Il y a onze ans :
Si l’on admet que l’univers a été créé et n’a pas commencé officieusement, pour ainsi dire, les théories actuelles sur sa Création lui attribuent entre dix et vingt milliards d’années. Selon un calcul identique, on juge d’ordinaire que la Terre a quatre milliards et demi d’années.
Ces estimations sont fausses.
Les Cabalistes du Moyen Âge ont évalué la date de la Création à 3760 avant J. -C. Les théologiens orthodoxes grecs remontaient jusqu’en 5508 avant J. -C.
Erreur, là aussi.
L’archevêque James Usher (1581-1656) publia en 1654 ses Annales Veteris et Novi Testamenti, qui suggéraient que le Ciel et la Terre ont été créés en 4004 avant J. -C. Un de ses collaborateurs poussa les calculs plus loin et put annoncer triomphalement que la Terre avait vu le jour le dimanche 21 octobre 4004 avant J. -C., à neuf heures du matin précises, parce que Dieu aimait travailler tôt, pendant qu’Il se sentait frais et dispos.
Il se trompait également. De presque un quart d’heure.
Ces histoires de fossiles de dinosaures sont un canular, mais les paléontologues ne l’ont pas encore compris.
Ce qui prouve deux choses :
D'abord, que les voies du Seigneur sont vraiment impénétrables : elles fonctionnent peut-être même en circuit fermé. Dieu ne joue pas aux dés avec l’univers, mais à un jeu ineffable de Son invention, qu’on pourrait comparer, du point de vue des autres joueurs1, à une version obscure et complexe du poker, en chambre noire, avec des cartes blanches, pour des enjeux infinis, face à une Banque qui refuse d’expliquer les règles et qui n’arrête pas de sourire.
Ensuite, que la Terre est Balance.
Le jour où commence cette histoire, l’horoscope des Balances, dans la rubrique « Les Étoiles et Vous » de L’Écho de Tadfield, annonçait :
Balance, 24 septembre – 23 octobre.
Vous avez l’impression d’être au bout du rouleau et de tourner sans cesse en rond. Dans votre foyer et votre famille, d’importantes rivalités s’éternisent. Évitez les risques inutiles. Un ami jouera un rôle capital. Remettez les grandes décisions en attendant une embellie. Possibilités d’embarras gastriques, aujourd’hui : évitez les salades. Vous pourriez recevoir de l’aide d’une source inattendue.
Tout était rigoureusement exact, sauf l’histoire des salades.
Ce n’était pas pendant l’horreur d’une profonde nuit. L’ambiance aurait été plus appropriée, mais que voulez-vous ? On ne peut jamais compter sur le temps. Pour chaque savant fou qui bénéficie d’un orage providentiel la nuit où son Grand Œuvre, étalé sur la table du laboratoire, est enfin achevé, des dizaines d’autres restent assis à se tourner les pouces, pendant qu’Igor encaisse les heures supplémentaires.
Mais que le brouillard (avec risques de pluie, et des températures descendant jusqu’à huit degrés) n’abuse personne, en donnant l’impression que tout va bien. La nuit est douce, mais ça ne signifie pas que les forces des ténèbres ne sont pas à l’œuvre. Elles sont partout.
En permanence. Elles existent dans ce seul but.
Deux d’entre elles rôdaient dans le cimetière en ruine. Deux ombres, l’une bossue, trapue, l’autre mince et menaçante : deux rôdeurs de niveau olympique. Si Bruce Springsteen avait enregistré Born to rôde, tous deux auraient figuré sur la pochette de l’album. Ils rôdaient dans le brouillard depuis déjà une heure, mais ils géraient leurs efforts et auraient été capables au besoin de rôder le reste de la nuit, avec des réserves de lugubre menace suffisantes pour une dernière pointe de rodage à l’aube.
Finalement, après vingt minutes supplémentaires, l’un des deux s’exclama : « Ça commence à bien faire. Il devrait être là depuis des heures. »
Il s’appelait Hastur et était Duc des Enfers.
On a mis en avant de nombreux phénomènes - guerres, épidémies, visites surprises du fisc - pour démontrer l’intervention secrète de Satan dans les affaires humaines. Mais à chaque réunion d’experts en démonologie, on décerne par consensus à l’autoroute périphérique M25 de Londres une place dans le peloton de tête des pièces à conviction.
Leur erreur, bien entendu, est de croire cette malheureuse route maléfique simplement à cause de l’incroyable carnage et des frustrations qu’elle engendre chaque jour.
En fait (peu de gens le savent, ici-bas), la M25 dessine le glyphe odégra, qui signifie dans la langue des Prêtres Noirs de l’Ancienne Mu : Salut à toi, Bête immense, dévoreuse de mondes. Les milliers d’automobilistes qui enfument quotidiennement ses replis jouent le rôle de l’eau sur un moulin à prières et meulent une brume perpétuelle à légère teneur en Mal, qui pollue l’atmosphère à des lieues à la ronde.
C’était une des grandes réussites de Rampa. Elle avait demandé des années. Il y avait employé trois pirates informatiques, deux cambriolages, un pot-de-vin d’un montant raisonnable et, par une nuit de bruine où tout le reste avait échoué, deux heures dans un champ boueux, à déplacer les piquets de quelques petits mètres, cruciaux d’un point de vue occulte. En contemplant le premier bouchon de cinquante kilomètres, Rampa avait ressenti la chaude et délicieuse satisfaction d’une mauvaise action bien faite.
Le résultat lui avait valu des félicitations.
Rampa faisait actuellement du deux cents à l’heure, un peu à l’est de Slough. En apparence, il n’avait rien du démon classique. Pas de cornes ni d’ailes. Certes, il écoutait une cassette du Best of Queen, mais il ne faut rien en conclure : toutes les cassettes qu’on laisse traîner plus de quinze jours dans une voiture se métamorphosent en Best of Queen. Il ne songeait à rien de très démoniaque. En fait, il se demandait distraitement qui pouvaient bien être Mouette et Chandon.
Rampa avait les cheveux noirs, de hautes pommettes et des boots en peau de serpent. Enfin, on peut supposer que c’étaient des boots. Il savait faire des choses très bizarres avec la langue. Et quand il s’oubliait, sa voix avait tendance à se faire sifflante.
Et il ne clignait pas souvent des yeux.
La Bentley noire de 1925 qu’il conduisait n’avait eu qu’un seul propriétaire : Rampa. Il en avait pris soin.
Son retard s’expliquait par une profonde adoration pour le XXe siècle, qu’il trouvait bien supérieur au XVIIe, et infiniment préférable au XIVe. Pour Rampa, le Temps avait un avantage immense : l’éloigner sans cesse davantage du XIVe siècle, les cent ans les plus barbants sur cette Terre que Dieu – passez-lui le mot – a faite. Le XXe siècle n’avait rien de barbant. D'ailleurs, un gyrophare bleu dans son rétroviseur annonçait depuis cinquante secondes à Rampa que deux hommes à ses trousses insistaient pour pimenter encore le siècle à son intention.
Il jeta un coup d’œil à sa montre, conçue pour les riches plongeurs qui éprouvent le besoin de savoir l’heure qu’il est dans vingt et une capitales, lorsqu’ils sont au fond de la mer2.
La Bentley remonta la bretelle de sortie en rugissant, négocia un virage sur deux roues et s’engouffra sur une route boisée. La lumière bleue la suivit.
Rampa poussa un soupir, lâcha le volant d’une main et, se tournant à demi, exécuta un geste compliqué par-dessus son épaule.
La distance avala le gyrophare, tandis que la voiture de police achevait sa course, à la grande surprise de ses occupants. Mais ce ne serait rien, comparé à leur stupeur quand ils lèveraient le capot et découvriraient en quoi le moteur s’était changé.
Dans le cimetière, Hastur, le grand démon, rendit le mégot à Ligur, le plus petit, le plus doué pour rôder.
« J’aperçois une lumière, dit-il. Il arrive enfin, ce m’as-tu-vu.
— Qu’est-ce qu’il conduit ?
— Une automobile, une voiture sans chevaux. Il ne devait pas y en avoir, la dernière fois que tu es venu. Pas de façon si courante.
— Elles étaient précédées par un homme qui agitait un drapeau rouge, reconnut Ligur.
— Apparemment, ils ont fait des progrès depuis.
— Il ressemble à quoi, ce Rampa ? »
Hastur cracha par terre. « Il est ici depuis trop longtemps. Depuis le Tout Début. Il est assimilé, si tu veux mon avis. Il conduit une voiture qui a le téléphone à bord. »
Ligur y réfléchit. Comme à peu près tous les démons, il avait des notions très sommaires de technologie et se préparait à dire quelque chose comme : « Il doit avoir besoin d’une fichue longueur de fil », quand la Bentley s’arrêta devant la grille du cimetière.
« Et il porte des lunettes noires, ricana Hastur, même quand c’est inutile. » Il éleva la voix : « Gloire à Satan !
— Gloire à Satan, reprit Ligur en écho.
— Salut, tout le monde ! lança Rampa en faisant un petit signe de la main. Désolé, je suis en retard, mais vous connaissez la A40, au niveau de Denham. J’ai essayé de couper par Chorley Wood et puis de…
— Puisque nous sommes enfin assemblés, coupa Hastur sur un ton lourd de sous-entendus, récapitulons les Actions de la Journée.
— Ah, oui. Les Actions », répéta Rampa, avec l’expression légèrement contrite de quelqu’un qui revient à l’église pour la première fois depuis des années et qui a oublié à quel moment on doit se lever.
Hastur s’éclaircit la gorge.
« J’ai induit un prêtre en tentation, fit-il. Il marchait dans la rue et quand il a vu les belles filles au soleil, j’ai semé le Doute dans son esprit. Il serait devenu un saint, mais dans moins de dix ans, il nous appartiendra.
— Joli coup, fit Rampa, encourageant.
— J’ai corrompu un politicien, expliqua Ligur. Je lui ai fait croire qu’un petit pot-de-vin ne portait pas à conséquence. Il sera à nous avant que l’année soit révolue. »
Tous deux tournèrent le regard vers Rampa, qui leur adressa un grand sourire.
« Ça va vous plaire », annonça-t-il.
Son sourire s’élargit encore, sur le mode de la conspiration.
« J’ai occupé toutes les lignes de téléphone portable du centre de Londres pendant quarante-cinq minutes, au moment de la pause-repas. »
Il y eut un silence, exception faite du chuintement lointain des pneus sur l’asphalte mouillé.
« Oui ? dit Hastur. Et après ?
— N’allez pas vous imaginer que c’était facile, répondit Rampa.
— C’est tout ? s’inquiéta Ligur.
— Écoutez…
— Et en quoi cela va-t-il ajouter des âmes au cheptel de notre maître, exactement ? » s’enquit Hastur.
Rampa se reprit.
Que pouvait-il leur dire ? Que l’humeur de vingt mille personnes était devenue massacrante ? Qu’on pouvait entendre jusqu’à l’autre bout de la ville le bruit des artères qui se sclérosaient ? Et qu’en rentrant, ces personnes allaient se défouler sur leur secrétaire, sur les contractuelles, sur tout le monde, sur des gens qui à leur tour allaient se défouler sur d’autres individus ? Par une avalanche de mesquineries qu’ils allaient – et tout l’intérêt de la manœuvre reposait là – qu’ils allaient inventer tout seuls ? Pendant le reste de la journée. Les répercussions étaient incalculables. Des milliers et des milliers d’âmes se ternissaient un peu, sans que Rampa ait besoin de lever le petit doigt.
Mais impossible d’expliquer ça à des démons comme Hastur et Ligur : c’étaient des mentalités typiquement XIVe.
Ils pouvaient consacrer des siècles à harceler une seule âme. D'accord, c’était de l’artisanat d’art, mais de nos jours, on devait envisager le problème sous un angle différent. Ne pas voir plus grand, mais voir plus large. Avec cinq milliards d’habitants sur le globe, plus question de s’en prendre à ces pauvres types un par un, il fallait viser l’ergonomie. Mais ces considérations dépassaient des démons comme Ligur et Hastur. Ce n’est pas eux qui auraient imaginé les émissions en dialecte régional à la télé, par exemple. Ou la TVA. Ou Manchester.
Manchester : voilà une idée dont il était particulièrement fier.
« Apparemment, les Puissances Régnantes ont été satisfaites, dit-il. Les temps changent. Alors, quoi de neuf ? »
Hastur plongea la main derrière une pierre tombale.
« Ceci. »
Rampa contempla le panier.
« Oh. Oh non.
— Si, dit Hastur avec un sourire.
— Déjà ?
— Hé oui.
— Et, euh… c’est à moi de… ?
— Oui. »
Hastur savourait cet instant.
« Pourquoi moi ? plaida Rampa en désespoir de cause. Tu me connais, Hastur, ce n’est pas vraiment, comment dire ? mon emploi…
— Oh, mais si, mais si. C’est ton emploi. C’est même un premier rôle. Vas-y. Les temps changent.
— Oui, ricana Ligur. Et pour commencer, ils se terminent.
— Pourquoi moi ?
— Visiblement, tu es très en faveur, persifla fielleusement Hastur. Ligur ici présent donnerait son bras droit pour un tel rôle, j’en suis persuadé.
— Exact », confirma Ligur. Enfin, le bras droit de quelqu’un, songea-t-il. Les bras droits ne manquent pas, inutile d’en gaspiller bêtement un bon.
Hastur tira une écritoire des profondeurs crasseuses de son duffel-coat.
« Signe. Ici », dit-il en observant un silence terrible entre les deux mots.
Rampa fouilla distraitement dans une poche intérieure pour y prendre un stylo aérodynamique d’un noir mat. Tous les attributs d’un stylo capable de pulvériser les limitations de vitesse.
« Joli stylo, constata Ligur.
— On peut écrire sous l’eau avec, marmonna Rampa.
— Mais jusqu’où iront-ils, avec leurs inventions ? s’ébahit Ligur.
— Je ne sais pas, mais ils ont intérêt à se dépêcher », rétorqua Hastur. Et : « Non, pas T.L. Rampa. Ton vrai nom. »
Rampa obéit avec un air lugubre et traça un glyphe complexe et sinueux sur le papier. Le paraphe alluma dans les ténèbres une brève flamme écarlate, avant de s’éteindre.
« Et qu’est-ce que je suis censé en faire ? demanda-t-il.
— Tu recevras des instructions, grimaça Hastur. Pourquoi fais-tu grise mine, Rampa ? Le moment pour lequel nous avons travaillé des siècles est enfin à portée de main !
— Oui. Bien sûr », fit Rampa. Ce n’était plus le dandy souple qui avait jailli de sa Bentley avec tant d’allant, quelques minutes plus tôt. Il portait le masque d’un être traqué.
« Notre triomphe éternel est en vue !
— Éternel. Bien sûr, bien sûr.
— Et tu seras un des instruments de cette glorieuse destinée !
— Un instrument. Oui, oui. » Rampa souleva le panier comme s’il craignait de le voir exploser. Ce qui ne tarderait pas, d’une certaine façon.
« Euh, bon… Eh bien, je vais y aller, hein ? En finir. C’est pas que je tienne à en finir », corrigea-t-il en hâte — il connaissait les conséquences possibles d’un rapport défavorable d’Hastur. « Mais, bon, tu me connais : sérieux. »
Les démons majeurs ne répondirent rien.
« Bon, ben alors, j’y vais, babilla Rampa. Au revoir, à la pr… au revoir, quoi. Euh. Bon. Parfait. Bye. »
Pendant que la Bentley se noyait dans les ténèbres avec un hurlement de pneus, Ligur se demanda : « Il a dit quoi ?
— C’est de l’américain, expliqua Hastur. Ça veut dire : achetez,
— Pourquoi nous dit-il ça ? C’est curieux, non ? » Ligur regarda disparaître les feux de position. « Tu as confiance en lui ?
— Non.
— Ah, tant mieux », conclut Ligur. Dans quel monde vivrait-on si les démons commençaient à se faire mutuellement confiance ?
Un peu à l’ouest d’Amersham, Rampa fonçait dans la nuit. II prit une cassette au hasard et tenta de l’extirper de son fragile étui en plastique. Le reflet des phares révéla qu’il s’agissait des Quatre Saisons de Vivaldi. De la musique douce pour se détendre, voilà ce qu’il lui fallait.
Il l’enfonça dans le lecteur Blaupunkt
« Ohmerdemerde merde. Pas maintenant. Pourquoi moi ? » grommela-t-il tandis que déferlaient les harmonies familières de Queen.
Et soudain, Freddie Mercury s’adressa à lui : PARCE QUE TU LE MÉRITES, RAMPA.
Rampa bénit en silence. L’idée de communiquer grâce à l’électronique venait de lui, et les Profondeurs, pour une fois, avaient suivi sa suggestion, mais à contresens, comme d’habitude. Il avait espéré les convaincre de s’abonner à un réseau informatique. Au lieu de quoi, ils intervenaient directement sur tout ce qu’il était en train d’écouter et le déformaient à leurs propres fins.
Rampa déglutit.
« Je vous remercie, monseigneur », dit-il.
NOUS AVONS GRANDE CONFIANCE EN TOI, RAMPA.
« Merci, monseigneur. »
CETTE AFFAIRE EST TRÈS IMPORTANTE, RAMPA.
« Je sais bien, je sais bien. »
C’EST LE GRAND MOMENT, RAMPA.
« Laissez-moi faire, monseigneur. »
C’EST BIEN NOTRE INTENTION, RAMPA. ET SI QUELQUE CHOSE NE SE PASSAIT PAS COMME PRÉVU, TOUS LES RESPONSABLES EN PÂTIRAIENT ÉNORMÉMENT, MÊME TOI, RAMPA. SURTOUT TOI.
« Compris, monseigneur. »
Voici tes instructions, Rampa.
Et soudain, il les connut. Il avait horreur de ça. Ils auraient facilement pu les lui donner oralement, pas besoin de lui laisser tomber ce savoir tout froid en plein cerveau. Rampa devait se rendre à un hôpital bien précis.
« J’y serai dans cinq minutes, mon Seigneur. Pas de problèmes. »
PARFAIT... I see a little silhouetto of a man scaramouche scaramouche will you do the fandango…
Rampa frappa le volant du poing. Tout marchait si bien. Il avait vraiment la situation en main, depuis quelques siècles. Voilà le monde : vous vous croyez au sommet, et on vous envoie l’Apocalypse. La Grande Guerre, le Dernier Combat. Le Ciel contre l’Enfer en trois rounds, un tombé et pas d’abandon. Et ce serait fini. Plus de monde. Voilà ce que signifie la fin du monde : plus de monde. Rien qu’un éternel Paradis ou, en fonction du vainqueur, un éternel Enfer. Rampa ne savait pas ce qui serait pire.
Certes, par définition, le pire, c’était l’Enfer, bien entendu. Mais Rampa se rappelait à quoi ressemblait le Paradis, et les points communs avec l’Enfer ne manquaient pas. Pour commencer, impossible de boire un bon coup ni dans l’un, ni dans l’autre. Et il était aussi malsain de s’ennuyer dans l’un que de ne pas s’ennuyer dans l’autre.
Mais pas moyen d’y échapper. On ne peut pas être démon et jouir de son libre arbitre.
… I will not let you go (let him go)…
Bon, au moins, ce ne serait pas pour cette année. Rampa aurait le temps de prendre ses précautions. Se débarrasser de ses investissements à long terme, pour commencer.
Il se demanda ce qui se passerait s’il arrêtait soudain sa voiture, sur cette route détrempée, sombre et déserte, s’il prenait le panier, pour le faire tournoyer, de plus en plus vite, et…
Quelque chose d’affreux, voilà ce qui se passerait.
Il avait été un ange, jadis. Il n’avait pas cherché à déchoir. Il avait eu de mauvaises fréquentations, c’était tout.
La Bendey filait dans les ténèbres, l’aiguille du réservoir à zéro. Elle était dans le rouge depuis soixante ans, maintenant. L’état de démon n’avait pas que des mauvais côtés. Pas besoin d’acheter de l’essence, par exemple. Rampa avait fait le plein une seule fois, en 1967, pour obtenir un autocollant James Bond, un trou dans le pare-brise en trompe-l’œil qui lui faisait envie, à l’époque.
Sur le siège arrière, la créature dans le panier commença à geindre ; la plainte des nouveau-nés, qui ressemble tant à la sirène annonçant un raid aérien. Perçante. Inarticulée. Et vieille, tellement vieille.
L’hôpital était agréable, se dit Mr Young. Et il aurait sûrement été calme, sans les bonnes sœurs.
Il aimait bien les bonnes sœurs. Non qu’il soit de ces, vous savez, de ces gens-là. Non, quand il s’agissait de ne pas aller à l’église, c’est Sainte-Cécile-et-Tous-ses-Anges qu’il choisissait scrupuleusement de négliger : cette bonne vieille Église anglicane, un établissement sérieux. Jamais ne lui serait venue l’idée de n’en pas fréquenter une autre. La concurrence embaumait d’odeurs suspectes – l’encaustique chez le bas clergé, un encens suspect chez le haut. Des profondeurs du fauteuil en cuir de son âme, Mr Young savait que ce genre de pratiques embarrasse Dieu au plus haut point.
Mais il aimait voir des bonnes sœurs autour de lui, pour les mêmes raisons qu’il aimait avoir l’Armée du Salut à portée. On en retirait une impression de rectitude, l’idée que, quelque part, des gens gardaient la Terre fermement plantée sur son axe.
Toutefois, ce contact avec l’Ordre Babillard de Sainte-Béryl était son premier3. Deirdre les avait rencontrées dans le cadre d’une de ses actions de bienfaisance, peut-être bien celle qui concernait un tas de Sud-Américains infréquentables en lutte contre d’autres Sud-Américains infréquentables, excités par des prêtres qui auraient mieux fait de se mêler de choses plus convenables pour des ecclésiastiques : établir un tour de service pour balayer l’église, par exemple.
Enfin, bref ; une bonne sœur ne devrait pas faire de bruit. Elle avait une forme idéale pour ça, comme ces machins pointus qu’on utilise dans les laboratoires où on vérifie les chaînes hi-fi, selon les vagues notions que Mr Young avait de la chose. Une bonne sœur ne devrait pas, disons clairement les choses, jacasser sans arrêt.
Il enfourna du tabac dans sa pipe – enfin, du tabac, façon de parler, il n’appelait pas ça du tabac ; dans le temps, le tabac, c’était autre chose – et il se demanda distraitement ce qu’il se passait quand on demandait à une bonne sœur l’emplacement des toilettes pour hommes. Peut-être que le Pape vous adressait un petit billet de réprimande, allez savoir. Mal à l’aise, il changea de position et jeta un coup d’œil à sa montre.
Un bon point, cela dit : au moins, les bonnes sœurs n’avaient pas accepté sa présence pendant l’accouchement. Deirdre en était farouche partisan. Elle avait encore dû lire des choses. Pour une simple histoire de gosse, la voilà qui déclarait déjà que ce claquemurage allait être l’expérience la plus heureuse que deux êtres humains peuvent partager. C’est ce qui arrive quand on les laisse s’abonner à leurs propres magazines. Mr Young s’était toujours méfié des journaux dont les rubriques s’intitulent Styles de vie ou Options.
Oh, il n’avait rien contre le partage d’expériences heureuses. Il était tout à fait d’accord pour partager des expériences heureuses. Mais il avait été catégorique : cette expérience heureuse-là, Deirdre pourrait se la partager toute seule.
Et les bonnes sœurs l’avaient approuvé. Elles ne voyaient pas de raison de mêler le père à l’opération. Réflexion faite, pour elles, l’intervention du père n’était sans doute souhaitable à aucun moment.
Il finit de tasser avec le pouce le pseudo-tabac dans le fourneau de sa pipe et fusilla du regard la pancarte sur le mur de la salle d’attente qui lui intimait, pour son propre bien-être, l’ordre de ne pas fumer. Pour son propre bien-être, décida-t-il, il allait sortir un instant sous la véranda. S’il trouvait là-bas un buisson discret, ce serait encore mieux pour son propre bien-être.
Il parcourut les couloirs déserts et découvrit une porte qui débouchait sur une cour battue de pluie et encombrée de vertueuses poubelles.
Il frissonna et forma une coupe avec ses mains pour allumer sa pipe.
Les femmes. Ça les prenait, passé un certain âge. Vingt-cinq armées sans nuage, et les voilà soudain parties à gesticuler comme des automates, en chaussettes roses aux pieds coupés, et elles commençaient à vous reprocher toutes ces années qu’elles avaient vécues sans devoir gagner leur vie. Ce devait être un problème d’hormones.
Une grosse voiture noire vint freiner à côté des poubelles dans un couinement de pneus. Un jeune homme affublé de lunettes noires jaillit sous le déluge, une sorte de couffin sous le bras, et se coula vers l’entrée.
Mr Young sortit sa pipe de sa bouche. « Vous avez laissé vos phares allumés », signala-t-il, serviable.
L’homme lui jeta le regard inexpressif de celui pour qui les phares sont clairement le cadet de ses soucis et agita vaguement la main en direction de la Bentley. Les phares s’éteignirent.
« Très pratique, constata Mr Young. Ça marche par infrarouges, je me trompe ? »
Il fut légèrement surpris de constater que l’homme ne semblait pas mouillé. Et que le couffin paraissait occupé.
« Est-ce que ça a déjà commencé ? » s’enquit l’homme.
Mr Young éprouva une trouble fierté de voir que sa qualité de futur père était si évidente.
« Oui, répondit-il. On m’a demandé de sortir, ajouta-t-il, soulagé.
— Déjà ? Vous avez une idée du temps qu’il nous reste ? »
Nous, nota Mr Young. Visiblement un docteur qui avait des théories sur la collectivisation de l’enfantement.
« Je crois que nous sommes… euh, en bonne voie, dit-il.
— Dans quelle chambre est-elle ? s’enquit l’homme précipitamment.
— Nous sommes chambre 3. » Mr Young tapota ses poches et trouva le paquet maltraité qu’il avait emporté avec lui, en accord avec la tradition. « Ça vous dit de partager avec moi l’heureuse expérience d’un cigare ? »
Mais l’homme avait disparu.
Mr Young rangea soigneusement le paquet et considéra pensivement sa pipe. Toujours pressés, ces docteurs. Au travail toute la sainte journée.
Il existe un tour de prestidigitation, d’un déroulement extrêmement délicat à suivre, qu’on exécute avec un haricot et trois tasses. Il va se passer quelque chose de fort semblable, pour des enjeux plus conséquents qu’une poignée de petite monnaie.
Nous allons ralentir le texte pour que vous puissiez bien suivre les phases successives de la manipulation.
Dans la Salle d’Accouchement n° 3, Mrs Deirdre Young est en train d’accoucher d’un petit bébé blond de sexe mâle, que nous appellerons le bébé A.
Dans la Salle d’Accouchement n° 4, Mrs Harriet Dowling, épouse de l’attaché culturel américain, est en train d’accoucher d’un petit bébé blond de sexe mâle, que nous appellerons le bébé B.
La sœur Mary Loquace est sataniste pratiquante depuis sa naissance. Enfant, elle a suivi l’enseignement irréligieux et a remporté de mauvais points en écriture et en lecture d’entrailles. Quand on lui a demandé de rejoindre l’Ordre Babillard, elle a obéi. Ses dons naturels la prédisposaient à suivre une telle voie et, de toute façon, elle savait qu’elle y retrouverait des copines. Elle manifesterait une intelligence certaine si l’occasion s’en présentait, mais elle a depuis longtemps la conviction qu’une cervelle d’oiseau vous aplanit le cours d’une existence, pour utiliser ses propres termes. Pour l’heure, on lui remet un petit bébé blond de sexe mâle, que nous appellerons l’Adversaire, le Destructeur de Rois, l’Ange de l’Abîme sans Fond, la Grande Bête nommée Dragon, le Prince de ce Monde, le Père du Mensonge, l’Engeance de Satan et le Seigneur des Ténèbres.
Observez attentivement. Nous mélangeons…
« C’est lui ? demanda la sœur Mary en considérant le bébé. Je m’attendais à ce qu’il ait des yeux bizarres. Rouges, ou verts. Ou de tout petits petons fourchus. Ou une meugnonne petite queue. » Tout en parlant, elle le retourna. Pas de cornes, non plus. Le fils du Malin paraissait tellement normal que c’en était inquiétant.
« C’est bien lui, répondit Rampa.
— Imaginez-vous un peu. Je tiens l’Antéchrist entre mes mains. Et je suis en train de lui faire prendre son bain. Et je compte les zoulis doigts de ses petits petons… »
Perdue dans un songe personnel, elle s’adressait maintenant directement à l’enfant. Rampa agita la main en face de sa cornette. « Hé ! Hou hou, sœur Mary ?
— Excusez-moi, monsieur. Mais c’est un véritable amour. Est-ce qu’il ressemble à son père ? Mais bien sûr qu’on lui ressemble, à son papa ! Hein, qu’on ressemble à son papounet ?
— Non, affirma catégoriquement Rampa. Et maintenant, à votre place, j’irais en salle de délivrance.
— Vous croyez qu’il se souviendra de moi quand il sera grand ? » demanda la sœur Mary, rêveuse, en se coulant dans le couloir.
« Priez que non », dit Rampa avant de s’enfuir.
La sœur Mary traversa l’hôpital nocturne avec l’Adversaire, le Destructeur de Rois, l’Ange de l’Abîme sans Fond, la Grande Bête nommée Dragon, le Prince de ce Monde, le Père du Mensonge, l’Engeance de Satan et le Seigneur des Ténèbres dans les bras. Elle trouva un moïse dans lequel elle le coucha.
Il gloussa. Elle lui fit une chatouille.
Une tête d’infirmière-chef émergea par l’encadrement d’une porte : « Sœur Mary, qu’est-ce que vous fichez ici ? Vous n’êtes pas de service dans la chambre n° 4 ?
— Maître Rampa m’a dit…
— Allez, filez comme une bonne petite sœur. Vous avez vu le mari quelque part ? Il n’est plus en salle d’attente.
— Je n’ai vu que Maître Rampa, qui m’a dit…
— Je n’en doute pas, trancha la sœur Grâce Volubile. Je suppose qu’il vaut mieux que j’aille moi-même chercher ce pauvre homme. Entrez et tenez-la à l’œil. Elle est encore dans le coton, mais le bébé est en pleine forme. » La sœur Grâce s’interrompit « Pourquoi clignez-vous de l’œil ? Vous avez mal ?
— Vous savez bien ! siffla sœur Mary de façon théâtrale. Les bébés. L’échange…
— Oui, oui. Bien sûr. Chaque chose en son temps. On ne peut pas laisser le père errer au petit bonheur, n’est-ce pas ? On ne sait jamais ce qu’il pourrait découvrir. Alors attendez ici et surveillez le bébé, vous serez bien aimable. »
Elle descendit le couloir encaustiqué, tous voiles dehors. La sœur Mary, poussant le berceau, entra en salle de délivrance.
Mrs Young n’était plus dans le coton. Elle dormait à poings fermés, avec cette expression de solide contentement de ceux qui savent que, pour une fois, toutes les responsabilités reposent sur les épaules d’autrui. Le bébé A dormait à ses côtés, pesé et étiqueté. La sœur Mary, à qui on avait appris à être serviable, retira l’étiquette portant le nom du bébé, la copia et attacha le double sur le bébé dont elle avait la garde.
Les deux bébés se ressemblaient : petits, boursouflés, avec un faux air de Winston Churchill.
Bon, se dit la sœur Mary, je prendrais bien une tasse de thé, moi.
La plupart des pensionnaires du couvent étaient des satanistes traditionalistes, comme leurs parents et leurs grands-parents. On les avait élevés ainsi et, à y regarder de près, ils n’étaient pas vraiment mauvais. En règle générale, les humains ne sont pas vraiment mauvais. Ils se laissent séduire par les idées nouvelles, c’est tout : on enfile de grandes bottes et on se met à fusiller les gens, on s’habille en blanc et on se met à lyncher les gens, on s’affuble de jeans à fleurs et on se met à jouer de la guitare aux gens. Offrez à un humain de nouvelles idées et un costume : il ne tardera pas à vous suivre, cœur et âme. De toute façon, recevoir une éducation sataniste tend à dépoétiser la chose. C’est quelque chose qu’on fait le samedi soir. Le reste du temps, on vit sa vie de son mieux, comme tout le monde. De plus, la sœur Mary était infirmière, et les infirmières de toutes confessions sont avant tout infirmières, un métier où, en priorité, on porte sa montre à l’envers, on garde son calme dans les moments d’urgence et on meurt d’envie de boire une bonne tasse de thé. Elle espérait que quelqu’un viendrait vite ; elle avait fait le plus important, maintenant, et elle voulait son thé.
On comprendra peut-être mieux les affaires humaines s’il est clairement dit que ce ne sont pas des gens fondamentalement bons ou fondamentalement mauvais qui sont à l’origine des plus grands triomphes ou des plus grandes tragédies de l’Histoire, mais des gens fondamentalement humains.
On frappa à la porte. La sœur Mary ouvrit.
« Ça y est ? C’est fait ? s’enquit Mr Young. Je suis le père. Le mari. Enfin, l’un ou l’autre. Les deux. »
La sœur Mary attendait d’un attaché culturel américain qu’il ait la prestance de Blake Carrington ou de J.R. Ewing. Mr Young ne ressemblait pas aux Américains qu’on voit à la télévision, sauf peut-être aux shérifs condescendants des séries policières les plus réussies4. Elle était assez déçue. Par son gilet en laine aussi, d’ailleurs.
Elle ravala sa déconvenue. « Oooh, oui, dit-elle. Félicitations. Madame votre épouse dort, le pauvre chou. ».
Mr Young jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de la sœur. « Des jumeaux ? » Il tendit la main vers sa pipe.
Interrompit son geste. Le reprit. « Des jumeaux ? Il n’a jamais été question de jumeaux.
— Oh, non, se hâta d’expliquer la sœur Mary. Voici le vôtre. L’autre… euh… c’est celui de quelqu’un d’autre. Je le surveille juste en attendant le retour de la sœur Grâce. Non », insista-t-elle en indiquant du doigt l’Adversaire, le Destructeur de Rois, l’Ange de l’Abîme sans Fond, la Grande Bête nommée Dragon, le Prince de ce Monde, le Père du Mensonge, l’Engeance de Satan et le Seigneur des Ténèbres, « c’est celui-ci qui est à vous. Du sommet de son crâne jusqu’au bout de ses petits petons fourchus — ce qu’ils ne sont pas », s’empressa-t-elle d’ajouter.
Mr Young baissa les yeux pour un examen.
« Ah, certes, fit-il sur un ton dubitatif. Tout le portrait de mon côté de la famille. Il… euh, il a tout ce qu’il faut aux endroits où il faut, je pense ?
— Oh, oui. C’est un enfant très normal. Très, très normal. »
Un silence. Ils contemplèrent le bébé endormi.
« Vous n’avez pas beaucoup d’accent, constata la sœur Mary. Vous êtes ici depuis longtemps ?
— Dix ans environ, répondit Mr Young, vaguement surpris de la question. Mon travail s’est relocalisé, voyez-vous, et j’ai dû suivre.
— J’ai toujours pensé que ce devait être un métier passionnant », confia la sœur Mary. Mr Young parut ravi. Tout le monde n’était pas aussi sensible aux aspects les plus palpitants de la comptabilité.
« Je suppose que c’était très différent dans votre ancien poste, poursuivit la sœur Mary.
— Probablement, en effet. » Mr Young n’y avait jamais vraiment réfléchi. Luton, dans son souvenir, ressemblait beaucoup à Tadfield. Les mêmes haies entre votre jardin et la gare. Les mêmes gens.
« Des bâtiments plus hauts, par exemple », ajouta la sœur Mary à bout d’arguments.
Mr Young la regarda. Un seul bâtiment lui venait à l’esprit : le siège de la compagnie d’assurances Alliance & Leicester.
« Et on doit souvent vous inviter à des garden-parties », poursuivit la sœur.
Ah ! Là, Mr Young se retrouvait en territoire connu. Deirdre raffolait de ce genre de choses et le mettait à contribution pour tenir le stand de brocante, dans les grandes occasions.
« Des tas, répondit-il avec chaleur. Deirdre prépare elle-même des confitures, vous savez. Et en général, je donne un coup de main, pour les antiquités. »
La sœur Mary n’avait jamais imaginé sous cet angle les réceptions à Buckingham, mais il est vrai que le terme décrivait parfaitement nombre de gens qu’elle avait vus en photo.
« C’est une grande responsabilité, je suppose, dit-elle. J’ai entendu dire que Sa Majesté recevait souvent des hôtes étrangers assez âgés.
— Je vous demande pardon ?
— Je voue une grande admiration à la famille royale, vous savez.
— Oh, moi aussi », assura Mr Young, ravi de se raccrocher à cet îlot de terre ferme au milieu d’un flot d’incohérences. Oui, avec la famille royale, on savait toujours où on en était. Enfin, avec les membres convenables de la famille, ceux qui ne ménageaient pas leurs efforts chaque fois qu’il s’agissait de saluer la foule ou d’inaugurer des ponts. Pas ceux qui traînaient en boîte de nuit jusqu’à des heures indues et qui vomissaient sur les paparazzi.5
« Oh, c’est bien. Je croyais que la royauté n’était pas très bien vue chez vous, avec tous ces révolutionnements et vos histoires de services à thé jetés à la mer. »
Elle continua de jacasser, soutenue par les préceptes de son Ordre : toujours dire ce qui vous passait par la tête. Mr Young était complètement perdu, et trop las pour s’en soucier vraiment La vie monacale rendait sans doute les gens un peu bizarres. Il aurait aimé voir Mrs Young se réveiller. Et soudain, un élément du papotage de la sœur Mary fit naître en lui une lueur d’espoir.
« Serait-il éventuellement possible d’avoir une tasse de thé ? glissa-t-il.
— Oh, pardon, s’exclama la sœur Mary en plaquant sa main sur sa bouche. Mais où avais-je donc la tête ? »
Mr Young ne se risqua à aucun commentaire.
« Je m’en occupe immédiatement, dit-elle. Mais vous ne préféreriez pas du café, plutôt ? Il y a un distributeur automatique à l’étage.
— Du thé, s’il vous plaît.
— Ma parole, vous vous êtes réellement acclimaté, hein ? » pépia gaiement la sœur Mary en quittant la pièce dans un tumulte de voiles.
Mr Young, abandonné avec une épouse et deux bébés endormis, se laissa choir sur une chaise. Oui, ça devait être le résultat de trop de réveils aux aurores, de génuflexions et tout le tintouin. De braves femmes, bien entendu, mais pas entièrement mens sana. Il avait vu un film de Ken Russell, un jour. Une histoire de bonnes sœurs. Bon, apparemment, il ne se passait ici rien dans ce goût-là, mais il n’y a pas de fumée sans feu, comme on dit…
Il poussa un soupir.
C’est à cet instant que le bébé A se réveilla et commença à pleurer avec vaillance.
Mr Young n’avait pas eu à calmer un bébé depuis des années. Il n’avait jamais été doué pour cette tâche. Il respectait trop Sir Winston Churchill pour ne pas être gêné en tapotant les fesses de sa réplique en miniature.
« Bienvenue dans le monde, marmonna-t-il. Tu verras, on finit par s’habituer. »
Le bébé referma la bouche et dévisagea Mr Young avec une moue de général récalcitrant.
C’est l’instant que choisit la sœur Maiy pour revenir avec le thé. Toute sataniste qu’elle était, elle avait également déniché une assiette où elle avait disposé de petits gâteaux couverts de sucre glace. Le genre qu’on trouve toujours au fond des boîtes d’assortiment pour le thé. Ceux de Mr Young avaient le rose des équipements chirurgicaux et arboraient le dessin d’un bonhomme de neige.
« Vous ne connaissez sûrement pas. Pour vous, ce sont des cookies. Nous, nous les appelons bis-cuits. »
Mr Young ouvrait la bouche pour expliquer que, oui, en effet, lui aussi, comme tout le monde à Luton, quand une nouvelle bonne sœur entra précipitamment, hors d’haleine.
Elle jeta un coup d’œil à la sœur Mary, se souvint que Mr Young ne connaissait les pentacles ni d’Ève ni d’Adam et se borna à indiquer du doigt le bébé A, en clignant de l’œil.
Sœur Mary opina et lui rendit son clin d’œil.
La religieuse sortit en poussant le chariot avec l’enfant. Dans le registre des communications humaines, un clin d’œil est riche de sens. Un seul clin d’œil peut signifier beaucoup de choses. Par exemple, celui de la nouvelle arrivante avait dit :
Où Diable étais-tu ? Le bébé B est là, nous sommes prêtes à faire l’échange, et tu es en train de boire ton thé dans la mauvaise chambre, avec l’Adversaire, le Destructeur de Rois, l’Ange de l’Abîme sans Fond, la Grande Bête nommée Dragon, le Prince de ce Monde, le Père du Mensonge, l’Engeance de Satan et le Seigneur des Ténèbres. Tu te rends compte que j’ai failli me faire tirer dessus ?
Pour elle, le clin d’œil que lui adressa la sœur Mary en réponse signifiait : Voici l’Adversaire, le Destructeur de Rois, l’Ange de l’Abîme sans Fond, la Grande Bête nommée Dragon, le Prince de ce Monde, le Père du Mensonge, l’Engeance de Satan et le Seigneur des Ténèbres, et je ne peux pas parler pour l’instant, à cause du non-initié ici présent.
Tandis que, pour la sœur Mary, le clin d’œil de sa collègue signifiait plutôt :
Bien joué, sœur Mary – tu as interverti les bébés toute seule. Maintenant, indique-moi le bébé surnuméraire, que je t’en débarrasse pour te laisser savourer ta tasse de thé en compagnie de son Éminence Royale, le Culturel Américain.
Par conséquent, son propre clin d’œil avait valeur de : Tiens, ma chère, le voilà : c’est le bébé B, emporte-le et laisse-moi bavarder avec son Excellence. J’ai toujours voulu savoir pourquoi ils avaient ces grands bâtiments tout couverts de miroirs.
Les subtilités de l’échange échappèrent complètement à Mr Young, que toutes ces marques discrètes d’affection embarrassaient au plus haut point et qui songeait : Sacré Ken Russell ! Pas de doute, il sait de quoi il parle.
L’erreur commise par la sœur Mary aurait pu être découverte par la seconde bonne sœur si celle-ci n’avait pas été sévèrement perturbée par les agents des Services Secrets qui occupaient la chambre de Mrs Dowling et considéraient la religieuse avec un malaise croissant. En effet, on leur avait appris à réagir d’une certaine façon face à des gens vêtus de longues robes et de longues coiffes, et ils se trouvaient confrontés pour l’heure à des signaux contradictoires. Les gens troublés ne sont pas les plus qualifiés pour manipuler des armes, particulièrement quand ils viennent d’assister à un accouchement par la méthode naturelle, une façon absolument antiaméricaine de mettre de nouveaux citoyens au monde. Pour tout aggraver, ils avaient entendu dire que le couvent possédait une réserve de missels.
Mrs Young remua.
« Vous avez choisi un prénom ? susurra la sœur Mary.
— Hmm ? demanda Mr Young. Oh, non, pas vraiment. Si ça avait été une fille, nous l’aurions baptisée Lucinda, comme ma mère. Ou Germaine. Ça, c’était l’idée de Deirdre.
— Absinthe, c’est très joli », suggéra la bonne sœur, qui connaissait ses classiques. « Ou Damien. C’est très en vogue, Damien. »
Anathème Bidule – sa mère, qui n’avait guère étudié là théologie, avait lu le mot un jour, et jugé que ce serait un prénom ravissant pour une fille – Anathème, donc, avait huit ans et demi, et elle lisait le Livre sous les draps, à la lueur d’une lampe de poche.
Les autres enfants apprennent à lire sur des abécédaires ornés d’images bigarrées représentant des arbres, des balles, des chiens et tutti quanti. Pas la famille Bidule. Anathème avait appris à lire dans le Livre.
On n’y trouvait ni arbres, ni balles. Il y figurait une assez jolie gravure sur bois, représentant Agnès Barge sur le bûcher, avec une expression plutôt guillerette.
Le premier mot qu’Anathème avait su reconnaître, c’était belles. À huit ans et demi, rares sont ceux qui savent que beau a parfois le sens de « scrupuleusement exact », mais Anathème était du nombre.
Le deuxième mot fut bonne.
La première phrase qu’elle ait jamais lue à voix haute fut :
« Je te le dicz, entends bien mes paroles. Quatre chevaulcheront, et quatre mefmement, et troys parcourront les Cieulx comme deux, et un Seul voyagera dans les Flammes ; et rien ne sçaura les arrefter : poiffons ni pluie ni route, Ange ni Démon. Et tu seras là toi aussi, Anathème. »
Anathème adorait lire des choses qui parlaient d’elle.
(Des parents aimants, abonnés aux suppléments du dimanche convenables, pouvaient acheter certains livres, où le nom de leur progéniture apparaissait en lieu et place de celui du héros ou de l’héroïne. Cette initiative avait pour but d’intéresser l’enfant au livre. Dans le cas d’Anathème, elle n’était pas seule à figurer dans le Livre — et avec une exactitude absolue, jusqu’ici. On y parlait aussi de ses parents, de ses grands-parents et de tout le monde, en remontant jusqu’au XVIIe siècle. Elle était encore trop jeune et trop égocentrique pour attacher de l’importance au fait qu’on n’évoquait nulle part ses enfants ni, d’ailleurs, aucun événement futur au-delà d’un délai de onze ans. Mais quand on a huit ans et demi, onze ans représentent toute une existence, ce qui allait être le cas, s’il fallait en croire le Livre.)
C’était une enfant intelligente, au visage pâle, aux yeux et aux cheveux noirs. La plupart des gens étaient mal à l’aise en sa présence, une caractéristique familiale qu’elle avait héritée de son arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère, en même temps que de dons paranormaux, en quantité supérieure à la dose idéale.
Elle était précoce et assurée. Le seul reproche que ses maîtres osaient adresser à Anathème concernait son orthographe ; non qu’elle soit mauvaise, mais elle avait trois siècles de retard.
Les bonnes sœurs prirent le bébé A et l’échangèrent contre le bébé B sous le nez de la femme de l’attaché culturel et des agents de sécurité, en usant d’un habile expédient : elles emmenèrent le bébé sur un chariot (« Il faut le peser, ma petite dame, c’est obligatoire, c’est la loi. ») pour en ramener un autre, un peu plus tard.
L’attaché culturel lui-même, Thaddeus J. Dowling, avait été rappelé en catastrophe à Washington quelques jours plus tôt, mais il était resté en contact avec Mrs Dowling à travers toute l’expérience de l’accouchement, pour l’aider à respirer.
La présence de son conseiller financier sur une autre ligne n’avait pas facilité l’opération. À un moment donné, il avait été obligé de la faire patienter vingt minutes au bout du fil.
Mais ça ne comptait pas.
La naissance d’un enfant est l’expérience la plus heureuse que deux êtres humains peuvent partager, et il ne voulait pas en rater une seconde.
Il avait demandé à un agent des Services Secrets de tout filmer au Caméscope.
En règle générale, le Mal ne se repose jamais, et il ne voit donc pas pourquoi tout le monde ne ferait pas de même. Mais Rampa aimait dormir, c’était un des plaisirs de ce monde. Particulièrement au terme d’un bon repas. Il avait dormi pendant presque tout le XIXe siècle, par exemple. Non qu’il en ait besoin, mais il aimait ça6.
Un des plaisirs de ce monde. Il avait intérêt à les goûter au maximum, maintenant, tant que c’était encore possible…
La Bentley rugissait dans la nuit, en direction de l’est.
Bien entendu, il était en faveur de l’Apocalypse, par principe. Si on lui avait demandé pour quelle raison il avait passé des siècles à manipuler les affaires de l’humanité, il aurait répondu : « Oh, pour qu’arrive l’Apocalypse et que triomphent les forces du Mal. » Mais il y a une différence entre travailler dans ce but, et le voir se concrétiser.
Rampa avait toujours su qu’il verrait la fin du monde : il était immortel, il n’avait donc pas le choix. Mais il avait espéré que ça n’arriverait pas avant très longtemps.
Parce qu’il aimait bien les gens. C’est un grave défaut, chez un démon.
Oh, certes, il faisait de son mieux pour empoisonner leur courte existence ; c’était son travail. Mais il n’aurait jamais pu imaginer les horreurs dont le genre humain était capable. Les mortels semblaient particulièrement doués pour ça. C’était dans leur nature, apparemment. Le monde dans lequel ils naissaient démontrait son hostilité par mille petits détails, et ils s’ingéniaient à encore envenimer la situation. Au fil des ans, Rampa avait eu de plus en plus de mal à accomplir des actes assez démoniaques pour trancher sur le fond perpétuel de méchanceté ambiante. À plusieurs reprises, au cours du dernier millénaire, il avait eu envie d’envoyer un message aux Tréfonds pour dire : Écoutez, autant laisser tomber tout de suite, fermez Dis, le Pandémonium et tout le tremblement, on va s’installer en surface. On n’inventera rien qu’ils n’aient déjà mis en pratique, et ils sont capables de trucs qui ne nous seraient jamais venus à l’idée, souvent avec des électrodes. Ils ont une chose dont nous manquons totalement : l’imagination. Et l’électricité, bien sûr.
N’est-ce pas un mortel qui avait écrit : « L’enfer est désert et tous les démons sont ici. »
On avait félicité Rampa pour l’Inquisition espagnole. C’est vrai, il vivait en Espagne à l’époque ; en fait, il traînait dans les cantinas des régions les plus agréables. Il n’était même pas au courant, avant de recevoir la citation. Il était allé jeter un coup d’œil et était revenu prendre une cuite qui avait duré une semaine.
Et Jérôme Bosch… Quel cinglé !
Et quand on les croyait pervers au-delà de tout ce que l’Enfer pouvait concocter, ils manifestaient à l’occasion plus de grâce que le Ciel n’en aurait pu rêver. Souvent, c’était le même type dans les deux cas. Ça venait de cette histoire de libre arbitre, bien entendu. Démoralisant.
Aziraphale avait tenté de lui expliquer tout ça, un jour. Le principe, avait-il dit – c’était vers 1020, ils venaient de conclure leur petit Accord –, le principe, c’est qu’un humain choisit d’être bon ou mauvais. Tandis que le rôle de gens comme Rampa et, bien sûr, lui-même, était défini dès le départ. Les humains ne pouvaient pas atteindre à la béatitude s’ils n’avaient pas la capacité d’être vraiment mauvais.
Rampa y avait réfléchi quelque temps, et avait répondu, aux alentours de 1023 : Hé, minute, ça ne fonctionne, tu vois, que si tout le monde part à égalité, non ? On ne peut pas espérer que quelqu’un qui fait ses débuts dans une masure fangeuse au beau milieu d’une zone de conflits se débrouille aussi bien que celui qui naît dans un château.
— Ah, avait répliqué Aziraphale, c’est là que ça prend tout son sel. Plus on commence bas, plus on a de chances.
— C’est imbécile ! s’était exclamé Rampa.
— Non, c’est ineffable.
Aziraphale. L’Ennemi, bien entendu. Mais un ennemi depuis six millénaires, ce qui faisait de lui un ami, plus ou moins.
Rampa tendit la main vers le téléphone.
Un démon n’a pas son libre arbitre, évidemment. Mais on ne fréquente pas les humains sans apprendre une ou deux petites choses.
Ni Damien ni Absinthe n’avaient franchement emballé Mr Young. Pas plus qu’aucune suggestion de la sœur Mary Loquace, qui avait mis à contribution la moitié des Enfers et une bonne partie de l’Âge d’Or de Hollywood.
« Oh », finit-elle par dire, un peu vexée. « Je ne vois pas ce que vous reprochez à Errol. Ou à Cary. Ce sont deux très jolis prénoms américains.
— Je cherchais quelque chose de plus… eh bien, de plus traditionnel, expliqua Mr Young. Nous avons toujours préféré les prénoms simples, dans la famille. »
La sœur Mary eut un sourire resplendissant. « Vous avez raison. Rien ne vaut les anciens noms, si vous voulez mon avis.
— Un prénom bien de chez nous, comme on en trouve dans la Bible », fit Mr Young. « Matthew, Mark, Luke ou John », supputa-t-il. La sœur Mary fit la grimace. « Seulement, ça ne fait plus très biblique, en fin de compte. Ça fait plutôt penser à des cow-boys ou à des footballeurs, je trouve.
— Saül, c’est joli, suggéra la sœur Mary avec un léger espoir.
— Pas trop ancien, quand même.
— Ou Caïn. Ça sonne très moderne, Caïn, je vous assure, risqua la sœur Mary.
— Hmmm. » Mr Young ne semblait pas convaincu.
« Il y a toujours… Il y a toujours Adam », dit la sœur Mary. Voilà qui devrait limiter les dégâts, se dit-elle.
« Adam ? » répéta Mr Young.
On aimerait se dire que les sœurs satanistes firent discrètement adopter le bébé en surnombre, le bébé B. Qu’il grandit, devint un enfant normal, heureux, rieur, débordant d’énergie et d’exubérance ; et qu’il grandit encore, fut un adulte normal et raisonnablement heureux.
Et c’est peut-être ce qui s’est passé.
Imaginez son premier prix d’orthographe, à l’école primaire ; son séjour à la fac, sans histoire mais agréable ; son travail de comptable dans le cadre de l’immobilière de Tadfield et Norton ; sa charmante épouse. Vous voulez peut-être ajouter quelques enfants et un violon d’Ingres — la restauration de motos de collection, par exemple, ou l’élevage de poissons tropicaux.
Vous ne tenez pas à savoir ce qui pourrait arriver au bébé B.
Nous trouvons votre version bien meilleure, de toute façon.
Si ça se trouve, ses poissons tropicaux lui ont valu de remporter plusieurs trophées.
Dans une petite maison de Dorking, dans le Surrey, une lumière brillait à la fenêtre d’une chambre.
Newton Pulsifer, douze ans, maigre, avec des lunettes, aurait dû être couché depuis des heures.
Mais sa mère, convaincue du génie de son rejeton, lui permettait de rester debout longtemps après l’heure normale, de façon à conduire ses « expériences ».
L’expérience en cours consistait à changer la prise d’une antique radio en bakélite que sa mère lui avait donnée pour qu’il joue avec. Il était assis devant ce qu’il avait baptisé du fier nom d’ « établi », une vieille table en piètre état encombrée de bobinages de fil électrique, de batteries, de petites ampoules et d’un poste à galène qu’il avait fabriqué lui-même et qui n’avait jamais fonctionné. Il n’avait pas réussi non plus à remettre la radio en bakélite en état de marche, mais là aussi, reconnaissons-le, il n’atteignait jamais un stade si avancé.
Trois maquettes d’avions légèrement contrefaites pendaient par des fils de coton au plafond de la chambre.
Même un observateur distrait aurait constaté qu’elles étaient l’œuvre de quelqu’un de très minutieux et de très soigneux, mais pas vraiment doué pour les maquettes d’avions. Il en était lamentablement fier, même du Spitfire, dont il avait plutôt raté les ailes.
Il remonta ses lunettes sur son nez, plissa les yeux pour mieux voir la prise, et posa son tournevis.
Il était très optimiste, cette fois-ci ; il avait suivi à la lettre les instructions sur la façon de changer une prise, page 5 du Je sais tout sur l’Électronique pratique (plus : 101 façons de s’amuser sans risque avec l’électricité). Il avait relié les fils de couleur adéquats aux bornes de couleur correspondantes ; vérifié le fusible, qui était de l’ampérage correct ; tout revissé. Jusqu’ici, pas de problème.
Il brancha la prise. Puis il fit passer l’électricité.
Toutes les lumières de la maison s’éteignirent.
L’orgueil illumina le visage de Newton. Il faisait des progrès. À sa dernière tentative, il avait complètement plongé Dorking dans les ténèbres, et un employé de la Compagnie d’Électricité était venu pour avoir un petit entretien avec sa maman.
Il éprouvait une passion torride et totalement à sens unique pour tout ce qui était électrique. Son école s’enorgueillissait de posséder un ordinateur, et une demi-douzaine d’élèves studieux restaient après les cours pour se livrer à diverses activités avec des cartes perforées. Quand le professeur responsable de l’ordinateur avait enfin accédé aux prières de Newton qui voulait les rejoindre, le jeune garçon n’avait réussi à introduire qu’une seule et minuscule carte dans l’ordinateur. La machine l’avait déchiquetée avant de s’étouffer avec.
Newton en avait la certitude, l’avenir appartenait aux ordinateurs. Quand le futur arriverait, il serait à la pointe de la nouvelle technologie.
Le futur avait ses propres théories sur le sujet. Tout était consigné dans le Livre.
Adam, réfléchit Mr Young. Il prononça le mot à voix haute, pour entendre comment cela sonnait. « Adam. » Hmmm…
Il baissa les yeux sur les boucles dorées de l’Adversaire, du Destructeur de Rois, de l’Ange de l’Abîme sans Fond, de la Grande Bête nommée Dragon, du Prince de ce Monde, du Père du Mensonge, de l’Engeance de Satan et du Seigneur des Ténèbres.
« Vous savez, conclut-il au bout d’un moment, je crois bien qu’il a une tête à s’appeler Adam. »
Ça n’avait pas été pendant l’horreur d’une profonde nuit.
L’horreur, ce fut deux jours plus tard, environ quatre heures après le départ de Mrs Dowling et de Mrs Young, accompagnées de leurs bébés respectifs. La nuit était particulièrement horrible et profonde, et, sitôt après minuit, tandis qu’un orage atteignait son paroxysme, la foudre frappa le couvent de l’Ordre Babillard, allumant un incendie sur le toit de la sacristie.
Personne ne fut gravement blessé, mais le sinistre dura plusieurs heures, causant pas mal de dégâts.
Le responsable de l’incendie rôdait sur une colline voisine et observait les flammes. C’était la dernière tâche de ce grand et mince Duc des Enfers avant qu’il ne regagne les régions infernales, et il l’avait menée à bien.
Il pouvait tranquillement laisser Rampa s’occuper du reste.
Hastur rentra chez lui.
Dans la hiérarchie des anges, Aziraphale occupait le rang de Principauté, mais de nos jours, le terme prêtait à plaisanterie.
S’ils avaient eu le choix, ni Rampa ni lui n’auraient choisi la compagnie de l’autre, mais ils étaient tous deux hommes du monde – disons : des créatures à forme d’homme – et l’Accord avait fonctionné à leur avantage tout ce temps. Et puis, on finit par s’habituer au seul autre visage que l’on côtoie durant six millénaires.
L’Accord était d’une simplicité extrême, à tel point en fait que la majuscule était presque superflue et ne se justifiait que par sa longévité. C’était le genre d’accord de bon sens que les espions isolés, travaillant dans des conditions difficiles loin de leurs supérieurs, concluent avec leurs homologues quand ils comprennent qu’ils ont plus de points communs avec des adversaires immédiats qu’avec de lointains alliés. Il stipulait une non-intervention tacite dans leurs activités respectives. S’il empêchait toute victoire décisive, l’Accord leur épargnait également des défaites cuisantes, et les deux partis pouvaient rendre compte à leurs maîtres des grands progrès accomplis face à des ennemis retors et bien renseignés.
En pratique, cela voulait dire que Rampa avait pu développer Manchester tandis qu’Aziraphale avait les mains libres sur tout le territoire du Shropshire. Glasgow avait échu à Rampa, et Édimbourg à Aziraphale (aucun d’eux ne revendiquait Milton Keynes7, mais tous deux avaient présenté la ville comme une réussite).
Et puis, bien entendu, il avait semblé normal que chacun tienne la boutique de l’autre, pour ainsi dire, quand le bon sens le suggérait. Ils étaient tous deux de souche angélique, après tout. Si l’un devait se rendre à Hull pour une petite tentation vite fait, il pouvait bien en passant s’occuper d’une extase divine sans fioritures à l’autre bout de la ville. Après tout, elle aurait lieu de toute manière ; en gérant l’affaire de façon pragmatique, tout le monde bénéficiait de plus de temps libre et les frais généraux diminuaient d’autant.
L’Accord infligeait à l’occasion des pincements de culpabilité à Aziraphale, mais des siècles passés à côtoyer l’humanité avaient eu sur lui le même effet que sur Rampa, quoique dans le sens opposé.
Et puis, les Autorités ne semblaient guère se soucier de savoir qui faisait le travail, du moment qu’il était fait.
Pour l’instant, Aziraphale se tenait aux côtés de Rampa, sur les berges de l’étang de St James’s Park. Ils jetaient du pain aux volatiles.
Les canards de St James’s Park ont tellement l’habitude d’être nourris par des agents secrets en conciliabule clandestin, qu’ils manifestent un réflexe pavlovien typique. Mettez un canard de St James’s Park dans une cage de laboratoire et montrez-lui la photo de deux hommes – l’un porte en général un manteau à col de fourrure, l’autre quelque chose de sombre et une écharpe – et la bestiole commence à guetter sa provende. Si le pain noir de l’attaché culturel russe est particulièrement recherché par les canards les plus gourmets, le pain de mie détrempé à la sauce brune du chef du MI9 régale les connaisseurs.
Aziraphale lança un croûton à un canard ébouriffé, qui le saisit au vol et coula immédiatement à pic.
L’ange se retourna vers Rampa : « Tout de même, mon cher…
— Oh, pardon. La force de l’habitude… » Le canard furibond refit surface.
« Nous savions qu’il se tramait quelque chose, évidemment, reprit Aziraphale. Mais on imagine plus volontiers ce genre d’événement aux États-Unis. Ils adorent ça, là-bas.
— Ce n’est pas encore exclu », maugréa Rampa. Il regardait d’un air songeur sa Bentley de l’autre côté du parc. On était en train de fixer méticuleusement un sabot de Denver sur une des roues arrière.
« Ah oui, le politicien américain, se souvint l’ange. Un peu ostentatoire, tu ne trouves pas ? On dirait que l’Apocalypse est un film à grand spectacle que vous cherchez à vendre au plus grand nombre de pays possible.
— Tous les pays. La Terre et tous ses royaumes. »
Son dernier quignon lancé aux canards, qui s’en furent embêter l’attaché naval bulgare et un homme aux allures furtives, portant une cravate aux couleurs de Cambridge, Aziraphale jeta soigneusement le sac en papier dans une poubelle. Puis, il se retourna vers Rampa.
« C’est nous qui allons gagner, bien entendu, annonça-t-il.
— Ce n’est pas dans ton intérêt, répliqua le démon.
— Et pourquoi donc, je te prie ?
— Enfin, écoute ! Combien de musiciens crois-tu qu’il y a de votre côté ? Des musiciens de premier ordre, entendons-nous bien. »
La question sembla prendre Aziraphale au dépourvu.
« Eh bien, je dirais…
— Deux, annonça Rampa. Elgar et Liszt. Point final. Tous les autres sont chez nous. Beethoven, Brahms, la famille Bach au grand complet, Mozart, toute l’équipe… Tu te vois passer une éternité en compagnie d’Elgar ? »
Aziraphale ferma les yeux. « Trop bien, gémit-il.
— Eh bien, nous y voilà », fit Rampa, une lueur de triomphe dans l’œil. Il connaissait bien les points faibles d’Aziraphale. « Plus de disques compacts. Fini, les concerts à l’Albert Hall. Fini, les concerts promenades. Fini, le festival de Glyndeboume. Il n’y aura plus que des chœurs célestes à longueur de journée.
— Ineffable, murmura Aziraphale.
— Comme des œufs sans sel, tu l’as dit. Ce qui me fait penser à autre chose. Fini, le sel, fini, les œufs. Fini, le saumon de Norvège avec une sauce aux radis. Fini, les pittoresques petits restaurants où on te connaît par ton nom. Euh… Fini, les mots croisés du Daily Telegraph. Fini, les petites boutiques d’antiquaire. Et fini, les librairies. Fini, les vieilles éditions rares et curieuses. Fini… » Rampa raclait les fonds de tiroirs des goûts d’Aziraphale. « … les tabatières Régence en argent…
— La vie sera plus belle quand nous aurons triomphé ! croassa l’ange.
— Mais pas aussi intéressante. Allons, j’ai raison, tu le sais bien. Tu serais aussi heureux avec une harpe que moi avec une fourche.
— Tu sais parfaitement que nous ne jouons pas de la harpe.
— Et nous n’employons pas la fourche. C’était une simple figure de style. »
Ils se regardèrent un instant.
Aziraphale étala ses mains élégantes et manucurées.
« Mes collègues sont ravis de voir sonner l’heure décisive, tu sais. C’est le but ultime, vois-tu. La grande épreuve finale. Les glaives de flamme, les Quatre Cavaliers, les mers de sang, toutes ces formalités vulgaires. » Il haussa les épaules.
« Et après ? Fin de partie, introduisez une autre pièce ? demanda Rampa.
— J’ai parfois du mal à suivre ta façon de t’exprimer.
— J’aime les mers comme elles sont. Rien n’est inévitable. Rien n’oblige à conduire des tests jusqu’à destruction complète, uniquement pour vérifier que tout correspond aux normes. »
Aziraphale haussa à nouveau les épaules.
« Voilà encore de la sagesse ineffable, j’en ai peur. »
L’ange frissonna et serra son imperméable contre lui. Des nuages gris s’amoncelaient au-dessus de la ville.
« Allons quelque part où il fait plus chaud.
— C’est à moi que tu proposes ça ? » grommela Rampa.
Ils marchèrent un moment dans un silence lugubre.
« Non que je sois en désaccord avec toi, expliqua l’ange tandis qu’ils traversaient la pelouse. Seulement, je n’ai pas le droit de désobéir. Tu le sais bien.
— Moi non plus. »
Aziraphale lui coula un regard en biais. « Oh, allons donc ! Je t’en prie. Tu es un démon, après tout.
— Oui, mais les miens n’apprécient la désobéissance qu’en tant que principe général. Ils répriment férocement les cas particuliers.
— La désobéissance à leurs ordres, par exemple ?
— Gagné. Tu serais surpris de leurs réactions. Peut-être pas, après tout. De combien de temps crois-tu que nous disposions encore ? » Rampa fit un geste en direction de la Bentley. Les portières se déverrouillèrent.
« Les prophéties divergent, répondit Aziraphale en se glissant à la place du mort. Jusqu’à la fin du siècle, c’est presque certain, bien que nous puissions nous attendre à quelques phénomènes d’ici là. Pour la plupart des prophètes de ce millénaire, la versification primait sur la précision. »
Rampa pointa le doigt vers la clé de contact. Elle tourna.
« Comment ça ? demanda-t-il.
— Tu sais bien, lui expliqua l’ange, serviable. Et ton monde sera en son terme parvenu en nananananante et un. Ou deux, ou trois, ça dépend. Il y a peu de rimes en cinq, ce sont donc probablement des années plus sûres.
— Et ces phénomènes, de quel genre seront-ils ?
— Des veaux à deux têtes, des signes dans le ciel, des oies qui volent à contresens, des pluies de poissons, ce genre-là. La présence de l’Antéchrist affecte le déroulement normal du processus de cause à effet.
— Hmmm. »
Rampa passa en première. Puis, il se souvint de quelque chose. Il claqua des doigts.
Le sabot de Denver se volatilisa.
« Allons déjeuner, dit-il. Je te dois un repas depuis… c’était quand ?
— Paris, 1793, répondit Aziraphale.
— C’est ça. La Terreur. C’était une de vos opérations, ou une des nôtres ?
— Des vôtres, non ?
— J’ai oublié. Le restaurant était épatant, en tout cas. »
Au moment où ils dépassaient un agent de la circulation stupéfait, son carnet de contraventions entra en combustion spontanée, à la surprise de Rampa.
« Je suis à peu près certain de ne pas être responsable de ça. »
Aziraphale rougit.
« C’est moi, admit-il. J’ai toujours cru que ces gens-là étaient une de vos inventions.
— Tiens ? Nous avons toujours pensé le contraire. »
Rampa jeta un coup d’œil à la fumée dans son rétroviseur.
« Allez, on va au Ritz. »
Il ne s’était pas donné la peine de réserver. Dans son monde, les réservations, ça n’arrivait qu’aux autres.
Aziraphale collectionnait les livres. S’il avait été complètement franc avec lui-même, il aurait reconnu que sa librairie était simplement un endroit où les stocker. Il n’était pas un cas unique. Afin de maintenir sa couverture de libraire d’occasion typique, il employait tous les moyens pour dissuader ses clients d’acheter, à l’exception de la force physique. Les nauséabondes odeurs de moisi, les regards noirs, les horaires d’ouverture anarchiques – il faisait preuve de dons remarquables en ce domaine.
Il collectionnait depuis longtemps et, comme tous les collectionneurs, il s’était spécialisé.
Il avait réuni plus de soixante livres de prophéties portant sur le déroulement des derniers siècles du deuxième millénaire. Il avait un penchant pour les éditions originales de Wilde. Et il possédait la série complète des Bibles d’infamie, chacune baptisée selon ses coquilles.
La collection comprenait la Bible des Injustes, ainsi dénommée à cause d’une erreur d’impression, qui lui faisait proclamer au chapitre VI de l’Épître aux Corinthiens : « Ne savez-vous pas que les justes ne seront point héritiers du Royaume de Dieu ? » ; et la Bible Friponne, composée par Barker et Lucas en 1632, qui édictait, suite à l’omission d’une négation dans le septième commandement : « Vous commettrez la fornication. » Il y avait la Bible des petits enflants, la Bible Que La Lumière Fuit, la Bible des Parisiens, celle des Pieuvres d’esprit et d’autres encore. Aziraphale les possédait toutes. Y compris la plus rare, une Bible publiée en 1651 par la firme d’édition londonienne de Bilton et Scaggs.
Ça avait été la première de leurs trois catastrophes éditoriales.
On appelait communément cet ouvrage la Bible La pefte foit de tout cela. La longue erreur de composition, si on peut la définir ainsi, intervient dans le livre d’Ézéchiel, chapitre 48, verset 5.
2. Profche les bornes de la tribu de Dan, Aser aura fon partage depuis la région orientale jufqu’à celle de la mer.
3. Profche les bornes d’Aser, Nephtali aura fon partage depuis la région orientale jufqu’à celle de la mer.
4. Profche les bornes de Nephtali, Manafsé aura fon partage depuis la région orientale jufqu’à celle de la mer.
5. La pefte foit de tout cela. J’eftois marri en mon cœur de cefte compofition. Maiftre Bilton n’eft point gentil maiftre, & Maiftre Scaggs eft un avarideux, moins généreux qu’un ladre de Southwark. Sçachez-le bien par tant bel jour, quiconcque a un demi-grain de bon sens se devrait efbaudir au soleil, plutôt que de s’eftourbir à longueur de jour en cefte gueufe d’officine moifie. @* "AE@;!*
6. Profche les bornes d’Ephraïm, Rüben aura fon partage depuis la région orientale jufqu’à celle de la mer8.
La deuxième grande catastrophe éditoriale de Bilton et Scaggs se produisit en 1653. Par un coup de chance extraordinaire, ils avaient mis la main sur un des célèbres in-quartos perdus – les trois pièces de Shakespeare qui n’ont jamais été reprises dans l’édition in-folio, et sont désormais perdues pour les lettrés et les amateurs de théâtre. Seuls leurs titres sont parvenus jusqu’à nous. La pièce en question était une des premières de Shakespeare, Robin des Bois ou Une Comédie de la Forêt de Sherwood9.
Maître Bilton avait acheté l'in-quarto pour presque six guinées, et il entendait bien en tirer deux fois ce prix, rien qu’avec l’édition reliée.
Et il l’égara.
Bilton et Scaggs ne comprirent jamais vraiment les raisons de leur troisième catastrophe éditoriale. Les livres de prophéties se vendaient alors partout comme des petits pains. On en était à la troisième édition anglaise des Centuries de Nostradamus, et cinq Michel de Nostre-Dame, clamant tous bien haut qu’ils étaient le seul authentique auteur, faisaient de triomphales tournées de dédicaces. Quant aux libraires, ils n’arrivaient pas à garder en stock la Collection de Prophéties de la Mère Shipton.
Chaque grand éditeur londonien – ils étaient huit -avait au moins un Livre de Prophéties à son catalogue. Tous ces ouvrages étaient parfaitement fantaisistes, mais le ton catégorique de leurs vagues généralités les rendaient extrêmement populaires. Ils se vendaient par milliers, par dizaines de milliers d’exemplaires.
« C’eftoit aussi rentable que de battre monnaie, avait affirmé Maître Bilton à Maître Scaggs10. Le public eftoit fol de telles sornettes ! Nous devons incontinent publier quelque livre de prophéties signé par une vieillarde ! »
Le manuscrit arriva à leur porte le lendemain matin ; l’auteur faisait preuve, comme toujours, d’un sens parfait du minutage.
Bien que ni Maître Bilton ni Maître Scaggs ne l’aient compris, le manuscrit qu’on leur avait envoyé était le seul ouvrage prophétique de toute l’histoire humaine à ne compter que des prédictions parfaitement exactes concernant les quelque trois cent quarante années à venir, une description minutieuse et fidèle des événements qui culmineraient par l’Apocalypse. Il mettait dans le mille sur le moindre détail.
Bilton et Scaggs publièrent le livre en septembre 1655, largement dans les temps pour les achats de Noël11, et ce fut le premier ouvrage soldé en Angleterre.
Il ne se vendit pas.
Pas même, dans une petite librairie du Lancashire, l’exemplaire auprès duquel on avait posé une pancarte en carton annonçant : Efcrivailleur local.
L’auteur du livre, une certaine Agnès Barge, n’en fut pas surprise. Il en fallait beaucoup pour surprendre Agnès Barge.
De toute façon, elle ne l’avait pas écrit pour le vendre ou pour ses droits d’auteur, ni même pour la gloire. Elle ne l’avait écrit que pour obtenir l’unique exemplaire auquel l’auteur avait droit.
Nul ne sait ce qu’il advint des légions d’invendus. Aucun musée, aucune collection privée n’en possède de copie. Même Aziraphale n’en a pas d’exemplaire, et les jambes lui manqueraient à la seule idée de poser ses mains exquisément manucurées sur l’un d’eux.
En fait, il n’existait plus au monde qu’un seul volume des prophéties d’Agnès Barge.
Il était posé sur une étagère, à soixante-dix kilomètres environ de l’endroit où Rampa et Aziraphale se régalaient d’un excellent déjeuner. Pour user d’une métaphore, le livre venait de commencer le compte à rebours.
Il était maintenant trois heures de l’après-midi. L’Antéchrist était sur terre depuis quinze heures, et un ange et un démon en avaient passé trois à boire sans désemparer.
Us étaient assis l’un en face de l’autre dans l’arrière-boutique de la petite librairie miteuse que possédait Aziraphale dans le quartier de Soho.
La plupart des librairies de Soho, le quartier chaud de Londres, possèdent une arrière-boutique, généralement garnie de livres coûteux, à défaut d’être rares. Mais les livres d’Aziraphale n’étaient pas illustrés. Ils avaient de vieilles couvertures brunes et des pages qui craquaient sous les doigts. À l’occasion, s’il lui était impossible de faire autrement, Aziraphale en vendait un.
Et de temps en temps, des messieurs sérieux en costume sombre venaient lui rendre visite pour suggérer avec beaucoup de politesse qu’il devrait peut-être vendre sa boutique pour qu’on puisse la transformer en un point de vente plus adapté au quartier. Ils offraient parfois des sommes en liquide, d’épais rouleaux de billets usagés de cinquante livres. Ou d’autres fois, pendant qu’ils discutaient, certains individus en lunettes noires se promenaient dans la boutique, en hochant la tête et en déplorant l’inflammabilité du papier et les risques que courait l’établissement.
Aziraphale opinait en souriant, et disait qu’il y réfléchirait. Et ils s’en allaient. Pour ne jamais revenir.
Être un ange ne signifie pas qu’on est un imbécile.
La table devant eux était chargée de bouteilles vides.
« Ce que je veux dire, annonça Rampa. Ce que je veux dire. Ce que je veux dire. » Il tenta de focaliser sa vision sur Aziraphale. « Ce que je veux dire », répéta-t-il. Et il tenta d’imaginer ce qu’il voulait dire. « Ce que j’essaie de dire, entama-t-il avec une mine soudain radieuse, c’est… les dauphins. Voilà ce que je veux dire.
— Des espèces de poissons, énonça Aziraphale.
— Non, non, nonnonnon, contra Rampa en agitant l’index. C’est un mammifère. Un vrai mam… mifère. La différence, c’est que… » Rampa pataugea dans les fondrières de son cerveau et lutta pour se rappeler la différence. « La différence, c’est qu’ils.
— Qu’ils s’accouplent hors de l’eau ? » suggéra l’ange.
Le front de Rampa se plissa. « Je crois pas. J’ suis même presque sûr que non. Y a un rapport avec leurs petits. Bon, bref. » Il se reprit. « Ce que je veux dire. Ce que je cherche à dire. Leurs cerveaux. »
Il tendit la main vers une bouteille.
« Qu’est-ce qu’ils ont, leurs cerveaux ?
— Ils sont gros. Voilà ce que je veux dire. De la taille. De la taille de… de cerveaux vachement gros. Et puis, y a les baleines. Ça, c’est du cerveau, crois-moi. La mer entière est bourrée de cerveaux.
— Le Kraken », prononça Aziraphale en contemplant son verre, la mine mélancolique.
Rampa le considéra avec l’expression soutenue et refroidie de quelqu’un qui vient de voir le fil de ses pensées tranché à la tronçonneuse. « Hein ?
— Un sacré bestiau. Il dort sous le tonnerre des premières profondeurs. Sous des tonnes d’immenses et nombreux polop… polypo… du varech, mais vachement gros, tu vois. Il paraît qu’il va remonter en surface à la fin, et la mer se mettre à bouillir.
— Ah ouais ?
— C'est un fait. Tennyson l’a écrit.
— Eh ben, voilà, conclut Rampa en se carrant sur sa chaise. La mer qui bouillonne, ces pauvres bougres de dauphins transformés en bouillabaisse… tout le monde s’en fout. Pareil pour les gorilles. Houlà, ils se disent, le ciel est couleur de sang, les étoiles se cassent la gueule, qu’est-ce qu’ils ont mis dans les bananes ? Et puis…
— Ça construit des nids, les gorilles, tu savais ça ? dit l’ange en se versant une rasade et en atteignant son verre à la troisième tentative.
— Tu rigoles.
— C’est la vérité vraie. J’ai vu un documentaire. Des nids.
— Tu confonds avec les oiseaux.
— Non, des nids », insista Aziraphale.
Rampa décida de laisser tomber le sujet.
« Bon, ben, tu vois… conclut-il. Toutes les fritures de la Terre. Les créatures, je veux dire. Les créatures de la Terre. Pas mal qui ont des cerveaux. Tout d’un coup, badaboum !
— Mais tu fais partie de l’opération, toi aussi, signala Aziraphale. Tu induis les gens en tentation. Tu te débrouilles vachement bien. »
Rampa abattit son verre sur la table. « Mais ça, c’est pas pareil. Y sont pas obligés de dire oui. C’est le côté ineffable de l’affaire, d’accord ? C'est ton côté qui a inventé la règle. Faut continuer à mettre les gens à l’épreuve. Mais faut pas les détruire.
— Bon, bon. J’aime pas beaucoup ça, moi non plus, mais je te l’ai dit : j’ai pas le droit de désobi… desbo… de pas faire ce qu’on me dit. Chuis un ange.
— Y a pas de théâtres au Paradis. Et y a pas beaucoup de films.
— Essaie pas de m’induire en tentation, moi, geignit Aziraphale. J’te connais, vieux serpent !
— Réfléchis-y. Tu sais ce que c’est, l’éternité ? Tu sais ce que c’est ? J’veux dire, tu sais ce que ça représente ? Y a une grosse montagne, tu vois, deux mille mètres de haut, à l’autre bout de l’univers, et une fois tous les mille ans, y a un p’tit zoiseau.
— Quel p’tit zoiseau ? s’inquiéta Aziraphale, soupçonneux.
— Celui dont je te parle. Et tous les mille ans…
— Le même oiseau, tous les mille ans ? »
Rampa hésita. « Oui.
— Ça doit être une vraie antiquité, ce piaf, alors.
— Ouais. Bon, tous les mille ans, l’oiseau vole…
— Il se traîne, plutôt.
— Il vole jusqu’à la montagne pour s'y aiguiser le bec…
— Hé, minute, c’est pas possible. Entre ici et l’autre bout de l’univers, y a plein de… » L’ange fit un geste du bras, ample quoiqu’un peu gauche. « Plein de machin-truc, mon p’tit gars.
— On va dire qu’il y arrive, persévéra Rampa.
— Comment il fait ?
— C'est pas ce qui compte !
— Il pourrait y aller en vaisseau spatial », suggéra l’ange.
Rampa se radoucit un peu. « Oui. Si tu veux. Enfin, bref, l’oiseau…
— Seulement, tu parles du bout de l’univers. Alors, faudrait que ce soit un de ces vaisseaux spatiaux où c’est les descendants qui arrivent au bout. Faudrait dire aux descendants, tu sais :” Quand vous arriverez à la Montagne, faudra que vous…” » Il hésita. « Qu’est-ce qu’il faudra qu’ils fassent ?
— Il s’aiguise le bec sur la montagne. Et ensuite, il revient en sens inverse…
— … dans le vaisseau spatial.
— Et mille ans après, il recommence », acheva précipitamment Rampa.
Il y eut un instant de silence éthylique.
« Ça fait beaucoup de boulot, rien que pour s’aiguiser le bec, réfléchit Aziraphale.
— Bon, écoute. Ce que je veux dire, c’est que quand l’oiseau aura complètement usé toute la montagne, hein, eh ben… »
Aziraphale ouvrit la bouche. Rampa le savait : il allait faire un commentaire sur la résistance comparée des becs d’oiseaux et des montagnes de granit. Le démon se lança résolument.
« … Eh ben, tu seras toujours en train de regarder La mélodie du bonheur. »
Aziraphale se figea.
« Et ça te plaira, insista Rampa, impitoyable. Tu verras.
— Mon petit…
— Tu n’auras pas le choix.
— Écoute…
— Le Paradis est totalement dépourvu de bon goût.
— Là…
— Et y a pas un seul restaurant japonais. »
Une expression douloureuse passa sur le visage soudain très grave de l’ange. « Je ne peux pas discuter de ça en état d’ivresse, dit-il. Je vais dessoûler.
— Moi aussi. »
Tous deux firent la grimace tandis que l’alcool abandonnait leur système circulatoire, et ils se rassirent de façon un peu plus convenable. Aziraphale rajusta son nœud de cravate.
« On ne peut pas contrecarrer les plans divins », croassa-t-il.
Rampa inspecta son verre avant de le remplir à nouveau.
« Et les plans diaboliques ?
— Pardon ?
— Faut bien que ce soit un plan diabolique, non ? C’est nous qui le mettons en œuvre. Mon côté.
— Ah, mais ça fiait partie du grand plan divin. Ton côté ne peut rien faire sans que ça fiasse partie de l’ineffable plan divin, ajouta-t-il avec un brin d’autosatisfaction.
— Que tu crois !
— Non, c’est le… » Aziraphale claqua des doigts, agacé. « Le machin. Comment tu appelles ça, tu as une expression imagée ? Le résultat à la fin ?
— Le résultat final.
— Oui, c’est ça.
— Eh bien… Si tu en es tellement sûr.
— Y a pas le moindre doute. »
Rampa leva la tête avec une expression madrée.
« Alors tu ne peux pas être sûr – tu me corriges si je me trompe – tu ne peux pas être certain que le déjouer ne fiasse pas également partie du plan divin ? Je veux dire, tu es censé déjouer les manigances du Malin en toutes circonstances, je me trompe ? »
Aziraphale hésita.
« C’est vrai, effectivement.
— Tu vois une manigance, crac ! tu déjoues. J’ai tort ou pas ?
— Dans les grandes lignes, dans les grandes lignes. En réalité, j’encourage les humains à s’occuper du côté pratique du déjouement. Rapport à l’ineffabilité, tu comprends.
— Bien, bien. Donc, tout ce que tu as à faire, c’est de déjouer. Parce que, s’il y a une chose que je sais, c’est que sa naissance n’est qu’un début. Le facteur décisif, c’est l’éducation. Les Influences. Sans Elles, ce gamin n’apprendra jamais à utiliser ses pouvoirs. » Il hésita. « En tout cas, pas forcément comme prévu.
— Mon côté ne verra sûrement pas d’objection à ce que je déjoue les manigances du tien, supputa Aziraphale. Bien au contraire.
— Exact. Ça ferait bien reluire ton auréole. » Rampa adressa un sourire encourageant à l’ange.
« Mais qu’est-ce qui arrivera au gamin s’il ne reçoit pas une éducation satanique ?
— Rien, probablement. Il n’en saura jamais rien.
— Mais l’hérédité…
— Ne me parle pas d’hérédité ! Qu’est-ce que l’hérédité vient faire dans l’histoire ? Regarde Satan. Il a été créé ange, et il devient le Grand Adversaire en grandissant. Si tu veux discuter génétique, autant affirmer que le gosse deviendra un ange. Après tout, son papa avait un poste important au Paradis, dans le temps. Dire qu’il deviendra un démon plus tard, simplement parce que son père en est devenu un, c’est comme si tu affirmais qu’une souris à laquelle on coupe la queue donnera naissance à des souriceaux sans queue. Non. C'est l’éducation qui conditionne tout. Là-dessus, tu peux me faire confiance.
— Et si les influences sataniques n’ont pas libre cours ?
— Eh bien, au pire, l’Enfer devra recommencer à zéro. Et la Terre gagne onze ans de répit, au bas mot. Ça vaut peut-être le coup, non ? »
Aziraphale parut de nouveau songeur.
« Selon toi, l’enfant ne serait pas mauvais par nature ? demanda-t-il lentement.
— Il est potentiellement mauvais. Mais potentiellement bon, aussi, je suppose. C'est juste une énorme potentialité qui attend qu’on l’oriente. » Rampa haussa les épaules. « De toute façon, pourquoi est-ce qu’on discute de ces histoires de bien et de mal ? Nous savons bien, toi et moi, que ce sont juste des noms qui définissent de quel côté on se trouve.
— Je suppose que ça vaut la peine d’essayer », admit l’ange. Rampa hocha la tête d’un air encourageant.
« Alors, c’est d’accord ? » demanda le démon en tendant la main.
L’ange la serra avec prudence.
« Ce sera probablement plus intéressant que les saints, reconnut-il.
— Et ce sera pour le bien de l’enfant, en fin de compte. Nous lui servirons de parrains, pour ainsi dire. On surveillera son éducation religieuse, en quelque sorte. »
Aziraphale eut un sourire radieux.
« Tu sais, je n’avais pas vu les choses sous cet angle. Des parrains. Ce sera un travail d’enfer !
— C’est pas désagréable, une fois qu’on est habitué », répondit Rampa.
On l’appelait Scarlett. À cette époque, elle vendait des armes, mais elle commençait à s’en lasser. Elle ne conservait jamais longtemps la même profession. Trois, quatre siècles, au grand maximum. Il ne fallait pas s’enferrer dans la routine.
Ses cheveux étaient d’un auburn parfait, ni carotte, ni châtain : un roux cuivré, franc et luisant. Ils lui tombaient jusqu’à la taille, en mèches pour lesquelles les hommes auraient été capables de tuer, ce qui avait souvent été le cas, d’ailleurs. Ses yeux étaient d’un orange étonnant. On lui aurait donné vingt-cinq ans. C’est l’âge qu’elle avait toujours paru.
Elle possédait un camion poussiéreux, rouge brique, rempli d’armements divers, et elle montrait un don presque incroyable pour franchir à son bord toutes les frontières du monde. Elle faisait route vers un petit pays d’Afrique occidentale, où se déroulait une guerre civile de faible envergure, afin d’effectuer une livraison qui, avec un peu de chance, la changerait en guerre civile de grande envergure. Malheureusement, le camion était tombé en panne, et la réparation dépassait même ses capacités.
Pourtant, elle était douée pour la mécanique, de nos jours.
Elle se trouvait alors dans un centre-ville12. L’agglomération en question était la capitale du Kumbolaland, une nation africaine qui avait connu trois mille ans de paix. Elle s’était appelée le Sir-Humphrey-Clarcksonland pendant une trentaine d’années, mais comme le pays ne possédait pas la moindre ressource minérale et qu’il avait autant d’importance stratégique qu'une banane, on lui avait permis d’accéder à l’indépendance avec une hâte presque indécente. Le Kumbolaland était un pays pauvre, peut-être, ennuyeux, sans aucun doute, mais pacifique. Ses diverses tribus, qui s’entendaient parfaitement ensemble, avaient depuis longtemps fondu leurs épées pour en faire des socs de charrue. Une bagarre avait éclaté en 1952 entre un conducteur de bœufs éméché et un voleur de bœufs tout aussi éméché ; on en parlait encore.
La chaleur fit bâiller Scarlett. Elle s’éventa avec son chapeau à large bord, abandonna l’épave de son camion dans la poussière de la rue et entra dans un bar.
Elle acheta une bière en boîte, la vida puis lança un sourire au barman. « J’ai besoin de faire réparer mon camion. À qui puis-je m’adresser, dans le coin ? »
Le barman lui rendit un immense sourire aux dents blanches. Il avait été impressionné par sa façon de vider une canette. « Il n’y a que Nathan, Miss. Mais Nathan est reparti à Kaounda visiter la ferme de son beau-père. »
Scarlett paya une autre bière. « Alors ? Ce Nathan ? Vous savez quand il rentre ?
— La semaine prochaine, peut-être. Ou dans quinze jours, chère Miss. Ho, ce Nathan, c’est un vrai vaurien, vous savez ? »
Il se pencha en avant.
« Vous voyagez toute seule, Miss ?
— Oui.
— Ça pourrait être dangereux. Il y a de drôles de gens sur les routes, ces temps-ci. De sales types. C’est pas des gens d’ici », se hâta-t-il d’ajouter.
Scarlett leva un sourcil parfait.
Il frissonna en dépit de la chaleur ambiante.
« Merci de me prévenir », ronronna Scarlett. Sa voix évoquait une créature embusquée dans les hautes herbes, qu’on ne repère qu’au frémissement de ses oreilles, jusqu’à ce que s’aventure à portée un animal bien jeune et bien tendre…
Elle lui adressa un signe de chapeau et sortit d’un pas tranquille.
Le chaud soleil d’Afrique l’écrasait ; son camion était immobilisé en pleine rue avec une cargaison d’armes, de munitions et de mines. Il n’irait pas plus loin.
Scarlett contempla le véhicule.
Un vautour était perché sur le toit. il accompagnait Scarlett depuis maintenant cinq cents kilomètres. Il étouffa un rot.
Elle parcourut le décor des yeux : deux femmes bavardaient à un coin de rue ; un marchand, assis devant un étalage de pastèques bigarrées, s’ennuyait ferme en chassant les mouches ; quelques enfants jouaient sans entrain dans la poussière.
« Bah, au diable, dit-elle à voix basse. J’ai besoin de vacances, après tout. »
C’était un mercredi.
Le vendredi, personne ne pouvait plus pénétrer en ville.
Le mardi suivant, l’économie du Kumbolaland était en ruine, on dénombrait vingt mille morts (dont le barman, abattu par les rebelles alors qu’il montait à l’assaut des barricades du marché), le compte des blessés s’élevait à presque cent mille, toutes les armes de Scarlett avaient rempli la tâche pour laquelle on les avait conçues et le vautour était mort d’embolie graisseuse.
Scarlett était déjà à bord du dernier train qui quittait le pays. Elle estimait qu’il était temps de changer de carrière. Elle vendait des armes depuis trop longtemps. Elle voulait passer à quelque chose de neuf. Quelque chose qui ait de l’avenir. Elle se verrait bien correspondante pour un journal. Pourquoi pas ? Elle s’éventa avec son chapeau et croisa ses longues jambes devant elle.
Un peu loin dans le train, une bagarre éclata. Scarlett sourit. Les gens se battaient sans arrêt pour elle, autour d’elle ; elle trouvait ça plutôt attendrissant.
Sable avait les cheveux noirs, une barbe noire bien taillée, et il venait de décider de lancer sa propre compagnie.
Il prenait un drink avec sa comptable.
« Où en sommes-nous, Frannie ?
— Vingt millions d’exemplaires vendus pour l’instant. Incroyable, non ? »
Ils prenaient leur verre dans un restaurant baptisé Le Sommet des six, au dernier étage du n° 666, sur la Cinquième Avenue, à New York. Sable s’en amusait discrètement. Du restaurant, on contemplait l’immensité de New York ; la nuit, le reste de la ville pouvait apercevoir les immenses 666 rouges qui ornaient chaque face du gratte-ciel. Bien entendu, ce n’était qu’un numéro dans une rue. Dès qu’on commençait à compter, on était forcé d’y arriver, tôt ou tard. Mais il était difficile de ne pas s’en amuser.
Sable et sa comptable sortaient juste d’un petit restaurant de Greenwich Village, très cher et particulièrement exclusif, où la cuisine était tout ce qu’il y avait de plus nouvelle : un haricot vert, un petit pois et une lamelle de blanc de poulet, esthétiquement disposés sur une assiette carrée en porcelaine.
Sable avait inventé ça, lors de son dernier voyage à Paris.
Sa comptable avait réglé le sort de sa viande et de ses deux légumes en moins de cinquante secondes, et avait passé le reste du repas à contempler l’assiette, l’argenterie et, de temps en temps, les autres clients. Son attitude suggérait qu’elle se demandait quel goût ils pouvaient bien avoir – c’était d’ailleurs le cas. Sable avait trouvé cela très amusant.
Il jouait avec son verre de Perrier.
« Vingt millions, hein ? C'est plutôt bien.
— C'est fabuleux.
— Donc, nous allons devenir un groupe. Il est temps de lancer la grande offensive, je me trompe ? La Californie, je crois. Je veux des usines, des restaurants, tout le bataclan. Nous garderons la division édition, mais il faut se diversifier. O.K. ?
Frannie hocha la tête. « Je trouve ça bien, Sable. Il faudra… »
Un squelette l’interrompit. Un squelette en robe Dior, avec une peau bronzée tendue pratiquement jusqu’au point de rupture sur la délicate ossature du crâne. Le squelette avait de longs cheveux blonds et des lèvres parfaitement peintes ; il ressemblait aux gens que les mères montrent du doigt en chuchotant : « Si tu ne finis pas tes légumes, voilà ce qui va t’arriver » ; on aurait dit une affiche chic contre la faim dans le monde.
C’était le top model le plus coté de New York et elle tenait un livre.
« Euh, pardonnez-moi, Mr Sable, j’espère que je ne vous dérange pas, mais votre livre… Il a changé ma vie. Je me demandais si vous ne verriez pas d’inconvénient à me le dédicacer ? » Elle le regardait avec des yeux implorants, profondément enfoncés dans des orbites maquillées de façon grandiose.
Sable hocha la tête avec bonne grâce et lui prit le livre des mains.
Il n’était pas surprenant qu’elle l’ait reconnu : son regard gris ornait la photo sur la jaquette métallisée en relief. L’ouvrage s’intitulait Le régime M-La beauté par la minceur. Le livre de régime du siècle !
« Comment écrivez-vous votre nom ? s’enquit-il.
— Sherryl. Deux R, Y, L.
— Vous me rappelez un très, très vieil ami », dit-il en traçant sa dédicace d’une main vive et soigneuse sur la page de garde. « Voilà. Heureux qu’il vous ait plu. C’est toujours un plaisir de rencontrer une admiratrice. »
Il avait inscrit ceci :
Sherryl.
Le litron de blé vaudra une drachme ; et trois litrons d’orge, une drachme ; mais ne gâtez ni le vin ni l’huile.
Apoc. Ch. 6 ; V. 6.
Dr Raven Sable.
« C’est une citation de la Bible », lui dit-il.
Elle referma le livre avec révérence et s’éloigna de la table à reculons, en remerciant Sable, il ne savait pas ce que ça représentait pour elle, il avait changé sa vie, vraiment…
Il n’avait jamais réellement obtenu le diplôme de médecine dont il se targuait : les universités n’existaient pas, à l’époque. Mais Sable voyait bien qu’elle se mourait d’inanition. Il lui donnait encore deux mois, au maximum. Le régime M. Réglez vos problèmes de poids, une bonne fois pour toutes.
Frannie frappait voracement les touches de son ordinateur portable, réglant la prochaine étape du bouleversement par Sable des mœurs alimentaires occidentales. Sable lui avait offert l’appareil. Il coûtait monstrueusement cher, il était très puissant, très mince. Sable aimait les objets minces.
« Il y a une entreprise européenne que nous pouvons racheter pour obtenir un premier accès – Groupement (Groupement) SA. Ça nous assurera la domiciliation fiscale au Liechtenstein. Maintenant, en transférant des fonds par les îles Caïmans, vers le Luxembourg, puis la Suisse, on peut payer les usines de… »
Mais Sable n’écoutait plus. Il songeait au petit restaurant exclusif. Il se disait qu’il n’avait jamais vu autant de gens riches avoir faim.
Sable sourit, le sourire franc et sincère qui accompagne la satisfaction pure et sans nuage du travail bien fait. Il tuait simplement le temps en attendant l’attraction principale, mais il le tuait de façon si charmante. Le Temps, et parfois aussi les gens.
On l’appelait parfois White ou Blanc, Albus ou Craie, Weiss ou Neige, ou par un de ses cent autres noms. Il avait la peau pâle, les cheveux d’un blond passé, des yeux d’un gris délavé. Au premier coup d’œil, il semblait avoir la vingtaine, et on ne lui accordait jamais plus d’un coup d’œil.
Il n’avait pratiquement rien de mémorable.
À la différence de ses deux collègues, il était incapable de s’attacher très longtemps à un seul travail.
Il avait tenu toutes sortes d’emplois passionnants dans toutes sortes de lieux fascinants.
(Il avait travaillé dans les centrales de Tchernobyl, de Windscale et de Three Mile Island, toujours dans des emplois subalternes et peu importants.)
Il avait fait partie, à un échelon mineur mais apprécié, de divers établissements de recherche scientifique.
(Il avait aidé à mettre au point le moteur à explosion, les matières plastiques et la canette en aluminium.)
Il avait du talent pour tout.
Personne ne prêtait jamais vraiment attention à lui. Il ne se faisait pas remarquer ; sa présence était cumulative. En y réfléchissant, on pouvait comprendre qu’il avait dû faire quelque chose, être quelque part. Peut-être même vous avait-il adressé la parole. Mais on l’oubliait facilement, ce Mr White.
Pour l’instant, il était employé comme homme d’équipage sur un pétrolier à destination de Tokyo.
Le capitaine était ivre dans sa cabine. Le second était aux toilettes. Le premier lieutenant, aux cuisines. Ce qui représentait l’essentiel de l’équipage ; le navire était presque entièrement automatisé. Il n’y avait pas grand-chose à faire à bord.
Cela dit, si quelqu’un venait à presser le bouton Vidange d’urgence de la cargaison, situé sur le pont, les systèmes automatiques se chargeraient de libérer d’énormes quantités de fange noire dans les océans, des millions de tonnes de pétrole brut, avec un effet catastrophique sur les oiseaux, les poissons, la végétation, les animaux et les êtres humains de la région. Bien entendu, on avait conçu en renfort des dizaines de systèmes de sécurité annexes infaillibles ; mais, bah… il y en a toujours…
Il y eut après coup un interminable débat pour déterminer exactement qui était responsable. Il ne fut jamais résolu : on répartit le blâme équitablement. Ni le capitaine, ni son second, ni le premier lieutenant ne retrouvèrent jamais d’emploi.
On ne sait pourquoi personne ne songea vraiment au matelot White, qui était déjà en route vers l’Indonésie, à bord d’un vieux vapeur chargé de barils de métal rouillé, emplis d’un désherbant particulièrement nocif.
Et il y en avait un Autre. Il était sur la place du marché au Kumbolaland. Et il était dans les restaurants. Et il était dans les poissons, dans l’air, dans les barils de désherbant. Il était sur les routes et dans les maisons, dans les palais et les taudis.
Il n’était étranger nulle part, et nul ne pouvait lui échapper. Il faisait ce qu’il savait faire, et on le définissait par ce qu’il faisait.
Il n’attendait pas. Il était à l’œuvre.
Harriet Dowling rentra chez elle avec son enfant que, sur les conseils de la sœur Fidèle Prolixe, plus persuasive que la sœur Mary, et avec l’accord téléphonique de son époux, elle avait prénommé Abbadon.
L’attaché culturel revint chez lui une semaine plus tard et proclama que le bébé était le portrait craché de son côté de la famille. Il demanda également à sa secrétaire de passer une petite annonce dans un journal chic pour demander une gouvernante.
Rampa avait vu Mary Poppins à la télé une fois, pour Noël (en fait, Rampa avait aidé en coulisses à créer presque tout ce qui faisait la télévision ; mais c’est de l’invention des jeux télévisés qu’il était le plus fier). Pour se débarrasser de l’inévitable file de nourrices, ou du circuit d’attente qu’elles allaient constituer en face de la résidence de l’attaché culturel, près de Regent’s Park, il songea à employer une bourrasque, un moyen efficace et parfaitement élégant.
Il se contenta d’une grève surprise du métro et, au jour dit, une seule nourrice se présenta.
Elle portait un ensemble de tweed et de discrètes boucles d’oreilles en perle. Si quelque chose en elle annonçait la nourrice, il l’annonçait sur ce genre de ton confidentiel qui est la prérogative des majordomes anglais dans certains films américains. Il se permettait aussi de toussoter discrètement pour marmonner que ce pouvait être par la même occasion le genre de nourrice qui passe des petites annonces en termes vagues mais curieusement explicites dans des magazines très spéciaux.
Ses souliers à talons plats crissaient sur le gravier de l’allée ; un chien gris trottinait en silence à ses côtés, une bave écumante coulant de ses babines. Il avait des reflets rouges dans les prunelles et jetait de droite et de gauche des regards affamés.
Elle parvint à la lourde porte de bois, se permit un bref sourire de satisfaction et sonna. La cloche résonna d’un clong sinistre.
Ce fut un majordome de l’ancienne école13, comme on dit, qui ouvrit.
« Je suis Nounou Astaroth », lui annonça-t-elle. Puis, tandis que le chien gris considérait le majordome avec intérêt, en se demandant peut-être où il allait enfouir les os : « Je vous présente Médor. »
Elle laissa le chien dans le jardin, et réussit l’entretien de sélection avec mention. Puis, Mrs Dowling amena la nourrice voir son nouveau protégé.
La nourrice eut un rictus déplaisant. « Quel délicieux enfant ! Il faudra vite lui acheter un petit tricycle. »
Par une curieuse coïncidence, un autre membre du personnel fut engagé, ce même après-midi. C’était le jardinier et il se révéla étonnamment doué pour ce travail. Personne ne comprit vraiment comment cela se faisait : jamais il n’avait empoigné une pelle, jamais non plus il n’avait esquissé le moindre geste pour débarrasser le parc des nuées d’oiseaux qui l’emplissaient et se perchaient sur sa personne à la moindre occasion. Il restait simplement assis à l’ombre, tandis qu’autour de lui les jardins de la résidence croissaient et prospéraient.
Abbadon prit l’habitude de venir le voir, dès qu’il fut assez grand pour marcher et pendant que Nounou vaquait à ce qui pouvait bien occuper ses après-midi de congé.
« Et voici ma sœur la limace, lui expliquait le jardinier, et cette toute petite bête est mon frère le doryphore. Souviens-toi, Abbadon, en suivant les sentiers et les routes du riche chemin de la vie : il faut témoigner amour et respect envers chaque être vivant.
— Nounou, elle dit que les êt’ vivants il faut zuste les broyer du talon, M. Fwançois », zozotait le petit Abbadon, en caressant sa sœur la limace, avant de s’essuyer consciencieusement la main sur sa salopette à l’effigie de Kermit la grenouille.
« N’écoute pas cette femme, lui conseillait François. C’est moi que tu dois écouter. »
La nuit, Nounou Astaroth chantait des comptines au petit Abbadon :
Malborough s’en va-t-en guerre
Mironton mironton mirontaine
Malborough s’en va-t-en guerre
Et il écrasera (bis)
Les royaumes de ce monde
Pour les mettre sous la coupe
De Satan notre maître.
Et :
Un petit cochon est allé aux Enfers
Un petit cochon est resté chez lui
Un petit cochon s’est repu de chair humaine crue et fumante
Un petit cochon a violé des vierges
Et un petit cochon a gravi une montagne de cadavres pour atteindre le sommet.
« Frère Fwançois, le jardinier, il dit que ze dois pratiquer sans trêve la vertu d’amour envers tous les êt’ vivants, disait Abbadon.
— N’écoute donc pas cet homme, mon chéri, chuchotait Nounou en le bordant dans son petit lit. C’est moi qu’il faut écouter. »
Ainsi allaient les choses.
L’Accord fonctionnait à merveille. Match nul : zéro à zéro. Nounou Astaroth acheta un petit tricycle à l’enfant, mais ne put jamais le convaincre d’en faire à l’intérieur. Et Abbadon avait peur de Médor.
En arrière-plan, Aziraphale et Rampa se rencontraient à l’impériale des bus, dans des galeries d’art, lors de concerts. Ils comparaient leurs observations et souriaient.
Quand Abbadon eut six ans, sa nounou partit (en emmenant Médor avec elle) ; le jardinier présenta sa démission le même jour. Ni l’un ni l’autre ne s’en fut du pas ferme qu’il avait en arrivant.
Abbadon vit désormais son éducation confiée à deux précepteurs.
Mr Harrison lui parlait d’Attila, de Vlad Drakul et de la Part d’Ombre Inhérente à chaque esprit humain14. Il tenta d’apprendre à Abbadon l’art des harangues enflammées qui modèlent le cœur et l’esprit de la multitude.
Mr Cortese lui parla de Florence Nightingale15, d’Abraham Lincoln et du goût dont on devait témoigner face à l’Art. Il tenta de lui enseigner le libre arbitre, l’abnégation et à Ne Point Faire À Autrui Ce Qu’On Ne Voudrait Point Qu’Il Nous Fît.
Tous deux lurent à l’enfant de longs passages de l’Apocalypse selon saint Jean.
Abbadon ne grandit pas selon les vœux de ses deux précepteurs. En dépit de tous leurs efforts, il manifestait une regrettable aptitude pour les mathématiques. Aucun des deux enseignants n’était vraiment satisfait de ses résultats.
Quand Abbadon eut dix ans, il aimait le base-ball ; il aimait les jouets en plastique qui se transforment en d’autres jouets en plastique, que seul un œil exercé peut distinguer des premiers ; il aimait sa collection de timbres-poste ; il aimait les chewing-gums à la banane ; il aimait les BD, les dessins animés et son vélo à dix vitesses.
Rampa était troublé.
Ils étaient dans la cafétéria du British Muséum, un autre refuge fréquenté par les fantassins de la Guerre Froide en quête de quiétude. À la table de gauche, deux Américains en costume, droits comme des I, faisaient passer discrètement une valise remplie de dollars en coupures usagées à une petite bonne femme en lunettes noires ; sur leur droite, le chef adjoint du MI7 et l’officier de la section locale du KGB se disputaient pour savoir qui allait garder la note de leur thé avec des brioches.
Rampa finit par dire ce qu’il n’avait pas voulu admettre au cours de la décennie qui vernit de s’écouler.
« Si tu veux mon avis, déclara-t-il à son homologue, ce moutard est trop normal. »
Aziraphale goba une bouchée de poulet à la diable, qu’il fit passer avec un peu de café. Il tapota ses lèvres avec une serviette en papier.
« C’est mon influence bénéfique, sourit-il, radieux. Ou plutôt, rendons à César ce qui lui revient, celle de ma petite équipe. »
Rampa secoua la tête. « J’en ai tenu compte. Écoute. Il devrait déjà tenter de plier le monde à ses désirs, de le refaire à son image, ce genre de truc, quoi. Même pas tenter : il devrait en être capable sans s’en rendre compte. As-tu décelé le moindre signe d’une telle activité ?
— Non, certes, mais…
— À l’heure qu’il est, ce devrait déjà être une vraie centrale de puissance brute. C'est le cas ?
— Ma foi, je n’ai pas vraiment remarqué, mais…
— Il est trop normal. » Rampa tambourina sur la table du bout des doigts. « Je n’aime pas ça. Quelque chose ne tourne pas rond. Je n’arrive pas à savoir quoi. »
Aziraphale se servit un morceau de la religieuse de Rampa. « C’est un enfant en pleine croissance. Et puis, bien sûr, il y a eu des influences célestes dans sa vie. »
Rampa poussa un soupir. « J’espère seulement qu’il saura affronter le Molosse Infernal. »
Aziraphale arqua un sourcil. « Le Molosse Infernal ?
— Le jour de son onzième anniversaire. J’ai reçu une communication des Enfers, hier au soir. » Elle lui était parvenue pendant Les Craquantes, une de ses séries préférées. Dorothy avait passé dix minutes à lui transmettre un message qui n’en méritait pas tant, et quand les transmissions non infernales avaient été enfin rétablies, Rampa avait complètement perdu le fil de l’intrigue. « On lui expédie un Molosse Infernal pour l’escorter et le garder de tous problèmes. Le plus gros qu’ils aient en magasin.
— Quelqu’un ne va pas s’étonner de voir un gros chien noir apparaître soudain à ses côtés ? Ses parents, par exemple ? »
Rampa se leva brusquement, écrasant le pied d’un attaché culturel bulgare qui débattait sur un ton animé avec le conservateur des antiquités de Sa Majesté. « Personne ne remarquera rien d’extraordinaire. C’est la réalité, mon ange. Le petit Abbadon peut en faire ce qui lui chante, qu’il le sache ou non.
— Bon, il arrive quand, alors, ce Molosse ? Il a un nom ?
— Je te l’ai dit : le jour de son onzième anniversaire. À trois heures de l’après-midi. Le Molosse se dirigera infailliblement vers lui. Et c’est le gosse qui lui donnera un nom. C’est très important. Le nom définira la bête. Ce sera quelque chose comme Tueur, Terreur, Sang-des-Nuits, je suppose.
— Et tu seras présent ? s’enquit l’ange avec nonchalance.
— Je ne manquerais ça pour rien au monde. J’espère en tout cas qu’il n’y a rien de trop grave chez ce gosse. Enfin, on verra bien sa réaction devant le chien. Ça devrait un peu nous éclairer. Pour ma part, j’espère qu’il le renverra ou qu’il en aura peur. S’il lui donne un nom, nous avons perdu la partie. Il sera en possession de tous ses pouvoirs et nous entrerons dans la dernière ligne droite avant l’Apocalypse.
Aziraphale sirota son vin (qui n’était plus désormais un beaujolais avec un arrière-goût de vinaigre, mais un château-lafite 1875 tout à fait honorable, bien qu’un peu surpris de se retrouver là). « Je crois qu’on se reverra là-bas », dit-il.