TEMPS MORT

Trois heures après l’apparition de Harry Marche Funèbre et de son copain, Bony quitta le méandre du Fou, persuadé qu’il ne pouvait rien faire de plus et heureux de s’en éloigner.

Comme prévu, il trouva la maison fermée et les bêtes déplacées. La brouette n’était pas à l’endroit habituel et, tout comme la hache, il était sûr qu’elle avait été rangée dans la buanderie. Les marques qu’elle avait laissées jusqu’à l’enclos d’abattage avaient été partiellement recouvertes par les bottillons de la mission venue procéder à l’évacuation des lieux.

Bony était assis sur la rive, au-dessus des petits trous d’eau, environné par le silence de la maison désertée, un silence uniquement troublé, de temps à autre, par le ricanement d’un martin-chasseur et le bavardage de lointains cacatoès. L’absence de bruits familiers suscita aussitôt la question suivante : pourquoi un homme construirait-il une maison sur une terre inondable ?

Il y avait une réponse assez simple. Pourquoi construire une maison loin de la plaine de l’Ouest balayée par le vent et grillée par le soleil ? Se sentir isolé ou devoir battre en retraite une fois tous les dix ans était un prix modique à payer pour habiter près de ce fleuve, méchamment traité de caniveau, infiniment plus beau que le Murray, le plus grand d’Australie.

Assis là, détendu, laissant vagabonder son esprit à dessein, ce produit de deux civilisations sentait monter en lui le besoin pressant de partir en virée, un besoin qui saisissait souvent le peuple de sa mère. Les aborigènes quittaient alors une rivière comparable à celle-ci, gagnaient la plaine aride, brûlante, mouraient de faim et de soif, puis revenaient étiques mais heureux de retrouver les gommiers rouges de la rive. Une virée ! Qu’avait-il donc fait depuis ce matin ? Ah ! mais ce n’était pas la même chose que céder aux sirènes qui attiraient un homme sur une dune simplement parce qu’il voulait voir le paysage des pentes lointaines.

Ce besoin insistant était probablement suscité par l’absence de résultats concrets quand bien même il avait consacré quatre jours à cette affaire Lush. Il n’avait abouti à rien et commençait à s’impatienter d’avoir piétiné si longtemps.

Il comprit brusquement ce qu’il lui arrivait et se prit en main. Il savait parfaitement que la longue liste de ses succès était à mettre au compte de sa patience inaltérable.

Vivant, William Lush pouvait être arrêté ; il pouvait même se rendre. Mort, il ne serait probablement jamais retrouvé car son fossoyeur serait ces eaux qui allaient bientôt déborder et inonder des kilomètres sur chaque rive, puis baisser lentement en laissant pour plusieurs mois un million de petits lacs et de petites mares stagnants. Si Lush était mort, si le fleuve l’enterrait pour toujours, il serait impossible d’apporter la preuve de son décès ; les indices prouvant qu’il avait basculé de la falaise, dans un accès de colère, ou qu’il avait été tué seraient eux aussi effacés. Cet homme complexe à la double origine, qui s’enorgueillissait d’avoir toujours retrouvé ceux qu’il poursuivait, pouvait donc s’attendre à un échec – la seule chose qui risquait de briser sa fierté et de le ravaler au rang de ses ancêtres maternels, habités par le besoin incessant de partir en virée.

L’attente de l’échec était cependant un piège qui lui avait souvent été tendu. La patience était le bâton avec lequel il le reconnaîtrait et verrait en lui un bout de fer inoffensif, la patience était la rapière avec laquelle il tuerait l’échec. Il s’accrocherait à cette affaire pendant des années, si nécessaire. Il pourrait s’y accrocher comme un tigre et rester sourd aux cris et aux hurlements de ses supérieurs, qui voudraient l’en arracher, car ils estimaient qu’il se devait d’être un nouveau Sherlock Holmes et de boucler une affaire en cinq minutes avec un rapport de cinq mille mots.

Bony éclata soudain de rire à l’idée de Sherlock Holmes en train de traverser ce fleuve aux méandres fous, et de l’examiner avec ses jumelles. Pouffant toujours, son abattement vaincu, il parcourut la courte distance qui le séparait de l’enclos d’abattage et de la potence à carcasses, puis se mit à scruter la rive jusqu’au trou d’eau.

Il s’assura que rien, nul cadavre, en l’occurrence, n’avait été traîné en bas de la rive escarpée, mais il ne pouvait pas être sûr qu’un corps n’avait pas dévalé jusqu’en bas comme du bois mort. Il y avait un étroit sentier qui descendait la pente à l’oblique, de l’enclos jusqu’au trou d’eau. Il avait été rarement emprunté, sans doute pour entretenir la pompe. Il y découvrit une empreinte de chaussure, mais trop imprécise pour se faire une idée de la pointure. Elle avait été laissée plus de quatre jours auparavant.

Entre le trou et le bas de la rive, il aperçut un bateau à fond plat. Il était resté si longtemps hors de l’eau que ses joints avaient claqué. Comme la coque était à l’air, Bony le retourna, haussa les épaules et contourna le bord rocheux du trou d’eau.

Les poutrelles en bois sur lesquelles glissait la pompe descendaient dans le trou. Bony apercevait celle-ci, à près de deux mètres de la surface. Il ne voyait pas le fond, mais distinguait des endroits plus sombres, courbes, ce qui indiquait de lourdes branches reposant les unes sur les autres ou touchant le fond. Il ne repéra aucun indice révélant que quiconque s’était approché de ce trou depuis que William Lush avait insulté sa belle-fille parce qu’elle ne l’avait pas laissé entrer dans la maison.

Bony décida d’aller examiner une nouvelle fois le grand trou qui se trouvait en bas des boîtes aux lettres. Il longea le lit asséché, avenue bordée de grands eucalyptus qui essayaient de se rejoindre au-dessus de sa tête. Le soleil passait à l’ouest et les arbres qui poussaient à droite projetaient leur ombre sur les rocs et les pierres que le fleuve avait charriés sur des kilomètres avant de les déposer pour former un chemin pavé. Les crevasses étaient remplies de sable rouge apporté des plaines par le vent, mais, près des arbres, le sable du fleuve était entassé et formait une longue levée, profonde, moelleuse et blanc cassé, couverte d’empreintes indéfinissables.

Bony passa une bonne heure à scruter le sol qu’il avait déjà examiné avec la minutie qui caractérisait toutes ses investigations. Il n’obtint aucun résultat mais vit quelque chose qui le força à regarder attentivement vers l’amont du fleuve.

La ligne droite dépassait la maison des Madden, puis le fleuve bifurquait vers l’est. Ce coude présentait une anomalie, un peu comme si un serpent avait énergiquement traversé une étendue de feuilles mortes. Bony continua à concentrer son attention sur cet endroit situé à plus de cinq cents mètres, et remarqua que le « lit de feuilles » s’épaississait, s’allongeait d’une rive à l’autre et paraissait glisser vers lui.

Il jeta un coup d’œil au soleil, constata que le temps avait filé et qu’il était presque 17 heures. La crue se trouvait à moins de huit cents mètres et devrait arriver dans une heure.

En avançant sur le remblai de sable, Bony songea à Harry Marche Funèbre et au petit gros. Il espérait qu’ils ne s’étaient pas fiés aux estimations. Puis il escalada la rive, face aux eucalyptus, et repensa aux vains efforts qu’il avait déployés pour retrouver la trace de William Lush.

À présent sur la berge, il observa l’arrivée de la crue. Ça n’avait rien de spectaculaire, on ne voyait qu’un tapis de feuilles et de débris végétaux charriés par un fleuve peu profond. Juste en bas de la maison des Madden, il semblait s’épaissir rapidement, se froisser, se séparer en plusieurs morceaux qui avançaient plus vite, puis se rejoignaient.

Quand le tapis arriva à une centaine de mètres de l’endroit où se tenait Bony, il fut arrêté – par quoi, l’inspecteur ne put le déterminer – et de l’eau jaillit, mousseuse, libérée des obstacles. Derrière, d’autres débris s’ajoutèrent à la masse qui s’accumula sur elle-même jusqu’au moment où la pression la brisa en petits tas de feuilles, de lanières d’écorce et de branches. Le fleuve construisait ainsi méthodiquement ses barrages, puis les détruisait, l’eau ne dépassant pas une profondeur de quarante centimètres.

Bony observa les débris qui étaient balayés vers le grand trou d’eau et emportés plus loin ou pris dans le bord rocheux et déchiqueté. La surface d’eau placide s’évanouit et les masses brisées tournoyèrent entre les coudes, au-dessus de Mira, pour se reformer, dévaler sur le lit plat, asséché, et l’étouffer.

L’eau avait une couleur de mastic. Pendant quelques instants, elle ne transporta que débris légers et rameaux fourchus. Elle les roula interminablement dans sa faible profondeur, comme des broussailles tournoyant au vent. Bony se concentra tellement sur ce spectacle qu’en levant les yeux vers l’amont, il fut éberlué de voir un mur, érigé avec des ramures plus lourdes, qui dévalait et roulait. Les branches montaient sans cesse plus haut, les lanières détrempées ressemblaient à un homme désespéré alourdi d’algues, en train de lever les bras.

La barrière atteignait plus de trois mètres cinquante de hauteur et quelqu’un pris là-dedans serait massacré, écrasé et haché menu. Elle dévala devant Bony, se dirigea vers le trou auparavant placide, s’enfonça comme dans du sable mouvant, remonta et flotta jusqu’au moment où elle fut prise dans le lit peu profond et reprit son cours agité.

Un arbre tombé de la rive gauche et, en face, des racines saillantes retinrent les deux extrémités de la déferlante qui s’arrêta. Derrière, on voyait l’eau jaillir. Les branches qui flottaient librement et les troncs qui filaient devant Bony devinrent soudain léthargiques et furent doucement pressés contre la barrière. Ils en augmentèrent le volume et, semblait-il, la renforcèrent.

Avant de passer devant Bony, l’eau ne devait monter qu’aux genoux ; maintenant, derrière les débris, elle dépassait la taille d’un homme, puis, bientôt, de deux hommes. Et l’eau qui coulait passa rapidement de trois mètres cinquante à quatre mètres cinquante, cinq mètres cinquante, six mètres.

Fasciné, Bony avança et se posta juste au-dessus. En bas, l’eau jaillissait, blanchâtre, comme si elle sortait des valves d’un barrage construit par l’homme. Il jeta un coup d’œil vers l’amont. Le fleuve emplissait pesamment le lit, charriait d’autres troncs et branchages. Puis l’inspecteur vit la destruction provoquée par une barrière similaire, au loin, en amont. Cette barrière avait dégagé un grand volume d’eau prisonnière et cette libération se manifesta par une vague dont Bony estima la hauteur à un mètre cinquante ou un mètre quatre-vingts. Elle frappa la barrière qui frissonna, gémit comme une bête en proie à la douleur, se mit à hurler et se rendit. Elle s’enfonça, s’éleva, fut désintégrée, déchiquetée, tant et si bien que sur l’eau qui filait, d’innombrables branches levèrent bien haut leur charge d’écorce et dévalèrent vers le coude de Mira comme une armée d’émeutiers en colère.

Bony longea tranquillement la rive, toujours absorbé par ce phénomène provoqué par un orage à des centaines de kilomètres. Le fleuve pouvait bien se gonfler et se vider, il faudrait des années avant qu’il cesse de couler. Avec son fardeau de débris récoltés en chemin, il était vivant, maussade, brun, affreux dans son triomphe.

En atteignant le haut du coude de Mira, Bony aperçut la maison d’habitation et il s’arrêta pour l’observer du bord d’une profonde rigole qui se perdait dans un bras mort informe. À gauche, il y avait la jolie maison, entourée d’un jardin protégé par une clôture en bois. En face de Bony, la pompe motorisée tirait l’eau jusqu’aux réservoirs haut perchés. À droite, il apercevait le logement des employés et, à huit cents mètres en aval, le hangar à tonte et le hangar à laine.

Un mouton bêla. Des pies gloussaient et des cacatoès croassaient. Ils volèrent dans sa direction et, en levant les yeux, il s’aperçut qu’il s’agissait de cacatoès noirs, plus gros qu’un corbeau et tout aussi noirs, sauf sous les ailes, où ils étaient rouge sang. Un chien aboya. Un homme éclata de rire. Le cuisinier sortit de sa cuisine pour faire tournoyer une barre de fer dans un triangle.

C’était le moment de se rendre à Mira pour un homme affamé.