II

 

Entrée, pas à pas, dans l’inconnu

 

En revanche, il voyait tous les jours les Bravées. Il ne le faisait pas exprès, mais il allait de ce côté-là. Il se trouvait que son chemin était toujours de passer par le sentier qui longeait le mur du jardin de Déruchette.

Un matin, comme il était dans ce sentier, une femme du marché qui revenait des Bravées dit à une autre : Miss Lethierry aime les seakales.

Il fit dans son jardin du Bû de la Rue une fosse à seakales. Le seakale est un chou qui a le goût de l’asperge.

Le mur du jardin des Bravées était très bas ; on pouvait l’enjamber. L’idée de l’enjamber lui eût paru épouvantable. Mais il n’était pas défendu d’entendre en passant, comme tout le monde, les voix des personnes qui parlaient dans les chambres ou dans le jardin. Il n’écoutait pas, mais il entendait. Une fois, il entendit les deux servantes, Douce et Grâce, se quereller. C’était un bruit de la maison. Cette querelle lui resta dans l’oreille comme une musique.

Une autre fois, il distingua une voix qui n’était pas comme celle des autres et qui lui sembla devoir être la voix de Déruchette. Il prit la fuite.

Les paroles que cette voix avait prononcées demeurèrent à jamais gravées dans sa pensée. Il se les redisait à chaque instant. Ces paroles étaient : Vous plairait-il me bailler le genêt ?[6]

Par degrés il s’enhardit. Il osa s’arrêter. Il arriva une fois que Déruchette, impossible à apercevoir du dehors, quoique sa fenêtre fût ouverte, était à son piano, et chantait. Elle chantait son air Bonny Dundee. Il devint très pâle, mais il poussa la fermeté jusqu’à écouter.

Le printemps arriva. Un jour, Gilliatt eut une vision ; le ciel s’ouvrit. Gilliatt vit Déruchette arroser des laitues.

Bientôt, il fit plus que s’arrêter. Il observa ses habitudes, il remarqua ses heures, et il l’attendit.

Il avait bien soin de ne pas se montrer.

Peu à peu, en même temps que les massifs se remplissaient de papillons et de roses, immobile et muet des heures entières, caché derrière ce mur, vu de personne, retenant son haleine, il s’habitua à voir Déruchette aller et venir dans le jardin. On s’accoutume au poison.

De la cachette où il était, il entendait souvent Déruchette causer avec mess Lethierry sous une épaisse tonnelle de charmille où il y avait un banc. Les paroles venaient distinctement jusqu’à lui.

Que de chemin il avait fait ! Maintenant il en était venu à guetter et à prêter l’oreille. Hélas ! le cœur humain est un vieil espion.

Il y avait un autre banc, visible et tout proche, au bord d’une allée. Déruchette s’y asseyait quelquefois.

D’après les fleurs qu’il voyait Déruchette cueillir et respirer, il avait deviné ses goûts en fait de parfums. Le liseron était l’odeur qu’elle préférait, puis l’œillet, puis le chèvrefeuille, puis le jasmin. La rose n’était que la cinquième. Elle regardait le lys, mais elle ne le respirait pas.

D’après ce choix de parfums, Gilliatt la composait dans sa pensée. À chaque odeur il rattachait une perfection.

La seule idée d’adresser la parole à Déruchette lui faisait dresser les cheveux.

Une bonne vieille chineuse que son industrie ambulante ramenait de temps en temps dans la ruette longeant l’enclos des Bravées, en vint à remarquer confusément les assiduités de Gilliatt pour cette muraille et sa dévotion à ce lieu désert. Rattacha-t-elle la présence de cet homme devant ce mur à la possibilité d’une femme derrière ce mur ? Aperçut-elle ce vague fil invisible ? Était-elle, en sa décrépitude mendiante, restée assez jeune pour se rappeler quelque chose des belles années, et savait-elle encore, dans son hiver et dans sa nuit, ce que c’est que l’aube ? Nous l’ignorons, mais il paraît qu’une fois, en passant près de Gilliatt « faisant sa faction », elle dirigea de son côté toute la quantité de sourire dont elle était encore capable, et grommela entre ses gencives : ça chauffe.

Gilliatt entendit ces mots, il en fut frappé, il murmura avec un point d’interrogation intérieur : – Ça chauffe ? Que veut dire cette vieille ? – Il répéta machinalement le mot toute la journée, mais il ne le comprit pas.

Un soir qu’il était à sa fenêtre du Bû de la Rue, cinq ou six jeunes filles de l’Ancresse vinrent par partie de plaisir se baigner dans la crique de Houmet. Elles jouaient dans l’eau, très naïvement, à cent pas de lui. Il ferma sa fenêtre violemment. Il s’aperçut qu’une femme nue lui faisait horreur.

Les travailleurs de la mer
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