PARADIS PERDU
 

Titre original : The Love of Heaven.
© 1948, Street & Smith Publications Inc.
 

En 1948, Sturgeon n’aborde plus la science-fiction de manière aussi artificielle qu’à ses débuts, mais pas encore avec la liberté dont il témoignera à partir de la décennie suivante. C’est à ce point de sa carrière que se situe Paradis perdu, nouvelle parue en novembre de cette année-là dans Astounding, et l’une des dernières à y voir le jour sous sa signature (à compter de l’année d’après, en effet, Sturgeon cessera définitivement de collaborer à cette revue qui avait contribué à le lancer, mais avec laquelle il ne possédait décidément pas d’atomes crochus). À mi-chemin entre le Sturgeon débutant et celui de la maturité, on peut dire que Paradis perdu participe des tendances de l’un et de l’autre. La situation exposée reste un peu scolaire et n’est pas dénuée de clichés. Mais, cette situation, Sturgeon l’investit d’un contenu émotionnel frappant, qui finit par faire éclater les dimensions de l’histoire. Malgré son côté en quelque sorte inabouti, inachevé, ce récit est parfaitement représentatif de l’art de Sturgeon. Et la morale qu’il transmet préfigure avec exactitude tout ce que sera son engagement ultérieur dans les grands textes qu’il écrira dans les années cinquante.

 

Warner franchit l’ondulation de terrain baignée de lune et chercha des yeux la piste Danby. Fellow le dépassa au trot, renifla l’air chaud de l’obscurité, leva la tête, puis la tourna vers Warner.

Celui-ci se pencha pour tapoter l’épaule du colley. « Tu sais bien où c’est, face de chien, » fit-il en souriant. « Cesse de tergiverser. On y va ! »

Le chien attendit et, quand Warner eut fait un pas en avant, fonça jusqu’à l’entrée noire de la piste forestière. « Mi-limier mi-pigeon voyageur, » murmura Warner en le suivant.

Il s’enfonça dans les ombres et hésita un instant, clignant les paupières et déplaçant la bretelle de sa carabine pour donner de l’air à son épaule en sueur. « Fellow ! »

Le grondement sourd du chien lui répondit.

Warner était parfaitement au courant du vocabulaire de Fellow, qui comprenait des aboiements, des glapissements, des gémissements et des grondements, avec des variations dans chaque catégorie. Il avait déjà entendu ce grondement particulier… pas souvent, mais ce n’était pas à négliger. Une fois, il y avait un puma tapi sur une branche au-dessus de lui. Une autre fois, un glissement de glace était imminent. Et une troisième fois un homme, caché dans l’ombre de la véranda, l’attendait après une de ces chasses nocturnes. Les trois fois, il y avait eu danger de mort. Warner était toujours vivant.

Les yeux grands ouverts, les pupilles arrondies dans la nuit veloutée, Warner continua d’avancer de sa souple et silencieuse allure de forestier. Le bout de son pied toucha le chien. Doucement, il plia le genou pour passer la main sur le dos frémissant de Fellow. Le colley était tendu, le ventre au ras du sol. La main de Warner toucha les oreilles rabattues en arrière, les babines retroussées.

« Qu’est-ce que c’est, mon vieux ? »

De nouveau le grondement menaçant. Warner écarquilla les yeux dans la direction indiquée par la truffe pointée de l’animal. Il n’y avait rien que le noir de la nuit et un pâle ovale de clair de lune, quelque part hors de la piste.

Fellow s’avança un peu, s’immobilisa de nouveau. Warner baissa inutilement les yeux sur lui et, comme il n’y avait rien d’autre à voir, les reporta sur la tache de clarté.

Elle bougeait.

Les cheveux de Warner se hérissèrent sur sa nuque. Sa langue heurta ses dents du bas, ses narines se dilatèrent et une boule froide de terreur vint se nicher sous son cœur.

Le clair de lune n’a pas de visage. Le clair de lune n’avance pas vers vous dans le silence, en prenant des formes diverses lorsqu’il passe sous les taillis. Le clair de lune ne se dresse pas devant vous, sous l’aspect d’un homme nu.

Il se tenait debout, doucement brillant. Il mesurait près de deux mètres, était trop large d’épaules, trop étroit de hanches, avec des bras et des jambes trop minces, et une tête d’une largeur normale mais trop haute.

Quant au visage…

Ce visage traduisait une peine indescriptible. Il exprimait une perte trop lourde à supporter, l’irrémédiable fin de quelque grand espoir. Le désespoir se creusait dans ces traits vigoureux. C’était un visage de conquérant et de sage, modelé dans l’argile de la puissance et de la connaissance. Et il était totalement défait.

 

Warner n’avait rien d’un imaginatif et il avait l’habitude du danger. Son esprit figé se libéra presque instantanément et lui souffla : C’est un fantôme !… car il n’avait pas le temps d’analyser avec soin, de mettre les improbabilités à l’épreuve.

« Faites-le tenir tranquille, » dit le fantôme en désignant Fellow qui grondait.

L’esprit de Warner était plus libre que sa langue. Son esprit formula donc une question impérative, mais sa bouche n’émit qu’un grognement interrogateur. Et, avant qu’il ait pu s’humecter les lèvres et prononcer un mot, Fellow était déjà loin de lui, bondissant, les mâchoires avidement tendues vers la gorge du fantôme.

L’apparition exécuta une souple esquive, le buste renversé, et Fellow passa à côté, en claquant des crocs dans le vide. Il se tortilla et atterrit face au fantôme qui l’observait sans s’émouvoir. Fellow gronda faiblement — presque un ronronnement — et joignit ses pattes. Le fantôme se campa, prêt à une nouvelle attaque. Mais Fellow ne bondit pas. Au ras du sol, il chargea vers les jambes longues et minces. Le fantôme évita les dents du chien mais ne put se mouvoir assez rapidement pour empêcher le flanc poilu de lui heurter le mollet.

Fellow obliqua pour reprendre l’offensive… mais se mit à tourner sur lui-même. Il jappait en tentant de se mordre le flanc. Assez près de la silhouette luisante pour être visible dans l’étrange clarté qui en émanait, le chien se plia comme une chenille mordue par une fourmi, puis il rampa jusque dans l’ombre en se mordant de ses dents soudain enveloppées de bave écumante ; et il gémissait comme un enfant malade qui souffre.

« Fellow ! »

Le chien cria quelque part dans le noir. Warner fonça en direction de l’endroit d’où venait l’appel, buta sur une racine et tomba lourdement. Curieusement, sa main droite tourna sous lui et se planta dans son plexus solaire à l’instant de la chute. Il en eut le souffle coupé et resta quelques secondes sans réaction, effrayé et furieux, la gorge nouée.

Puis il y vit de nouveau, car le spectre s’était avancé entre lui et le chien. Fellow était sur le dos, battant faiblement des pattes. Il se remit sur le flanc, se mordit encore une fois et demeura soudain immobile. Il avait les yeux révulsés, la langue pendante, sanglante, à demi tranchée par les dents.

Warner se mit à genoux.

« N’y touchez pas, » l’avertit le fantôme.

Warner leva la tête. « Vous l’avez tué, » murmura-t-il, et d’un seul mouvement il dégagea la bretelle de sa carabine et épaula.

Le fantôme disparut.

Je suis devenu aveugle, se dit Warner. Il se releva, les genoux fléchis, la tête basse, prêt à tirer sur tout ce qui bougerait ou ferait du bruit.

Il commençait à avoir mal à la poitrine, et il se souvint de la nécessité de respirer.

Le silence, le noir, la peur et la fureur, et le canon chaud sous son pouce gauche, la naissance de la crosse étreinte entre trois doigts de sa main droite. Il tourna la tête lentement, pivota de part et d’autre, aux aguets, les nerfs tendus. L’obscurité était trop profonde, trop proche. Il leva les yeux de plus en plus haut, jusqu’à distinguer le fantomatique reflet du clair de lune sur les frondaisons. La lumière faible et fuyante lui fit du bien.

Un bruissement à sa droite. La culasse de la carabine vint s’appuyer à sa joue. Le silence.

Il émit de l’air par les narines. « Bougez, bon Dieu ! »

Quelque chose bougea. Quelque chose vrombit dans le taillis. Warner tira trois fois, l’arme se nichant à chaque fois plus confortablement contre son épaule et sa joue.

De nouveau le silence. Il abaissa la carabine pour être en mesure de tourner la tête. L’arme lui fut aussitôt arrachée des doigts. Il tenta farouchement de la reprendre, ne put rien saisir et chancela. Il tournoya sur lui-même, attendant la détonation, l’impact du plomb dans son corps. Puis il se laissa tomber et resta immobile, comme il le faisait à Tulagi.{2}

 

Il y avait de la lumière au-dessus de lui. Il rampa pour s’en éloigner, plongea vers un tronc d’arbre à peine visible et s’accroupit, se refusant à regarder la lumière avant de se sentir à couvert.

Le fantôme, à six mètres de lui, tenait la carabine avec aisance et l’observait. Warner rentra la tête. Il ne se passa rien. La lumière ne bougea pas.

Il jeta encore un coup d’œil. Le fantôme continuait de le regarder, de ses yeux tragiques et sages. Il tenait l’arme à la hanche, sans viser directement Warner, sans rien viser en réalité. Il savait que le fantôme le voyait, mais il ne bougeait toujours pas. En examinant cette étrange et triste silhouette, Warner avait l’impression qu’elle attendrait là toute la nuit… toute la semaine. Le temps paraissait n’avoir rien de commun avec ce visage ni vieux ni jeune, d’une patience infinie.

Warner serra les lèvres et toussa.

« Qui êtes-vous ? » demanda-t-il d’une voix rauque.

Le fantôme répondit : « Je suis… » Il se tut, cherchant à distinguer la figure de Warner, hésitant comme pour choisir un mot précis. « Je suis… regret. »

« Regret ? » Des idées bizarres, insolites, se bousculaient dans le cerveau de Warner. « Je suis le fantôme des Noëls Enfuis »… les masques de la Comédie et de la Tragédie peints au-dessus de la scène dans la salle des fêtes, à l’université. Qu’est-ce que c’était que cette fantasmagorie ?

Le fantôme fit une nouvelle tentative. Warner sentait ses efforts pour tendre vers la précision. « Pas regret. Je suis… désolé. Je suis désolé mort votre chien. Votre chien est mort. »

« Qui êtes-vous ? » lança Warner.

Le fantôme l’examina de nouveau. « Je suis… vous, » dit-il, et il attendit. « Non, » fit-il, puis il marmonna : « Je, vous, il. Cela. » Il regarda Warner. « C’est Je. » Et il se frappa la poitrine du canon de la carabine.

Warner se passa la langue sur les lèvres. Impossible de savoir ce qu’était cette créature lumineuse, mais elle était certainement démente. Il demanda : « Allez-vous tirer sur moi ? »

« Tirer, » répéta le fantôme. « Tirer sur moi. » Il baissa soudain les yeux sur la carabine, comme s’il venait seulement de saisir le sens de la question. « Pas tirer. Pas vous mort. Pas tirer… vous… mort. »

C’est toujours bon à savoir, pensa cyniquement Warner. Ce serait encore mieux s’il abaissait l’arme.

« Oui, » dit le fantôme. Il se tourna, posant avec soin l’arme contre un tronc, puis s’écarta d’un ou deux pas. « Maintenant vous… » et il désignait le sol devant l’arbre de Warner.

« Vous voulez que je m’avance ? »

« Avancez. »

Warner réfléchit. Il n’avait pas la moindre idée des possibilités de cette étrange créature, mais elle paraissait humaine — ou presque assez humaine — pour qu’il soit possible de ruser avec elle. S’il parvenait à faire durer la conversation assez longtemps, il arriverait peut-être à progresser insensiblement et à saisir la carabine pour mettre fin — dans les deux sens du terme — à ce cauchemar. Il quitta son abri.

« Vous pas. Vous pas… pouvez pas… prendre arme, prendre l’arme. Un, une quelque, eux, ceux, » dit le fantôme. « Quoi eux ? Que sont eux ? »

« Quoi ? »

« Un, une, le et la. »

« Oh ! vous voulez sans doute réciter les articles ? Vous ne savez pas bien notre langue ? »

La créature l’examina de nouveau à sa façon bizarre. « Particulier, » dit-elle soudain. « Faire général. Que sont un, une, le, la, chien, arme ? »

« Des mots, » répondit Warner, après un silence intrigué.

« Des mots, » répéta le fantôme. « Bon. Des mots. Dire moi… dites-moi… parlez… enseignez-moi les mots. »

Warner lança un bref coup d’œil à la carabine appuyée contre l’arbre. Cinq mètres environ… un plongeon rapide ferait peut-être l’affaire. Il faudrait sans doute lutter une seconde, mais…

« Ne touchez pas arme, » dit le fantôme.

Warner faillit sourire malgré lui. « Qu’est-ce que vous êtes ? Un lecteur de pensées ? »

« Je lire. J’entendre-voir-lire. Pensée, oui. Je lis pensée. Je lis vos pensées. Vous faites… » Il scrutait les traits de Warner. « Vous pensez, je lis. Oui. »

« Télépathie ? » questionna Warner.

« Oui. Télépathie. Vous envoyez, je… je… »

« Reçois ? »

« Oui. Vous envoyez, je reçois. J’envoie, vous pas reçoit. »

« Pourquoi ? »

« Vous pas… pas… vous ne pouvez pas. Je peux. Vous… homme ? Oui. Vous êtes un homme. Je sommes… suis… Je ne suis pas un homme. »

L’humour irrépressible de Warner remonta en surface. « Sans blague ? » fit-il, et à son grand étonnement la créature poussa un rire tonitruant.

« Donnez-moi mot général, homme. »

« Géné… Oh ! Je vois. Humain. »

« Oui. Vous êtes humain. Je suis pas humain. »

« Qu’est-ce que vous êtes ? »

Encore une de ces observations prolongées. « Différent, » dit-il enfin. « Humain, mais différente… espèce. » Il pivota soudain et arracha une branche qu’il réduisit adroitement à une tige dotée d’une fourche. Il procéda à un nouvel examen de Warner — cela ne causait aucune sensation à ce dernier — et, montrant la tige, déclara : « Ceci est primate. » Un long doigt lumineux monta le long d’un des côtés de la fourche. « Ceci est humain, vous. » Il désigna l’autre côté. « Ceci est humain, moi. »

« Oh ! vous êtes une mutation. »

« Oui. Non. »

« Peut-être ? »

« Peut-être. Peut-être vous êtes une mutation. »

« Je ne comprends pas. »

La créature posa le doigt au creux de la fourche de la baguette. « Quinze… quinze cents générations passées… derrière… depuis. »

« Vous voulez dire que la race s’est divisée en deux rameaux depuis quinze cents générations ? »

« Oui. Mes générations. Longues. Une de moi est trois de vous. »

Warner traduisit pour lui-même : « Ce qui signifie qu’il y a quatre mille cinq cents générations pour nous, la race humaine s’est divisée en votre espèce et la mienne. C’est exact ? »

« Exact. »

« Alors où diable avez-vous pu vous cacher sur la Terre pendant tout ce temps ? »

« Pas sur Terre. »

« Ah ! ah ! L’homme de Mars ! »

« Pas Mars, » répondit sérieusement le spectre. « Pas une planète de ce soleil. Humain ne peut pas vivre sur planètes de ce soleil sauf celle-ci. »

« Dans ce cas, où est-elle ? »

La créature essaya ; Warner était conscient de ses efforts. Soudain il comprit le processus de recherche ; la créature cueillait plus facilement les mots ou les idées si Warner les amenait à la surface de sa pensée. Il évoqua une carte du ciel ; le fantôme émit un bruit d’impatience. Les lèvres de Warner frémirent ; il avait toujours eu très mauvaise mémoire. Il tenta de se rappeler le ciel nocturne.

« Oui, » dit l’homme lumineux.

Warner songea à des constellations : la Croix, la Lyre, le Scorpion, Sirius et les Hyades. Et quand il projeta les Sept Sœurs, les Pléiades, le fantôme poussa une exclamation. Warner ne se rappelait pas du tout l’emplacement exact des Pléiades, mais il savait que cinq des plus grandes étaient aisément visibles, la sixième faiblement perceptible et la septième invisible sauf pour les yeux les plus perçants.

« Oui. La faible, » dit le spectre. « Mais est pas une étoile. Est beaucoup. Dans pas un groupe d’étoiles ; vous voir à travers étoiles près de ligne de ici à là. Ma planète n’est pas de faible Sœur Pléiade ; loin autre côté. Vous pensez encore à l’arme. Ne la touchez pas. »

Warner poussa un juron.

« Votre chien est mort, » dit l’homme luisant. « Je ne voulais pas lui mort… pas tuer votre chien. Vous êtes le premier homme pour moi ici. Je pas… ne savais pas que vous pouvez… pouviez pas entendre-recevoir moi. Je vous ai entendu. J’ai parlé-pensé à vous. Je vous ai dit approcher. Je vous ai dit ne pas me toucher. Votre chien a volé sur moi. Je pas… ne voulais pas que votre chien me touche. Il mourrait s’il me touchait. Vous mourrez si vous me touchez. Votre chien est mort. Je suis désolé. Je ne veux pas vous mort. Je serai trop désolé si vous êtes mort. Quand je comprends que vous ne pouvez pas m’entendre sauf moi… si je parle, je suis… devenu sombre et j’ai pris carabine. Humain avec arme ne réfléchit jamais. »

 

Maintenant je suis bon pour les vérités sociologiques, songea ironiquement Warner. « Pourquoi me tuerez-vous si je vous touche ? » s’enquit-il.

« Tuer, » dit l’autre en lui regardant le visage. « Tuer, mourir, assassiner, exécuter, massacrer. Non. Je ne vous tuerai pas si vous me touchez. Tuer est ce que vous faites avec… avec désir, oui. Je dis une chose différente. Je dis si vous me touchez vous mourrez. Je suis désolé votre chien est mort. Je suis plus désolé si vous êtes mort. Je ne désire pas vous mort. Ma… moi… je suis… »

« Un poison ? »

« Oui, poison. Poison. Presque toutes choses de Terre je poisonne. Très… vite. » Et la marée de tragédie remonta en surface sur le visage étrange et allongé. « Toutes choses de Terre. Toutes choses vivantes… » Il tenait toujours la baguette fourchue. Il la regarda tristement quand, sans la jeter, comme malgré lui, il la laissa glisser de ses doigts vers le sol. « Cela serait mort maintenant sans… même… même si je n’avais pas cassé et arraché feuilles. Rien que toucher… Ma… mes pieds… mes traces de pas sont places mortes. »

« Mais pourquoi ? Pourquoi le faites-vous ? »

« Pourquoi ? Je ne le fais pas ! Je ne fais pas, je ne répands pas poison ! Je suis poison ! »

« Je ne comprends pas. Que venez-vous faire ici ? Pourquoi y rester si vous tuez tout ce que vous touchez ? »

« Je vais… essayer expliquer. Si vous ne comprenez pas, dites-moi… arrêter.

» Nous sommes humains différents, et ici est endroit où nous avons commencé… ce… cette planète, cette… Terre à vous. Nous avons grandi vite et avons… monté… »

« Évolué ? »

« Évolué très vite, oui. Nous avons fait un… outils… machines… Pensez à des hommes construisant. Pensez à ce qu’hommes doivent construire. Oui ! Oui. Intelligence. Logique. Intuition ? Oui, intuition aussi. Nous nous comprenions bien. Vous ne vous comprenez pas bien. Vous travaillez avec vous, il travaille avec lui. Si vous travaillez ensemble, vous construirez, mais vous êtes… important. Ou il est important. Avec nous, construire était important. Trente générations nous ont faits libres de… des choses en dehors de nous. »

« De l’environnement ? »

« Oui. Libres. Avoir un… problème était trouver la route… le moyen de le résoudre. C’était… évolution différente. Évolution dans plantes, dans animaux, c’est essayer ceci, essayer cela, ceci est bon, ceci pas bon, ce qui est pas bon meurt. Nous étions différents. Nous essayions seulement ce qui serait bon, ce qui construirait. Compris ? »

« Je pense, » fit Warner. « Nous avons construit davantage durant les trois cents dernières années que durant les trois mille qui les ont précédées. »

« Oui. C’était la voie, la voie que nous avons commencée. Nous vivions dans une vallée. Nous vivions longtemps, chacun, et très proches. Nous étions toujours peu. Nous n’allions pas sur toute la terre comme vous-hommes. Nous construisions dedans… » (il se toucha la tête) « … et peu de machines, quand nous en avions besoin. Un temps est venu où nous savions que notre vallée serait tuée par la mer. Elle était plus bas que la mer. Au bout il y avait une montagne petite, et elle se casserait et la mer entrerait.

» Certains étaient indifférents. Certains sont partis dans terres pour être sauvés, et nous n’avons plus entendu parler d’eux. Quelques-uns ont fait la machine et quitté cette planète, cette… Terre. »

« Un vaisseau spatial ! »

« Pas un vaisseau. Pas comme l’image que vous pensez. Ce serait bon si vous pouviez entendre… voir mes pensées. Non, c’était une machine. Elle faisait… les choses solides non-solides, et les faisait solides encore quelque part ailleurs. Les moi-hommes et les moi-femmes sont entrés dans machine et la machine a quitté cette planète.

» La machine était faite pour… pour chercher une planète comme celle-ci ; avec ce poids, ce chaud, cet air. Elle est partie loin. »

« A-t-elle mis longtemps ? »

« Il n’y a pas de mettre longtemps dans cette machine. Ce n’est pas compris. Aucun homme n’est parti dans la machine pour un petit chemin. Seulement un long chemin. Je suis le premier à partir et revenir. Être dans la machine, c’est déclencher ce qui cherche et lancer la machine. Alors la machine est là. Être dehors de la machine, c’est la voir… disparaître. Il n’est pas su si elle revient bientôt, ou vite, ou pas. Ou pas revenir. Peut-être je reviens où et quand je suis parti. Ou plus tard… beaucoup plus tard. »

« Pourquoi êtes-vous venu ? »

« Quand moi-hommes avons quitté cette planète, la machine en a trouvé une autre. Elle était comme celle-ci et pas comme celle-ci. Elle était plus chaude. Elle était plus sombre. Le soleil avait plus… plus… »

« De radiation ? »

« Pas plus. Différente. Nous avons eu mutation, quelque. Pas beaucoup. Ceci… » Et, cela causa un choc à Warner, la lumière s’éteignit. Puis revint. « Comme petit animal, insecte… oui, luciole. Lumière froide. À volonté. Mais cela a pris des générations.

» Une chose est arrivée. Quand la machine est venue sur cette autre planète, elle s’est cassée. Il n’est pas compris ce qui s’est passé. Certains alors meurent. Les autres se font une place pour vivre. Beaucoup d’autres meurent. Les plantes n’étaient pas bonnes… Les plantes étaient de même construction… de même… de même chimie qu’ici. Les animaux aussi étaient les mêmes. » Une pause interrogative. « Colloïdal. Hydrates carbone. Mais un peu différent…

» Pensez à une chose, pour me donner les mots… une chose que vous mangez, ou que vous mettez dans vous, qui vous rend heureux ou vous fait bouger vite, ou c’est un poison, ou vous dormez. »

« Des drogues ? »

« Oui. Drogues. Pas drogues. Comme drogues. Que pouvez-vous fabriquer dans vous qui fera ces choses ? »

« Je ne crois pas savoir… Attendez ! Les hormones ? »

« Ouu, oui, les hormones. Plantes font poisons pour rendre animaux malades, alors les animaux ne mangent pas les plantes. Certaines plantes sont toujours poison parce que nul animal peut faire le même poison ou le… le… antidote ? Oui, antidote, mais aussi la chose qui fait l’animal fort contre le poison. »

« Vous voulez dire que l’animal acquiert une tolérance suffisante au poison pour que celui-ci soit sans danger. »

« Oui. Les plantes font des hormones poisons ; les animaux font des hormones pour tolérance. Oui. Quand les moi-hommes commencent à vivre sur cette planète, ils n’ont pas tolérance. Beaucoup meurent. L’herbe, les arbres, comme ceux-ci… » (la main lumineuse esquissa un geste) « étaient empoisonnés. Les animaux qui mangeaient ces plantes étaient empoisonnés. La plupart des moi-hommes sont morts. Certains non. »

« La survivance des mieux adaptés, » commenta inutilement Warner.

« Pas une loi, » dit la créature. « Un équilibre. Un équilibre dans l’évolution.

» Les survivants étaient peu, malades, faibles. Nécessaire de lutter fort pour vivre. Ils sont devenus moins nombreux de génération en génération pendant trop longtemps. Ils ont perdu le… les… pensées, la manière de faire les machines, les grandes choses simples derrière la manière de faire les machines. Un long temps a passé avant qu’ils soient forts de nouveau, et quand ils ont été forts, ils étaient différents.

» Ils savaient qu’ils avaient changé. Mais ils savaient d’où ils venaient, et qu’ils avaient été forts autrefois, et ils aimaient la force. Pendant les beaucoup de générations où ils sont restés faibles et malades et peu, ils ont pensé à une seule grande chose… cette planète ici… cette Terre. C’était le Commencement, c’était la Source. Longtemps, longtemps, ils n’avaient rien de grand que cette… idée. Ils avaient des sentiments forts pour elle. Ils… »

« Une religion ? »

L’autre étudia le mot tandis qu’il s’écoulait des circonvolutions cérébrales de Warner. « Comme une religion. Vous avez en vous des… choses… Pensez aux choses que vous ne pouvez pas toucher avec les mains, des choses qui sont grandes. Oui. Oui… La religion, et autre chose. Amour. Fierté. Courage. Quelle est cette autre ? Respect de soi ? Oui, mais pas seulement soi… tous les soi… nous-soi… la chose que les moi-hommes avaient était comme toutes celles-là en un seul sentiment central, et tous sentaient la même chose et pouvaient partager. La Terre était notre grandeur et elle serait notre but. Un homme, n’importe quelle sorte d’homme, bâtit sur une chose simple, forte… une idée ou une roche ou une force naturelle. La Terre était la chose de grandeur pour nous, la source de notre force et la force qui nous soutenait quand nous étions faibles. Nous sommes forts de nouveau ; nous construisons fort, et nous construisons autour de l’idée de Terre. La chose pour quoi nous nous efforcions était d’être à nouveau assez instruits pour construire une autre machine à voyager. Et nous l’avons faite. Une petite. Grande pour un. Assez grande pour… moi. »

« Nous avons eu des civilisations comme cela, » fit pensivement Warner. « Des civilisations où le gouvernement et la religion étaient la même chose, où les coutumes et les lois étaient toutes issues de l’adoration. »

« L’adoration. Ceci n’était pas l’adoration. »

« Non ? Pour moi, cela ressemble au shintoïsme, » dit Warner d’un ton brusque. « Le culte des ancêtres. »

« Erreur, » fit l’autre tout aussi brusquement. « Quand nous étions faibles, nous étions grands parce que nous avions été grands quand nous étions forts. Nous étions la même chose, faibles ou forts, avant et maintenant. Nous étions… sommes grands. Le culte des ancêtres est tout dans le passé. Nous étions… sommes… serons grands. Et la Terre est au commencement, et la Terre est à la fin. » De nouveau une expression tragique envahit l’insolite visage.

« Nous avons eu bien des difficultés à cause de races qui se croyaient supérieures à toutes les autres, » dit Warner, sans dissimuler son dégoût.

« Supérieures ? Vous comprenez seulement les petites choses. Pas moi-hommes se comparent avec autres groupes. Un arbre est un grand arbre parce qu’il fait le plus qu’un arbre peut faire, et il n’est pas plus grand qu’une grande herbe. J’entends… vois une chose en vous… oui, je la vois. Nous ne nous battons pas contre nous-mêmes. Est la différence entre nous. »

Il y avait longtemps que la peur en Warner avait été remplacée par la curiosité, puis par l’étonnement. Pour la première fois, maintenant, il éprouvait un début de respect. Au bout d’un temps de silence, il demanda : « Qu’allez-vous faire ? »

« Je vais retourner, » dit la créature. « Je vais retourner leur dire que la Terre est ici et qu’elle est comme disent les légendes et l’histoire, et que nous ne pouvons jamais revenir. Quand je leur dirai cette chose, elle fera fondre les… os de notre construction. »

Warner reprit : « Pendant des années, beaucoup d’entre nous ont observé un culte qui comportait un paradis, un ciel ; et en même temps ils avaient la conviction qu’ils ne l’atteindraient jamais dans la chair. C’est-à-dire que nous y allons seulement quand nous mourons. »

« Ce n’est pas pour nous. La Terre est notre paradis, je pense. Mais c’en est un à atteindre avec nos mains et nos jambes et nos épaules, pour y marcher, pour y vivre, pour en faire partie. Et si nous y venons, nous le tuerons. »

Warner avait la bouche sèche. « Le poison… il n’agit pas dans les deux sens ? Les plantes de votre planète au début vous ont tués. Maintenant, vous avez changé. Est-ce que la Terre ne vous tuerait pas ? »

« Non. Nous étions sans danger pour nos plantes, mais elles nous ont tués. Nous tuons les choses de la Terre, mais elles ne peuvent pas nous faire de mal. »

« Alors pourquoi ne pas venir ? »

« Parce que la Terre est la Terre et nous ne pouvons pas la tuer. »

« Voulez-vous dire que vous n’êtes pas assez forts pour la tuer ? »

« Non. Nous sommes assez forts. Nous sommes un ennemi terrible. Nous sommes comme vous, mais nous sommes comme vous en pensant tous pareil, tous ensemble. Nous pourrions venir et tuer tout et apporter nos plantes et nos animaux et posséder la Terre. »

« Je ne comprends pas. Il semble difficile de vous arrêter quand vous désirez quelque chose. Pourquoi ne venez-vous pas ? »

L’extraterrestre lumineux le regarda longuement, sans émotion apparente. « Nous dominons notre planète et nous la méprisons. Quand nous vivions sur la Terre, nous faisions partie de la Terre. Nous ne voulons pas que la Terre fasse partie de nous ; et nous n’avons pas d’autre façon de l’avoir. »

« Votre tradition est si vigoureuse ? »

« Les os de notre construction, » répéta la créature. « La base, le noyau, le commencement, la fin et le but. »

Warner haussa les épaules. « Alors il vous faudra trouver quelque chose de nouveau. »

« Nous mourrons d’abord. »

Et Warner avait la certitude que ce n’était pas une simple façon de parler.

 

Warner revint le lendemain matin pour enterrer son chien. Il se concentrait sur ce qu’il accomplissait, les pas qu’il faisait, l’enfoncement, le lever et le jeté de sa pelle, le soin méticuleux qu’il apportait, mains gantées, à passer sur toute la carabine un chiffon imbibé du désinfectant dont il avait emporté un flacon. Il avait conscience d’avoir bel et bien échangé des adieux pendant la nuit, et que c’était bien la créature qui lui avait conseillé le désinfectant, et que pour elle cela n’avait absolument pas d’importance qu’il raconte son aventure à d’autres ou non. Cela ne pouvait pas avoir d’importance.

Tout cela était trop intégré à l’autre expérience, à ce qui s’était passé après que la lumière de la créature se fut éteinte, après cinq minutes de silence durant lesquelles Warner était assis dans le noir, sans penser à rien, avec dans la mémoire l’image gravée du visage brillant et douloureux.

Puis il y avait eu cette lueur rouge aveuglante et il s’était précipité, trébuchant et butant, pour voir la créature assise dans un simple fauteuil aux lignes pures, muni d’une capote, avec quelques commandes à peine apparentes sur un bras formé en pupitre. L’extraterrestre était déformé, étalé, aplati et… incurvé, comme la surface d’une sphère, selon une courbe fuyant dans des directions que l’œil ne pouvait suivre. Puis la clarté était devenue un tourbillon de sang incandescent, tandis que sa surface interne se réduisait comme dans une perspective de Dali, le lieu lointain de convergence n’étant qu’un point écarlate vif qui avait la même forme que l’extraterrestre dans son fauteuil, microscopique ou infiniment distant. Warner était engourdi, abasourdi, écrasé par l’immensité de cette direction indescriptible.

Il se concentrait donc sur les actes simples et naturels qu’il avait à faire… enterrer, nettoyer, marcher. Les quelques heures qui le séparaient de cette distance rouge et vertigineuse n’étaient pas en réalité une séparation. Peut-être n’y aurait-il jamais de séparation. À l’instant même où il avait observé le phénomène, il avait su que sa conscience aurait pu s’y enfoncer ou… y sortir. Et maintenant, au matin, il avait encore le sentiment qu’il pourrait s’y perdre s’il se laissait aller.

En avançant dans le bois sombre, en direction de la piste, il parvint à l’endroit où il avait fait cette rencontre extraordinaire. Ici sur la mousse, là au flanc d’un buisson, plus loin sur la roche où gisait le cadavre velu et tordu d’une souris, il y avait des plaques lépreuses. Par endroits, cela ressemblait aux effets d’un chalumeau, ailleurs à de la rouille ; mais partout quelque chose était mort.

Il s’immobilisa. Fellow était mort, cette souris était morte, cette mousse et ces feuilles étaient mortes. Un homme pouvait mourir, une civilisation pouvait mourir. Il s’efforçait, sans y parvenir, de comprendre une civilisation fondée sur un concept métaphysique. Il s’efforçait sans y parvenir de comprendre comment une civilisation pouvait mourir quand ce concept se trouvait nié. Toutefois, il avait la certitude que tout cela était possible, qu’il le comprenne ou non. Il le savait parce que, pendant un instant, il avait regardé dans une direction qu’il ne comprenait pas.

Il ferma les yeux et plissa le front. « Restons-en aux choses élémentaires, » se murmura-t-il. Ces autres hommes, ces créatures… il leur fallait trouver quelque chose de différent. « Nous mourrons d’abord. » Quelle serait cette mort ? Et que viendrait-il après la mort ?

La vie après la mort.

Il laissa fuser un rire. Ils mourraient et iraient au paradis.

Alors il se rappela ce qu’était le paradis pour ces êtres et il cessa de rire. Ce n’était pas drôle. Il contempla les marques de destruction. Ce n’était pas drôle du tout.

Il s’assit sur un rocher d’où il voyait la souris morte, se mit le menton dans les mains et se demanda comment, au nom du ciel, il pourrait bien raconter cette aventure à quiconque.

Traduit par Bruno Martin.