3
Durant de longues secondes, les deux hommes et la jeune fille étaient demeurés immobiles et silencieux, le cœur battant, la respiration courte, tous les sens aux aguets, dans l’attente d’un nouveau cri. Celui-ci vint, plus déchirant encore, plus proche que le précédent. Il déclencha une soudaine activité chez Morane qui, bondissant, alla éteindre la lumière et plongea la pièce dans les ténèbres.
— Aucun doute, fit le Français, les dacoïts en ont à vous, Miss Show, et comme nous sommes à vos côtés, ils vont faire d’une pierre trois coups, si toutefois ils réussissent à nous atteindre. Assurons-nous que toutes les issues du bungalow sont bien fermées, et préparons-nous à nous défendre…
Quelques secondes plus tard, tous trois étaient embusqués derrière le soubassement d’une fenêtre ouverte par laquelle ils avaient vue sur la plage. Celle-ci, toute blanche, s’étendait presque irréelle sous la clarté de la lune qui, là-bas, accusait crûment la ligne blanche et écumeuse des vaguelettes qui s’en venaient mourir paisiblement sur le sable. Cette plage était déserte mais le demeurerait-elle encore longtemps ?
Un nouveau cri vrilla le silence, venant de la gauche, puis il y en eut un quatrième, venant de droite celui-là. Bientôt de nouveaux appels fusèrent, toujours plus proches.
— Aucun doute, murmura Ballantine, les dacoïts sont tout près à présent. Sans doute n’allons-nous pas tarder à les voir paraître…
Un vieux proverbe du Moyen Âge affirme que jamais il ne faut prononcer le nom de Satan, sinon il se manifeste. Il en fut de même en ce moment avec les dacoïts car, soudain, la plage jusqu’alors déserte se peupla de plusieurs formes humaines, sans que l’on pût dire comment elles étaient venues là. Les nouveaux venus se trouvaient à cent mètres à peine du bungalow et la lune éclairait assez pour qu’on pût les détailler avec précision. Ils étaient vêtus comme n’importe qui, assez mal d’ailleurs et, dans leurs faces brunes, leurs yeux brillaient comme des éclats de porcelaine bleutée. Quand leurs lèvres se retroussaient, on voyait luire l’éclat laiteux des dents qui faisaient penser à celles de fauves. Tels quels, ils pouvaient cependant faire songer à de vulgaires indigènes hawaiiens venus là pour draguer quelques coquillages. Pourtant, Morane et Bill savaient qu’il n’en était rien, qu’il s’agissait là des terribles auxiliaires indiens de l’Ombre Jaune. À leurs poings brillaient d’ailleurs les lames de longs poignards, dont ils se servaient avec une maîtrise consommée…
— Il va falloir se défendre, dit Morane. Préparons nos armes…
Dans la pénombre, on entendit le triple claquement des automatiques qu’on armait.
— Si nous téléphonions à la police ? fit Ballantine.
— Je me demande comment nous n’y avons pas songé plus tôt, approuva Isabelle.
Morane sourit narquoisement, en disant :
— On peut toujours essayer, mais je doute que cela nous serve à quelque chose. Les envoyés de Monsieur Ming ont l’habitude de prendre toutes leurs précautions…
Isabelle se dirigea vers le téléphone, décrocha, actionna à plusieurs reprises la fourche de contact, puis déclara d’une voix où pointait la déception :
— Rien à faire… Je ne parviens pas à obtenir la tonalité… Le rire de Bob Morane grinça doucement.
— Qu’est-ce que je vous avais dit ? Que ça ne servirait à rien. La ligne a été coupée, tout simplement. Il a suffit qu’un dacoït, avant que nous entendions le premier cri, vienne se promener sur le toit de cette bicoque et sectionne le fil… Nous en sommes désormais livrés à nos propres moyens…
Là-bas, sur la plage, les assaillants demeuraient immobiles, comme s’ils avaient tout le temps devant eux, qu’ils étaient assurés que leurs proies ne leur échapperaient pas.
— Qu’est-ce qu’on fait, commandant ? interrogea Bill. On leur tire dessus ?… Ils ne sont qu’une demi-douzaine et nous en viendrons facilement à bout…
— Ce n’est pas si sûr, Bill, répondit Morane. Ils sont trop loin pour que nous puissions les atteindre avec précision et, au premier coup de feu, ils disparaîtront. Mieux vaut qu’ils demeurent visibles et attendre qu’ils se rapprochent…
— Et si nous tentions de fuir par-derrière ? risqua Isabelle Show.
— Cela ne servirait à rien, trancha Bob. Il y a certainement des dacoïts postés à l’arrière du bungalow. Sans doute sont-ils dissimulés parmi les massifs d’hibiscus. Ils nous tomberaient dessus au passage, et nous aurions alors bien peu de chances de nous défendre, car ce sont des maîtres du combat corps à corps et leurs poignards ne pardonnent pas.
À nouveau, le silence s’installa entre eux. Là-bas, sur la plage, les dacoïts demeuraient immobiles.
— Mais qu’attendent-ils donc pour approcher ? fit Isabelle.
Morane eut un sourire qui ressemblait fort à une grimace.
— C’est leur tactique à eux, expliqua-t-il. Ils sapent par l’attente les nerfs de leurs adversaires. Bref, ils jouent un peu au jeu du chat et de la souris, un chat qui aurait acculé cette souris dans un coin et se contenterait de demeurer immobile pour la terroriser…
Un ricanement sonore échappa à Bill.
— Un peu grosses les souris, dans les circonstances présentes, dit-il. Des souris qui savent se défendre, et les chats pourraient l’apprendre à leurs dépens. Ce n’est pas la première fois que nous avons affaire à ces dacoïts, et ils savent bien qu’avec nous, s’ils commettent la moindre fausse manœuvre…
— Mais, justement, commettront-ils cette fausse manœuvre ? fit Bob. Et puis, rien ne dit que les dacoïts nous savent là, ce qui m’étonnerait d’ailleurs. En outre, peut-être que ceux-ci n’ont jamais eu encore affaire à nous…
— Cela m’étonnerait s’ils ne nous connaissaient pas, fit remarquer l’Écossais. Assurément, leur maître a depuis longtemps diffusé nos signalements chez tous ses auxiliaires.
Sur la plage, de nouvelles silhouettes apparurent, se rapprochant de celles qui s’y trouvaient déjà. Elles étaient une douzaine à présent.
— L’affaire se corse, dit Morane, car il est probable qu’il y en a autant d’autres derrière nous. Je doute que ceux-là réussissent à pénétrer dans la maison. Cependant, ne minimisons pas la ruse de l’adversaire. Je me suis toujours demandé si un dacoït n’était pas capable de se glisser sous une porte, comme une couleuvre…
— En tout cas, fit Isabelle Show, pour le moment ils ne se montrent pas bien agressifs.
— Ce ne sont pas des contemplatifs, je puis vous l’assurer, ironisa Bob. Quand ils se mettront en action, nous ne devrons nous-mêmes notre salut qu’à la rapidité de notre tir. Jamais vous n’avez vu un dacoït courir. D’ailleurs, c’est tout juste s’il est possible de le voir : il est tellement rapide…
Là-bas, de l’autre côté de la large bande de sable qui les séparait de la mer, il y avait du nouveau. Les dacoïts qui, pendant un moment, s’étaient rapprochés l’un de l’autre, s’écartèrent, la moitié vers la gauche, l’autre moitié vers la droite, comme s’ils voulaient faire une baie triomphale à quelque chose venu de l’océan.
Les regards des assiégés s’étaient portés vers l’étendue d’un bleu sombre de la mer, où seule l’écume posait ses tavelures argentées. Tout d’abord, rien ne se passa, puis un objet arrondi apparut au ras des flots, semblable à un gros œuf. Puis, une tête humaine sortit de l’eau, des épaules, un buste, enfin un corps tout entier.
Le nouveau venu avait pris pied sur la plage. C’était un homme de haute taille, vêtu d’un habit de clergyman haut boutonné et au col strict. Son crâne chauve, ou soigneusement rasé, accentuait encore l’expression inquiétante d’un visage aux traits mongoloïdes et au front exagérément bombé, témoignant d’une intelligence prodigieuse. À cette distance, on ne pouvait distinguer les yeux, mais Bob Morane et Bill Ballantine savaient que ces yeux avaient la couleur de l’ambre, de terribles yeux jaunes, au pouvoir hypnotique.
Cet homme, les deux amis le savaient, n’était autre que Monsieur Ming qui semblait soudain né de l’écume même de la mer, tel un dieu barbare.
*
L’Ombre Jaune se tenait maintenant parmi ses dacoïts, mais sans échanger la moindre parole avec eux. Il était tourné vers le bungalow et sa large face mongoloïde ne semblait exprimer le moindre sentiment, ni joie, ni haine. De longues secondes s’écoulèrent ainsi.
— Que va-t-il se passer ? interrogea Isabelle Show. Pourquoi n’agissent-ils pas ?
Dans la pénombre, Bob Morane s’agita doucement.
— Cela fait partie de la petite guerre des nerfs, fit-il. Tôt ou tard, Ming et ses hommes tenteront quelque chose, mais ils veulent nous faire lanterner un peu pour nous endormir, amenuiser nos réflexes… Le tout est de tenir…
Là-bas, les dacoïts s’étaient écartés de leur maître, pour se déployer en arc de cercle.
— Ils vont attaquer, dit Bill. Mais Morane secoua la tête.
— Pas encore… Ils ne sont qu’une dizaine, et ils savent que nous sommes trois, armés de revolvers, c’est-à-dire disposant au moins d’une vingtaine de cartouches. En plus, ils ne doivent pas ignorer que nous sommes d’excellents tireurs, capables de faire mouche à chaque coup… Non, Ming ne sacrifiera pas ainsi ses hommes. Il doit nous préparer une surprise à sa façon…
C’est alors que, réellement, quelque chose d’inattendu se passa. Lentement, l’Ombre Jaune se mit en marche vers le bungalow, avec une nonchalance insolite dans les circonstances présentes. Il s’arrêta à dix mètres environ de l’habitation, se campa franchement, jambes ouvertes, pieds enfoncés dans le sable, puis il croisa les bras, rejeta la tête en arrière et éclata d’un rire sonore. Quand ce rire se tut, le visage de Monsieur Ming avait repris toute son impassibilité cruelle. Alors, il parla.
— Vous voilà en mon pouvoir, commandant Morane, et vous aussi monsieur Ballantine. Bien entendu, Miss Show partagera votre sort…
Il se tut et une ombre de sourire passa sur ses traits.
— Décidément, reprit-il, je vous aurai donc toujours sur mon chemin, commandant Morane, et toujours votre vie sera en danger…
Bob poussa un ricanement.
— Et toujours, cria-t-il à son tour, nous vous échapperons et vous tiendrons en échec, Ming. Vous savez bien que ni vous, ni les épouvantails dont vous vous servez pour faire régner la terreur, ne nous impressionnent…
— Vous savez bien que vous ne pouvez rien contre moi, lança l’Ombre Jaune. Ma puissance est trop grande et je suis quasi immortel. Vos attaques me font tout juste l’effet que produit l’aiguillon d’une mouche dans le cuir d’un taureau…
— Pendant longtemps, rétorqua Morane, on a combattu le démon avec une simple croix, et victorieusement…
— Pourtant il n’a jamais été vaincu, fit remarquer Ming. Pour ce qui est de me faire peur avec une croix, rien à faire. Ceci vous prouvera peut-être que je ne suis pas le démon…
— Seriez-vous mieux, ou pire, Ming ? interrogea Ballantine.
L’ombre de sourire, sur la face du Mongol, se changea en une grimace cruelle découvrant des dents de fauve. Les yeux jaunes brillèrent quand il laissa tomber ces mots :
— Pire, monsieur Ballantine, pire…
— Va-t-on le laisser parler ainsi longtemps ? souffla Isabelle. Il est à notre portée. Pourquoi ne pas le mettre directement hors de combat ?… Il se dit immortel ? Nous verrons bien… Il suffira de quelques balles…
Morane tendit la main vers la jeune femme, comme pour empêcher le geste qu’elle allait commettre.
— Inutile, fit-il. Il est probable que vos balles ne lui feraient pas plus d’effet que si elles touchaient le blindage d’un tank de cinquante tonnes…
Mais l’avertissement de Morane venait trop tard. Déjà, Isabelle, visant soigneusement, avait fait feu par trois fois en direction de Monsieur Ming. Elle était habile au maniement des armes, car ces trois coups portèrent et, à chaque impact de balle, le Mongol sursauta légèrement. Assurément, il avait été touché en pleine poitrine, sans doute dans la région du cœur. Pourtant, il ne tomba pas et demeura debout toujours solidement campé sur ses jambes, les bras croisés. C’est tout juste si, au moment où les projectiles l’avaient frappé, une légère crispation avait marqué son visage. Soudain, il éclata à nouveau de rire, puis il lança :
— Je vous avais bien dit que j’étais immortel… Sans doute est-ce Miss Show qui a tiré, car vous, commandant Morane, vous, monsieur Ballantine, vous n’ignorez pas que les balles n’ont pas d’effet sur moi…
— Jadis, grogna Bill tout bas, il y avait moyen de le tuer. Bien sûr il se reproduisait immédiatement à des kilomètres de là, grâce à son duplicateur de matière[2]. Maintenant il est à l’épreuve des balles, comme la peau des anciens loups-garous. Peut-être faudrait-il user de projectiles en argent, bénis dans une chapelle de Saint-Hubert…
— Ce serait inutile, Bill. Probablement avons-nous affaire à un robot à l’image de Ming. À moins qu’il ne se soit lui-même cybernétisé, jusqu’à devenir un Cyborg. N’oublions pas qu’il est sorti de la mer, comme les hommes qui nous ont attaqués tout à l’heure, chez Ray Lavins…
Soudain, l’Ombre Jaune fit un grand geste en direction des dacoïts, et ceux-ci, d’un seul élan, se précipitèrent vers le bungalow.
— C’est le moment de viser juste, souffla Morane. Si seulement la moitié d’entre eux parvenait jusqu’ici…
Les trois assiégés se mirent à tirer vers les dacoïts, dont plusieurs s’écroulèrent, frappés à mort.
— Eux, au moins, ne sont pas des Cyborgs, ricana Ballantine. Sans être sadique, cela fait plaisir de voir que l’on peut encore, dans ces circonstances, se servir d’un revolver avec efficacité…
Un nouveau geste de Ming avait immobilisé les dacoïts à quelques mètres à peine du bungalow. Aussitôt, ils refluèrent pour chercher refuge parmi les massifs en bordure de la plage.
— Pourquoi avez-vous sacrifié ces hommes inutilement ? cria Morane à l’adresse de l’Ombre Jaune.
— Peut-être pour vous montrer une fois encore ma puissance, répondit le Mongol, et comment mes sujets me servent aveuglément… Je possède d’autres moyens pour vous réduire à ma merci… Tout à l’heure, vous avez parlé du démon. Eh bien ! vous allez connaître les supplices de l’enfer…
Dans la pénombre, Isabelle Show, Bob Morane et Bill Ballantine s’interrogèrent du regard. Qu’est-ce que leur ennemi machinait encore ? Quelles nouvelles diableries avait-il imaginées pour les réduire au silence, les empêcher de transmettre au C.I.C. et au F.B.I ce qu’ils connaissaient de ses plans…
Bill Ballantine huma l’air violemment et sursauta.
— Je ne sais si je me trompe, murmura-t-il. Mais il y a ici une fameuse odeur de fumée…
À son tour, Morane huma. L’odeur de fumée lui parvint également et, soudain, il comprit.
— Ming a fait mettre le feu au bungalow, dit-il. Il veut nous enfumer et nous obliger à sortir… Nous serons alors à la merci de ses tueurs…
— Et si nous ne sortons pas ? interrogea Isabelle.
— Dans ce cas, nous serons brûlés vifs, répondit Ballantine.
L’odeur de fumée se faisait plus intense et, bientôt, la fumée elle-même envahit la pièce, les prenant à la gorge, les faisant tousser.
— Protégeons-nous le visage avec nos mouchoirs, conseilla Bob. Nous essayerons de tenir le plus longtemps possible. Ensuite, quand il n’y aura plus rien d’autre à faire, nous tenterons une sortie, et à Dieu vat !