2

En réalité, Jean-Christophe de G. s’appelait Jean-Baptiste de Ganay – je le sus quelques jours plus tard en tombant sur l’avis de décès que sa famille avait fait paraître dans Le Monde. La nécrologie était brève et sobre. Quelques lignes en petits caractères, pas de détail sur les circonstances de la mort. Le nom des proches. Sa femme, Delphine. Son fils, Olivier. Sa mère, Gisèle. Rien de plus, l’avis tenait lieu de faire-part. Je méditai quelques instants sur sa date de naissance, 1960, qui me parut soudain très lointaine, enfoncée dans le passé, déjà lourdement enfouie dans un XXe siècle lointain, brumeux et achevé, qui paraîtrait d’un autre temps aux générations futures, plus encore que pour nous le XIXe siècle, à cause de ces deux chiffres saugrenus au début de chaque tinte, ce 1 et ce 9 bizarres et désuets, qui rappelaient ces Turbigo ou ces Alma irréels qui commençaient jadis les numéros de téléphone parisiens. C’était pourtant un homme de notre temps qui était mort, un contemporain dans la force de l’âge, mais sa date de naissance me semblait déjà étrangement démodée, comme périmée de son vivant, une date qui avait mal vieilli, qui n’aurait bientôt plus cours, que le temps ne tarderait pas à recouvrir de sa patine et qui portait déjà en elle, comme un poison corrosif dissimulé en son sein, le germe de son propre estompement et de son effacement définitif dans le cours plus vaste du temps.

 

J’ai longtemps pensé que je n’avais jamais vu Jean-Christophe de G. en dehors de la nuit de sa mort. Cette nuit-là, il m’était apparu durant quelques secondes à peine. Il avait surgi devant moi allongé sur un brancard au sortir de la porte cochère de l’immeuble de la rue de La Vrillière comme une figure de rêve, ou de cauchemar, un spectre spontanément apparu du néant, qu’il paraissait n’avoir quitté qu’un instant pour y retourner à jamais, l’image, immédiatement complète, cohérente et détaillée, s’étant soudain matérialisée devant moi à partir de rien, rien ne l’ayant précédée et rien ne la suivant, comme créée ex nihilo de la substance même de la nuit – l’apparition soudaine sous mes yeux de cet homme inerte allongé sur un brancard, le visage d’un blanc effrayant disparaissait sous un masque à oxygène, qui n’avait déjà presque plus rien d’humain et qui semblait tout entier réduit à ses chaussettes, devenues son blason et ses couleurs, noires, fines, fragiles, en fil d’Ecosse, dont je peux encore aujourd’hui estimer mentalement la texture et l’éclat, la pâleur de leur noir ! Je croyais, sur l’instant, que c’était la première fois que je le voyais, mais je l’avais déjà vu quelques mois plus tôt à Tokyo. C’est ce jour-là sans doute, à Tokyo, que j’avais vu Jean-Christophe de G. pour la première fois, je l’avais aperçu à l’improviste aux côtés de Marie, non pas au bras de Marie, mais c’était tout comme, ils étaient ensemble, cela m’avait sauté aux yeux, un homme plus âgé qu’elle, quarante ans passés, pas loin de cinquante ans, avec beaucoup d’allure, de la classe, élégant, vêtu d’un grand manteau de cachemire noir, une écharpe sombre, les cheveux clairsemés coiffés en arrière. C’est la seule image qu’il me reste de lui, mais son visage est absent et le restera sans doute à jamais, car je n’ai jamais vu de photo de lui par la suite.

Dans les jours qui suivirent la mort de Jean-Christophe de G., je cherchai son nom sur Internet et je fus surpris de trouver de nombreuses occurrences qui le concernaient, lui personnellement, ses ascendants et sa famille. Je pus recouper ces notes avec les quelques informations que Marie m’avait communiquées à son sujet, les rares confidences qu’elle m’avait faites sur leurs relations. La nuit même de sa mort, Marie m’avait fait part des circonstances dans lesquelles elle avait fait sa connaissance à Tokyo, lors du vernissage de son exposition au Contemporary Art Space de Shinagawa. Pour plusieurs raisons, que l’on peut aisément comprendre, Marie n’avait pas souhaité me parler davantage de Jean-Christophe de G. dans les jours qui suivirent, elle était encore choquée, elle restait réticente à aborder les questions qui le concernaient, mais quelques confidences involontaires lui avaient néanmoins échappé lors d’un dîner que nous fîmes au début de l’été avant son départ pour l’île d’Elbe, des confessions plus intimes qu’elle regretta par la suite de m’avoir faites, des indiscrétions sur leurs relations privées, dont je m’étais immédiatement emparé pour les poursuivre en imagination. Marie m’avait également fait des aveux au sujet de l’affaire qui avait assombri les derniers mois de la vie de Jean-Christophe de G. J’avais alors complété les détails qui manquaient et j’avais rempli les zones d’ombre sur les parties les plus troubles de ses activités, sans négliger les médisances et les rumeurs, portant crédit à des informations insidieuses qui étaient sorties dans la presse de façon malintentionnée, sans preuve ni vérification complémentaire – car rien, jusqu’à ce jour, ne prouvait que Jean-Christophe de G. eût jamais enfreint sciemment la légalité.

 

Parfois, à partir d’un simple détail que Marie m’avait confié, qui lui avait échappé ou que j’avais surpris, je me laissais aller à échafauder des développements complets, déformant à l’occasion les faits, les transformant ou les exagérant, voire les dramatisant. Je pouvais me tromper sur les intentions de Jean-Christophe de G., je pouvais douter de sa sincérité quand il affirmait avoir été abusé par un membre de son entourage. J’étais sans doute capable de prêter foi à des rumeurs malveillantes et à amplifier les soupçons qui le concernaient. Je ne sais pas jusqu’à quel point il était impliqué personnellement dans l’affaire qui lui était reprochée, et j’ignore si les bruits de chantage dont il aurait été victime étaient fondés (mais Marie m’avait quand même confié un soir qu’elle avait eu le sentiment qu’il portait une arme dans les derniers jours de sa vie). Je me trompais peut-être parfois sur Jean-Christophe de G., mais jamais je ne me trompais sur Marie, je savais en toutes circonstances comment Marie se comportait, je savais comment Marie réagissait, je connaissais Marie d’instinct, j’avais d’elle une connaissance infuse, un savoir inné, l’intelligence absolue : je savais la vérité sur Marie.

 

Ce qui s’est réellement passé entre Marie et Jean-Christophe de G. pendant les quelques mois où ils se sont connus, lors de cette relation qui se résume en fait, si on fait le décompte exhaustif de toutes les fois où ils se sont rencontrés, à quelques nuits passées ensemble, quatre ou cinq nuits, pas davantage, espacées entre la fin janvier et la fin juin (auxquelles s’ajoutent peut-être un week-end à Rome, un ou deux déjeuners et quelques expositions visitées ensemble), personne ne pouvait réellement le savoir. Je pouvais seulement imaginer les gestes de Marie quand elle se trouvait avec lui, je pouvais imaginer son état d’esprit et ses pensées, à partir d’éléments avérés ou déduits, sus ou imaginés, que je pouvais combiner avec certains événements graves et douloureux que je savais avoir été vécus par Jean-Christophe de G., apportant ainsi au moins quelques éléments de vérité incontestable à la mosaïque incomplète et lézardée, pleine de trous, d’incohérences et de contradictions, qu’étaient pour moi les derniers mois de la vie de Jean-Christophe de G.

 

En vérité, je m’étais mépris dès le début sur Jean-Christophe de G. D’abord, je n’ai cessé de l’appeler Jean-Christophe alors qu’il s’appelle Jean-Baptiste. Je me soupçonne même de m’être trompé volontairement sur ce point pour ne pas me priver du plaisir de déformer son nom, non pas que Jean-Baptiste fût plus beau, ou plus élégant, que Jean-Christophe, mais ce n’était tout simplement pas son prénom, et cette simple petite vexation posthume suffit à mon bonheur (se fût-il appelé Simon que je l’aurais appelé Pierre, je me connais). Par ailleurs, j’avais toujours pensé que Jean-Christophe de G. était un homme d’affaires (ce que, en vérité, il n’était pas exactement), et qu’il travaillait dans le milieu de l’art, que c’était un marchand, un courtier d’art international ou un collectionneur, et que c’était par ce biais qu’il avait fait la connaissance de Marie à Tokyo. Or, s’il est vrai qu’il lui arrivait à l’occasion d’acheter des œuvres d’art (mais plutôt des tableaux anciens, des meubles de style ou des bijoux chez des antiquaires), ce n’était en rien son activité principale. Jean-Christophe de G., comme son grand-père, mais surtout son arrière-grand-père, Jean de Ganay, était une personnalité éminente des courses françaises, éleveur, propriétaire de chevaux et membre de la Société d’Encouragement. C’était à ce titre, comme propriétaire, qu’il s’était rendu au Japon fin janvier avec un cheval qui participait au Tokyo Shimbun Haï, et ce n’est que par hasard que, se trouvant à Tokyo à ce moment-là, il avait assisté au vernissage de l’exposition de Marie au Contemporary Art Space de Shinagawa. Et c’est là, le soir du vernissage de son exposition, qu’il avait vu Marie pour la première fois, qu’il avait fait sa connaissance et sa conquête (et on peut se demander dans quel ordre, tant cela dut être foudroyant).

 

Les couleurs de l’écurie de Ganay – casaque jaune, toque verte – avaient été choisies au début du XXe siècle par l’arrière-grand-père de Jean-Christophe de G., qui présida la Société d’Encouragement de 1933 à sa mort. Cette prestigieuse Société, fondée en vue de l’amélioration de l’élevage des races de chevaux en France, avait été créée un siècle plus tôt par Lord Henry Seymour, surnommé Milord l’Arsouille (on ne sait trop d’où lui venait ce plaisant sobriquet, qui évoque la pègre, le faubourg et la canaille, de son passé, de ses pratiques ou de ses mœurs ?), et c’est à elle, la Société d’Encouragement, que l’on doit la modernisation de l’hippodrome de Longchamp, la création des commissaires de course et la mise au point, par prélèvement de salive, des premières techniques, encore rudimentaires, de lutte contre le dopage. Il est d’ailleurs piquant de constater que c’est précisément à un des aïeux de Jean-Christophe de G. que l’on doit l’instauration premiers contrôles antidopage dans les courses de chevaux, quand on sait combien les six derniers mois de sa vie ont été empoisonnés par l’affaire Zahir, du nom de ce pur-sang engagé dans la Tokyo Shimbun Hai.

 

Ce n’est d’ailleurs pas tant l’échec du cheval à Tokyo que les circonstances de cet échec qui ont dû affecter Jean-Christophe de G. et miner les derniers mois de sa vie. Les insinuations n’avaient pas tardé dès le retour du cheval en France, et le scandale avait été d’autant plus difficile à affronter qu’il n’avait jamais vraiment éclaté. Officiellement, il n’y avait pas d’affaire Zahir, aucune accusation précise n’avait été portée contre le cheval, mais des rumeurs avaient circulé, qui faisaient état d’analyses suspectes et de substances illicites détectées dans ses urines (on n’avait pas parlé ouvertement d’anabolisants, mais de produits écran susceptibles de les masquer), et des liens avaient été établis entre l’entraîneur du cheval et un sulfureux vétérinaire espagnol qui gravitait dans le milieu du cyclisme et de l’haltérophilie (où ses compétences vétérinaires devaient naturellement faire merveille). La raison officielle avancée pour expliquer l’échec de Zahir dans la Tokyo Shimbun Haï, et la longue série inexplicable de complications et de malaises qui s’en étaient suivis, est qu’il avait été victime d’un abcès dentaire, qui se serait infecté le jour de la course en raison du frottement du mors et avait nécessité une injection d’antibiotiques et d’anti-inflammatoires non stéroïdiens pour lutter contre la fièvre, mais personne ne pouvait croire, de bonne foi, que la tournée en Asie d’un cheval suivi au quotidien par une équipe de vétérinaires spécialisés ait pu s’interrompre du jour au lendemain pour un simple abcès dentaire. Tous les engagements de Zahir avaient été brusquement résiliés sans explication, sa participation à la Singapour Cup et à la Aude-mars Piguet Queen Elizabeth II à Hong Kong purement et simplement annulée, Jean-Christophe de G. avait limogé sur-le-champ son entraîneur et s’était séparé, dans la douleur, de toutes les personnes qui avaient accompagné le cheval à Tokyo, tandis que le pur-sang, dès son retour en France, avait été soustrait aux regards et envoyé se mettre au vert dans le haras du Rabey à Quettehou, dans la Manche, propriété de la famille de Ganay, où on ne l’avait plus revu du reste de l’année.

 

La décision d’exfiltrer discrètement le cheval du Japon avait été prise d’urgence le lundi matin suivant la course, Jean-Christophe de G. avait annulé tous les engagements de Zahir pour les mois à venir et avait réglé lui-même les modalités du retour du cheval en Europe en une dizaine de coups de téléphone, après quoi il avait appelé un commissaire de la JRA, l’organisme des courses japonais, avec qui il était en étroites relations, craignant de nouvelles complications au passage de la douane. Au terme de cette conversation, il avait pris la décision de rentrer le jour même et d’accompagner personnellement le cheval en Europe. Il avait alors téléphoné à Marie pour lui proposer de rentrer avec lui, et, à sa grande surprise, Marie avait accepté l’offre, sans paraître particulièrement surprise. Mais, après le coup de téléphone, Marie s’était sentie submergée par une vague de nostalgie et de tristesse en se rendant compte qu’elle allait rentrer à Paris sans moi alors que nous étions arrivés ensemble au Japon une semaine plus tôt.

 

La fenêtre de la chambre d’hôtel de Tokyo était mouillée, barbouillée de gouttes de pluie, qui glissaient lentement sur la vitre en lignes pointillées interrompues, qui s’étaient arrêtées sans raison sur le verre, leur élan brisé net. Marie venait de raccrocher et elle se tenait immobile devant la grande baie vitrée qui donnait sur le quartier administratif de Shinjuku, pensive, le visage grave, elle regardait la ville qui disparaissait entièrement sous une brume pluvieuse, les yeux perdus au loin, avec cette mélancolie rêveuse qui nous étreint quand on se rend compte que le temps a passé, que quelque chose s’achève, et que, chaque fois, un peu plus, nous nous approchons de la fin, de nos amours et de nos vies. Maintenant, à l’heure de quitter Tokyo, Marie pensait à moi – moi avec qui elle avait rompu ici même, dans cette chambre d’hôtel que nous avions partagée le soir de notre arrivée au Japon, cette chambre où nous avions fait l’amour pour la dernière fois, ce lit où nous nous étions déchirés et étreints. Marie aurait voulu ne plus penser à moi, ni maintenant ni jamais, mais elle savait très bien que ce n’était pas possible, que je risquais de surgir à tout moment dans ses pensées, comme malgré elle, de façon subliminale, une soudaine réminiscence immatérielle de ma personnalité, de mes goûts, un détail, ma façon de voir le monde, tel souvenir intime auquel j’étais indissolublement associé, car elle se rendait compte que, même absent, je continuais de vivre dans son esprit et de hanter ses pensées. Où pouvais-je bien être à présent, elle n’en avait aucune idée. Étais-je encore au Japon, ou bien étais-je déjà rentré en Europe, ayant moi aussi avancé mon retour ? Et pourquoi ne lui donnais-je pas de nouvelle ? Pourquoi ne lui avais-je plus donné aucune nouvelle depuis mon retour de Kyoto ? Elle ne le savait pas, elle ne voulait pas le savoir. Elle ne voulait plus entendre parler de moi, compris, jamais – basta avec moi maintenant.

Lorsque, en milieu d’après-midi, Jean-Christophe de G. vint chercher Marie à l’hôtel, elle n’était pas prête, la chambre était encore en désordre, le lit défait, les valises ouvertes. Marie était arrivée au Japon avec cent quarante kilos de bagages répartis en diverses malles et cantines, cylindres à photos et cartons à chapeaux, et, si l’intégralité des malles et la plupart des valises ne devaient pas être rapatriées en Europe (car l’exposition au Contemporary Art Space de Shinagawa se poursuivait encore plusieurs mois), Marie avait quand même réussi l’exploit d’être presque aussi chargée au retour qu’à l’aller, si ce n’est en poids, tout du moins en volume et en nombre de pièces de bagage, accumulant, autour de ses valises, une ribambelle de sacs de toutes tailles, en cuir, en toile ou en papier, rigide, blanc et cartonné, avec deux poignées en plastique chair renforcées, flasque et rempli de bibelots, ou à l’effigie fleurie de roses rouges épanouies du grand magasin Taka-shiyama, de cadeaux qu’elle avait reçus et de cadeaux qu’elle allait faire, d’achats de soies sauvages et de tissus précieux, d’obis et de babioles, d’emplettes diverses, de lanternes de papier, d’algues, de thé, en boîte ou en sachet, et même de produits frais, deux barquettes de sashimis de fugu conditionnés sous vide sous un film transparent qu’elle avait conservées dans le minibar de la chambre d’hôtel parmi les canettes de bière et les mignonnettes d’alcool. Jean-Christophe de G. dut l’appeler deux fois dans la chambre depuis la réception, la pressant, avec tact, de bien vouloir se hâter, insistant sur le fait qu’ils étaient pressés, que le cheval et les voitures attendaient. Marie fut alors animée d’un bref élan de hâte spontanée, se dépêchant et multipliant les gestes brouillons de rangement dans un éphémère accès de panique et de bonne volonté (Marie compensait toujours ses retards par une brusque accélération finale dans les derniers mètres qui la faisait arriver en courant, dans une hâte ostentatoire et une précipitation de façade, à des rendez-vous où elle avait souvent plus d’une heure de retard), puis, le naturel revenant au petit trot, elle reprit le cours indolent de ses préparatifs et acheva de remplir rêveusement ses valises sur le grand lit défait, réunissant nonchalamment les sacs près de la porte d’entrée, sans toutefois rien fermer (Marie ne fermait jamais rien, ni les fenêtres ni les tiroirs – c’était tuant, même les livres, elle ne les fermait pas, elle les retournait, ouverts, à côté d’elle sur la table de nuit quand elle interrompait sa lecture).

Jean-Christophe de G. était en train de régler d’ultimes questions relatives au transport du cheval en attendant Marie dans le hall de l’hôtel. Il était assis dans un canapé de la réception en compagnie de quatre Japonais, équipés d’ordinateurs portables et d’agendas électroniques, qui lui avaient été envoyés pour remplacer l’équipe de l’entraîneur limogé afin de superviser l’acheminement du pur-sang vers l’aéroport et veiller au bon déroulement du passage de la douane. Les quatre Japonais étaient identiquement vêtus de blazer bleu marine à écusson de club ou de cercle privé et tenaient conciliabule autour de Jean-Christophe de G., en se transmettant des formulaires et des certificats qu’ils étudiaient en chuchotant. Le van du cheval attendait devant les portes de l’hôtel, on apercevait sa longue silhouette immobile à travers les baies vitrées de la réception, un van en aluminium aux allures de loge de rock star, avec deux petites lucarnes grillagées et secrètes fermées sur les côtés, la carrosserie rutilante et striée, qui brillait sous les lumières dorées du perron de l’hôtel. La porte arrière du van avait été ouverte et le pont abaissé pour renouveler l’air ambiant et laisser le pur-sang respirer, et trois hommes en blouson, hommes de main ou acolytes, montaient la garde à l’entrée du fourgon, en compagnie du chauffeur du van, un vieux Japonais en combinaison de travail grise amidonnée entrouverte sur un nœud de cravate, qui fumait une cigarette en surveillant les abords de l’hôtel. Comme l’arrêt semblait se prolonger plus longtemps que prévu, on en avait profité pour abreuver le cheval, un des élégants Japonais en blazer bleu marine à écusson s’était rendu discrètement aux toilettes avec un seau métallique, neuf, brillant, griffé d’un blason et d’initiales, on eût dit aux couleurs du van, comme si c’était un de ses accessoires, un élément de sa panoplie, et il avait retraversé le hall dignement avec son seau pour regagner le van, la démarche raide, cérémonieuse, les mains recouvertes de gants transparents antiseptiques de chirurgien (sans que l’on sût exactement s’il avait été remplir un seau dans les toilettes de l’hôtel, ou s’il avait plutôt été vider à la poubelle un vieux seau rempli de crottin et de foin compissé pour rafraîchir la litière).

 

Dès que Jean-Christophe de G. aperçut Marie dans le hall – elle avançait lentement, droit devant elle, le visage absent et les yeux pâles dans la lumière des lustres, des employés de l’hôtel en livrée noire dans son sillage, qui la suivaient avec deux chariots dorés qui contenaient la montagne hétéroclite de ses bagages –, il interrompit sa petite réunion improvisée et se leva avec empressement pour aller à sa rencontre, la débarrassant avec sollicitude du petit sac en plastique qui contenait ses sashimis de fugu. Il faut y aller tout de suite, nous sommes très pressés, lui dit-il, en ne sachant que faire du sachet de sashimis de fugu qu’il tenait entre ses doigts, et Marie ne dit rien, ne répondit rien, elle se laissait guider, elle le suivit sans un mot vers la sortie – Marie, les yeux dans le vague, en jupe et bottes noires, son grand manteau de cuir à la saignée du coude, la ceinture déroulée qui pendouillait et traînait par terre derrière elle. Une limousine de location japonaise les attendait devant l’hôtel (avec des larges sièges en cuir crème, des petits napperons brodés sur les appuie-tête et un accoudoir amovible doté de boutons électroniques orné des lettres MAJESTA), et plusieurs employés de l’hôtel se pressèrent autour des chariots pour disposer la multitude disparate et colorée des sacs de Marie dans le coffre et sur le siège avant de la voiture, tandis que les quatre Japonais en blazer bleu marine à écusson rassemblaient leurs affaires et allaient prendre place dans un étroit minibus garé non loin de là, les portières siglées d’un monogramme doré. Il y avait tellement de bagages sur les chariots de Marie que les employés durent aller déposer quelques sacs surnuméraires dans le minibus. Les quatre Japonais, serrés sur leurs sièges exigus, regardaient les bagagistes entreposer toujours davantage de sacs à côté d’eux dans le minibus, on apercevait leurs silhouettes impassibles derrière les vitres, qui émergeaient d’un désordre croissant de cartons enrubannés, de sachets fleuris et de pochettes à froufrous. Ce devait être des avocats, ou des juristes, peut-être des membres d’une société de courses japonaise, l’un d’eux avait les cheveux teints et portait une élégante pochette mauve vif qui dépassait de sa poche poitrine (signes d’un statut plus artiste, plus bohème, un vétérinaire, qui sait ?).

 

Le convoi s’était mis en route et descendait au ralenti la voie d’accès privée de l’hôtel, l’étroit minibus menant la marche, suivi de la limousine et de l’imposant van en aluminium du cheval qui peinait à prendre les virages et devait virer au plus large avec d’infinies précautions. Ils roulèrent ainsi sans encombre sur quelques centaines de mètres, le temps de quitter le quartier administratif de Shinjuku, avant de s’élancer sur une large avenue pour rejoindre l’autoroute qui menait à Narita. Mais, très vite, ils furent bloqués dans les embouteillages. Ils n’avançaient plus que de quelques mètres, englués dans la circulation, le convoi bientôt complètement arrêté dans la grisaille pluvieuse de la fin d’après-midi. Dans la lunette arrière embuée de la limousine, Marie apercevait la silhouette monumentale du van en aluminium, ses puissants phares allumés sous la pluie dans le jour finissant – le van presque à l’arrêt, majestueux, chancelant sur la chaussée mouillée dans des crissements de pneus et des grincements d’essieux. Marie regardait le van immobile derrière elle, l’immense véhicule opaque et mystérieux échoué là sous la pluie dans la circulation de Tokyo, avec ses deux petites lucarnes grillagées et secrètes sur les côtés, derrière lesquelles se devinait la présence vivante, frémissante et chaude, d’un pur-sang invisible.

 

Jean-Christophe de G. n’avait pas enlevé son manteau, il n’avait même pas retiré son écharpe. Calé au fond de son siège, séparé de Marie par le large accoudoir amovible, il ne cessait de téléphoner, s’adressant, en anglais, à divers interlocuteurs, la cuisse agitée d’un mouvement imperceptible permanent, battant frénétiquement la mesure du bout de sa chaussure, puis, raccrochant – sans toutefois ranger le téléphone, déjà prêt à composer un nouveau numéro –, adressant un sourire crispé à Marie et passant tendrement la main sur son bras dénudé, sans conviction, un peu mécaniquement, la jambe toujours agitée d’une onde de nervosité qu’il ne parvenait pas à contenir. Jean-Christophe de G. n’ignorait pas que le bureau des douanes de la zone de fret de Narita fermait à dix-neuf heures et qu’il n’y aurait aucune possibilité de faire varier cet horaire (c’était un horaire inflexible, un horaire japonais), il ne fallait pas espérer obtenir un délai supplémentaire, compter sur la moindre dérogation. En d’autres termes, soit le cheval arrivait avant dix-neuf heures à l’aéroport et ils pourraient prendre l’avion, soit ils arrivaient en retard, et le cheval resterait bloqué aux douanes dans la zone de fret de Narita, avec les conséquences imprévisibles que cela pourrait avoir.

 

Jean-Christophe de G. savait que les papiers du cheval étaient en règle, les certificats de vaccinations à jour, les autorisations de sortie validées, mais il redoutait une dernière complication au passage de la douane, un document imprévu exigé in extremis, et, tout en s’ouvrant de ses craintes à Marie, il composait des numéros sur le cadran de son téléphone. En réalité – et Marie s’en rendit compte à ce moment-là –, les personnes avec qui il échangeait ainsi des coups de téléphone en permanence depuis le départ de l’hôtel n’étaient autres que les quatre Japonais qui se trouvaient à quelques mètres devant eux dans le minibus. Il conversait ainsi avec eux sans interruption, non pas avec l’un d’entre eux en particulier, qui eût été leur porte-parole, mais avec les quatre, en alternance, selon la question abordée et les spécialités de chacun, leurs téléphones devant sonner ou vibrer sans cesse dans l’étroit minibus, les obligeant à décrocher à tour de rôle, s’évertuant à rassurer Jean-Christophe de G. en répétant les mêmes choses pour déjouer ses craintes, acquiesçant toujours, ne disant jamais non, abondant systématiquement en son sens par des yes ambigus ou oxymoriques (yes, I dont know), qui ne faisaient que l’alarmer davantage.

 

La circulation était devenue fluide, la pluie avait redoublé de violence et s’accompagnait de rafales tourbillonnantes qui agitaient de violents soubresauts les parois métalliques du van lancé à pleine vitesse sur l’autoroute. L’aéroport de Narita était en vue, les premiers signes avant-coureurs annonçaient son approche imminente, le Hilton de Narita sur le bord de la route, un grand panneau publicitaire de la compagnie ANA illuminé dans la nuit qui ruisselait de pluie. Le site de l’aéroport était entouré d’une double enceinte de grillages métalliques rehaussés de chevaux de frise, derrière laquelle s’étendait une vaste zone aéroportuaire sombre et mystérieuse. Le convoi ralentit à l’approche de l’aéroport et alla prendre position dans une des files d’attente au contrôle de police. Plusieurs policiers vêtus d’imperméables transparents filtraient la circulation sous la pluie devant un grand portique comparable à une installation de péage autoroutier, contrôlaient le passage des voitures avec des matraques fluorescentes. Un policier monta dans le minibus des Japonais pour inspecter rapidement les passeports, qu’ils avaient préparés à son attention, il ne s’attarda pas, passant dans la rangée en pointant un doigt sur chaque passeport avant de redescendre du véhicule, tandis qu’un autre sortait d’une guérite et s’approchait de la limousine. Jean-Christophe de G. fit descendre la vitre automatique de la portière en manœuvrant un bouton électronique de l’accoudoir et lui tendit son passeport dans la nuit, ainsi que le passeport du cheval, car le cheval avait également un passeport, un document d’identité personnel, officiel, plastifié, infalsifiable (avec photo, date de naissance et pedigree). Le policier ouvrit le passeport de Jean-Christophe de G., regarda la photo et le lui rendit, puis il ouvrit le passeport du cheval et se pencha à l’intérieur de la voiture pour examiner un instant plus attentivement le visage de Marie (mais, même dans la pénombre, il était impossible de prendre Marie pour un cheval). Jean-Christophe de G., se rendant compte du quiproquo, demanda à Marie – Marie, distraite, pas concernée –, de bien vouloir montrer son passeport au policier. Mais Marie avait toujours été incapable de trouver son passeport quand elle en avait besoin, et, sortant brusquement de sa torpeur, comme soudain prise en défaut, le visage anticipant déjà douloureusement la vanité des recherches à venir, elle fut prise d’un brusque accès de frénésie désordonnée, ce curieux mélange de panique et de bonne volonté qui la caractérise quand elle cherche quelque chose, se mettant à fouiller désespérément son sac à main et à le retourner en tous sens, sortant des cartes de crédit, des lettres, des factures, son téléphone, faisant tomber ses lunettes de soleil par terre, se soulevant sur place sur son siège en se tortillant pour fouiller les poches arrière de sa jupe, de sa veste, de son manteau, étant sûre qu’elle l’avait avec elle, son passeport, mais ne sachant pas dans quelle poche elle l’avait mis, dans lequel de ses sacs il pouvait bien être, vingt-trois sacs exactement (sans compter le sachet de sashimi de fugu, dans lequel elle jeta également un coup d’œil par acquit de conscience). Mais en vain, le passeport restait introuvable. Il fallut redescendre de la limousine – Jean-Christophe de G. gardant son sang-froid, lui disant que ce n’était pas grave d’une voix blanche, consultant sa montre d’un regard noir –, et on dut ouvrir le coffre de la voiture sous la pluie, sortir les sacs et les fouiller à même la chaussée, sous l’œil à la fois glacial et indifférent du policier. J’ai dû l’oublier à l’hôtel, dit Marie, elle le dit avec insouciance, presque avec entrain, comme si la perspective d’imaginer le pire – être là au contrôle de police de Narita et ne pas avoir son passeport – l’exaltait, la grisait même, en lui faisant entrevoir dès à présent le comique que la situation pourrait avoir rétrospectivement. Cette fantaisie, cette légèreté, cette insouciance ravie, lumineuse et enchantée, qui faisait partie des attributs les plus sûrs du charme de Marie, était évidemment d’autant plus délectable qu’on n’était pas directement concerné. Jean-Christophe de G., lui, concerné au premier chef, en l’occurrence, la saisit fermement par les deux bras (sa galanterie commençait à se fissurer), et lui demanda de réfléchir où elle avait mis son passeport. Mais je n’en sais rien, lui dit Marie – il commençait à l’agacer maintenant, avec ses questions –, et elle suggéra qu’il était peut-être dans sa mallette en cuir, avec son billet d’avion. Elle sortit la mallette du coffre, et trouva aussitôt son passeport, qu’elle présenta au policier, qui le regarda à peine (ce n’était qu’un simple contrôle de routine à l’entrée du site de l’aéroport).

 

Ils étaient remontés dans la limousine et le convoi avait pris la direction de la zone de fret de Narita, en suivant les indications fléchées de grands panneaux verts éclairés dans la nuit, Cargo Building n° 2, Cargo Building n° 3, ANA Export, Common Import Warehouse, IACT. Les trois véhicules se suivaient sur une route abandonnée bordée de bâtiments techniques. De chaque côté s’étendait une vaste étendue de nuit parsemée au loin de balises lumineuses blanches et bleues. Ils s’enfonçaient dans les ténèbres, la route n’était plus éclairée, on apercevait ici et là des silhouettes d’avions immobiles garés sur des parkings. Ils s’engagèrent sur un terre-plein détrempé, les trois véhicules se suivant au ralenti, leurs phares allumés dans la nuit, longeant une enfilade de grands hangars aux immenses portes ouvertes d’où s’échappait une lumière artificielle verdâtre. Chaque hangar était garni de lettres géantes tracées au pochoir pour délimiter les différentes zones de fret, E, F, G, et le convoi s’arrêta à l’entrée du bloc F.

 

Le bureau des douanes de l’aéroport de Narita fermait dans moins de dix minutes, et les quatre Japonais quittèrent précipitamment leur véhicule pour s’engager dans le hangar, les bras chargés de dossiers et de documents officiels. Jean-Christophe de G. et Marie les suivaient à distance en pressant le pas derrière eux, Marie en jupe et bottes noires, son manteau de cuir à la main, qu’elle finit par revêtir tout en continuant à marcher pour se garder du froid qui régnait dans ce lieu sombre et humide ouvert aux courants d’air. C’était un vaste hangar métallique de plus de deux mille mètres carrés, qui avait des allures de marché aux poissons abandonné après la fermeture, quand les étals sont fermés et que les employés lavent le sol à grande eau au tuyau d’arrosage. La lumière était éteinte dans la plupart des secteurs, des bâches recouvrant les caisses, étagères vides, monte-charge à l’arrêt, caillebotis à l’abandon. Ici et là, quelques chariots élévateurs sillonnaient les allées désertes, conduits par des employés casqués et gantés de blanc, qui allaient décharger leurs marchandises dans de rares secteurs encore ouverts, petits îlots d’activité bruyants violemment éclairés par des tubes de néon blancs, où quelques manutentionnaires transféraient des caisses vers des élévateurs, caisses de marchandises de toutes sortes, conditionnées sous vide ou en mauvais carton jaune truffé d’étiquettes, simples cageots mal ficelés qui contenaient des produits frais. La cabine vitrée du bureau des douanes se devinait au fond du hangar, au cœur d’une zone réservée aux compagnies aériennes, dont les comptoirs d’enregistrement étaient déserts, seuls demeuraient ici et là quelques autocollants placardés sur les murs, KLM Cargo, SAS Cargo, Lufthansa Cargo.

 

Dans le bureau des douanes, les quatre Japonais s’entretenaient avec un douanier au visage blême, le teint maladif, émacié, une casquette officielle rehaussée d’un insigne sur la tête et un masuku sur la bouche, ce masque de gaze blanche qui couvre le bas du visage pour se préserver des microbes. Il était en train de prendre connaissance d’un document relatif au transfert du pur-sang, quand, voyant entrer Jean-Christophe de G. dans les bureaux des douanes, il s’interrompit aussitôt et s’inclina pour lui présenter ses excuses, lui expliquant en anglais à travers la fine épaisseur de gaze qui recouvrait sa bouche qu’il regrettait de devoir le faire attendre dans la zone de fret et qu’il essaierait de limiter au possible les délais d’embarquement du cheval. Jean-Christophe de G. considéra le douanier avec incrédulité, se rendant compte qu’il ressortait de ces périphrases chuintantes, qui lui parvenaient doublement filtrées (par l’obstacle de la langue et l’épaisseur du tissu), que le passage de la douane du pur-sang, qu’il avait tant redouté, et qu’une seconde plus tôt, il croyait compromis, venait d’être réglé à l’instant sans autre complication.

 

Jean-Christophe de G. était ressorti du hangar et attendait l’arrivée de la stalle de voyage du cheval pour procéder à son embarquement. Le chauffeur du van avait déjà ouvert la porte du fourgon et avait descendu le pont métallique sous la pluie, tandis que les hommes de main se positionnaient autour des entrées du van. Deux d’entre eux avaient de vagues allures de yakusas ou de petites frappes japonaises, avec des blousons noirs cintrés garnis de doublures orange, le troisième, très gros, un corps énorme, entièrement chauve, la nuque épaisse, la peau comme de la corne de buffle, était peut-être tout aussi japonais, mais n’aurait fait dissonance nulle part, ni à Moscou ni à New York, avec son look de garde du corps de concert rock et ses minuscules yeux bridés internationaux, passe-partout dans le monde. Apparemment, ils n’avaient pas l’autorisation de toucher le cheval, ils étaient simplement affectés à sa sécurité, devant empêcher quiconque d’en approcher. Ils n’apportèrent d’ailleurs aucune aide à quiconque, se contentant d’imposer leur présence dissuasive à la porte du fourgon en veillant ostensiblement sur les alentours. On attendait toujours l’arrivée de la stalle de voyage du cheval, et deux des quatre Japonais avaient rejoint le pur-sang à l’intérieur du van pour essayer de l’apaiser, tâcher de le calmer, lui caressant doucement l’encolure pour le laisser s’accoutumer à leur présence. Car depuis le limogeage de l’entraîneur de Zahir le matin même, non seulement de son entraîneur, mais de tout son entourage, y compris son premier garçon de voyage (ce qui, rétrospectivement, avait été une erreur, même Jean-Christophe de G. avait dû en convenir), le pur-sang n’avait plus de lad, il avait perdu son lad attitré, le lad de confiance qui l’accompagnait à l’étranger depuis sa naissance, celui qui avait toujours voyagé avec lui, qui le nourrissait pendant les déplacements et le conduisait au rond de présentation les jours de courses, celui, le seul, auquel il était habitué.

 

La stalle de voyage du cheval fit alors son apparition sur le parking, trônant sur une remorque plate, telle une statue de procession, tractée par un petit véhicule électrique qui l’emportait dans son sillage. Le véhicule tracteur contourna les différentes voitures garées le long des entrepôts et alla s’immobiliser devant le minibus à l’entrée du hangar. La manœuvre était supervisée par le chef d’escale de la Lufthansa, un talkie-walkie à la main, qui portait un immense ciré noir qui flottait sous la pluie autour de son costume. Deux techniciens descendirent de la cabine du véhicule tracteur et se hissèrent sur la remorque pour décadenasser les ouvertures et mettre en place un plan incliné pour permettre au cheval d’accéder à la stalle de voyage, sorte de caisson étanche, métallique et strié, sur lequel étaient plaqués quelques résidus d’autocollants jaune orangé aux couleurs de la Lufthansa. Marie s’était mise à l’abri de la pluie dans le hangar et observait les opérations à distance. Toutes les portes étaient ouvertes à présent, mais le cheval restait toujours invisible dans les profondeurs du van, sur lequel tous les regards étaient fixés. De la présence du pur-sang ne témoignaient encore que de brefs hennissements étouffés qui provenaient de l’intérieur du fourgon et une odeur de cheval, une puissante odeur de cheval, de foin et de crottin, qui allait se mêler à l’odeur de la pluie et aux relents de kérosène.

 

Alors, lentement, apparut la croupe du pur-sang – sa croupe noire, luisante, rebondie –, à reculons, les sabots arrière cherchant leurs appuis sur le pont, battant bruyamment sur le métal et trépignant sur place, très nerveux, faisant un écart sur le côté, et repartant en avant. Il ne portait pour tout harnachement qu’un licol et une longe, une courte couverture en luxueux velours pourpre sur le dos, et les membres finement enveloppés de bandages protecteurs et de guêtres de transport fermées par des velcros, les glomes et les tendons momifiés de bandelettes pour éviter les coups ou les blessures. C’était cinq cents kilos de nervosité, d’irritabilité et de fureur qui venaient d’apparaître dans la nuit. Le pelage noir et lustré, la musculature apparente, il descendait à reculons, les deux Japonais en blazer bleu marine collés contre son corps à la hauteur de l’épaule pour essayer de le contenir, s’agrippant à la longe, le tirant et le retenant. Le cheval ne se laissait pas faire, rétif, tournait la tête pour se dégager, s’ébrouait, se débattait, des frémissements spontanés couraient le long de sa crinière comme des ondes visibles de tension et de nervosité. Sa puissance physique était impressionnante, il émanait de lui une énergie animale électrique. Les deux Japonais semblaient dépassés par les événements, ils perdaient pied, leurs blazers défaits et les cravates en bataille, ils lançaient de vaines injonctions dans le vide pour qu’on leur vînt en aide, on sentait leur émotivité, leurs mains et leurs visages tremblaient. Immobile sur le pont, le pur-sang ne bougeait plus, n’avançait plus, ne reculait plus, malgré les efforts des deux Japonais qui tiraient sur la longe sans parvenir à le faire bouger. Le chef d’escale de la Lufthansa, son talkie-walkie à la main, s’était approché du van et personne ne bougeait plus, ni le cheval, arrêté à mi-pont – immobile, furieux, impérial – ni les spectateurs, fascinés par la force brute de cet étalon immobile, ses muscles, longs et puissants, saillants, tendus, qui contrastaient avec le tracé gracieux des pattes, la finesse des paturons, minces, étroits, délicats comme des poignets de femme.

 

Le cheval, après un bref surplace inquiétant, fit encore vivement deux ou trois pas à reculons, avec fougue et brutalité, tournoyant soudain sur lui-même en entraînant à sa suite les deux Japonais qui dégringolèrent du pont en sautant sur le bitume pour accompagner le mouvement. Instinctivement, chacun s’était éloigné de la trajectoire du cheval, on reflua vers le hangar. Les deux Japonais collés contre le corps du cheval, plaqués sous son épaule, cherchaient à freiner sa progression, à le ralentir, mais ils étaient emportés par sa puissance, entraînés par son énergie, et ne pouvaient qu’accompagner le mouvement, trottinant à côté de lui en se contentant d’essayer d’infléchir sa direction pour le diriger vers la stalle de voyage. La stalle l’attendait en haut de la remorque, les portes ouvertes, que deux techniciens s’apprêtaient à refermer aussitôt derrière lui, mais le cheval se cabra au pied du pont, recula et fit demi-tour, repassa avec impétuosité devant Marie et Jean-Christophe de G. Les deux Japonais ne contrôlaient plus rien, ils se bornaient à circonscrire le rayonnement du cheval en le retenant par la longe, le pur-sang leur échappait, tournait sur lui-même dans des déhanchements de croupe et des claquements de sabots. Il divaguait sous la pluie entre les divers véhicules garés devant le hangar, entra soudain dans le faisceau des phares d’une voiture restés allumés sur le parking et prit brusquement la direction du hangar, obligeant les spectateurs à reculer et à se réfugier en vague à l’intérieur du bâtiment.

 

Des tubes de néons blancs couraient tout au long de l’étroit auvent du hangar, et la pluie continuait de tomber à verse dans la nuit, oblique, presque horizontale sous les rafales de vent. Les deux Japonais avaient réussi à reprendre le contrôle du cheval, ils l’avaient fait pivoter en le guidant fermement par la boucle du licol et étaient repartis à zéro, ils étaient revenus jusqu’au van et avaient pris la direction de la stalle en contournant les voitures au plus large, en s’éloignant sur le parking. Le tonnerre grondait au loin, un éclair déchirait le ciel de temps à autre au-dessus des pistes invisibles. Le cheval avançait au pas maintenant, loin des lumières des entrepôts, dans la pénombre pluvieuse du parking, les deux Japonais du même côté que lui, qui l’escortaient dans la nuit dans leurs blazers bleus détrempés. Le pur-sang les suivait, apparemment docile, secoué par instants de brusques et imprévisibles impulsions de la tête. Ils étaient presque arrivés à la hauteur de la remorque, quand le pur-sang se raidit en apercevant la stalle, se braqua de nouveau et pivota, les oreilles couchées, hennissant, la bouche ouverte, cherchant à mordre, les dents soudain découvertes dans la nuit, recula et s’emballa, en emportant à sa suite les deux Japonais qui tournoyaient derrière lui.

 

Le pur-sang s’était échappé, il s’était enfui dans la nuit, d’abord freiné, arrêté, dans son élan, empêtré par un des Japonais qui n’avait pas lâché la longe, et qui sembla ne jamais devoir la lâcher, comme s’il se l’était enroulée autour du bras, ou nouée autour de son poignet. Il ne pouvait pas s’en défaire ou ne pouvait pas imaginer la lâcher, devant trouver simplement inimaginable de la lâcher et de laisser échapper ce cheval dont il avait la responsabilité, et il s’y agrippait de toutes ses forces, déjà à terre, tombé sur le sol à la renverse, encore à genoux, s’étant redressé et tirant, essayant d’enrouler la corde autour de sa taille, résistant encore, mais bientôt projeté à plat ventre sur le bitume, et ne lâchant toujours pas, rebondissant plusieurs fois dans des flaques d’eau et des éclaboussures de sang, dans une image terrifiante de skieur nautique en perdition, ne pouvant plus se redresser, ballotté, soulevé, écrasé sur le sol, encore traîné sur une dizaine de mètres avant de laisser le cheval s’échapper. Zahir fuyait au galop dans la nuit, libre et furieux, déjà loin et à peine visible. Il avait pris instinctivement la direction des zones les plus enténébrées de l’aéroport, quittant les profondeurs du parking et traversant la route d’accès peu éclairée pour s’élancer vers les pistes. Plusieurs témoins de la scène avaient perçu le danger, et, tandis que quelques-uns se jetaient sur le parking pour aller porter secours aux deux Japonais blessés – l’un s’était déjà relevé et boitait, revenait sur ses pas dans la lumière des phares, l’autre ne bougeait plus, avait perdu connaissance, sa nuque baignait sur le bitume, le visage ensanglanté, dans une flaque de pluie noire et luisante –, d’autres téléphonaient, avertissaient les autorités aéroportuaires, on courait et montait dans les voitures, on organisait la poursuite, les portières claquaient et les voitures faisaient marche arrière pour démarrer sur les chapeaux de roues, le chauffeur du van – le van trop lourd, trop difficile à manœuvrer – s’était engouffré dans le minibus avec du matériel et des cordes, une grande corde de chanvre enroulée sur elle-même qu’il tenait à la main comme un lasso compact, trois véhicules s’étaient déjà lancés dans la nuit à la poursuite du cheval et fonçaient droit devant eux à travers l’immense parking du hangar, les phares allumés dans la pluie battante, zigzaguant dans les flaques et manquant de se télescoper, le chef d’escale de la Lufthansa au volant de son petit véhicule technique, Marie seule dans la limousine que conduisait le chauffeur ganté de blanc, et les autres, tous les autres – y compris Jean-Christophe de G. qui avait pris les choses en mains et qui donnait des ordres –, acolytes ou gardes du corps, le chauffeur du van, des douaniers, tous ceux qui n’étaient pas restés pour porter secours aux blessés, avaient pris place dans l’étroit minibus Subaru, entassés sur les trois rangées de sièges parmi les sacs et les bagages de Marie.

 

Zahir, en arabe, veut dire visible, le nom vient de Borges, et de plus loin encore, du mythe, de l’Orient, où la légende veut qu’Allah créa les pur-sang d’une poignée de vent. Et, dans la nouvelle éponyme de Borges, le Zahir est cet être qui a la terrible vertu de ne jamais pouvoir être oublié dès lors qu’on l’a aperçu une seule fois. Il n’y avait plus trace de Zahir sur le parking, il s’était dissous dans la nuit, il s’était évaporé, il s’était fondu, noir sur noir, dans les ténèbres. La nuit présentait son obscurité habituelle, comme si le pur-sang était parvenu à s’introduire dans sa matière, et qu’elle l’eût instantanément englouti et digéré. Les voitures fonçaient à toute vitesse vers l’horizon, les vitres fouettées par la pluie, les carrosseries tressautant sous les à-coups du revêtement. Arrivés au bout de l’immense parking, butant sur un petit accotement qui ne donnait sur rien – sur des pelouses sombres et détrempées, sur des terrains vagues à perte de vue – ils durent se rendre à l’évidence, Zahir avait disparu. Au loin, des sirènes de secours se faisaient entendre dans la nuit, une ambulance rejoignait le hangar pour prendre soin du Japonais blessé et des camions de pompiers se mettaient en position le long des pistes pour dresser des barrages, les procédures de décollage et d’atterrissage avaient dû être interrompues, les autorités aéroportuaires ne pouvant prendre le risque de laisser des avions atterrir tant qu’il y aurait un pur-sang en liberté dans l’enceinte de l’aéroport. Les poursuivants durent alors ralentir, abandonner le premier élan de précipitation pour chercher plus patiemment le pur-sang dans la nuit. Ils roulaient à faible allure sur une petite route peu éclairée et restaient silencieux dans les voitures, surveillaient les alentours. Ils ouvraient l’œil à la vitre, à l’affût d’un mouvement à l’horizon, d’une ombre dans les ténèbres, d’un déplacement d’air, d’un souffle, d’une haleine, l’oreille tendue sur les sièges dans la pénombre des habitacles, les conducteurs aux aguets au volant, à l’écoute d’un bruit venu des pistes qui trahirait la présence du cheval, un hennissement, un ébrouement, une brève cavalcade de sabots sur le bitume. Il n’y avait aucun endroit où se cacher sur les surfaces parfaitement planes de l’aéroport, aucun obstacle, ni arbres ni taillis, l’horizon était parfaitement dégagé. Au bout de la route, ils contournèrent une barrière fermée et s’engagèrent lentement sur une piste, toujours au ralenti, toujours silencieux, sondant la nuit autour d’eux, scrutant l’obscurité de leurs regards aigus, quand, soudain, surgi de nulle part, avec la même soudaineté qu’il avait disparu, le corps puissant et noir de Zahir s’incarna dans la lumière des phares, à la fois en plein galop et arrêté, affolé, les yeux terrorisés, le pelage noir et mouillé, comme s’il ressortait à l’instant de la nuit où il s’était dissous.

 

Alors, à la seconde, les trois véhicules accélérèrent à fond pour se jeter à sa poursuite, ils étaient à cent mètres de lui, le cheval au galop les précédait dans la nuit, la crinière au vent, le mouvement des pattes accéléré dans un sprint éperdu, les sabots battant furieusement le bitume. Ils ne le perdaient plus de vue dans la lumière des phares, ils l’avaient en ligne de mire, ils restaient collés à sa silhouette affolée, sinuante et flexueuse, tournant à gauche quand il tournait à gauche, bifurquant avec lui, les trois voitures fonçant côte à côte sur l’immense tarmac désert pour l’empêcher de faire demi-tour et de leur échapper, essayant de resserrer chaque fois un peu plus les rets de la poursuite, s’organisant de voiture à voiture, Jean-Christophe de G. dirigeant les opérations depuis le minibus, donnant des ordres au chauffeur et communiquant avec le chauffeur de la limousine via le téléphone de Marie – il avait téléphoné à Marie dans la limousine, le portable de Marie avait sonné dans son sac à main et elle avait entendu la voix de Jean-Christophe de G. dans le noir, sa voix précise, calme, autoritaire, qui lui demandait de transmettre les consignes au chauffeur, et Marie faisait scrupuleusement le relais, le portable à l’oreille, elle écoutait docilement les instructions et les répétait aussitôt en anglais au chauffeur –, de manière que les trois véhicules avancent de front pour couper toute retraite au cheval, Jean-Christophe de G. coordonnant la poursuite depuis le siège avant du minibus, réglant les distances entre les véhicules, procédant à de minuscules ajustements pour corriger les trajectoires, enjoignant aux voitures de diriger toujours leurs phares droit sur le cheval en fuite, de sorte que le cheval se sente poursuivi par une ligne de lumière mobile et aveuglante, effrayante, éblouissante comme une ligne de feu. Ils étaient sur le point de le rejoindre quand le cheval fit un brusque tête-à-queue devant eux, en toupie sur le tarmac, son corps se torsadant dans un tourbillon de muscles et une gerbe de gouttes de pluie, et, sans transition, il se mit à galoper face aux voitures dans la lumière des phares, les yeux fous, sauvages, hallucinés, la crinière échevelée hérissée d’éclaboussures de transpiration et de boue. Il galopait vers les voitures, prenait de la vitesse sur les pistes de Narita comme s’il se préparait à franchir l’obstacle de la ligne de véhicules en mouvement qui lui fonçaient dessus et à quitter le sol, à s’envoler dans le ciel, Pégase ailé disparaissant dans les ténèbres pour aller rejoindre la foudre et les éclairs. Dès qu’il le vit faire volte-face, Jean-Christophe de G. avait perçu le danger et l’ordre avait fusé, immédiatement communiqué aux autres véhicules, de se mettre à klaxonner, tous ensemble, de lui foncer dessus en klaxonnant. Ils se fonçaient mutuellement dessus, le cheval fonçant sur les voitures pour essayer de traverser leur ligne en mouvement et les voitures lui fonçant dessus pour l’effrayer et le forcer à battre en retraite. Le bras de fer tourna in extremis à l’avantage des voitures dans un concert de klaxons épouvantable, trois hurlements combinés d’avertisseurs sonores entremêlés qui se mouvaient de front dans la nuit, et le cheval, s’arrêtant, pilant net, dérapant sur la piste mouillée, trébuchant face aux voitures, se relevant aussitôt, paniqué, s’enfuit en catastrophe sur le côté, galopa droit devant lui jusqu’aux limites ultimes de l’aéroport, où il se trouva bloqué par les doubles grillages de l’enceinte de sécurité de Narita. Il les longea au galop sur quelques mètres, toujours poursuivi par les lumières des phares qui avançaient sur lui, puis il ralentit, il se mit au trot, indécis, s’arrêta le long des hauts grillages, derrière lesquels s’étendait un parc de stationnement d’autobus de la JAL qui se devinait dans la pénombre. Des éclairs déchiraient le ciel de temps à autre, qui jetaient une fugitive lumière blanche sur les toits des autocars orange et blancs stationnés côte à côte par-delà la clôture. Les voitures se mirent en position en arc de cercle autour du cheval, à trente mètres de lui environ, le cernèrent de toutes parts, les phares toujours dirigés vers sa silhouette immobile. Les portières s’ouvrirent, et les hommes sortirent sur la piste. Ils continuèrent la poursuite à pied sans se préoccuper de la pluie battante, s’avançaient de front en direction du cheval, un des acolytes se penchant vers le sol et ramassant ce qu’il trouvait pour lui lancer des pierres, des gravillons, des saletés, du vide, pour le refouler contre les barrières, le tenir à distance ou conjurer sa propre peur, jusqu’à ce que Jean-Christophe de G. lui donnât l’ordre de cesser. Il donna l’ordre à tout le monde de s’arrêter, et de se taire, de ne plus bouger. Plus un mouvement, plus un geste. Le cheval s’était arrêté, acculé contre le grillage, sans possibilité de fuite ni de repli, et il les regardait, immobile, haletant, essoufflé, ses flancs se soulevant et s’abaissant à chaque respiration.

 

Alors Jean-Christophe de G. s’avança vers lui, seul, les mains nues. Le cheval ne bougeait pas et le regardait venir. Jean-Christophe de G. avançait vers lui sous la pluie en élégant manteau sombre, les mains vides, sans rien pour le maîtriser, ni corde, ni longe, ni courroie, rien pour le capturer, le contenir ou l’attacher. Calme, disait-il, calme, Zahir, calme, répétait-il à voix basse. Il n’était plus qu’à quelques mètres de lui, il se dégageait encore du cheval des ondes sulfureuses, une énergie incontrôlable d’animal épouvanté. Le cheval continuait de le regarder venir, immobile, des sons rauques et inquiétants sortaient de sa gorge. Son pelage était mouillé, collé de pluie et de transpiration crasseuse, dans lequel étaient venus s’incruster de minuscules particules de boue, des saletés, des gravillons et des éclats de bitume. Il avait dû glisser plusieurs fois sur les pistes, car il était blessé, son genou était ouvert, écorché et noirâtre. Jean-Christophe de G. était presque arrivé à sa hauteur. Il avançait toujours, il ne le quittait pas des yeux et il lui présentait ses mains, blanches, vides, ouvertes, comme pour lui signifier qu’il n’avait pas d’arme, pas même de liens, de cordes, rien, les mains nues, le regard intense et les mains nues – la main et le regard –, sans oublier la voix, la voix humaine, chaude, enveloppante, sensuelle, séductrice, qu’il modulait, dont il faisait varier les inflexions pour l’amadouer. Calme, disait-il, calme, Zahir, calme, répétait-il. Il n’était plus qu’à quelques centimètres du contact de son épiderme, mais il ne le toucha pas tout de suite, il laissa le cheval observer ses mains, ses deux longues mains blanches immobiles sous les yeux du cheval, laissant au pur-sang tout le temps de les observer, de les sentir, de les humer, et le cheval regardait ses mains, les reniflait, les naseaux humides collés aux doigts, dociles et humant prudemment, il avait peut-être reconnu une odeur, peut-être l’odeur de Jean-Christophe de G. lui était-elle familière. Il ne tressaillit même pas quand Jean-Christophe de G. posa sa main sur sa peau, et le toucha, le caressa, avec beaucoup de lenteur, et de délicatesse, comme s’il caressait une femme, comme s’il passait lentement la main sur le corps d’une femme. Le cheval se laissait faire, il semblait aimer être touché par ses mains à la fois fermes et tendres qui devaient lui communiquer une sensation de chaleur et un sentiment d’apaisement et de calme après les minutes d’effarement et de terreur qu’il venait de vivre. Jean-Christophe de G. avait approché sa tête de la joue du cheval et lui parlait à l’oreille, il l’apaisait de sa voix douce, envoûtante, il lui tapotait la tête, lui frottait le pourtour des yeux. Voilà, disait-il, voilà, très bien, Zahir, très bien. Il lui parlait en français, il avait toujours parlé français à ses chevaux, la langue de l’amour, le français – et de la perfidie, aussi, parfois, son ombre vénéneuse. Car les caresses de Jean-Christophe de G. n’étaient pas sincères, tout du moins pas sans arrière-pensées, la persuasion de sa voix et la douceur de ses mains étaient très calculées, il préparait déjà la suite, il songeait déjà, tout en le caressant, au mauvais tour qu’il allait lui jouer, il n’aurait pas pu sinon, il n’aurait pas pu réussir son geste avec autant d’adresse, de vitesse et de grâce, il ne l’aurait pas exécuté avec autant de maestria s’il ne l’avait pas entièrement décomposé mentalement avant de l’accomplir, comme un tour de magie, ou de passe-passe, une veronica de torero : en une fois, il arracha l’écharpe qu’il avait autour du cou, la souleva en l’air – un instant, l’étoffe noire moirée de reflets rouges tournoya à la verticale dans la nuit – et, passant rapidement l’écharpe autour de la tête du cheval, il la noua autour des yeux de Zahir, il lui banda les yeux pour l’aveugler. Il serra bien l’écharpe pour ne pas laisser passer de jour, comme dans un jeu de colin-maillard, et noua fermement les deux pans aux montants du licol pour la fixer. Le cheval fit un pas en arrière vers la barrière, les yeux bandés, et s’immobilisa, aveuglé, vaincu. Aussitôt, du cercle de spectateurs interdits qui l’observaient sans bouger, surgit le chauffeur du van, qui courut les rejoindre avec la longue corde de chanvre enroulée comme un lasso, s’agenouilla au pied du cheval et lui passa la corde autour d’une des pattes, la noua, puis il tira sur la corde pour forcer le cheval à maintenir son membre fléchi à la hauteur du genou. Ainsi entravé par la corde, titubant sur place, et ne voyant plus rien, Zahir n’opposa plus de résistance. Alors seulement, Jean-Christophe de G. ramassa la longe qui traînait par terre sur le sol mouillé, et il revint calmement vers les voitures, en tenant Zahir en laisse, comme un grand chien noir disproportionné (sage, claudiquant sur trois pattes, les yeux bandés).

Il régnait la plus grande confusion devant le hangar de la zone de fret de l’aéroport de Narita quand Jean-Christophe de G. et Marie le rejoignirent en limousine quelques minutes plus tard. Des gyrophares bleus et blancs tournaient dans la nuit devant l’entrée du bloc F, et des dizaines de pompiers se pressaient encore à l’entrée des hangars. Des policiers en gilets autoréfléchissants avaient établi un périmètre de sécurité sur le parking à l’aide de cônes rouges luminescents. Ils aperçurent fugitivement une ambulance qui s’éloignait avec le Japonais blessé qu’on emportait. Marie ne disait rien dans la limousine, elle observait le visage de Jean-Christophe de G. assis à côté d’elle dans la pénombre. Elle venait de découvrir un aspect inconnu de sa personnalité. Elle avait été frappée par la manière dont il s’était imposé dans l’action pendant la poursuite du cheval, comment il avait pris les choses en main et avait donné des ordres à tout le monde, et à elle y compris, ce qui l’avait fortement impressionnée (car on ne donne pas d’ordre à Marie – au mieux, on l’incite, au pire, on lui suggère).

 

En descendant de la limousine, ils ne trouvèrent personne pour les guider, il n’y avait aucun membre du personnel de l’aéroport pour les conduire à l’avion. Le chef d’escale de la Lufthansa était resté auprès du cheval et avait demandé par talkie-walkie qu’on lui envoie la stalle à l’endroit où on avait rattrapé Zahir pour procéder de là-bas à son embarquement. Au bout d’un moment, un véhicule de l’aéroport aux allures de navette fantôme, tous feux éteints à l’intérieur, vint prendre position devant le hangar pour les conduire à l’avion. Ils chargèrent les bagages à l’intérieur, transbordant les valises de Marie du coffre de la limousine à l’intérieur du minibus. Ils allaient et venaient sous la pluie, chargés de sacs et de valises, qu’ils entassaient en vrac sur le sol noir caoutchouteux du minibus. La navette s’était mise en route, et ils se tenaient immobiles dans la pénombre au milieu du désordre rampant des bagages de Marie répartis sur le sol. Il pleuvait à verse dehors, et on apercevait les pistes dans la nuit à travers les vitres mouillées, certaines disparaissant complètement dans les ténèbres, d’autres balisées d’un collier de feux bleus et blancs répartis à intervalles réguliers. Ils passèrent une petite route peu éclairée et continuèrent toujours plus avant dans la nuit. La navette roula encore quelques minutes dans l’obscurité et s’arrêta, les portes automatiques s’ouvrirent brutalement devant eux dans la nuit venteuse, et ils se hâtèrent de descendre leurs bagages. À peine le dernier sac fut-il posé sur le sol que le chauffeur, qui les guettait, l’œil levé, dans le rétroviseur, fit claquer sèchement les portes automatiques du minibus derrière eux, et la navette repartit dans la nuit, les laissant seuls sur le tarmac.

 

Devant eux, immense, bombée et hors de proportion, se dressait la silhouette géante d’un Boeing 747 cargo de la Lufthansa. Il n’y avait aucune passerelle pour y accéder, nulle échelle pour monter à bord, toutes les issues étaient hermétiquement fermées, condamnées, aussi bien la porte avant gauche que les portes des soutes à l’arrière de l’avion. La carlingue blanche laquée dégoulinait sous la pluie battante. Ils n’avaient pas fait un pas depuis que la navette les avait laissés sur le tarmac, intimidés par les proportions démesurées de l’appareil qui se dressait devant eux, près de dix mètres de hauteur et au moins soixante mètres d’envergure, avec ses deux ailes immenses qui recouvraient d’ombres noires les parties du sol qu’elles enveloppaient de leur empire statique. Des bruits continus de groupe de conditionnement d’air se mêlaient au vacarme assourdissant d’un réacteur auxiliaire qui tournait dans le cône de queue. L’avion semblait être sur le point de quitter son aire de stationnement, les diverses attelles et tuyaux de caoutchouc qui avaient servi à son avitaillement en kérosène et au chargement du fret s’étaient éloignés, quelques véhicules techniques demeuraient sur les pistes autour de lui, plates-formes élévatrices à l’arrêt, groupes électrogènes, camions serveurs et fourgonnettes d’entretien, comme autant de minuscules satellites nourriciers du géant immobile. On devinait une lumière tamisée dans la cabine de pilotage, derrière l’étroit pare-brise convexe du cockpit, mince lente bridée qui s’ouvrait au sommet de la tête incurvée du Boeing. Les pilotes devaient être en train d’étudier la route et de relire leurs cartes à la lueur d’une veilleuse, attendant les instructions de la tour de contrôle dans la pénombre de l’habitacle. Marie fit un pas en avant et se mit à crier dans la nuit en agitant les bras. Elle se tenait au pied du Boeing et agitait les bras en l’air à la manière des placeurs qui aident les avions à s’aligner sur les parkings, fragile silhouette qui faisait de grands gestes sous la pluie pour essayer d’attirer l’attention des pilotes, avec de plus en plus d’entrain, gagnée par la gaieté et une irrépressible bonne humeur, dans le pétrin mais heureuse, se sentant soudain merveilleusement bien d’être là sous la pluie, coincée avec ses bagages à l’extérieur de l’avion, les vingt-trois pièces de bagages de Marie, sa grande valise gris perlé, le petit trolley blanc grège de chez Muji, une besace en raphia à double ouverture zippée, un grand sac polochon qu’ajustait une corde enserrée dans un collier d’œillets, une mallette d’ordinateur, un vanity-case, sans compter quelques achats récents, élégants sacs crème en papier glacé qui s’affaissaient sous la pluie, et trois derniers grands sacs de voyage pleins à craquer (et aucun fermé naturellement, Marie ne fermait jamais rien, des vêtements en dépassaient encore, débordant d’affaires jetées à la dernière minute, une trousse de toilette trônant de guingois au milieu des vêtements, la trousse de toilette elle-même ouverte, de laquelle s’échappait encore un pinceau à blush et un tube de dentifrice ouvert), et, dans un élan de légèreté, d’insouciance et de fantaisie, Marie se mit à courir sur le tarmac autour de ses valises, regardant l’entassement désordonné de ses bagages sur le sol en trouvant qu’ils présentaient quand même une sacrée homogénéité de formes et une subtile cohérence de couleurs : un camaïeu de beige, de grège, de sable, d’écru et de cuir (la classe, quoi, Marie, jusque dans le naufrage).

 

Jean-Christophe de G. s’était éloigné pour téléphoner, il marchait lentement sous la pluie dans son élégant manteau sombre, une main dans la poche et le portable à l’oreille, jetant lui aussi un coup d’œil en direction de la cabine de pilotage pour essayer d’attirer l’attention de l’équipage, non pas ostensiblement, en faisant des grands signes comme Marie, mais de façon plus détournée, en essayant de placer ouvertement son corps dans leur champ de vision. Il n’obtint pas plus de résultat et retourna attendre auprès de Marie. Le chef d’escale de la Lufthansa les rejoignit bientôt, descendant de voiture et se hâtant vers eux sous la pluie dans son grand ciré noir pour leur présenter ses excuses, confus que personne n’ait été là pour les accueillir à l’avion, en raison d’un problème de communication avec l’équipage. Déjà, plusieurs agents de piste japonais en combinaison grise avaient surgi de différents véhicules techniques et s’activaient sous la porte de chargement du fret. La stalle de voyage du cheval avait été installée sur une plate-forme élévatrice à doubles ciseaux, et plusieurs techniciens s’affairaient sous la pluie autour du caisson métallique à la lueur de torches et de lanternes électriques. Le chef d’escale de la Lufthansa supervisait les opérations en s’entretenant avec un des Japonais en blazer qui venait de les rejoindre. Marie observait la scène à distance quand une porte, lentement, s’ouvrit à l’avant du Boeing. Un des pilotes apparut au-dessus du vide, sa silhouette en uniforme se découpant dans l’embrasure de la porte. Dès qu’une passerelle fut installée sous la porte, Jean-Christophe de G. et Marie purent commencer à embarquer leurs bagages dans l’avion. Ils réunirent les derniers sacs qui demeuraient sur le tarmac, et ils étaient en train d’escalader la passerelle pour rejoindre l’avion, quand ils aperçurent à côté d’eux, en apesanteur dans les airs, la stalle de voyage du cheval – avec le pur-sang vivant à l’intérieur –, qui montait lentement dans la nuit le long du fuselage du Boeing 747 cargo. Arrivée à la hauteur de la soute, la plate-forme, après un à-coup brutal qui fit trembler la stalle sur elle-même sur la plate-forme du pantographe, fut poussée horizontalement dans l’ouverture noire et béante de la soute et la stalle disparut dans les entrailles de l’avion.

 

En accédant à l’avion, Marie eut la désagréable surprise de constater qu’il n’y avait pas de sièges pour les passagers. Les bras chargés de paquets, elle entra dans une immense soute, à peine éclairée, où étaient stockés des conteneurs. Le sol, nu, métallique, parsemé de traces résiduelles de pluie consécutives au chargement du fret, était recouvert de rouleaux de manutention motorisés, qui assuraient le transport automatique des palettes dans la soute. Jean-Christophe de G. alla rejoindre la stalle du pur-sang qui venait d’embarquer à l’autre extrémité de la soute, et Marie le suivait en prenant garde où elle mettait les pieds, évitant les rails sur le sol, inquiète, désorientée dans cet espace brut et inaccueillant. Lorsque, après un quart de tour, la stalle du cheval fut positionnée dans l’axe longitudinal de l’avion, le box se mit en route automatiquement sur le tapis de manutention, que le chef d’escale de la Lufthansa manœuvrait à distance à l’aide d’un boîtier fixé dans la paroi de l’appareil. La stalle de voyage, mouillée, dégoulinant de pluie, glissait toute seule dans l’obscurité de la soute, tressautant bruyamment le long des rouleaux métalliques dans l’immense boyau convexe de l’avion. Deux techniciens marchaient à côté d’elle pour l’escorter et veiller à ce qu’elle ne quittât pas les rails. Le box traversa les soutes et s’immobilisa à l’avant de l’appareil, face au fuselage, dans le nez du Boeing 747, où il fut stabilisé sur le sol à l’aide de taquets. Le Japonais en blazer fit un rapide tour d’inspection de la stalle pour vérifier l’arrimage. Puis, expliquant à Jean-Christophe de G. qu’il n’avait pas eu le temps d’examiner le pur-sang depuis qu’on l’avait rattrapé, il lui remit une trousse de soins d’urgence pour soigner ses blessures. Le chef d’escale de la Lufthansa échangea encore quelques mots avec le pilote avant de quitter l’avion par la passerelle avant, et les portes du Boeing furent fermées une par une.

 

Jean-Christophe de G. et Marie rejoignirent le pont supérieur, précédés par le pilote qui les guidait dans les soutes parmi des entassements de conteneurs. Ils suivaient un étroit chemin balisé, longèrent un lot de cinq cents photocopieuses de bureau conditionnées sous vide qui étaient entreposées dans la pénombre. Le pilote déploya une échelle télescopique très raide, souleva une trappe et les invita à monter. Le pont supérieur du Boeing n’était pas davantage aménagé pour les passagers. Dans cet espace désert, seuls quelques sièges étaient réservés aux cargonautes qui accompagnaient les marchandises. Le sol était recouvert d’une moquette rase et usée, et une unique rangée de sièges, étroits, rudimentaires, se trouvait derrière la porte du cockpit. Un Japonais endormi était déjà assis là, en survêtement et en chaussettes, qui somnolait sur son siège, un masque de sommeil sur les yeux. Pour le reste, ils étaient seuls dans l’avion avec les pilotes. Ils eurent à peine le temps de prendre place sur leurs sièges que le commandant de bord ouvrit la porte du poste de pilotage et demanda à Jean-Christophe de G. d’aller rejoindre le pur-sang dans la soute, car le départ était imminent, et qu’il est d’usage, lors du transport des chevaux de course, que les accompagnateurs soient présents dans les stalles pour réconforter les animaux au moment du décollage.

 

Jean-Christophe de G. et Marie étaient redescendus dans la soute. Les lumières avaient encore été réduites d’un cran en vue du décollage et, à part les voyants verts des sorties de secours, on ne voyait plus rien dans les profondeurs de l’avion, seules de fantomatiques veilleuses bleues restaient allumées au plafond. Le Boeing 747 cargo s’était mis en route, il avait quitté son aire de stationnement et roulait lentement dans la nuit pour rejoindre la piste de décollage. Le vent, très fort, faisait vibrer le fuselage et de violentes rafales secouaient parfois la cargaison au fond des soutes. L’avion s’était arrêté en bout de piste, attendant l’autorisation de décoller de la tour de contrôle. Marie, penchée en avant, regardait dehors à travers un petit hublot noyé de pluie, qui ruisselait d’une fine pellicule d’eau continue. Des lumières fortement irisées, blanches, jaunes, parfois rouges, fixes ou clignotantes, se devinaient au loin dans la nuit, feux d’obstacle aux angles des bâtiments de l’aérogare et balisage régulier des pistes sur le sol, qui allaient se mêler aux puissants phares de roulage allumés de l’avion dans lesquels tombaient des torrents de pluie.

 

Jean-Christophe de G. avait déverrouillé la porte de la stalle et avait rejoint le cheval à l’intérieur. Zahir, immobile, la tête baissée, semblait calme dans son box, il n’avait plus les yeux bandés et on l’avait délivré de la grosse corde de chanvre qui lui entravait la patte. Il portait une courte couverture en velours sur le dos, et ses paturons étaient toujours délicatement protégés de dérisoires bandelettes en néoprène, maculées de saleté et de boue, de multiples traces d’éclaboussures brunâtres consécutives à la poursuite. Jean-Christophe de G. n’eut pas le temps d’examiner sa blessure, car une annonce se fit entendre dans les haut-parleurs de l’avion, brève, sèche, à peine compréhensible parmi les crachotements et grésillements des haut-parleurs, et l’avion se mit en mouvement, commença à prendre de la vitesse sur la piste, tremblant de toutes parts, la porte de la stalle battant sur elle-même, que Marie essayait de retenir, l’ensemble du chargement des soutes ballotté et secoué sur place dans un cliquetis général de sangles et de chaînes, de crochets, de feuillards, de tendeurs et de fermoirs.

 

Jean-Christophe de G. tenait fermement Zahir en bride, son visage plaqué contre l’encolure du cheval, et il lui parlait à voix basse pour l’apaiser. Le cheval, effrayé par la montée en puissance des réacteurs et le vacarme croissant qui régnait dans les soutes, se débattait parfois, faisait un écart en secouant la tête. L’avion prenait toujours plus de vitesse, et des lignes de lumière filaient de plus en plus vite dans la nuit à travers le hublot de la porte de la soute, et, lorsque, dans une irrésistible poussée des réacteurs, le Boeing 747 cargo s’arracha du sol pour prendre son envol, Marie manqua de perdre l’équilibre et tous ses repères se brouillèrent un instant, elle eut fugitivement envie de remonter s’attacher sur son siège. Elle fit quelques pas, erratiques, tanguant, les bras écartés, dans l’obscurité de la soute, en direction de la trappe qui menait au pont supérieur, mais revint aussitôt sur ses pas, consciente qu’elle ne parviendrait jamais à remonter toute seule. Le Boeing était fortement secoué dans les airs. Il peinait à trouver son assise et continuait à gagner de l’altitude à la force des réacteurs, en prenant de plein fouet des masses d’air hostiles et tourbillonnantes. Chahuté par le vent, il traversait d’épais nuages de pluie, des trombes d’eau s’abattaient sur le fuselage. Le tonnerre grondait à l’extérieur, et on apercevait des éclairs dans la nuit à travers les hublots de la soute, dont les prolongements allaient se réverbérer au plafond en d’inquiétantes lueurs blanches, électriques et zébrées.

 

Ce n’est qu’une dizaine de minutes après le décollage que les conditions atmosphériques, devenues plus paisibles, permirent à Marie de rejoindre Jean-Christophe de G. dans la stalle de voyage. Le cheval était calme et attaché, il semblait prostré, comme assommé par un puissant sédatif. Marie se faufila dans le box, longea le flanc du pur-sang dans la pénombre. C’était une stalle de voyage métallique, sombre et étroite, des traces d’humidité suintaient sous l’élégant capitonnage de molleton bleu matelassé, et le sol, rigide, caoutchouteux, était en partie recouvert d’une litière de paille dans laquelle s’enfonçaient les chaussures. L’avion continuait de monter pour rejoindre son altitude de croisière. Les turbulences n’avaient pas cessé, et Jean-Christophe de G. devait parfois se retenir d’une main aux parois de la stalle en examinant la blessure du cheval à la lueur d’une lampe de poche. Il n’avait pas à proprement parler de connaissances vétérinaires, mais il lui était arrivé dans le passé de soigner lui-même ses chevaux, de leur faire un bandage ou de leur administrer une piqûre. Le genou de Zahir était ouvert, les chairs meurtries et la peau déchirée, qui s’était retroussée en de multiples petits lambeaux déchiquetés. Jean-Christophe de G. avait sorti un mouchoir de sa poche et nettoyait délicatement la plaie, ôta quelques derniers poils collés autour de la blessure, puis, ouvrant la trousse de premiers soins que lui avait confiée le Japonais, il examina son contenu, divers flacons, fioles, tubes de pommade, compresses, yrouleaux de gaze, ciseaux. Il sortit un étui à lunettes de la poche de sa veste et mit ses lunettes avec soin dans le box, c’était la première fois que Marie lui voyait porter des lunettes (sans doute, par coquetterie, avait-il évité jusque-là de mettre ses lunettes en sa présence, et il parut savoureux à Marie de faire cette attendrissante découverte dans la soute d’un avion en vol), pour lire l’étiquette du flacon des laboratoires Schein Inc., Povidon Topical Solution, qui contenait une longue notice en anglais en caractères minuscules, qu’il parcourut du regard en la tenant très près de ses yeux (oui, c’est ça, de la teinture d’iode, très bien, dit-il, on pourra en ajouter quelques gouttes pour désinfecter la plaie).

 

La stalle de voyage du cheval était sommaire, mais bien équipée, qui comptait des réserves de fourrage et de paille, de l’eau, plusieurs bidons de cinq litres. Jean-Christophe de G. avait rempli une bassine au robinet d’un bidon, et, accroupi dans la stalle, il versa quelques gouttes de soluté physiologique dans l’eau de la bassine, à quoi il ajouta un soupçon de solution antiseptique, jusqu’à ce que le mélange, qu’il touillait délicatement du bout des doigts, atteignît une couleur de thé oolong très léger, avec quelques linéaments plus foncés, couleur réglisse, comme des veines ondoyantes, sinueuses, qui stagnaient entre deux eaux. Il se releva, précautionneusement, ballotté par les secousses de l’avion, et s’approcha du cheval en titubant, la bassine à la main, dans laquelle l’eau dansait en clapotant, débordant par vaguelettes dans la paille. Il tenait précieusement la bassine contre sa poitrine pour la protéger des soubresauts de l’avion et commença à nettoyer la blessure, frottant les chairs meurtries avec une compresse humide, détachant les impuretés collées autour de la plaie, gravillons, poussières et autres corps étrangers qui demeuraient incrustés dans les tissus lésés. Le cheval, les yeux absents, se laissait faire, paraissait insensible. Il recula simplement une fois, brutalement, témoignant qu’il pouvait toujours être dangereux.

 

L’avion était entré dans une nouvelle zone de turbulences. Il était de plus en plus secoué maintenant, les bidons en plastique s’entrechoquaient sur le sol, les courroies valsaient le long de la cloison, la trousse de premiers soins finit par glisser par terre, son contenu se répandant dans la litière, fioles renversées, petits ciseaux dans la paille. La situation devenait critique dans le box, Marie devait se retenir aux montants de la mangeoire pour éviter d’être projetée contre le cheval, et, dans les haut-parleurs de l’avion, se faisaient entendre les échos étouffés et lointains de pressantes annonces d’urgence auxquelles ils ne comprenaient rien, devinant simplement qu’on devait leur demander d’aller rejoindre leurs sièges et d’attacher leurs ceintures. Les lumières s’allumèrent soudain toutes à la fois aux plafonniers des soutes, éclairant violemment les lieux, jetant une lumière crue sur les amoncellements de palettes qu’on devinait à travers la porte ouverte de la stalle, puis les néons vacillèrent au plafond et s’éteignirent, il n’y avait plus aucune lumière dans les soutes, même les veilleuses s’étaient éteintes. Le cheval, aux aguets, qui ressentait la nervosité ambiante, était de plus en plus agité dans le box, il trépignait sur place, reculait, tirait en avant et en arrière sur sa longe, faisant tinter l’anneau de la mangeoire auquel il était attaché. Il voulut faire volte-face, et se cabra dans le box, se redressa et se mit à hennir, la gueule ouverte, découvrant soudain ses dents et ses gencives dans le noir. Marie crut qu’il était parvenu à se libérer, et elle prit peur, elle quitta précipitamment la stalle.

 

Ils avaient quitté tous les deux la stalle précipitamment, dans un même mouvement de panique et d’abandon, la lampe de poche était tombée par terre dans la bousculade, ils ne l’avaient même pas ramassée, ils avaient longé les cloisons sans s’arrêter, sans revenir sur leurs pas, laissant la lampe de poche allumée derrière eux dans la paille, le mince faisceau oblique entre les pattes du cheval. Ils s’étaient jetés dehors et ils s’étaient brusquement retrouvés dans les ténèbres des soutes, où le grondement des réacteurs se faisait entendre avec une force démultipliée. Le cheval continuait de s’agiter furieusement dans la stalle, il avançait et reculait sur place, il marcha sur la lampe de poche et l’écrasa, comme une noix, sous son sabot, la pulvérisa dans un bruit de verre brisé, mouchant d’un coup l’ultime infime lumière qui demeurait dans les soutes. Le box était complètement plongé dans les ténèbres à présent, empli de la silhouette noire du cheval, mobile, invisible, qui s’agitait bruyamment dans l’étroit compartiment cloisonné.

 

Ils s’éloignèrent en courant, ils ne savaient pas où aller, ils ne retrouvaient plus l’échelle qui menait à la trappe, ils erraient côte à côte dans le noir à la recherche d’un abri où se réfugier, de quelque prise à quoi s’agripper. Ils butaient sur des rails, ils glissaient sur des billes et des galets, ne distinguant plus les limites des tapis roulants répartis sur le sol, quittant les chemins balisés et s’aventurant au milieu des rouleaux, qui n’étaient pas fixés et se mettaient à tourner sur eux-mêmes sous leurs pas dans un bruit affolant de bande de roulement de tapis de manutention qui se mettait en marche. Ils dansaient, sur place, sur le sol qui se dérobait sous eux, emportés par les rouleaux, faisant de grands mouvements des bras pour garder l’équilibre, s’accrochant l’un à l’autre, mais vacillant, mettant une main à terre, Jean-Christophe de G. finissant par lâcher sa bassine, qui se mit à rouler par terre, à la dérive, sur le plancher, ils la voyaient rebondir sur le sol métallique, brutalement projetée en l’air à chaque soubresaut de l’avion. Ils revinrent sur leurs pas, péniblement, dans le noir, comme progressant contre le vent, penchés en avant, restant collés aux parois de l’avion où une sorte de chemin naturel était aménagé le long du fuselage. Ils s’arrêtèrent contre la porte de la soute, qui tremblait avec fracas sur elle-même. Ils sentaient physiquement les vibrations de la coque, ses oscillations, ses trépidations, sous la pression des masses d’air et de vent déchaînées que traversait l’avion, sachant que de l’autre côté de la paroi, à dix, vingt centimètres à peine, on entrait de plain-pied dans la nuit définitive.

Ils s’étaient accroupis sur place et ils ne bougeaient plus. Devant eux, des silhouettes de conteneurs bougeaient sur leurs bases dans des torsions de filins et des grincements métalliques. À travers le hublot, on apercevait les flashs réguliers des feux à éclats que l’avion lançait lui-même dans la nuit, courts, blancs, silencieux, intenses. Ils ne savaient plus où ils étaient. Ils entendaient Zahir gémir dans le noir à quelques mètres d’eux, le cheval s’était calmé, il n’émettait plus que des sons rauques, étouffés, plaintifs. Il tenait à peine debout, il transpirait, il bavait, la salive s’écoulait de sa bouche, il ne cherchait même pas à la retenir, une mousse blanchâtre dégoulinait le long de ses mâchoires. Il paraissait avoir été drogué, alternant des instants d’excitation et des périodes d’abattement. Peut-être qu’un calmant lui avait été administré juste après la poursuite, cela avait pu avoir lieu très vite, à l’insu de Jean-Christophe de G., par intraveineuse, à l’abri des regards, un coton imbibé d’alcool pour désinfecter l’encolure et, discrètement, le coup sec de l’aiguille dans la jugulaire. Son cœur, qui avait dû monter à près de deux cents pulsations minute au moment du décollage, continuait de battre de façon désordonnée, alors qu’il était au repos à présent, qu’il ne faisait aucun effort, qu’il se contentait de se maintenir en équilibre dans le box, de se replacer, de se repositionner dans la stalle à chaque nouveau soubresaut de l’avion, appuyant sur ses postérieurs pour essayer de conjurer les secousses. Zahir se sentait mal, il avait la nausée, il était barbouillé. Il demeurait immobile, prostré, les yeux ouverts, les naseaux dilatés. Il grattait misérablement le sol, il faisait un trou, régulier, inutile, dans la paille, de la pointe du sabot. Il ne faisait rien, il souffrait, une souffrance vague, légère, écœurante, et pas même une souffrance, une simple nausée, plane, immobile, illimitée. Rien n’advenait. Rien, la persistance du réel.

 

Zahir n’avait d’autre état de conscience que la certitude d’être là, il avait cette certitude animale, silencieuse, tacite, infaillible. Ce qu’il y avait au-delà de la stalle lui était inconnu, le ciel, la nuit et l’univers. Son pouvoir d’imagination se bornait aux parois qu’il avait devant lui, son esprit butait sur elles et rebondissait pour revenir aux nébulosités de sa propre conscience. C’était comme si des œillères mentales empêchaient Zahir de concevoir le monde au-delà de son champ de vision, borné de toutes parts, noir, aveugle, métallique. Il était incapable de sortir des limites matérielles de son box, de se déplacer en esprit dans la nuit où volait le Boeing, il n’éprouvait pas ce désir immémorial de toujours vouloir repousser les limites pour aller voir au-delà, et, à supposer même qu’il y fût parvenu, qu’il eût pu traverser en pensée les parois de l’avion – passant à travers sa peau rivetée, franchissant le fuselage –, il serait aussitôt parti en vrille dans le ciel, les quatre fers en l’air, Icare se brûlant les ailes en voulant sortir du rêve qu’il était en train d’imaginer.

 

Car Zahir était autant dans la réalité que dans l’imaginaire, dans cet avion en vol que dans les brumes d’une conscience, ou d’un rêve, inconnu, sombre, agité, où les turbulences du ciel sont des fulgurances de la langue, et, si dans la réalité, les chevaux ne vomissent pas, ne peuvent pas vomir (il leur est physiquement impossible de vomir, leur organisme ne le leur permet pas, même quand ils ont mal au cœur, même quand leur estomac est surchargé de substances toxiques), Zahir, cette nuit, à bout de forces, titubant dans sa stalle, tombant à genoux dans la paille, la crinière plaquée sur la tête, les poils emmêlés, torsadés, enduits d’une mauvaise sueur sèche, les mâchoires molles, la langue pâteuse, mastiquant dans le vide, sécrétant une salive aigre, transpirant, se sentant mal, essayant de se redresser dans sa stalle, faisant un pas de côté sur ses jambes flageolantes et perdant de nouveau l’équilibre, à deux doigts de s’effondrer sans connaissance dans le box, retombant, lentement, au ralenti, sur ses genoux, s’affaissant, les antérieurs ployés, l’estomac lourd, distendu par les fermentations, sentant les aliments lui monter le long du ventre, des sueurs froides lui noyant maintenant les tempes et éprouvant soudain cette proximité concrète, physique, avec la mort, que l’on éprouve quand on va vomir, cette affreuse salive qui remonte dans la bouche et annonce l’imminence des vomissements, quand les viscères se contractent et que les aliments affluent dans la gorge et commencent à remonter dans la bouche, Zahir, cette nuit, indifférent à sa nature, traître à son espèce, se mit à vomir dans le ciel dans les soutes du Boeing 747 cargo qui volait dans la nuit.

Le jour de la course, déjà, Zahir s’était senti mal. Devant sa nervosité inhabituelle, son entraîneur avait décidé de lui faire porter un bonnet de course, sorte de cagoule noire ajourée qui se découpait sur sa tête comme un masque de fer, les oreilles dégagées, des coquilles en plastique fermant son regard sur les côtés. Le pur-sang, le regard obstrué, la tête et l’encolure perpétuellement en mouvement pour essayer d’élargir son champ de vision, était très agité dans le rond de présentation. Une foule serrée se pressait autour des barrières du paddock, où les chevaux défilaient au pas dans un crachin grisâtre, des couvertures sur le dos, menés en longe par des lads en costume. Zahir, noir, puissant, fébrile, multipliait les incartades, faisait de brusques écarts, dansait sur place dans l’allée en martelant le sol dans des claquements de sabots impétueux, rattrapé par son lad, qui ne l’avait jamais vu dans cet état et lui passait fermement la main sur les naseaux pour le contenir. Sur un grand panneau d’affichage, semblable aux tableaux d’arrivées électroniques en perpétuel changement des aéroports, des milliers de données chiffrées indiquaient les cotes fluctuantes des chevaux au départ, dont les noms mystérieux, en katakanas sibyllins, émergeaient en diodes rouges électroluminescentes du brouillard pluvieux qui recouvrait l’hippodrome de Tokyo. C’était la première fois que Marie se rendait sur un champ de courses, et elle était fascinée par l’ambiance qui régnait autour d’elle dans le paddock à quelques minutes du départ du Tokyo Shimbun Hai. Elle se tenait dans le carré réservé aux propriétaires en compagnie de Jean-Christophe de G., parmi une faune hétéroclite d’entraîneurs et de turfistes, mélange de silhouettes occidentales et japonaises, les jockeys disséminés au milieu des petits groupes, sérieux, cambrés, de grosses lunettes de course sur leur toque rembourrée, le pantalon blanc moulant et la cravache à la main, qui échangeaient quelques mots avec les propriétaires avant la course, dans un bouquet de chapeaux colorés et de parapluies transparents, qui s’estompaient dans les vapeurs humides qui enveloppaient le paddock.

 

Marie, immobile, les mains autour des bras, observait en rêvassant les tenues des jockeys, leurs bigarrures et leurs couleurs, et elle imaginait une collection de haute couture sur le thème de l’hippisme, qui reprendrait les motifs géométriques des casaques, combinerait des arrangements de cercles et de losanges, de croix, d’étoiles, d’épaulettes et de brandebourgs, une pléthore de pois, de rayures, de chevrons, de bretelles, de tresses et de parements, où, sur des rouges Magenta ou de Solferino, elle oserait des manches cerise, des toques coquelicot ou mandarine, des dos ventre de biche. Elle jouerait de la framboise et de la jonquille, de la capucine et du chaudron, du lilas, de la pervenche, de la paille et du maïs, en se servant d’étoffes infroissables et de tissus indiens, des soies pures et mélangées, des taffetas, des tussahs et des tussors, et, pour le bouquet final, elle parachèverait le défilé en lançant une cavalcade de mannequins sur le podium, une harde de pouliches qui galoperaient, crinière au vent, dans des robes de toutes les couleurs : alezan, noir, rouan, bai, palomino, agouti, isabelle et champagne.

 

Marie demanda à Jean-Christophe de G. si, dans toutes les langues, on parlait de la robe des chevaux. Est-ce que c’était le même mot en anglais pour désigner la couleur de leur crin ? A dress ? Jean-Christophe de G. lui dit que non, qu’en anglais, on disait coat, un manteau – à cause du climat, lui expliqua-t-il en souriant, en France, les chevaux peuvent se contenter d’une robe, en Angleterre, ils ont besoin d’un manteau (et d’un parapluie, naturellement, ajouta-t-il avec flegme). Jean-Christophe de G. et Marie étaient arrivés au Tokyo Racecourse en début d’après-midi. Ils avaient suivi les premières courses dans les loges réservées aux propriétaires au dernier étage de l’hippodrome. Là, dans de luxueux salons privés, de larges baies vitrées panoramiques surplombaient les pistes en offrant une vue dégagée sur le champ de courses. Un épais brouillard bouchait l’horizon ce jour-là et faisait disparaître les confins de l’hippodrome dans la brume. Marie, lasse, égarée, regardait les courses debout derrière la baie vitrée, suivant distraitement des yeux un peloton irréel de pur-sang qui glissaient immobiles dans le brouillard le long des barrières de la ligne opposée. Jean-Christophe de G. venait parfois la chercher et ils passaient la porte-fenêtre qui donnait sur la tribune pour suivre l’arrivée en plein air, et, d’un coup, alors, dans l’air humide et tremblant de l’après-midi, leur montait aux oreilles la clameur de la foule de quatre-vingt mille personnes présentes dans l’hippodrome qui encourageaient les chevaux à l’entrée de la dernière ligne droite dans une vague de hurlements et d’encouragements frénétiques, une ferveur de bras tendus et saccadés, qui allaient crescendo jusqu’au passage du poteau, le tumulte ne retombant qu’une fois la ligne franchie. Les propriétaires regagnaient alors leurs salons privés, s’attardaient dans les loges. Une pléthore d’hôtesses d’accueil en uniforme s’inclinaient sur leur passage, baissaient la tête avec cérémonie, tandis que les propriétaires prenaient un verre au buffet ou revivaient la course sur un des multiples écrans du circuit de télévision interne qui rediffusait la course en boucle dans les salons.

 

La parade des chevaux était sur le point de se terminer dans le rond de présentation, les jockeys prenaient congé des propriétaires. Ici et là, attendant leur monture dans l’allée, marchant un instant à côté d’eux, les jockeys grimpaient en selle d’un seul mouvement, souple, léger, enveloppant, et la ronde se poursuivait, les jockeys en selle à présent, toujours conduits en main par leurs lads. Marie suivait des yeux le jockey qui montait Zahir, un jockey irlandais qui portait les couleurs de l’écurie de Ganay, casaque jaune, toque verte. Il était en train d’ajuster la lanière de son casque, la fixant autour de son menton, les jambes encore libres le long des flancs du cheval, les bottes pas encore casées dans les étriers. Les chevaux, au sortir du paddock, prenaient la direction des stalles de départ en entamant un léger canter sur la piste, les jockeys dressés sur les étriers, qui semblaient flotter en suspension au-dessus des selles.

 

Déjà, les propriétaires quittaient le paddock. Jean-Christophe de G. et Marie se pressaient dans la foule pour rejoindre le bâtiment des tribunes et regagner leur loge. Ils entrèrent dans le vaste hall du rez-de-chaussée et traversèrent à grands pas la salle des guichets enfumée, parmi des visages durs, des blousons courts, des silhouettes affairées, dans des salissures d’humidité et de pluie, des tickets de paris périmés traînant par terre, au milieu de barquettes usagées, de journaux de courses chiffonnés ouverts sur des photos pleines pages de jockeys aux couleurs délavées que barraient de grands titres parsemés de kanjis. Des centaines de parieurs faisaient encore la queue aux multiples guichets, attendant leur tour en jetant un coup d’œil sur les écrans des moniteurs qui donnaient les dernières cotes des partants, consultant le programme et cochant le nom d’un cheval. Certains, assis par terre, déchaussés et en costume, la cravate dénouée, mangeaient un riz gluant avec des baguettes sans quitter l’écran des yeux, leurs chaussures alignées devant eux, en sirotant du thé brunâtre dans des petites bouteilles en plastique. Il y avait un brouhaha continu dans la salle, une odeur de pluie et de tabac humide, qui se mêlait à des relents de sauce caramélisée et de soja. Jean-Christophe de G. et Marie avaient rejoint un escalier roulant qui menait au deuxième étage, puis ils prirent un autre escalator pour rejoindre le troisième niveau. D’incessantes annonces en japonais résonnaient dans les haut-parleurs de l’hippodrome. Aux étages supérieurs, les espaces étaient plus lumineux, moins enfumés, la foule était plus clairsemée dans les coursives. Un réseau de couloirs et de passerelles de verre se répondait comme dans une galerie marchande, dans un dédale superposé de ponts intérieurs, de cafés, de restaurants et de boutiques de souvenirs. Un dernier escalator privé menait aux salons particuliers des officiels et des propriétaires. L’entrée, réservée, était protégée par un tourniquet métallique à trois bras sur lequel veillaient des hôtesses d’accueil vêtues de petits tailleurs roses. Jean-Christophe de G. fit glisser une carte magnétique dans le tourniquet pour franchir l’obstacle avec Marie. Ils se laissaient monter lentement sur l’étroit escalator privé qui menait aux salons VIP de l’hippodrome, côte à côte sur les marches, jetant un coup d’œil sur l’animation qui régnait en contrebas, quand Marie m’aperçut dans la foule.

 

Elle m’aperçut, moi, là, debout dans une allée. Elle ne fit aucun mouvement, n’esquissa aucun geste, son cœur avait cessé de battre. Cela faisait plusieurs jours que j’avais disparu de sa vie, que je ne lui avais plus donné aucune nouvelle et qu’elle ne savait même pas si j’étais toujours à Tokyo. Il ne faisait pourtant aucun doute que c’était moi, elle avait reconnu ma silhouette, de profil dans une allée, une barquette de tako-yaki à la main, que j’étais en train de manger avec des baguettes au milieu de la travée, un peu à l’écart de la foule. Les tako-yaki fumaient légèrement dans la barquette, recouverts d’une couche de pelures de daikon finement râpé en minces copeaux bouclés brunâtres, que la chaleur animait et semblait irradier de vie.

 

Que faisais-je là ? Je n’aurais sans doute jamais dû me trouver là, la probabilité que je me rende aux courses ce jour-là à Tokyo était infime (j’étais tombé par hasard le matin sur un article du Japan Times qui annonçait la réunion), et la probabilité que Marie y soit en même temps que moi était quasiment nulle. J’étais pourtant soudain confronté à l’improviste à la présence de Marie, je l’avais aperçue moi aussi, je voyais Marie à une vingtaine de mètres de moi, immobile sur les marches de l’escalator, accompagnée d’un homme que je ne connaissais pas, un homme plus âgé qu’elle en élégant manteau sombre et écharpe de cachemire. Elle n’était pas à son bras, mais elle était avec lui, cela sautait aux yeux, elle était implicitement avec lui, elle était violemment avec lui, la minuscule distance qui les séparait était plus violente que s’ils s’étaient touchés, mais il n’y avait pas de contact entre eux, ils se frôlaient de l’épaule, un infime écart de vide demeurait entre leurs manteaux. Je regardais Marie, et je voyais bien que je n’étais plus là, que ce n’était plus moi maintenant qui étais avec elle, c’était l’image de mon absence que la présence de cet homme révélait. J’avais sous les yeux une image saisissante de mon absence. C’était comme si je prenais soudain conscience visuellement que, depuis quelques jours, j’avais disparu de la vie de Marie, et que je me rendais compte qu’elle continuait à vivre quand je n’étais pas là, qu’elle vivait en mon absence – et d’autant plus intensément sans doute que je pensais à elle sans arrêt.

 

Nos regards se croisèrent, et je fis un pas en avant pour rejoindre Marie, mais je fus arrêté par le tourniquet, et je compris d’instinct que je ne pourrais pas passer, sans même devoir demander l’autorisation aux hôtesses. Je continuais de regarder Marie dans les yeux, Marie qui s’éloignait de moi, à la fois immobile et en mouvement sur les marches de l’escalator, comme prisonnière d’un soudain engourdissement du réel, d’un appesantissement du monde, Marie, paralysée, incapable d’aller dans le sens contraire de la marche et de revenir vers moi, de braver les convenances et de redescendre l’escalier roulant à contresens en se tenant à la rampe, luttant à contre-courant pour venir me rejoindre et m’étreindre sous les yeux effarés des témoins. Je voyais Marie s’éloigner de moi au rythme lent de l’escalator qui montait – Marie, immobile, de la détresse dans les yeux – je ne pouvais pas la retenir, je ne pouvais pas l’atteindre, j’étais bloqué au pied de l’escalator, et elle ne pouvait pas me rejoindre, elle ne me faisait aucun signe, le visage perdu, triste, qui s’éloignait de moi au rythme de l’escalator qui montait. Je la regardais s’éloigner de moi avec le sentiment qu’elle était en train de passer sur une autre rive, qu’elle s’éloignait vers l’au-delà, un au-delà indicible, un au-delà de l’amour et de la vie, dont je devinais les profondeurs rougeoyantes en haut de l’escalator, derrière les portes capitonnées des salons privés de l’hippodrome. L’escalator les menait vers ces territoires mystérieux auxquels je n’avais pas accès, l’escalier roulant était le vecteur de leur passage, un Styx vertical – marches métalliques striées verticalement, rampe en caoutchouc noir – qui les emportait vers l’Hadès.

 

Marie ne bougeait pas, les yeux voilés, fixes, absents, elle se laissait emporter par l’escalator, impuissante, triste et passive, et moi ne la quittant pas des yeux, contournant l’escalator et marchant a côté d’elle pour maintenir constante la distance qui nous séparait, mais la sentant irrémédiablement s’éloigner de moi, continuant de la suivre des yeux pour ne pas la laisser disparaître de ma vue, sentant qu’elle était en train de m’échapper a jamais, mais ne tentant rien non plus pour la rejoindre, ne cherchant pas à passer en force l’obstacle du tourniquet pour essayer de l’arracher à son destin. Je croyais, sur le moment, que c’était la dernière fois que je la voyais, je la regardais s’éloigner lentement sur l’escalator, et j’avais envie de la serrer une dernière fois dans mes bras pour un ultime adieu. J’eus alors, à l’instant, la certitude que, si Marie disparaissait de ma vue maintenant, si elle passait le seuil de ces lourdes portes capitonnées des salons privés de l’hippodrome, ce serait la dernière fois que je la verrais – et qu’elle mourrait (mais ce que j’ignorais alors, c’est que, si mon affreux pressentiment allait bien se vérifier dans les mois à venir, ce n’était pas Marie qui allait mourir, mais l’homme qui l’accompagnait).

La Vérité sur Marie
001.html
002.html
003.html
004.html
005.html