8.
Jeudi, 11 : 05, Hambourg, Allemagne
Le trajet de l’aéroport au centre-ville prit trente-cinq minutes par l’Autobahn. Comme toujours quand il voyageait pour affaires, Hood aurait voulu avoir le temps de s’arrêter pour admirer l’architecture, les monuments et les musées devant lesquels ils passaient. C’était frustrant de n’avoir qu’un bref aperçu, à cent trente à l’heure, d’édifices religieux qui étaient déjà anciens quand les États-Unis n’étaient encore qu’une jeune nation. Mais même s’il avait eu le temps, Hood doutait qu’il en aurait profité pleinement. Quelle que soit sa destination, il tenait, d’abord et avant tout, à accomplir au mieux la tâche qui lui avait été confiée. Cela ne laissait guère de loisir pour le tourisme. Cette assiduité au travail était une des qualités qui lui avaient valu d’être surnommé « le Pape Paul » par le personnel de l’Op-Center. Sans en avoir la certitude, il soupçonnait Ann Farris, l’attachée de presse du centre, d’être à l’origine de ce sobriquet.
Hood ressentit une étrange tristesse en regardant les gratte-ciel filer derrière les vitres fumées. Tristesse pour lui et Ann. La jeune divorcée dissimulait à peine son affection pour Paul, et quand ils travaillaient seuls ensemble, il se sentait dangereusement proche. Il y avait là quelque chose, une attirance irrésistible à laquelle il n’aurait pu que trop aisément céder. Mais après ? Il était marié, père de deux jeunes enfants, et il n’avait pas l’intention de les abandonner. Certes, il n’aimait plus faire l’amour avec sa femme. Parfois il se disait, même si c’était difficile à admettre, qu’il ferait mieux de tirer définitivement un trait là-dessus. Ce n’était plus la Sharon Kent aimante, attentionnée et pleine de vie qu’il avait épousée. Elle était devenue une momie. Une intoxiquée de la télé câblée qui avait désormais sa vie propre, à l’écart de la famille et des collègues qu’il ne connaissait que par les réveillons de Noël. Et elle était plus âgée, plus lasse, moins affamée de lui que jadis.
Alors que toi, de cœur à tout le moins, tu es resté le Cid Campeador, qui continue à chevaucher son étalon en brandissant sa lance intacte…
Bien entendu, c’était seulement de cœur : il devait bien admettre que dans sa chair, il n’était plus non plus le preux chevalier qu’il était jadis – sauf aux yeux d’Ann. Raison pour laquelle il se sentait, de temps à autre, tout prêt à y plonger.
Malgré tout, Sharon et lui avaient des souvenirs communs, et un amour différent de celui qu’ils avaient partagé naguère. L’idée de rentrer chez lui dans sa famille après avoir noué un semblant d’intimité au bureau lui aurait donné l’impression… eh bien, il savait parfaitement l’impression qu’il aurait ressentie : il l’avait suffisamment éprouvée lors de ces longs trajets en voiture, quand il rentrait de la base d’Andrews après avoir passé des soirées interminables à éplucher des communiqués de presse avec Ann.
L’impression d’être un foutu ver de terre, qui fuit la lumière et cherche sa pitance en se tortillant au ras du sol.
Et même s’il avait pu assumer la situation, infliger à Ann ce genre de relation eût été injuste à son égard. C’était une femme bonne, avec un cœur d’ange. La mener en bateau, lui laisser miroiter un espoir quand il n’y en avait aucun, s’impliquer dans sa vie et celle de son fils, ce n’aurait pas été correct.
Rien de tout cela ne t’empêche de la désirer, pas vrai ? Peut-être était-ce pour cela que Sharon et lui s’investissaient à ce point dans leur travail. Ils remplaçaient leur passion éteinte par une activité qu’ils pouvaient encore effectuer avec enthousiasme, qui avait gardé pour eux l’attrait de la nouveauté.
Mais Dieu du ciel, songea Hood avec tristesse, que ne donnerais-je pour retrouver une de nos nuits d’antan…
L’hôtel Alster-Hof était situé entre les deux grands lacs de la ville, mais Hood, Stoll et Herbert eurent tout juste le temps de remplir leur fiche et monter prendre une douche avant de redescendre se joindre aux autres invités dans le hall. Herbert jeta un œil par les fenêtres pendant que Stoll faisait une rapide inspection pour s’assurer que la chambre n’avait pas été équipée de micros-espions.
« On a une jolie vue, non ? » nota Herbert dans l’ascenseur qui redescendait. Il tripotait négligemment le morceau de manche à balai de cinquante centimètres qu’il gardait fixé sous l’accoudoir gauche de son fauteuil roulant, comme arme de protection. Planqué sous celui de droite, il avait également un couteau Urban Skinner à lame de dix centimètres. « Ces lacs me font penser à la baie de Chesapeake, avec tous ces bateaux…
– Ce sont le Binnenalster et l’Aussenalster », expliqua, serviable, un jeune chasseur. Avant d’ajouter : « L’Alster intérieur et l’Alster extérieur…
– Logique », admit Herbert. Il glissa de nouveau sa matraque improvisée dans ses crochets sous l’accoudoir. « Quoique je les aurais plutôt appelés le Grand et le Petit Alster. Le premier fait bien dix fois la taille du second, non ?
– Deux cents hectares pour l’un contre vingt-trois pour l’autre, répondit le jeune Allemand.
– J’avais pas trop mal vu, constata Herbert alors que la cabine arrivait au rez-de-chaussée. Je persiste à penser que mes noms sont plus appropriés. On sait toujours distinguer le grand du petit. Alors qu’on peut toujours les confondre si on ne sait pas quel côté de la ville se situe à l’intérieur et quel autre à l’extérieur.
– Peut-être que vous devriez glisser un mot dans la boîte à suggestions, nota le porteur en tendant le doigt. Elle est là-bas, juste à côté de la boîte aux lettres. »
Herbert le regarda. Tout comme Hood, qui n’aurait su dire si le gamin était facétieux ou serviable. Les Allemands n’étaient pas spécialement réputés pour leur sens de l’humour, même s’il avait entendu dire que la nouvelle génération avait pris de sérieuses leçons de sarcasme grâce à la télévision et au cinéma américains.
« C’est peut-être une idée », dit Herbert en s’éloignant. Il se retourna pour regarder Stoll qui ployait sous le poids de son sac à dos. « T’as ta traductrice. Ça donnerait quoi, en allemand ? »
Stoll tapa les termes anglais sur sa traductrice de poche. Presque aussitôt, l’équivalent dans la langue de Gœthe s’afficha sur l’écran à cristaux liquides.
« Apparemment, ça donnerait le Grossalster et le Kleinalster, l’informa Matt Stoll.
– Pas franchement harmonieux à l’oreille, objecta Hood.
– Certes, admit Herbert, mais vous savez quoi ? Ça vaut largement ce qu’on peut avoir du côté de Philadelphie, Mississippi : la “Mare du chat mort”, l’“Anse aux vers de vase”…
– Moi, ils me plaisent plutôt, rétorqua Stoll. C’est parlant…
– Mouais, mais c’est pas le genre de truc qu’on choisit volontiers comme sujets de carte postale. Du reste, chez nous, les seules qu’on trouve sur les tourniquets de l’épicerie-tabac, c’est la rue principale et l’ancienne école, point final.
– Moi, j’aurais plutôt choisi la mare et l’anse », persista Stoll.
Tandis qu’ils se frayaient un passage dans le hall envahi par la foule, Hood cherchait des yeux Martin Lang et le vice-ministre des Affaires étrangères, Richard Hausen. S’il n’avait pas encore eu l’occasion de rencontrer ce dernier, il avait hâte en revanche de revoir le magnat de l’électronique allemande qu’était Lang. Ils avaient passé quelque temps ensemble quand la Ville de Los Angeles avait reçu à dîner les invités étrangers d’un congrès d’informatique. Hood avait été impressionné par la chaleur de Lang, sa sincérité, son intelligence. C’était un humaniste qui avait compris qu’il n’y avait pas d’entreprise sans personnel heureux. Il ne procédait jamais à aucun licenciement. Les difficultés étaient supportées par le sommet de la hiérarchie, pas par le bas de l’échelle.
Quand il s’était agi de chiffrer la mise en œuvre du nouvel enfant de Mike Rodgers et Matt Stoll, le Régional Op-Center ou ROC, Lang avait été le premier à qui ils avaient pensé pour la fourniture du matériel informatique nécessaire. Son procédé breveté de transmission photonique, la « technologie du phare » – ou Leuchturm Technologie -, était une technique de pointe, très souple, redoutablement efficace, mais extrêmement coûteuse. Toutefois, comme avec tous les projets financés par le gouvernement, Hood savait que réussir à mettre sur pied le ROC risquait d’être un délicat travail d’équilibriste. De toute façon, il serait difficile d’obtenir du Congrès le demi-million de dollars nécessaire, surtout pour acheter des composants étrangers. Mais, d’un autre côté, l’Op-Center aurait également du mal à introduire son ROC dans des pays étrangers s’il n’y incluait pas des équipements fabriqués dans ces mêmes pays.
Tout cela, s’avisa Hood, se ramenait en définitive à deux points. Un : l’Allemagne n’allait pas tarder à être le meneur de jeu dans la Communauté européenne. La capacité à déplacer un centre de contre-espionnage mobile avec une relative liberté de manœuvre plaçait les États-Unis en position privilégiée pour surveiller tous les faits et gestes de l’Europe. Le Congrès allait adorer. Et deux : la firme de Lang, Hauptschlüssel -« Clef principale » -, allait devoir accepter de s’approvisionner en majorité en composants américains. De sorte qu’une bonne partie de l’argent investi retournerait aux États-Unis.
Hood avait bon espoir de vendre l’idée à Lang. Matt et lui allaient lui présenter une nouvelle technologie dans laquelle les Allemands voudraient certainement s’impliquer, un truc sur lequel le petit service de recherche et développement de l’Op-Center était tombé un peu par hasard alors qu’il cherchait le moyen de vérifier l’intégrité de circuits électroniques à haute vitesse. Et même si Lang était un homme d’honneur, il n’en demeurait pas moins un homme d’affaires et un patriote. Une fois mis au fait des détails techniques et des possibilités du ROC, Lang pouvait fort bien convaincre son gouvernement de mettre en œuvre des contre-mesures technologiques pour des raisons de sécurité nationale. Dès lors, Hood pourrait retourner demander au Congrès de l’argent pour contourner ces nouvelles dispositions, argent qu’il serait prêt à dépenser avec des firmes américaines.
Il sourit. Si bizarre que cela puisse paraître aux yeux de Sharon qui avait toujours méprisé la négociation, ou de Mike Rodgers qui était tout sauf un diplomate, ce genre de manœuvre divertissait Hood. Agir dans l’arène politique internationale était un peu assimilable à une formidable et complexe partie d’échecs. Même si aucun joueur n’en sortait indemne, c’était toujours amusant de voir combien de pièces on était capable de garder.
Ils s’arrêtèrent près des cabines téléphoniques, à l’écart de la foule des invités. Hood embrassa du regard le décor baroque du hall, ainsi que ce curieux mélange d’hommes d’affaires bien mis et de touristes décontractés. S’extraire du flot humain lui donnait l’occasion d’observer tous ces gens, chacun d’eux centré sur ses préoccupations, son objectif, ses compagnons…
Une chevelure dorée attira son regard vers la porte d’entrée. Moins par son mouvement propre que par le style de celui-ci. Au moment de quitter le hall, la femme avait incliné la tête sur la droite, faisant voler ses longs cheveux blonds dans la direction opposée, dans une virevolte pleine d’allant.
Hood était fasciné. Comme un oiseau qui jaillit d’un arbre.
Alors qu’il la contemplait, interdit, la femme disparut sur la droite. Durant un long moment, il resta sans ciller, le souffle coupé. Les – bruits du hall, si distincts un instant plus tôt, n’étaient plus qu’un ronronnement distant.
« Chef ? demanda Stoll. Vous les avez vus ? »
Hood ne répondit pas. Forçant ses jambes à bouger, il fila vers la porte, zigzaguant entre les clients et les bagages, bousculant les invités plantés là à bavarder.
Une fille en or…
Il atteignit la porte et se rua dehors. Il regarda sur sa droite.
« Taxi ? » s’enquit le portier en livrée.
Hood ne l’écouta pas. Il regarda vers le nord, avisa un taxi qui se dirigeait vers l’artère principale. L’éclat du soleil l’empêchait de voir à l’intérieur. Il se retourna vers le portier.
« Une femme vient-elle de monter dans ce véhicule ?
– Ja, dit le jeune homme.
– Est-ce que vous la connaissez ? » insista Hood. Au moment même où il posait la question, il se rendit compte qu’il devait avoir l’air un peu inquiétant. Il prit une profonde inspiration. « Excusez-moi, je ne voulais pas vous crier dessus. C’est juste que… je crois connaître cette femme. Est-elle descendue ici ?
– Nein. Elle est juste passée déposer un paquet. »
Hood indiqua le hall avec son pouce. « À l’intérieur ?
– Pas à la réception, précisa le portier. Elle l’a confié à quelqu’un. »
Une Anglaise d’un certain âge arriva sur ces entrefaites, réclamant un taxi.
« Excusez-moi », dit le jeune homme.
Pendant que le chasseur s’approchait du trottoir et portait le sifflet à sa bouche, Hood baissa la tête et tapa du pied avec impatience. Au même moment, Stoll arriva à sa hauteur, talonné par Herbert.
« Coucou », dit Stoll.
Hood fixait le trottoir, en proie à un déluge d’émotions.
« Vous avez filé comme un type dont le clebs vient de traverser l’autoroute, dit Stoll. Ça va bien ? »
Hood acquiesça.
« Ouais, c’est fou ce que je suis convaincu, nota Herbert.
– Non, pas vraiment, admit Hood, d’une voix absente. J’ai… euh… peu importe. C’est une longue histoire.
– Pareil pour Dune, Stoll. Ça ne m’empêche pas de l’adorer. Si vous nous la racontiez ? Vous avez vu quelqu’un ? »
Après un instant de silence, Hood fit : « Oui.
– Qui ? » le pressa Herbert.
Hood répondit, presque avec respect : « Une fille en or. »
Stoll fit claquer sa langue. « D’aaa-ccord. Désolé d’avoir posé la question. » Il se tourna vers Herbert, qui haussa les épaules, le regard désabusé.
Quand le portier revint, Hood lui demanda, calmement, s’il avait pu voir à qui la femme avait confié son paquet. L’homme hocha la tête, désolé : « Non, j’étais en train de héler un taxi pour Herr Tsuburaya et je n’ai pas fait attention.
– Pas grave, dit Hood. Je comprends. » Il sortit de sa poche un billet de dix dollars qu’il tendit au garçon. « Si jamais elle revenait, voulez-vous essayer de découvrir son identité ? Dites-lui que Paul… » Il hésita. « Non. Ne lui dites rien. Essayez juste de savoir, d’accord ?
– Ja », répondit le portier, ravi, en s’avançant sur la chaussée pour ouvrir la portière d’un nouveau taxi.
Stoll donna une bourrade à son patron. « Eh, pour dix sacs, je suis prêt à faire le guet moi aussi. Double couverture. »
Hood l’ignora. C’était insensé. Il n’aurait su dire s’il vivait un rêve ou bien un cauchemar.
Une longue limousine noire vint s’arrêter juste devant eux. Le portier se précipita et un homme imposant aux cheveux argentés sortit du véhicule. Hood et lui se reconnurent en même temps.
« Herr Hood ! » lança Martin Lang avec un signe de main et un large et franc sourire. Il se précipita, la main tendue, à petits pas pressés. « Quel plaisir de vous revoir. Vous avez l’air en pleine forme.
– Washington me convient mieux que Los Angeles. »
Même s’il regardait Lang, Hood continuait de voir la femme. Le mouvement de la tête, l’éclat de la chevelure…
Arrête. T’as un boulot à faire. Et tu as ta vie.
« En fait, grommela Stoll, si Paul a l’air en forme, c’est parce qu’il a réussi à dormir dans l’avion. Il va passer sa journée à essayer de nous réveiller, Bob et moi.
– J’en doute sincèrement, dit Lang. Vous n’avez pas mon âge. Vous débordez de vitalité. »
Alors que Hood présentait ses associés, un grand quadragénaire blond à l’air distingué sortit à son tour de la limousine. Il s’approcha d’eux à pas lents.
« Herr Hood, dit Lang, permettez-moi de vous présenter Richard Hausen.
– Bienvenue à Hambourg », dit ce dernier. Sa voix était vibrante et raffinée, son anglais impeccable. Il salua chaque homme tour à tour avec une poignée de main accompagnée d’un léger signe de tête.
Hood fut surpris que Hausen ne soit pas suivi d’une nuée de collaborateurs. Aucun personnage officiel américain ne se déplaçait où que ce soit sans le renfort d’au moins deux jeunes adjoints très rentre-dedans.
Pour Stoll, la première impression était différente. « Il me fait penser à Dracula », murmura l’agent de soutien logistique.
Hood avait tendance à ignorer tous les commentaires que Stoll avait la manie de proférer dans sa barbe, même si celui-ci était loin d’être faux. Hausen portait un complet noir. Son visage, extrêmement pâle, avait une expression concentrée. Et il émanait de lui un raffinement aristocratique très Vieille Europe. Même si, d’après ce qu’avait lu Hood avant le départ, la comparaison avec le Dr Van Helsing, le bras armé de Dracula, aurait été plus appropriée. Sauf qu’au lieu de traquer les vampires, Richard Hausen pourchassait les néo-nazis. Liz Gordon, la psychologue de l’Op-Center, avait utilisé les ressources du site Internet des Nations unies pour préparer un article sur Hausen. Elle le décrivait sous les traits d’« une espèce de capitaine Achab dont la haine serait tournée contre les extrémistes de droite ». Liz notait que Hausen les voyait comme une menace à l’intégration de son pays au sein de la communauté internationale, mais qu’« il les attaquait avec une ferveur suggérant une animosité personnelle, peut-être issue de son passé. Il était possible qu’elle ait pris naissance puis ait été nourrie par des sévices sans doute subis dans l’enfance, le genre de traitement que connaissent tant de petits campagnards envoyés à l’école dans une grande ville ».
Dans une note en bas de page, Martha Mackall avait suggéré à Hood de se méfier sur un point : il était possible que Hausen cherche un resserrement des liens avec les États-Unis pour mieux irriter les nationalistes, voire susciter des attaques personnelles. Elle précisait : « Cela lui donnerait une image de martyr, ce qui est toujours bon pour un politicien. »
Hood rangea cette remarque dans le tiroir mental étiqueté « peut-être ». En attendant, il considérait la présence de Hausen à la réunion comme le signe que l’industrie électronique allemande souhaitait traiter avec le gouvernement américain.
Lang les invita à monter dans la limousine pour aller déjeuner, en leur promettant de leur faire goûter aux meilleures spécialités allemandes servies à Hambourg, avec en prime une vue imprenable sur l’Elbe. Hood se fichait pas mal de ce qu’il mangerait et dans quel endroit. Tout ce qu’il voulait, c’était se plonger au plus vite dans le travail et la conversation pour reprendre pied.
En définitive, Hood apprécia énormément le menu, même si, alors qu’on débarrassait, Stoll se pencha vers lui pour lui confier que la soupe d’anguille ou les mûres à la crème et au sucre ne valaient pas pour lui une bonne crêpe de maïs bien épaisse accompagnée d’un milk-shake à la fraise.
Ils avaient déjeuné tôt par rapport aux habitudes allemandes et la salle était vide. La conversation tourna bien entendu autour de sujets politiques, sans manquer d’évoquer le cinquantenaire du plan Marshall fêté récemment. Depuis bientôt vingt ans qu’il fréquentait les hauts responsables des milieux politiques, bancaires et industriels internationaux, Hood avait constaté que la majorité des Allemands appréciaient le programme de reconstruction qui leur avait permis de sortir de la ruine financière de l’après-guerre. Il avait aussi découvert que ces mêmes Allemands étaient facilement enclins à excuser les agissements du Reich. Ces dernières années, toutefois, il avait noté qu’un nombre croissant d’Allemands assumaient l’entière responsabilité des actes de leur pays durant la Seconde Guerre mondiale. Richard Hausen avait d’ailleurs joué un rôle actif dans l’obtention de réparations pour les victimes des camps de la mort
Martin Lang était fier, mais également amer.
« Le gouvernement japonais a dû attendre le cinquantième anniversaire de l’armistice pour employer enfin le mot “excuses”, avait remarqué Lang avant même qu’on serve les amuse-gueule. Et il a fallu encore plus longtemps aux Français pour admettre que l’État avait été complice de la déportation de soixante-quinze mille juifs. Ce que l’Allemagne a fait dépasse l’imagination. Mais au moins, en tant que nation, nous faisons l’effort de comprendre ce qui s’est passé. »
Lang avait ajouté que cet examen de conscience des Allemands s’accompagnait d’un regain de tension avec la France et le Japon.
« C’est comme si, en reconnaissant nos atrocités, nous avions brisé une loi du silence. On nous considère comme des poules mouillées, comme si nous n’avions plus la force de nos convictions.
– Raison pour laquelle, avait alors grommelé Herbert, il a fallu la bombe A pour amener les Japonais à la table de négociations. »
L’autre changement significatif noté par Hood au cours de ces dernières années était un ressentiment croissant dû à l’intégration de l’ex-Allemagne de l’Est. Pour Hausen, c’était l’un de ses principaux Zahn-schmerzen-« ses maux de dents », comme il l’exprimait poliment.
« C’est un autre pays, avait-il expliqué. C’était comme si les États-Unis essayaient d’absorber le Mexique. Les Allemands de l’Est sont nos frères, mais ils ont adopté la culture et les méthodes soviétiques. Ils n’ont aucune initiative et estiment que nous leur devons des réparations pour les avoir abandonnés à la fin de la guerre. S’ils tendent la main, ce n’est pas pour avoir des outils ou des diplômes mais de l’argent. Et quand leurs jeunes n’en obtiennent pas, ils rejoignent des bandes et deviennent violents. L’Est est en train d’attirer notre pays dans un abîme spirituel et financier dont nous mettrons des décennies à ressortir. » Hood avait été surpris par le ressentiment avoué de l’homme politique. Mais ce qui l’avait surpris encore plus était de voir leur serveur, par ailleurs scrupuleux, grommeler ouvertement son approbation, tandis qu’il remplissait leurs verres d’eau minérale.
Hausen l’avait montré à ses hôtes : « Vingt pour cent de son salaire part à l’Est », avait-il précisé.
Ils n’avaient pas parlé du ROC au cours du repas. Cette discussion serait pour plus tard, dans les bureaux hambourgeois de Hausen. Les Allemands préféraient lier connaissance avec un partenaire avant d’entamer un processus de séduction.
Vers la fin du repas, le téléphone cellulaire de Hausen se mit à pépier. Il le sortit de sa poche de veston, s’excusa, se détourna légèrement pour répondre.
Ses yeux brillants se ternirent, ses lèvres minces s’affaissèrent. Il ne dit que quelques mots.
La communication achevée, il déposa l’appareil sur la table. « C’était mon assistante », expliqua-t-il. Son regard alla de Lang à Hood. « Il y a eu un attentat terroriste sur le tournage d’un film dans la région de Hanovre. On dénombre quatre morts. Une jeune Américaine est portée disparue et on a tout lieu de croire qu’elle a été enlevée. »
Le teint de Lang devint cireux. « Le film… ce n’était pas Tirpitz ? »
Hausen acquiesça. Le ministre était visiblement bouleversé.
Herbert intervint : « En connaît-on les auteurs ?
– Personne n’a revendiqué l’attentat, dit Hausen. Mais c’est une femme qui a tiré.
– Doring », dit aussitôt Lang. Il regarda alternativement Hausen et Herbert « Il ne peut s’agir que de Karin Doring, leader du groupe Feuer. C’est l’un des groupuscules néo-nazis les plus violents du pays. » Il enchaîna d’une voix basse, monocorde : « C’est l’illustration de ce que disait Richard. Elle recrute de jeunes sauvages venus de l’Est qu’elle entraîne personnellement
– N’y avait-il aucune mesure de sécurité ? » demanda Herbert.
Hausen fit oui de la tête. « L’une des victimes est un vigile.
– Mais pourquoi s’en prendre à une équipe de cinéma ?
– C’était une coproduction germano-américaine, expliqua Hausen. C’est une raison suffisante pour Doring. Elle veut chasser tous les étrangers d’Allemagne. Mais les terroristes ont également dérobé un motor-home rempli de souvenirs de l’époque nazie. Des armes, des uniformes et ainsi de suite…
– Des salopards sentimentaux, observa Herbert.
– Peut-être. » Hausen était dubitatif. « À moins qu’ils ne cherchent à préparer un autre coup. Voyez-vous, messieurs, il existe un événement abject, vieux de plusieurs années, qui s’appelle les Journées du Chaos.
– J’en ai entendu parler, dit Herbert.
– Pas par les médias, j’imagine, dit Hausen. Nos journalistes répugnent à faire de la publicité à cette manifestation.
– Ça les rend plus ou moins complices d’une censure aux relents nazis, non ? » objecta Stoll.
Herbert le fusilla du regard. « Ah ça, je serais bien le dernier à le leur reprocher ! J’ai entendu parler des Journées du Chaos par des gens d’Interpol. C’est réellement un truc puant.
– Tout à fait », renchérit Hausen. Il considéra Stoll, puis Hood. « Des groupes haineux convergent sur Hanovre, à cent kilomètres au sud d’ici, de toute l’Allemagne et même de l’étranger. Ils organisent des congrès, s’échangent leurs textes et leurs idées de cinglés. Certains – le groupuscule de Doring est du nombre – ont pris l’habitude de s’attaquer à des cibles tant symboliques que stratégiques durant cette période.
– En tout cas, les renseignements obtenus nous portent à croire qu’il s’agit bien du groupe de Doring, intervint Lang. Des actions rapides et toujours extrêmement concertées. »
Herbert remarqua : « Et le gouvernement évite de leur tomber dessus de peur de créer des martyrs.
– C’est-ce que beaucoup de gens au gouvernement redoutent, en effet, admit Hausen. Ils ont peur de renforcer le sentiment de fierté d’une bonne part de leurs concitoyens de droite pour ce dont fut capable leur nation quand elle était galvanisée par Hitler. Ces représentants de l’État voudraient anéantir légalement les mouvements extrémistes sans s’en prendre nommément aux extrémistes eux-mêmes. Et lors des Journées du Chaos, lorsque tous ces groupes font une démonstration de force, le gouvernement marche sur des œufs…
– Et quel est votre sentiment personnel ? s’enquit Hood.
– Je crois qu’on devrait recourir aux deux méthodes : écraser tous ceux qu’on voit, puis recourir à la loi pour enfumer ceux qui filent se planquer sous les rochers.
– Et vous pensez que cette Karin Doring, ou qui que ce soit, voulait récupérer ces souvenirs du Reich pour les Journées du Chaos ? demanda Herbert.
– Distribuer ce genre de souvenirs permettrait aux bénéficiaires d’établir un lien direct avec le Reich, expliqua Hausen, qui réfléchissait à haute voix. Imaginez à quel point cela pourrait les motiver.
– Les motiver pour quoi ? demanda Herbert. De nouveaux attentats ?
– Cela, répondit Hausen, ou peut-être rien de plus qu’une nouvelle année de fidélité. Avec soixante-dix ou quatre-vingts groupes qui se disputent les adhérents, la fidélité a son importance.
– Ou bien, intervint Lang, le vol pourrait redonner du cœur au ventre à tous ceux qui l’apprendront dans les journaux. Tous ces hommes et femmes qui, comme le dit Richard, continuent à révérer Hitler en privé.
– C’est quoi, cette histoire d’Américaine enlevée ? demanda Herbert.
– Elle était stagiaire sur le tournage. La dernière fois qu’on l’a vue, elle était à l’intérieur de la caravane aux accessoires. La police croit qu’elle pourrait avoir été enlevée avec. »
Herbert lança un coup d’œil à Hood. Hood acquiesça après quelques secondes de réflexion.
« Excusez-moi », dit Herbert. Il s’éloigna de la table en tapotant le téléphone posé sur l’accoudoir de son fauteuil roulant. « Je vais me trouver un petit coin tranquille pour passer quelques coups de fil. Peut-être que je pourrai ajouter au dossier quelques éléments intéressants. »
Lang se leva pour le remercier, puis il renouvela ses excuses. Herbert l’assura qu’il n’avait à s’excuser de rien.
« J’ai perdu mon épouse et l’usage de mes jambes par la faute de terroristes à Beyrouth. Chaque fois que ces malades montrent leur trogne, ça me donne une chance de plus de les terrasser. » Il regarda Hausen. « Ces salauds sont ma rage de dents à moi, pour reprendre votre expression, Herr Hausen, et mon seul but dans la vie est de procéder à leur extraction… »
Herbert fît pivoter son fauteuil et se propulsa entre les tables. Après son départ, Hausen se rassit et chercha à rassembler ses idées. Hood le regarda. Liz avait raison : il y avait autre chose.
« Cela fait plus de cinquante ans qu’on se bat, dit Hausen avec gravité. On peut toujours se faire vacciner contre une maladie, chercher un abri en cas d’orage. Mais comment se protéger contre ça ? Comment lutter contre la haine ? Et ça ne fait que s’amplifier, Herr Hood. D’une année sur l’autre, les groupes se multiplient, leurs effectifs s’accroissent Imaginez si jamais ils s’unissaient.
– Mon directeur adjoint à l’Op-Center a dit un jour qu’on luttait contre des idées avec des idées meilleures. J’aimerais croire que c’est vrai. Sinon… » Du pouce, il indiqua Herbert qui se dirigeait vers le balcon donnant sur la rivière. « Je suis avec mon chef du renseignement. On les traquera.
– Ils sont bien planqués, prévint Hausen, redoutablement armés et quasiment impossibles à infiltrer parce qu’ils n’acceptent que de toutes jeunes recrues. On sait rarement à l’avance ce qu’ils prévoient
– Jusqu’à maintenant », observa Matt.
Lang le regarda. « Que voulez-vous dire, Herr Stoll ?
– Vous avez remarqué le sac que j’ai laissé dans la voiture ? »
Les deux Allemands acquiescèrent.
Stoll sourit. « Eh bien, si on arrive à se mettre d’accord sur ce ROC, on a là de quoi leur balancer sous les pieds quelques jolies peaux de banane… »