Chapitre 7

 

Quand je serai grande, j’irai Dehors pour m’occuper des gens. Ils disent qu’il faut les laisser tranquilles, mais les gens ne sont pas tranquilles, ils ont mal, ils se font du mal et ils se font mourir. Je le sais, parce que je l’ai vu. Ce n’est pas bien. Si ce n’est pas bien pour nous, ce n’est pas bien pour eux. Elles ont beau dire qu’ils sont différents Dehors, moi je sais bien qu’ils sont comme nous. C’est des gens. On a pas le droit de les laisser mourir sans rien savoir du tout. Je ne leur dirai pas tout, bien sûr, c’est vrai qu’il faut faire attention. Mais des devinettes, ou bien des graines, comme le Petit Poucet, pour qu’ils se retrouvent. Pas des graines, les oiseaux les mangent. Des choses qui durent vraiment. Il faudra que je trouve des choses qui durent vraiment, parce qu’ils vivent tellement pas longtemps, Dehors.

C’était à la toute fin de la première partie du carnet, une fois les chiffres retransposés en lettres. L’enfante avait ensuite abandonné son langage codé (et sans doute le carnet aussi), pour d’autres entreprises. Mais elle n’avait pas oublié. Elle n’avait pas oublié, quand elle avait appris à des petites les signes de la marelle spirale. (Où et quand elle avait eu accès à des enfantes des Harems, assez longtemps – ou assez souvent – pour permettre à cette tradition de prendre et de se transmettre, resterait un mystère.) Espérait-elle vraiment qu’on découvrirait la clé ? Sans doute pas. C’était plutôt une sorte de clin d’œil qu’elle avait fait dans le temps à cette petite fille don le journal en code commençait ainsi :

Ceci est mon journal ! Hudo ne pourra pas le lire parce qu’il n’a pas le code et comme ça il me laissera tranquille. Hudo est méchant, il est laid, il ne sait rien faire comme il faut et je le déteste.

S’étant ainsi vidé le cœur, non sans difficulté avec son code sans doute encore tout neuf, car il y avait de nombreuses ratures, l’enfante avait dû chercher des sujets plus dignes que l’infâme Hudo d’être consignés en langage secret. Elle avait commencé par elle-même, bien entendu : Je m’appelle Garde. J’ai huit ans. Ma mère s’appelle Lia. Mon père s’appelle Abram. Et ainsi de suite pour toute une ribambelle de sœurs, de frères, de cousines et cousins, de tantes et d’oncles. Les énumérations se faisaient d’ailleurs en sens inverse, le masculin en premier, comme les accords – une version de vieux-frangleï encore plus archaïque que celle du carnet. Après avoir traduit quelques-uns des livres de Belmont écrits dans cette langue, Lisbeï se rendrait compte que la langue écrite et sans doute parlée par la petite Garde était plus proche de celle de ces livres que de celle du reste du carnet. De toute façon, l’enfante semblait manier féminin et masculin avec une belle désinvolture, employant par exemple aussi bien « ils » et « elles » pour désigner les mêmes adultes opposées (ou opposés) à tout contact avec « Dehors ».

Sa famille semblait fort nombreuse, en particulier dans la génération de sa mère et de son père ; deux pages étaient entièrement constituées de noms – ou de prénoms (sans doute la fillette s’était-elle ainsi familiarisée avec son code, car les ratures devenaient beaucoup plus rares par la suite). Il était difficile d’estimer la répartition des sexes mais il semblait y avoir un nombre important de mâles. Parfois cependant, les prénoms ne donnaient guère d’indications : comment attribuer avec certitude un sexe à Lantkéou, Jude, Torre, Roger ? La conclusion de cette longue énumération était en tout cas : et grand-mère. Sans doute la matriarche de sa lignée à elle, et entant que telle seule digne d’être mentionnée : des autres aïeules, pas un mot.

Garde se lançait ensuite dans une description de son village, Bois-du-Lac, qui tournait court assez vite ; des maisons en rondins, un lac, des vaches, des moutons et des chèvres (là aussi, comme les noms eux-mêmes, masculins et féminins correspondaient à l’usage le plus archaïque), des jardins autour du lac (apparemment irrigués, si on interprétait la description) ; suivait la mention d’autres villages, dont certains hostiles, ou du moins tenus à l’écart : Il ne faut pas y aller, elles sont un peu folles. Le passage suivant faisait partie des blocs de lignes soigneusement raturées qui parsemaient le début du carnet. Pour Lisbeï, c’était l’œuvre de Garde adulte effaçant certains détails trop révélateurs qui auraient permis, par exemple, de mieux localiser les villages. Ou bien elle avait craint que son carnet ne tombât entre de mauvaises mains, et les ratures étaient déjà faites quand elle était partie « Dehors », ou bien elle les avait faites plus tard (en prévoyant de donner le carnet à Halde ? mais cela aussi resterait un mystère), puisqu’il y avait encore des blocs de lignes noircies dans la seconde partie.

Il n’y avait plus aucun doute dans l’esprit de Lisbeï quant à l’identité de la rédactrice de la seconde partie. Les arguments linguistiques tombaient d’eux-mêmes en place au décryptage de la première : la communauté de la petite Garde vivait depuis assez longtemps en vase clos mais semblait recueillir de temps en temps des fugitives (des Harems : « venues de Dehors »). Les contacts de la petite Garde avec ces femmes parlant une langue plus évoluée expliquaient les variétés comparativement plus « récentes » de vieux-frangleï utilisées par Garde adulte. Cela expliquait aussi l’écart entre l’époque attribuable à son vieux-frangleï et celle du vieux-litali de Halde. Cela pouvait même expliquer un certain nombre d’autres énigmes : la personne qui rapportait certains contes était bien Garde, mais elle les transcrivait peut-être à partir des récits de ces fugitives des Harems.

Cette hypothèse s’accommodait fort bien de l’autre, chère à Lisbeï, selon laquelle certains des contes, datant linguistiquement du début des Harems, étaient inventés et non transcrits par la rédactrice de la seconde partie du carnet… Les contes, les proverbes, la marelle : des choses plus durables que des graines. Mais pour dire quoi ?

« Pourquoi vouloir à toute force que ce soit elle qui les ait répandues, ces histoires, ou la marelle ? protesta Tula. Pourquoi ne les aurait-elle pas simplement retranscrites, comme les autres ?

— La clé du code », dit Toller.

Tula, arrêtée en plein élan, considéra l’argument, finit par hocher la tête : « Pour la marelle, à la rigueur…

— Comment, à la rigueur ? protesta Méralda – non seulement très au courant des recherches sur le carnet, mais tout aussi acharnée à défendre les théories de Lisbeï que Lisbeï elle-même. « Je dirais plutôt : les contes, à la rigueur, mais la marelle sans aucun doute ». Personne d’autre qu’elle ne peut avoir répandu les signes de la marelle.

— Une autre qui aurait connu le code aussi ? dit Kélys.

— Mais pourquoi ? »

L’exploratrice haussa une épaule : « En souvenir de Garde ?

— Pendant les Ruches, tu veux dire, des disciples ?

— C’est une possibilité », dit Tula.

Lisbeï décida qu’il était temps d’intervenir : « Pourquoi aurait-elle appris ce code à ces disciples, d’abord ? Comme langage secret de communications ? Mais c’est un code enfantin, tu l’as dis toi-même, Kélys. Et puis, surtout, elle leur aurait appris ce code et personne n’en aurait jamais parlé ?

— On n’a jamais parlé de la Danse et de la drogue non plus, remarqua Kélys.

— À commencer par Garde elle-même ! C’est une invention de Hallera.

— Rien ne prouve que Garde ait cessé d’écrire dans son carnet juste avant de le donner à Halde, remarqua Kélys. Au contraire, il semblerait plutôt qu’elle avait cessé d’y écrire depuis un certain temps – ou sinon, elle emploierait le vieux-frangleï courant à l’époque de Halde. Elle a très bien pu élaborer le rituel de l’Appariade sans jamais le noter nulle part et le transmettre oralement à ses disciples, comme le dit Hallera.

— Halde n’en parle pas quand elle raconte la dernière nuit qu’elles ont passée avec elle, au contraire de Hallera.

— Mais si le travail de Hallera a pour but d’installer et de consolider le culte d’Elli, elle peut très bien, pour des raisons… pédagogiques, avoir construit son récit de la dernière nuit à partir de plusieurs autres rencontres où la cérémonie a bel et bien eu lieu, même si ce n’était pas le cas la dernière nuit. »

Lisbeï faillit répliquer, agacée, qu’on en était à des hypothèses sur des hypothèses d’hypothèses, ce que Carméla de Vaduze appelait « le troisième degré », – référence sombrement sarcastique à une variété de torture appliquée dans certaines Chefferies. Mais Kélys, somme toute, ne faisait qu’examiner systématiquement toutes les possibilités – justement ce qu’elle faisait elle-même quand les autres avaient trop de certitudes. Elle retint un sourire : eh bien, elle voyait maintenant de qui elle tenait sans doute une partie de ses mauvaises habitudes.

« De toute façon, dit-elle, l’important, c’est que cette petite Garde vivait dans des Mauterres. Il y en a seulement deux qui n’ont pas été visitées, encore moins explorées en entier. Celles de Callenbasch et les nôtres. »

Le silence se prolongea pendant que chacune, une fois de plus, envisageait les conséquences de cette hypothèse, la première qu’avait formulée Lisbeï lorsqu’elle avait fini de décoder le journal de la petite Garde.

« Mais si elles y vivent encore, dit Mooreï, avec une sorte d’angoisse, pourquoi n’en sortent-elles pas ? »

Antoné semblait avoir mieux accueilli les nouvelles que Mooreï. Elle avait examiné la photographie de Garde sans rien dire, écouté sans rien dire Lisbeï résumer les fragments écrits par Stellane puis lire sa transcription hâtive du début du carnet. Se replongeait-elle, sans s’en rendre compte, dans le silence obligatoire de l’Arbitre ? Mais Lisbeï avait senti que la Médecine n’était pas vraiment troublée. Antoné ne s’était pas crue dispensée de continuer à réfléchir après avoir rendu sa Décision, et elle était restée assez curieuse pour accueillir ces nouvelles données sans en être menacée. De quelle façon elle les interprétait, c’était autre chose – elle n’en parlerait d’ailleurs pas. Elle avait simplement dit, dans le silence qui avait accueilli la fin de l’exposé de Lisbeï : « Eh bien, Garde n’a pas fini de nous en apprendre. »

Une chose était certaine : cette Antoné-là ne demanderait pas une autre Décision.

« C’est assez clair, il me semble, dit Méralda. Elles veulent rester à l’écart.

— Après plus de quatre cents ans ? Elles doivent bien savoir que les Harems n’existent plus, ni même les Ruches. Et que nous ne sommes pas des sauvages.

— Si ce sont des communautés d’aberrations…, murmura Tula, les sourcils froncés.

— Garde était normale, intervint Lisbeï.

— Garde est morte et ressuscitée, dit Mooreï d’une voix un peu altérée.

— Et morte à nouveau et peut-être ressuscitée à nouveau », compléta Antoné, plus calme qu’elle.

Lisbeï leva les mains pour prévenir la discussion qu’elle sentait venir : « La question n’est pas là pour l’instant. Divine, il se peut très bien que Garde ait choisi de venir de Mauterres, pour rendre plus éclatant encore son message de paix et de tolérance. Humaine, cela ne diminue en rien son message, au contraire. Divine, ou humaine, ou les deux, ce n’est pas cela que nous sommes en train de discuter ici. Les informations sont insuffisantes à mon avis pour rouvrir cette discussion-là. L’important, ce sont ces communautés dans des Mauterres. Moi, je pense que ce sont les Mauterres de Béthély. Et la seule façon, c’est d’aller y voir.

— Ce sont les Grandes Mauterres ! protesta Tula. Personne n’en est jamais revenue ! »

Lisbeï regarda Kélys, mais Kélys ne dit rien.

« Si elles sont vraiment aussi polluées que le disent les patrouilles, personne ne peut y vivre maintenant. À plus forte raison à l’époque de Garde. Pourtant… »

L’ambiance collective de doute et d’inquiétude commençait à ronger le fil ténu qui reliait encore Lisbeï au souvenir de son intuition première, à la certitude qui l’avait illuminée ensuite lors de la transcription du journal. Personne ne mettait en doute le contenu du journal. Mais l’endroit où se trouveraient les communautés dont parlait la petite Garde… Des Mauterres, certainement. Les Grandes Mauterres ? Le journal ne donnait aucune indication permettant de l’affirmer, ou Garde adulte n’en avait laissé aucune. Stellane confirmait la déclaration de Halde : Garde ressuscitée venait de la direction des Mauterres quand les Compagnes l’avaient rencontrée. Mais ni l’une ni l’autre ne disaient qu’elle était des Mauterres. Elle pouvait avoir simplement pris un de ces raccourcis dont avait parlé Kélys. Les adultes minuscules, aux squelettes emmurés dans les cellules, pouvaient venir d’autres Mauterres.

« Ça veut tout simplement dire que ce ne sont pas nos Mauterres », dit Tula, obstinée. Dès le début, elle avait exprimé son désaccord avec le projet d’exploration de Lisbeï, et maintenant que la discussion revenait sur ce point plutôt que sur le contenu du carnet, elle hésitait moins à affirmer son opposition. Lisbeï essayait de ne pas se sentir trahie chaque fois que Tula soulevait une nouvelle objection : Tula devait avoir peur pour elle ; mais c’était exaspérant quand même.

« Le carnet décrit bel et bien des aberrations, remarqua Antoné. Ces gens « à la fois très vieux et très jeunes », qui meurent décrépits à quarante-cinq ans… Et ceux qu’elle appelle « Séti » ressemblent quand même bien à une variété de nains.

— Les trois Compagnes emmurées…, murmura Mooreï.

— Des mutations bien bénignes si on considère la réputation des Grandes Mauterres, insista Lisbeï.

— Justement ! Pourquoi les Mauterres auraient-elles cette réputation si elle était fausse ? rétorqua Tula.

— Parce que les communautés y auraient intérêt et l’auraient entretenue », dit la voix nette de Toller, les surprenant toutes. Elles se tournèrent vers lui et il reprit : « Ce qui voudrait dire qu’il y a bel et bien de vastes territoires non contaminés, ou très peu contaminés, à l’est. »

Tula secoua la tête, obstinée : « Mais pas inoccupés, alors. Et même pire, occupés par des communautés d’aberrations qui ne voudraient rien savoir de nous.

— Qui ne voulaient rien savoir à l’époque de Garde, mais…

— Qui ne sont pas venues depuis en ambassade, non plus !

— Ou des communautés de renégates », dit Kélys, appuyée au mur d’où elle n’avait pas bougé depuis le début de la réunion.

Tout le monde se retourna vers elle.

— Si les Mauterres sont habitables, continua-t-elle, on est certaine d’y trouver des renégates. Peut-être les communautés de Garde, peut-être des communautés descendant de fugitives des Harems et des Ruches. Mais sûrement des renégates – et les plus irrécupérables : les plus violentes, les plus hostiles. »

Il y eut un nouveau silence.

« Non, protesta Lisbeï, des renégates seraient revenues ! Avec une information pareille, certaines renégates auraient couru le risque de revenir pour l’échanger contre une réintégration.

— Une information pareille, dit la voix nonchalante de Kélys, bon nombre de renégates – et de renégats – auraient tué pour la garder secrète. Sans parler des hypothétiques communautés de Garde.

— Encore mieux, s’exclama Tula. Les Mauterres occupées par des hordes de renégates ! Mais enfin, c’est absurde. Personne n’en est jamais revenue parce que c’est trop pollué, et c’est tout !

— S’il y avait là des communautés de renégates hostiles, comme le suggère Kélys, il faudrait peut-être en savoir davantage, dit Antoné, pensive. Ce serait même particulièrement urgent pour Béthély. Nous serions en première ligne.

— Ce serait urgent pour la province, admit Tula. Mais ce serait un travail pour les patrouilles, pas pour des exploratrices ! »

Lisbeï essaya de reprendre le contrôle, inquiète de la tournure des arguments : « La Patrouille n’est pas censée aller loin dans les Mauterres et surtout pas pour ce genre de choses. Non, je crois qu’une petite troupe discrète et très peu nombreuse sera plus indiquée. Si les communautés existent toujours et si nous les trouvons, elles se sentiront moins menacées. Si ce sont des renégates… Dans les deux cas, il sera plus facile de se faire passer pour des renégates.

— N’en parle pas au futur comme si c’était déjà d’accord, Lisbeï, je connais le procédé ! protesta Tula. Je ne crois pas du tout que ce soient nos Mauterres et je ne suis pas la seule ici ! »

Lisbeï s’efforça de conserver son calme. Elle avait espéré ne pas avoir à en arriver là, mais si Tula s’obstinait à faire la Mère, elle pouvait lui rappeler que l’autorité des Mères avait des limites. Sa vie, et ce qu’elle en faisait, était sa propre affaire. Même contre Tula. N’était-ce pas ce que Tula avait dit, qu’elles étaient différentes, deux personnes distinctes ?

« Ceci n’est pas un conseil restreint et je ne vous demandais pas votre permission. Je ne dépends plus de Béthély, du reste. Je peux y aller, c’est mon droit le plus strict de Bleue.

— Seule ? » dit Kélys, nonchalante.

Lisbeï la dévisagea, atterrée de la voir soulever la question alors qu’elle avait espéré son soutien : « Tu n’y crois pas, cette fois, n’est-ce pas ? murmura-t-elle enfin. Tu penses que ce ne sont pas ces Mauterres-là. »

Kélys se détacha du mur, tira une chaise près du bureau de Tula et s’y assit à califourchon, les bras sur le dossier. Elle contempla Lisbeï, le menton sur les bras, pensive. Puis elle releva la tête avec une expression résignée : « Ce que je pense ou ne pense pas n’a pas vraiment d’importance. Je ne peux pas choisir à ta place Lisbéli. Mais si tu choisis d’y aller, j’irai avec toi.

— Mais pourquoi, si tu penses que c’est une erreur ?!

— Parce que tu n’es pas une exploratrice, Lisbéli, et que moi j’en suis une depuis assez longtemps pour savoir que je suis capable de survivre à des renégates, répondit la Noire après un petit silence. Et toi ? »

Je m’étais déjà posé la question (écrirait Lisbeï cette nuit-là). Et que pouvais-je répondre ? Comme l’écrasante majorité des gens au Pays des Mères, je n’ai jamais été vraiment menacée physiquement par une autre personne. Sauf Gerd. Et encore. Elle n’essayait pas de me tuer, elle voulait seulement me faire mal. Elle était frustrée parce que Nonce la battait toujours et parce que Kolia me faisait des avances. Je sais que je peux me battre au corps à corps, mais je n’ai jamais pris l’habitude de me défendre réellement. Je sais me servir assez bien d’un fusil et très bien d’un arc, pas trop mal d’une arbalète ou même d’une fronde. Je peux lancer une javeline. Un lasso, des bolas. Sur des cibles mouvantes, pas vivantes. Imaginer dans ces Mauterres des groupes vraiment hostiles ! Qui refuseraient violemment le contact… J’essaie d’imaginer la mentalité de ces gens mais je suis sûre que je ne comprends pas, même après ma patrouille. Elle est trop loin, ma patrouille.

Si elle voulait être fidèle à elle-même, à ce qu’elle croyait, elle devrait y aller. Toute seule, par principe, si personne d’autre n’y croyait. Était-elle prête à devenir un cadavre à principes, cependant ? La question était de savoir à quel point elle désirait vérifier son intuition sur le journal de Garde et en savoir davantage sur ces hypothétiques communautés.

Il serait raisonnable d’aller d’abord dans les Mauterres de Callenbasch. Ne pas écouter son intuition et être raisonnable…

« Je ne peux pas accepter que tu viennes si tu le fais pour ces raisons-là, Kélys.

— Et comment m’en empêcherais-tu ? » sourit Kélys.

Tula frappa soudain sur son bureau, avec un claquement sec qui fit sursauter tout le monde : « Ce n’est pas de cela qu’il s’agit et tu m’étonnes, Kélys. Vous êtes là à faire assaut de noblesse, mais on n’est pas dans un roman de Ludivine de Kergoët ! Avant de s’empoigner sur l’idée d’une exploration des Mauterres en solitaire ou non, il faudrait peut-être envisager les conséquences !? Pas même pour Lisbeï ou qui l’accompagnerait. Mais pour les autres, pour nous, Béthély, pour la Litale, pour tout le Pays des Mères. »

À la façon dont Kélys s’appuya de nouveau le menton sur les bras pour observer Tula, Lisbeï eut le sentiment que c’était ce que l’exploratrice attendait depuis le début.

« Quoi, les conséquences !? dit-elle, exaspérée. Encore une fois, ce n’est pas un conseil restreint, et je ne demande pas à la Famille de m’aider ni rien.

— Il ne s’agit pas de cela. Si jamais ces Mauterres sont habitables et que nous en ayons la preuve… Si elles sont habitées, peu importe par qui… Ce ne peut être laissé au caprice d’une exploratrice, ou même de plusieurs. Nous serions toutes concernées. »

Lisbeï explosa : « On ne va pas recommencer la même discussion que pour l’exploration à l’Ouest ! Je croyais la question réglée une fois pour toutes !

— Il n’y a pas beaucoup de questions qui se règlent une fois pour toutes, Lisbeï, soupira enfin Antoné. Chaque cas est différent, et les solutions de l’un ne sont pas forcément celles de l’autre.

— Qu’est-ce qui est si différent dans ce cas-ci ? Les Mauterres sont plus proches et ce sont les Mauterres, elles ont mauvaise réputation, mais enfin… »

Kélys intervint de nouveau avec son calme exaspérant : « Il a fallu presque dix années pour construire la flotte de l’Ouest, Lisbéli. Le voyage lui-même prendra plusieurs mois, si tout va bien. Les nouvelles ne nous en parviendront pas avant de nombreux autres mois. S’il n’en arrive pas, décider d’aller voir ce qui s’est passé prendra encore du temps. La durée, c’est toujours un facteur important. Les Mauterres sont à cinquante klims d’ici, soixante-trois de Cartano, quatre-vingts de Termilli… Si quelque chose y tournait mal, il faudrait seulement quelques jours, et même quelques heures avant que des conséquences éventuelles se fassent sentir et qu’il faille prendre des décisions graves. Par ailleurs, le continent de l’Ouest, on ne sait pas qui l’habite. Les Grandes Mauterres, on peut en avoir une idée assez précise. »

Tula se pencha vers Lisbeï, intense, presque implorante : « Pense aux conséquences, Lisbeï. Communautés ou renégates, si elles vous repèrent et vous capturent – ou vous tuent – non seulement vous serez mortes ou captives, mais encore votre présence les aura prévenues que nous sommes au courant de leur existence.

— Nous pourrions très bien les persuader que nous étions seules au courant.

— Elles pourraient très bien vous « persuader » de dire la vérité !

— Mais enfin, si ce sont les communautés dont parle Garde, elles n’ont pas bougé depuis des siècles, ce n’est pas pour nous envahir maintenant parce que trois voyageuses seront passées par là ! Les supposer activement hostiles, c’est leur faire un procès d’intention qui est indigne de nous. Et même à supposer que ce soient des communautés de renégates, installées là depuis les Ruches, si tu veux, elles veulent certainement être tranquilles aussi et ne prendront pas le risque de vous apprendre leur présence au cas où nous aurions bel et bien été des voyageuses passant par là ! Elles se cacheront de nous, plutôt ! »

Elles se dévisagèrent en silence, irréconciliables, furieuses, navrées.

« Elle ne parle pas d’Elli, cette petite Garde », dit la voix de Mooreï entre elles, un peu cassée.

Mooreï aussi l’avait remarqué… Mais cela ne voulait rien dire ! Si Lisbeï avait inventé un langage chiffré pour se venger d’une sœur désagréable, elle n’aurait sans doute pas parlé d’Elli non plus !

Mooreï se frotta le front au-dessus des sourcils, resta un moment le visage à demi caché dans la main, se redressa avec un soupir : « Mais s’il y a des communautés dans les Mauterres, celles dont elle parle… Ce sont des sœurs en Elli, quoi qu’elles en aient. Nous devons renouer les liens. Pour des communautés de fugitives établies depuis les Ruches, comme tu le disais, Lisbeï, c’est la même chose en plus urgent encore. Et s’il y a des renégates… Vous savez ce que je pense de l’exil. Mais quoi qu’il en soit, si nous apprenons leur existence, nous ne pourrons pas rester sans rien faire. »

Elle se tut et contempla ses mains croisées sur la table, la tête basse.

Tula se laissa aller dans son fauteuil, heureuse de ce soutien inattendu : « Il y a cet aspect-là aussi. Celui auquel je pensais davantage, moi, c’est la possibilité de nouveaux territoires habitables. Presque partout les Boutures seront bientôt pleines à capacité. Et nous n’aurons des nouvelles de l’Ouest que dans trois ou quatre années au mieux. Les Grandes Mauterres sont plus proches, dans l’espace, dans le temps. Comme dit Kélys, nous aurons à prendre des décisions beaucoup plus rapides, si les choses tournent mal. »

Et elle les énuméra, posément, l’une après l’autre. D’une part, si le journal de la petite Garde faisait référence à d’autres Mauterres, celles de Béthély étaient dignes de leur réputation et les exploratrices en reviendraient malades, peut-être mourantes – mais au moins saurait-on à quoi s’en tenir. Elles pourraient aussi y mourir, et dans ce cas on ne saurait pas pourquoi elles ne seraient pas revenues : à cause des poisons des Mauterres, ou d’éventuelles occupantes ? On aurait déjà perdu deux vies. Il faudrait choisir alors si on en laissait risquer d’autres, sans aucune idée du gain possible mais avec une idée très claire de ce qu’on perdrait dans l’immédiat : des vies humaines.

D’autre part, si les Mauterres n’étaient que peu ou pas polluées, et qu’on pût en revenir pour le dire, le problème se déplaçait sans s’alléger, au contraire : il y aurait des occupantes, même si on écartait la possibilité des communautés de Garde et même si on ne les rencontrait pas tout de suite. Des fugitives des Harems et des Ruches auraient eu le temps de constituer des communautés nombreuses, avec ou sans les renégates – volontaires ou contraintes – ajoutées par le Pays des Mères. Seraient-elles amicales ? Dans le premier cas, peut-être ; dans le second, avec des renégates, peut-être pas. Ou bien encore cela dépendrait des communautés. De toute façon, l’accueil fait à deux exploratrices ne présagerait aucunement de celui fait à des Familles désireuses d’établir des Boutures. On tolérerait peut-être les unes mais on rejetterait sûrement les autres.

« Eh bien, on les laissera tranquilles, ces communautés ! finit par s’exclamer Lisbeï, exaspérée. On ira voir, on verra, on reviendra, et on les laissera tranquilles ensuite ! Et la Patrouille sera là pour faire son travail et les obliger à nous laisser tranquilles aussi, si c’est ça qui t’inquiète, Tula. »

Kélys fit une petite moue : « On reviendrait à la fin des Ruches, alors, d’une certaine façon ? Garder des frontières ? C’est une régression encore possible pour le Pays des Mères, je suppose. La Patrouille existe déjà. On la renforcerait et elle deviendrait vraiment permanente le long des Grandes Mauterres, c’est tout. Ce serait tolérable, peut-être, négociable sans doute avec l’ensemble des Familles. Pour un temps. Mais ça ne changera rien aux causes et aux effets. »

La formulation de la phrase laissa d’abord Lisbeï perplexe. Puis elle se rappela l’argument principal des partisanes de l’exploration à l’Ouest.

« Si le continent de l’Ouest est habitable, nous n’aurons pas besoin de ces territoires des Mauterres, remarqua-t-elle.

— Si, dit Kélys.

— Nous », dit Antoné.

Elle les regarda l’une après l’autre, secoua la tête avec agacement : « Et SI ces éventuelles communautés ont aussi un problème d’expansion démographique ? Nous ne savons rien de leur fertilité ! Elli, nous ne savons même pas si elles existent !

— Mais si elles existent, même sans connaître le taux d’accroissement de leur population, il faut supposer qu’elles auront besoin de davantage d’espace tôt ou tard, soupira Antoné.

— Et même si nous les laissons tranquilles malgré nos propres besoins d’espace éventuellement insatisfaits sur le continent Ouest… »

Le scepticisme évident de Kélys scandalisa Lisbeï : « Nous sommes capables d’envisager d’autres solutions que l’invasion !

— Nos options sont limitées, Lisbeï, remarqua Antoné. S’il naissait autant de garçons que de filles, ce serait différent, nous pourrions envisager de contrôler les naissances. Mais tant que nous ne savons pas comment changer ce fait-là…

— Et même si nous pouvons envisager d’autres solutions, rappela Kélys, les communautés des Mauterres le pourront-elles ?

— Alors, c’est encore plus urgent de prendre contact avec elles et de les rendre capables d’envisager d’autres solutions », dit Lisbeï, obstinée.

Kélys se redressa, les mains derrière la tête : « Des missionnaires, murmura-t-elle.

— Des quoi ?

— C’est ce que disait Mooreï tout à l’heure. Des émissaires pour les convertir. Comme à la fin des Ruches. Mais si elles n’ont jamais voulu prendre contact avec nous tout en connaissant notre existence – il faut le supposer, n’est-ce pas ? – je me demande si elles se laisseraient convertir.

— Il faudrait tout de même essayer.

— À quel prix ? murmura Kélys. Certaines Ruches ont massacré des dizaines d’émissaires. »

Il y eut un silence assez long. « C’est à chacune de choisir, non ? dit enfin Lisbeï, en désespoir de cause. Si on y va et qu’on trouve des communautés… C’est comme pour le continent de l’Ouest. Ce sera arrivé. Il faudra choisir à partir de là. On a choisi d’aller à l’Ouest.

— Mais on n’a pas encore choisi d’aller dans ces Mauterres, dit Kélys. On peut décider de ne pas y aller. On peut décider de laisser les éventuelles communautés sortir elles-mêmes de leur isolement.

— Pour nous envahir ? dit Antoné, en plaisantant à moitié.

— Kélys a raison : ce n’est pas parce qu’on peut faire quelque chose qu’on doit le faire, dit Tula. Et ce n’est pas « on » qui choisit. C’est nous. Ici, maintenant. »

C’est moi. Et je ne sais pas si je suis prête à accepter la responsabilité. Kélys n’a pas eu besoin d’essayer de m’influencer davantage – si elle a essayé de le faire. Ses autres arguments suffisent. C’est une exploratrice, et elle peut les avoir imaginés plus facilement parce qu’elle sait ce que c’est que de se battre contre quelque chose (ou quelqu’une !) qui veut vous tuer. La violence, la guerre. C’est de cette possibilité-là qu’il s’agit. Pas de ma mort possible ni de celle des premières exploratrices. Mais de la nécessité éventuelle pour le Pays des Mères – pas seulement Béthély, pas seulement la Litale ! – d’avoir à envisager de se battre à nouveau, à moyen et à long terme.

Le pourrions-nous ? Kélys et Antoné semblent persuadées que nous pourrions sûrement nous défendre, à plus grande échelle qu’avec la Patrouille, si on nous attaquait. La Parole… la Parole ne nous a jamais dit de nous laisser massacrer sans rien faire, c’est sûr. Il y a des façons non violentes de procéder. Mais jusqu’où ? La limite est dans l’adversaire et dans ce qu’elle est prête à faire. Kélys a mis les choses au pire, bien entendu, dans un but démonstratif. Les communautés éventuelles ne voudront pas forcément nous massacrer. Mais si elles veulent nous asservir, si elles en sont encore aux Harems ou aux Ruches, nous laisserons-nous faire ?

Et si nous nous défendons, si nous prenons les mesures nécessaires pour résister, qu’est-ce que cela nous fera ? À chacune d’entre nous, et au Pays des Mères qui est chacune d’entre nous ? Ce n’est pas comme si nous étions ignorantes. Nous avons l’exemple des Harems et des Ruches (sans parler de ce qu’on peut supposer du Déclin). Nous ne pouvons prétendre ignorer les conséquences possibles.

JE ne peux pas prétendre les ignorer, cette fois-ci.

Et Tula a raison malgré tout, ce n’est pas comme si je pouvais dire : « J’y vais toute seule, je suis prête à sacrifier ma vie pour savoir, ça ne concerne personne d’autre. » La question n’est pas d’y aller ou non. C’est d’avoir déchiffré ce journal… mais cela, puis-je le défaire ? C’est arrivé. C’est dans la Tapisserie. L’hypothèse que les Grandes Mauterres sont peut-être habitables, et habitées, existe.

Et donc, même si on commence par être raisonnable et par aller explorer celles de Callenbasch plus à fond, on finira par aller voir aussi dans les Grandes Mauterres à un moment ou à un autre, comme pour le continent de l’Ouest. Si nous y allons maintenant, j’aurai seulement… précipité les événements. Et quels événements ? Ce sont seulement des hypothèses, certaines plus vraisemblables que d’autres, et le pire n’est pas certain. Comme pour le continent de l’Ouest.

Mais si je n’y vais pas, nous aurons toutes davantage de temps pour envisager les conséquences possibles et nous y préparer… comme pour le continent Ouest, pendant qu’elles ont construit la flotte à Angresea. Même maintenant, avec la flotte presque complétée… Les bateaux peuvent servir à autre chose. On a encore le temps de changer d’avis.

(Que se passerait-il si c’était l’inverse ? Si demain, sans nous laisser le temps de rien, une flotte débarquait chez nous en provenance de l’Ouest ? Si demain les hypothétiques communautés des Mauterres décidaient de nous envahir ?)

Lisbeï s’arrêta d’écrire, les yeux perdus dans le rectangle sombre de sa fenêtre. Puis, avec un effort, elle écarta les histoires qui se pressaient dans son imagination et écrivit d’une main ferme : D’abord, ce ne serait pas forcément pour nous envahir Et ensuite, j’ai confiance, je crois que nous ferions ce que nous aurions à faire. En catastrophe, peut-être, mais nous le ferions, du mieux que nous le pourrions, en restant fidèles à nous-mêmes le plus possible et en acceptant toutes les conséquences de nos actes.

Des choix imparfaits dans un monde imparfait. Le dicton a raison. Et « on n’a rien sans rien », la Famille aura raison aussi. Même si personne, pas même Elli, ne connaît d’avance le dessin de la Tapisserie. Qu’il en soit ainsi.

En refermant son journal, elle se dit, non sans une ironie un peu attristée, qu’elle ne venait pas de faire un choix bien spectaculaire : elle venait de décider d’attendre, puisque les circonstances lui offraient le luxe de pouvoir attendre encore un peu. Et d’abord, attendre la décision de la Famille, même si elle la connaissait déjà. Si elle choisissait alors de partir, seule ou accompagnée, il lui faudrait encore attendre la printane de l’année suivante, avant laquelle un éventuel voyage d’exploration ne pourrait pas avoir lieu de toute façon. Attendre. Ce n’était décidément pas non plus ce que faisaient les héroïnes de Ludivine de Kergoët. Pour Lisbeï et son impatience, pourtant, d’une certaine façon, c’était un progrès.

Chroniques du Pays des Mères
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