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— Nous voilà pris comme des poissons dans une nasse, constata Bill Ballantine.
Bob Morane, lui, ne disait rien, se contentant d’inspecter les hommes qui les entouraient. C’étaient tous des Chinois vêtus de mauvais vêtements de toile. Mais ce qui frappait surtout en eux, c’était l’étrange absence d’expression de leurs traits, leurs yeux aux regards fixes, leurs gestes un peu saccadés. Ces hommes ressemblaient en tout point à ceux auxquels Bob Morane et Bill Ballantine avaient eu affaire déjà à Honolulu, lors de leur visite chez Ray Lavins. Ils leur rappelaient également d’autres hommes semblables, contre lesquels ils avaient eu à lutter au cours d’un de leurs précédents affrontements avec Monsieur Ming[3].
— On dirait des « guerriers », fit Bill Ballantine. Morane eut un signe de tête affirmatif.
— Oui Bill, des « guerriers ». Surtout que, s’il t’en souvient, jadis sur l’île Danen, Ming nous avait fait part de son intention d’en faire des Cyborgs. Cela expliquerait leur capacité de vivre sous l’eau, et aussi leur invulnérabilité.
Ce bref échange de vues fut soudain interrompu, car les hommes, toujours par groupes, s’étaient mis à converger lentement en direction de Bob et de son compagnon. Ils ne portaient pas d’armes mais, en dépit de leur impassibilité, leur attitude était cependant agressive.
— Sans doute veulent-ils nous capturer, dit Morane. Défendons-nous…
Les deux amis tirèrent leur automatique et attendirent que leurs agresseurs fussent à bonne portée. Alors ils ouvrirent le feu, chacune de leur balle atteignant son but. Ce fut d’ailleurs le seul résultat qu’ils obtinrent. Bien que touchés, les Cyborgs – on ne pouvait plus leur donner que ce nom – ne paraissaient pas souffrir davantage. Après avoir marqué un moment d’arrêt dû à l’impact de la balle, ils repartaient, indemnes, semblait-il.
— Ils sont réellement invulnérables, gronda Ballantine. J’ai l’impression que nous obtiendrons de meilleurs résultats avec nos poings…
Ils allaient bientôt devoir en faire usage car, leur arme une fois vide, les Cyborgs se précipitèrent sur eux. Ils eurent beau se débattre comme des forcenés, distribuer forces horions à gauche et à droite et jeter une demi-douzaine de leurs adversaires sur le sol, ils furent bientôt submergés par le nombre et immobilisés. Soulevés du sol par de nombreuses mains, ils se sentirent entraînés à travers la salle, puis le long d’une galerie.
Le voyage fut de courte durée. Au bout de cinq ou six minutes, les Cyborgs qui les portaient s’arrêtèrent et ils furent brutalement précipités sur le sol. En même temps, les Cyborgs s’écartaient, et ils purent tout à leur aise regarder autour d’eux.
Ils se trouvaient dans une salle d’assez petite dimension, dont les parois disparaissaient sous d’épaisses tentures de soie brodées de motifs chinois. Un épais tapis couvrait le sol. Mais ce qui, avant tout, retint l’attention des deux amis, ce fut, à l’autre extrémité de la salle, la silhouette de cet homme assis dans un fauteuil à haut dossier sculpté de dragons et de chimères. Cet homme, au crâne chauve, aux yeux jaunes dans une face olivâtre et à l’habit strict de clergyman, ils le reconnurent aussitôt : c’était l’Ombre Jaune.
Le terrible Mongol baignait dans une étrange lumière venue on ne savait d’où et qui l’éclairait seul, ne dispensant dans le reste de la salle que de vagues reflets permettant tout juste de distinguer certains détails. Bob Morane connaissait le goût de Monsieur Ming pour la mise en scène, mais il y avait cependant dans l’aspect de cette pièce, et surtout dans cette lumière, quelque chose qui l’intriguait. Quoi ? Il n’aurait pu le dire exactement…
Les Cyborgs avaient tous disparu un à un, et Bob Morane et Bill Ballantine se retrouvaient maintenant seuls avec leur ennemi. Les tentures étaient retombées et l’on ne distinguait plus nulle part la moindre issue. Si les prisonniers voulaient en trouver une, il leur faudrait la chercher à tâtons.
L’Ombre Jaune avait pris la parole.
— Je vous avais dit, commandant Morane et, à vous aussi monsieur Ballantine, que nous nous retrouverions bientôt… Vous voyez que je tiens toujours parole…
— Ce n’est pas tout à fait votre faute si nous sommes là, Ming, fit remarquer Bill, puisque nous avons échappé à votre lanceur de grenades, pas très adroit entre nous. Enfin, vous lui avez fait payer cher sa maladresse…
— En outre, ajouta Bob, si nous sommes parvenus ici, c’est bien de notre propre gré…
— Je dois reconnaître, commandant Morane, fit Ming, que je ne m’attendais pas à ce que vous pénétriez aussi facilement dans ma cité souterraine. Mais, avec vous, je dois m’attendre à tout. Heureusement, vous n’avez pu cette fois échapper à mes guerriers.
— Peut-être, Ming, intervint Ballantine, pourriez-vous nous révéler vos plans, maintenant que nous sommes en votre pouvoir et qu’il nous est impossible d’avertir les autorités…
Le Mongol se mit à rire, de ce rire mesuré qui était le sien, ressemblant au ronronnement du tigre en chasse.
— En mon pouvoir !… Je vous connais trop, messieurs, pour savoir que je ne puis être certain d’avoir définitivement refermé mes griffes sur vous… Trop souvent, vous m’avez échappé pour que je risque à nouveau de me confier à vous. Ces confidences, dictées par l’orgueil, pourraient me mener trop loin, au cas où vous réussiriez à vous échapper…
Il y avait quelque chose, dans l’attitude de l’Ombre Jaune, et aussi cette étrange lumière la baignant, qui intriguait de plus en plus Morane. Il allait à son tour prendre la parole, pour gagner du temps en distrayant l’attention de leur ennemi, quand soudain toute lumière s’éteignit, et la salle fut plongée dans une obscurité totale.
Presque aussitôt, Bob entendit derrière lui un bruit léger, comme si quelqu’un s’approchait doucement. Ce bruit léger était accompagné d’un autre bruit, plus doux, plus insidieux, quelque chose comme le froufrou d’une robe de soie…
*
Une voix féminine murmura à l’oreille de Morane :
— Prenez ceci, Bob…
Il sursauta légèrement, car cette voix il l’avait reconnue. C’était celle de Tania Orloff, la nièce de l’Ombre Jaune qui, depuis toujours, les aidait clandestinement dans leur lutte contre son redoutable parent. En entendant cette voix, Morane avait senti son cœur se serrer car, pour lui, elle représentait un rêve impossible.
On avait glissé dans la main de Bob un objet rectangulaire, approximativement de la taille d’une boîte d’allumettes, et la voix avait repris, murmurant toujours :
— Cachez cela… C’est un walkie-talkie minuscule… Il me permettra de vous guider… Derrière Ming, il y a un couloir… Il vous suffira de le suivre… Pour passer, frappez Ming, et la voie vous sera ouverte…
Bob savait ne pouvoir demander la moindre explication. Il n’en aurait d’ailleurs pas eu le temps. Il y eut un nouveau froufrou de soie, puis le bruit léger fait par quelqu’un qui s’éloignait.
Quelques secondes s’écoulèrent. Ensuite, soudain, la lumière revint. Monsieur Ming n’avait pas changé de place et ne paraissait pas le moins du monde ému par l’incident.
Bill Ballantine, qui se trouvait assez près de Morane pour ne rien avoir perdu des paroles de Tania Orloff, éclata d’un gros rire et lança à l’adresse du Mongol :
— J’ai l’impression, Monsieur Ming, que votre petite installation électrique n’est pas tout à fait au point. Doit y avoir un faux contact quelque part…
— J’ai tort d’employer encore l’électricité, fit le Mongol. C’est un mode d’éclairage à présent désuet… Je n’ai pas encore eu le temps de doter cette cité souterraine de tous les perfectionnements de ma science…
Il n’y avait aucune forfanterie dans les paroles du Mongol, Bob Morane et son compagnon le savaient. La science de leur ennemi était en effet prodigieuse et fort en avance sur leur temps.
Mais les pensées de Bob se tournaient pour le moment vers d’autres préoccupations. Il était temps de suivre les conseils de Tania Orloff, d’agir avant qu’il ne soit trop tard.
D’un pas assuré, le Français s’avança vers la silhouette brillamment illuminée de l’Ombre Jaune et, au fur et à mesure qu’il s’en approchait, cette silhouette changeait d’aspect, devenait excessivement plate, comme perdant toute épaisseur dans l’espace. Bientôt, elle ne fut plus qu’une image à deux dimensions. Bob était alors tout près de cette image et quand, du talon, il la frappa violemment, elle parut soudain se craqueler, se fendre, éclater et retomber en miettes, dans un long tintinnabulement de verre brisé.
Le Monsieur Ming qu’ils avaient eu jusqu’alors devant eux n’était qu’un jeu de glaces.
Les deux amis ne perdirent pas de temps à s’étonner. Jadis déjà, l’ombre Jaune avait usé de ce subterfuge pour donner l’impression de sa présence alors qu’il se trouvait en réalité éloigné de l’endroit où, grâce à un procédé connu de lui seul, son image se reflétait.
Sans se consulter, les débris de verre craquant sous leurs semelles, Bob et Bill s’étaient dirigés vers le fond de la salle. D’un grand mouvement brusque, Morane arracha la tenture de soie masquant la muraille et, devant eux s’ouvrit le passage dont avait parlé Tania Orloff. Il s’agissait d’un étroit boyau à section rectangulaire, où régnait une obscurité totale.
Bob tira une torche de sa poche, et ils s’avancèrent résolument dans cette galerie qui, peut-être, allait les mener à la liberté… si toutefois Tania continuait à leur prêter son concours.
S’emparant du walkie-talkie que lui avait glissé la jeune fille, Morane l’approcha de son oreille et, presque aussitôt, il perçut une voix nasillarde, dans laquelle il reconnut pourtant celle de Tania, lui conseiller :
— Allez droit devant vous… Au premier embranchement, vous tournerez à droite… Je resterai sans cesse en contact pour vous guider… Surtout, ne perdez pas de temps… On tâchera, par tous les moyens, de vous empêcher de quitter Kowa…
Sans se demander comment la jeune fille pouvait les suivre dans leur progression, les deux amis se mirent à marcher très vite, jusqu’au premier embranchement où, comme il venait de leur être conseillé, ils tournèrent à droite. C’est alors que, quelque part dans les souterrains, éclata l’appel déchirant des dacoïts.
— Ils sont à nos trousses, constata Ballantine, et comme nous sommes désarmés…
Le géant n’avait pas besoin de continuer, car ses derniers mots étaient comme une menace suspendue au-dessus de leurs têtes.
— Courons, dit Bob.
Ils se mirent à courir aussi vite qu’ils le pouvaient le long des galeries. Par moment, Tania dans le walkie-talkie, leur lançait un conseil, les faisant tourner à gauche, ou à droite, prendre un embranchement plutôt qu’un autre.
Pourtant, derrière eux, les dacoïts qui, sans doute, connaissaient parfaitement le labyrinthe, gagnaient du terrain, car leurs cris se faisaient à chaque seconde plus proches. À un moment donné, comme ils progressaient dans une longue galerie rectiligne, Bob se retourna et aperçut les silhouettes de leurs poursuivants.
— Plus vite, Bill, plus vite… Ils vont nous rejoindre… Tous deux connaissaient la vélocité des auxiliaires indiens de Ming, et ils n’ignoraient pas que, tôt ou tard, ils seraient rejoints et forcés de livrer un combat sans espoir. Si seulement ils avaient été armés ! Mais, livrés à leurs seuls moyens physiques, face à un adversaire plus nombreux, ils seraient infailliblement, après une lutte acharnée, réduits à l’impuissance et massacrés.
Tania Orloff demeurait leur seule chance de salut…
Soudain, Bill Ballantine, qui courait en tête, s’immobilisa en poussant un rugissement de dépit.
— Nous sommes fichus, gronda-t-il. La galerie se termine en cul-de-sac…