

Palmyrin Rosette, extrêmement contrarié, regardait ses compagnons comme s’il eût voulu les rendre responsables du fait ! Et il avait lieu d’être très désappointé, car, faute de cet engin de mesurage, il ne voyait pas comment il s’y prendrait pour obtenir un résultat satisfaisant.

« Il faudra bien pourtant que je m’en tire sans cela ! » murmura-t-il, en se grattant la tête.

Et il remonta vivement l’échelle du capot. Ses compagnons le suivirent. Mais ils n’étaient pas encore sur le pont de la tartane, qu’un son argentin se faisait entendre dans la cabine.

C’était Isac Hakhabut qui serrait précieusement son or dans un des tiroirs de l’armoire. Au bruit, le professeur s’était vivement retourné, et il se précipita vers l’échelle, que tous redescendirent, non moins précipitamment, sans rien comprendre aux allures de Palmyrin Rosette.

« Vous avez des pièces d’argent ! s’écria-t-il en saisissant Isac par la manche de sa vieille houppelande.

– Moi !… de l’argent !… répondit Isac Hakhabut, pâle comme s’il se fût trouvé en présence d’un voleur.

– Oui !… des pièces d’argent !… reprit le professeur avec une extrême vivacité !… Ce sont des pièces françaises ?… Des pièces de cinq francs ?…

– Oui… non… » répondit Isac, ne sachant plus ce qu’il disait.

Mais le professeur s’était penché vers le tiroir, qu’Isac Hakhabut essayait en vain de fermer. Le capitaine Servadac, le comte Timascheff, le lieutenant Procope, n’y comprenant rien, mais décidés à donner raison au professeur, laissaient la scène se dérouler sans y prendre part.

« Ces pièces françaises, il me les faut ! s’écria Palmyrin Rosette.

– Jamais ! s’écria à son tour le trafiquant, auquel il semblait qu’on voulût arracher les entrailles.

– Il me les faut, te dis-je, et je les aurai !

– On me tuera plutôt ! » hurla Isac Hakhabut.

Le capitaine Servadac jugea à propos d’intervenir alors.

« Mon cher professeur, dit-il en souriant, laissez-moi arranger cette affaire comme l’autre.

– Ah ! monsieur le gouverneur, s’écria Isac Hakhabut, tout défait, protégez-moi, protégez mon bien !

– Silence, maître Isac », répondit le capitaine Servadac.

Puis, se retournant vers Palmyrin Rosette :

« Vous avez besoin, lui demanda-t-il, d’un certain nombre de pièces de cinq francs pour vos opérations ?

– Oui, répondit le professeur, il m’en faut d’abord quarante !

– Deux cents francs ! murmura le banquier.

– Et, de plus, ajouta le professeur, dix pièces de deux francs et vingt pièces de cinquante centimes !

– Trente francs ! dit une voix plaintive.

– En tout, deux cent trente francs ? reprit Hector Servadac.

– Oui, deux cent trente francs, répondit Palmyrin Rosette.

– Bien », dit le capitaine Servadac. S’adressant alors au comte Timascheff :

« Monsieur le comte, dit-il, auriez-vous encore de quoi nantir Isac pour garantir l’emprunt forcé que je vais lui faire ?

– Ma bourse est à votre disposition, capitaine, répondit le comte Timascheff ; mais je n’ai sur moi que des roubles-papier…

– Pas de papier ! pas de papier ! s’écria Isac Hakhabut. Le papier n’a pas cours sur Gallia !

– Est-ce que l’argent en a davantage ? répondit froidement le comte Timascheff.

– Maître Isac, dit alors le capitaine Servadac, vos jérémiades m’ont trouvé jusqu’ici d’assez belle humeur. Mais croyez-moi, n’abusez pas plus longtemps de ma patience. De bonne ou de mauvaise grâce, vous allez nous remettre ces deux cent trente francs ?

– Au voleur ! » cria Isac.

Mais il ne put continuer, car la vigoureuse main de Ben-Zouf lui pressait déjà la gorge.

« Laisse-le, Ben-Zouf, dit le capitaine Servadac, laisse-le ! Il va s’exécuter de lui-même.

– Jamais !… jamais !…

– Quel intérêt demandez-vous, maître Isac, pour nous prêter ces deux cent trente francs ?

– Un prêt !… ce n’est qu’un prêt !… s’écria Isac Hakhabut, dont toute la face rayonna en un instant.

– Oui, un simple prêt… Quel intérêt exigez-vous ?

– Ah ! monsieur le gouverneur général ! répondit doucereusement le prêteur, l’argent est bien difficile à gagner, et, surtout, il est bien rare aujourd’hui sur Gallia…

– Trêve à ces ineptes observations… Que demandez-vous ? reprit Hector Servadac.

– Eh bien, monsieur le gouverneur… répondit Isac Hakhabut, il me semble que dix francs d’intérêt…

– Par jour ?…

– Sans doute… par jour !… »

Il n’avait pas achevé sa phrase, que le comte Timascheff jetait sur la table quelques roubles. Isac s’en saisit et se mit à compter les billets avec une remarquable prestesse. Bien que ce ne fût que « du papier », le nantissement devait satisfaire le plus rapace des usuriers. Les pièces françaises, réclamées par le professeur, lui furent immédiatement remises, et il les empocha avec une évidente satisfaction.

Quant à Isac, il venait tout simplement de placer ses fonds à plus de dix-huit cents pour cent. Décidément, s’il continuait à prêter à ce taux, il ferait encore plus rapidement fortune sur Gallia qu’il n’eût fait sur la terre.

Quelques instants après, le capitaine Servadac et ses compagnons avaient quitté la tartane et Palmyrin Rosette s’écriait :

« Messieurs, ce ne sont pas deux cent trente francs que j’emporte, c’est de quoi faire exactement un kilogramme et un mètre ! »