Vendredi 10 décembre

 

 

HMS Invincible

 

Ryan s’éveilla dans l’obscurité. Les rideaux étaient tirés devant les deux petits hublots de sa chambre. Il secoua plusieurs fois la tête pour s’éclaircir les idées, et commença à prendre conscience de ce qui se passait autour de lui. L’Invincible remuait, mais moins qu’auparavant. Il se leva pour regarder par un hublot, et vit la dernière lueur rouge du soleil couchant, vers l’arrière, sous des nuages effrénés. Consultant sa montre, il se livra à quelques exercices maladroits de calcul mental et conclut qu’il devait être 18 heures, heure locale. Cela signifiait qu’il avait dû dormir environ six heures. Un léger mal de tête à cause du cognac – voilà qui réglait le sort de cette théorie selon laquelle un bon alcool ne laisse aucune trace – et un peu d’ankylose. Il fit quelques mouvements de gymnastique abdominale pour se remettre en forme.

Il y avait un petit cabinet de toilette attenant à la chambre. Ryan s’aspergea le visage et se rinça la bouche, en évitant de se regarder dans le miroir. Puis il décida qu’il y était obligé. Camouflage ou non, il arborait l’uniforme et se devait de paraître présentable. En une minute il était coiffé et avait rectifié sa tenue. La CIA s’était surpassée pour la coupe, même en l’absence de tout délai. Une fois prêt, il se dirigea vers la passerelle.

« Ça va mieux, Jack ? » L’amiral White lui désigna un plateau chargé de tasses. Ce n’était que du thé, mais c’était un début.

« Merci, amiral. Ces quelques heures m’ont fait le plus grand bien. J’ai l’impression que j’arrive juste à temps pour le dîner.

— Petit déjeuner, corrigea White en riant.

— Quoi... euh, pardon, amiral ? » Ryan secoua une nouvelle fois la tête. Il était encore un peu groggy.

« Le soleil se lève, commandant. Changement dans les ordres, nous avons remis cap à l’ouest. Le Kennedy fonce vers l’est, et nous devons patrouiller à proximité de la côte.

— D’où vient l’ordre, amiral ?

— Cinclant. J’ai cru comprendre que Joshua n’était pas trop content. Vous devez rester avec nous pour le moment et, étant donné les circonstances, il nous a paru raisonnable de vous laisser dormir. Vous sembliez en avoir grand besoin. »

Il avait donc dû dormir dix-huit heures. Rien d’étonnant à ce qu’il se sente ankylosé.

« Vous avez infiniment meilleure mine », observa l’amiral de son fauteuil de cuir pivotant. Il se leva, prit Ryan par le bras, et l’entraîna vers l’arrière. « Et maintenant, déjeunons. Je vous attendais. Le commandant Hunter vous expliquera les nouveaux ordres. Le temps s’améliore pour les jours à venir, me dit-on. Les affectations d’escorte sont redisposées. Nous allons opérer en liaison avec votre groupe New Jersey. Nos opérations ASM commencent pour de bon dans douze heures. C’est une bonne chose que vous ayez pris tout ce temps de sommeil, mon garçon. Vous allez en avoir sacrement besoin. »

Ryan se passa la main sur le visage. « Puis-je me raser, amiral ?

— La Royal Navy autorise encore les barbes. Faites patienter la vôtre jusqu’à la fin du petit déjeuner. »

Les appartements de l’amiral, à bord de l’Invincible, n’étaient pas tout à fait aussi luxueux que ceux du Kennedy, mais presque. White disposait d’une salle à manger privée. Un steward en livrée blanche les servit d’une main experte, en préparant une troisième place pour Hunter, qui apparut quelques minutes plus tard. Lorsqu’ils commencèrent à parler, le steward sortit.

« Nous avons rendez-vous avec deux de vos frégates Knox d’ici deux heures. Nous les avons déjà au radar. Deux 1052 de plus, un pétrolier et deux Perry nous rejoindront dans trente-six heures. Ils revenaient de Méditerranée. Avec nos escorteurs, un total de neuf bâtiments de combat. Un ensemble non négligeable, à mon avis. Nous opérerons à cinq cents milles au large, avec la force New Jersey-Tarawa à deux cents milles à l’ouest.

— Tarawa ? En quoi avons-nous besoin d’un régiment de marines ? » s’étonna Ryan.

Hunter expliqua brièvement. « Ce n’est pas une mauvaise idée. Le plus drôle, avec le Kennedy en route vers les Açores, c’est que nous nous retrouvons à veiller au large de la côte américaine. » Hunter eut un large sourire. « C’est sans doute la première fois que la Royal Navy fait une chose pareille... en tout cas, depuis l’époque où cette côte nous appartenait.

— Qu’avons-nous en face ?

— Les premiers Alfas atteindront votre côte la nuit prochaine, quatre d’entre eux en avant des autres. La force de surface soviétique a passé l’Islande cette nuit. Elle se compose de trois groupes : l’un autour du porte-avions Kiev, deux croiseurs et quatre escorteurs. Le second, sans doute l’amiral, autour du Kirov, avec trois croiseurs et six escorteurs ; le troisième avec le Moskva et encore trois croiseurs et sept escorteurs. Je suppose que les Soviétiques voudront employer les groupes Kiev et Moskva près de la côte, avec le Kirov en garde au large – mais le changement de programme du Kennedy va les faire réfléchir. Néanmoins, leur force peut lancer un nombre considérable d’engins mer-mer. Voilà, pour nous, une menace potentielle. Pour y faire face, votre armée de l’air a envoyé un Sentry E-3 qui doit arriver ici dans une heure pour renforcer nos Harrier et, quand nous serons plus à l’ouest, nous aurons un appui aérien supplémentaire, venant de terre. Dans l’ensemble, notre situation n’a rien d’enviable, mais celle des Russkoffs, encore moins ! En ce qui concerne le problème de trouver Octobre rouge ? » Hunter haussa les épaules. « La conduite de nos recherches dépendra du déploiement d’Ivanoff. Pour le moment, nous maintenons les tenues de contact. L’Alfa de tête est à quatre-vingt-dix milles à l’ouest de nous, il fonce à plus de quarante nœuds ; nous avons un hélicoptère qui le suit – voilà en gros où nous en sommes, conclut le chef des opérations. Voulez-vous descendre avec nous ?

— Amiral ? » Ryan avait grande envie de voir le central information de l’Invincible.

« Bien sûr. »

Trente minutes plus tard, Ryan se trouvait dans une pièce silencieuse et plongée dans l’obscurité, dont les murs n’étaient que des panneaux d’instruments électroniques et des tableaux de synthèse. L’océan Atlantique était plein de sous-marins soviétiques.

 

La Maison-Blanche

 

L’ambassadeur soviétique pénétra dans le bureau ovale avec une minute d’avance, à 10 h 59. C’était un petit homme obèse au large visage slave, et dont les yeux auraient empli de fierté un joueur professionnel. Ils ne révélaient rien. Diplomate de carrière, il avait occupé un certain nombre de postes dans le monde occidental, et appartenait depuis trente ans au service étranger du parti communiste.

« Bonjour, monsieur le président, monsieur Pelt. » Alexei Arbatov salua poliment de la tête les deux hommes. Le président, observa-t-il aussitôt, était assis à son bureau. A chacune de ses visites, jusqu’alors, le président avait contourné le bureau pour venir lui serrer la main puis s’asseoir à côté de lui.

« Servez-vous du café, monsieur Arbatov », proposa Pelt. Le conseiller spécial du président pour les questions de sécurité nationale était bien connu d’Arbatov. Jeffrey Pelt enseignait au Centre d’études internationales et stratégiques de l’université de Georgetown – un ennemi, mais un ennemi bien élevé, kulturny. Arbatov avait un faible pour la courtoisie dans les relations formelles. Aujourd’hui, Pelt se tenait à côté de son patron, refusant d’approcher l’ours soviétique. Arbatov ne se servit pas de café.

« Monsieur l’ambassadeur, commença Pelt, nous avons observé un développement troublant de l’activité navale soviétique dans l’Atlantique Nord.

— Ah ? » Arbatov haussa les sourcils dans une intention de surprise qui ne trompa personne, et il le savait. « Je n’ai pas connaissance de cela. Comme vous le savez, je n’ai jamais été marin.

— Pourrions-nous en finir avec les conneries, monsieur l’ambassadeur ? » répliqua le président. Arbatov ne se permit aucune surprise devant cette vulgarité. Cela donnait au président américain un air très russe et, de même que les dirigeants soviétiques, il semblait avoir besoin d’un professionnel comme Pelt pour arrondir les angles. « Vous avez actuellement près d’une centaine de navires de guerre en Atlantique Nord ou en route pour s’y rendre. Le président Narmonov et mon prédécesseur étaient convenus, voici des années, qu’aucune opération de ce type n’aurait lieu sans notification préalable. Le but de cet accord, comme vous le savez, était d’éviter tout acte pouvant paraître trop provocateur à un côté ou l’autre. Cet accord a été respecté – jusqu’à maintenant.

« A présent, mes conseillers militaires me signalent que ces développements ressemblent beaucoup à un exercice de guerre, et pourraient même fort bien être précurseurs d’une guerre. Comment pouvons-nous faire la différence ? Vos navires passent actuellement à l’est de l’Islande, et seront bientôt en position de pouvoir menacer nos communications commerciales avec l’Europe. Cette situation est pour le moins préoccupante, et constitue une grave provocation, totalement injustifiée. L’étendue de cette action n’a pas encore été rendue publique. Mais cela viendra, et à ce moment-là, Alex, le peuple américain exigera de ma part une décision. »

Le président se tut, espérant une réponse ; mais il n’obtint qu’un bref signe de tête.

Pelt poursuivit à sa place :

« Monsieur l’ambassadeur, votre gouvernement a jugé bon de violer un accord qui, depuis des années, était un modèle de coopération Est-Ouest. Comment pouvez-vous espérer que nous n’y verrons pas une provocation ?

— Monsieur le président, monsieur Pelt, je n’ai vraiment aucune connaissance de cette affaire, mentit Arbatov avec la plus parfaite sincérité. Je vais immédiatement contacter Moscou pour vérifier les faits. Y a-t-il un message que je puisse transmettre ?

— Oui. Comme vous et vos supérieurs à Moscou le comprendrez, répliqua le président, nous allons déployer nos navires et notre aviation pour surveiller les vôtres. La prudence l’exige. Nous n’avons nullement l’intention de nous immiscer dans les opérations légitimes que vos forces peuvent avoir entreprises. Nous ne souhaitons pour notre part procéder à aucune provocation mais, aux termes de notre accord, nous avons le droit de savoir ce qui se passe, monsieur l’ambassadeur. En attendant, nous ne pouvons pas donner d’ordres adéquats à nos forces. Il serait souhaitable que votre gouvernement réfléchisse au danger de cette situation, quand un tel nombre de vos navires et des nôtres, de vos avions et des nôtres, se trouvent à une telle proximité les uns des autres. Des accidents pourraient survenir. Une action commise dans un camp ou dans l’autre et qui, en d’autres moments, eût paru inoffensive, pourrait sembler tout autre. Des guerres ont commencé ainsi, monsieur l’ambassadeur. » Le président se carra dans son fauteuil sans mot dire pour laisser cette idée flotter un moment dans l’air. Puis il reprit, plus doucement : « Bien entendu, je considère cette éventualité comme hautement improbable, mais n’est-il pas irresponsable de courir de tels risques ?

— Monsieur le président, vous exprimez clairement votre point de vue, comme toujours mais, comme vous le savez, la circulation en mer est libre pour tous, et...

— Monsieur l’ambassadeur, interrompit Pelt, considérez une simple analogie. Votre voisin commence à circuler dans son jardin avec un fusil chargé, pendant que vos enfants jouent dans le vôtre. Dans notre pays, une telle action serait techniquement légale. Néanmoins, ne serait-ce pas là une cause d’inquiétude ?

— Bien entendu, monsieur Pelt, mais la situation que vous décrivez est très différente...»

Cette fois, ce fut le président qui intervint. « Bien sûr. La situation présente est beaucoup plus dangereuse. Il s’agit de la rupture d’un accord, et je trouve cela particulièrement préoccupant. J’avais espéré que nous entrions dans une nouvelle ère des relations américano-soviétiques. Nous avons réglé nos différends commerciaux. Nous venons de conclure un nouvel accord sur le blé. Vous avez joué un rôle déterminant dans tout cela. Nous avons avancé, monsieur l’ambassadeur... est-ce la fin ? » Le président hocha théâtralement la tête. « J’espère que non, mais le choix vous en revient. La relation entre nos deux pays ne peut se fonder que sur la confiance.

« Monsieur l’ambassadeur, j’espère ne pas vous avoir alarmé. Comme vous le savez, j’ai pour habitude de parler franchement. Personnellement, je déteste les dissimulations chafouines de la diplomatie. En des moments comme celui-ci, nous devons communiquer vite et clairement. Nous nous trouvons devant une situation dangereuse, et nous devons rapidement travailler ensemble à la résoudre. Mes commandants militaires sont extrêmement préoccupés, et il me faut savoir dès aujourd’hui ce que préparent vos forces navales. J’attends une réponse d’ici ce soir 19 heures. Sinon, je m’adresserai par ligne directe à Moscou pour exiger des explications. »

Arbatov se leva. « Monsieur le président, je transmettrai votre message dans l’heure qui vient. Veuillez cependant garder à l’esprit la différence d’heure entre Washington et Moscou...

— Je sais que le week-end vient de commencer et que l’Union soviétique est le paradis des travailleurs, mais j’imagine qu’il doit rester quelques dirigeants à pied d’œuvre chez vous. Quoi qu’il en soit, je ne vous retiens pas davantage. Bonne journée. »

Pelt reconduisit Arbatov, et revint s’asseoir.

« J’ai peut-être été un peu dur avec lui, suggéra le président.

— Oui, monsieur le président. » Pelt estimait qu’il avait été sacrément trop dur. Il n’avait guère d’affection pour les Russes, mais lui aussi appréciait l’affabilité dans les échanges diplomatiques. « Nous pouvons affirmer que vous avez réussi à faire passer votre message, me semble-t-il.

— Il sait.

— Il sait. Mais il ne sait pas que nous savons.

— C’est ce que nous croyons, grimaça le président. Quel foutu jeu de cinglés ! Et dire que j’avais une belle carrière sans problèmes, à flanquer des mafiosi en prison... Pensez-vous qu’il morde à l’hameçon que je lui ai tendu ?

— Opérations légitimes ? Avez-vous vu ses mains frémir, à ces mots ? Il va se jeter dessus comme un brochet sur un goujon. » Pelt alla se servir une demi-tasse de café. Il ne lui déplaisait pas que le service en porcelaine fût agrémenté d’un filet d’or. « Je me demande comment ils vont l’appeler ? Opérations légitimes... sans doute une mission de sauvetage. S’ils parlent d’exercice naval, ils reconnaissent la violation du protocole de notification. Une opération de sauvetage justifie le degré d’activité, la rapidité de la mise en œuvre et l’absence de publicité. Leur presse n’annonce jamais ce genre de choses. Une supposition : je dirais qu’ils parleront de sauvetage, en disant qu’un sous-marin a disparu, peut-être même iront-ils jusqu’à le définir comme un sous-marin nucléaire.

— Non, ils n’iront pas jusque-là. Nous avons aussi cet accord engageant les deux parties à garder les sous-marins nucléaires à cinq cents milles des côtes. Arbatov a sans doute déjà reçu des instructions sur ce qu’il doit nous dire, mais il va chercher à gagner le plus de temps possible. Il n’est pas totalement impossible non plus qu’on le laisser nager dans l’obscurité. Nous savons comme ils compartimentent l’information. Pensez-vous que nous lui prêtions plus de talent qu’il n’en a pour la dissimulation ?

— Je ne le pense pas, monsieur le président. C’est un principe de la diplomatie, reprit Pelt, que l’on doit savoir un peu de la vérité pour mentir de manière convaincante. »

Le président sourit. « Eh bien, ils ont eu tout le temps de jouer à ce petit jeu. J’espère que ma réaction à retardement ne les décevra pas.

— Non, monsieur le président. Alex devait plus ou moins s’attendre à se voir flanquer dehors.

— L’idée m’en est venue plus d’une fois. Je n’ai jamais été sensible à son charme diplomatique. Le problème, avec les Russes, c’est qu’ils me rappellent tellement les chefs de la Mafia que je poursuivais. Le même vernis de culture et de bonnes manières, et la même absence de morale. » Le président hocha la tête. Il ressemblait de nouveau à un faucon. « Restez à proximité, Jeff. J’attends George Farmer d’une minute à l’autre, mais je vous veux à mes côtés quand notre ami reviendra. »

Pelt regagna son bureau en méditant l’observation du président. Terriblement juste, devait-il admettre. Nekulturny était bien l’insulte la plus blessante qu’on pût lancer à un Russe cultivé et pourtant, ces mêmes hommes qu’on voyait pleurer dans les loges dorées de l’Opéra de Moscou à la fin de Boris Goudounov pouvaient aussitôt se retourner et ordonner l’exécution de cent hommes sans ciller. Un peuple étrange, et rendu plus étrange encore par leur philosophie politique. Mais le président avait trop d’angles tranchants, et Pelt regrettait qu’il n’eût pas appris à les atténuer. Une allocution devant l’American Legion était une chose, et une discussion avec l’ambassadeur d’une puissance étrangère en était une autre.

 

Quartier général de la CIA

 

« Cardinal a des ennuis, juge, annonça Ritter en s’asseyant.

— Rien de surprenant. » Moore ôta ses lunettes et se frotta les yeux. Ce que Ryan n’avait pas vu, c’était la note du résident à Moscou, expliquant que, pour sortir son dernier message, Cardinal avait sauté la moitié de la chaîne de transmission qui allait du Kremlin jusqu’à l’ambassade américaine. L’agent prenait de l’audace avec l’âge. « Que dit le chef de station exactement ?

— Cardinal est censé se trouver à l’hôpital, avec une pneumonie. C’est peut-être vrai, mais...

— Il vieillit, et c’est l’hiver là-bas, mais qui peut croire aux coïncidences ? » Moore baissa les yeux sur sa table. « Que croyez-vous qu’ils feraient, s’ils le démasquaient ?

— Il mourrait discrètement. Cela dépend de qui le démasquerait. Si c’est le KGB, ils pourraient vouloir en profiter, surtout depuis que notre ami Andropov a entraîné une bonne partie de leur prestige dans sa disparition. Mais je ne le pense pas. Etant donné le parrainage dont il bénéficie, cela provoquerait trop de tapage. Même chose si c’est le GRU. Non, ils le cuisineraient pendant quelques semaines, et puis le feraient disparaître discrètement. Un procès public serait trop contre-productif. »

Le juge Moore fronça les sourcils. On aurait dit deux médecins discutant d’un patient condamné. Il ne savait même pas à quoi ressemblait Cardinal. Il y avait bien une photo quelque part dans le dossier, mais il ne l’avait jamais vue. C’était plus facile ainsi. En tant que juge de cour d’appel, il n’avait jamais eu à regarder un accusé dans les yeux ; il n’avait eu qu’à appliquer la loi de manière détachée. Il s’efforçait de diriger la CIA de la même façon. Moore savait que cela pouvait paraître lâche, et très différent de ce qu’on attendait d’un directeur de services secrets, mais les espions vieillissaient aussi, et les gens âgés acquéraient des consciences et des doutes qui troublaient rarement les jeunes. Il était temps de quitter la « Compagnie ». Près de trois ans, cela suffisait. Il avait accompli ce qu’on lui demandait.

« Dites au résident de laisser tomber. Aucune enquête d’aucune sorte concernant Cardinal. S’il est vraiment malade, nous finirons par avoir de ses nouvelles. Et sinon, nous le saurons bien assez tôt aussi.

— D’accord. »

Ritter était parvenu à confirmer le rapport de Cardinal. Un agent avait signalé que la flotte appareillait avec des officiers politiques supplémentaires, et un autre que la force de surface était commandée par un marin traditionnel, vieux copain de Gorchkov, qui avait pris l’avion pour Severomorsk et avait embarqué à bord du Kirov quelques minutes avant l’appareillage. L’ingénieur qui avait conçu Octobre rouge l’accompagnait vraisemblablement. Un agent britannique avait indiqué que l’on avait embarqué des mises de feu pour les diverses armes des navires de surface, après les avoir en toute hâte sorties des pyrotechnies où elles étaient stockées. Enfin, un rapport non confirmé signalait que l’amiral Korov, commandant la Flotte du nord, n’était pas à son poste ; on ignorait où il se trouvait. Tous ces renseignements suffisaient à confirmer le rapport Saule, et il continuait d’en arriver.

 

Ecole navale des Etats-Unis

 

« Skip ?

— Oh, salut, amiral. Voulez-vous vous asseoir ? » Tyler désigna une chaise libre en face de lui.

« J’ai un message du Pentagone pour vous. » Le commandant de l’Ecole navale, ancien sous-marinier, s’assit. « Vous avez rendez-vous ce soir à 19 h 30. C’est tout ce qu’ils ont dit.

— Parfait ! » Tyler terminait son déjeuner. Il avait travaillé sur le programme de simulation pratiquement sans relâche depuis lundi. Le rendez-vous signifiait qu’il aurait accès à l’ordinateur Cray-2 de l’Air Force ce soir. Son programme était pratiquement prêt.

« De quoi s’agit-il donc ?

— Désolé, amiral, je ne peux rien dire. Vous savez comment c’est. »

 

La Maison-Blanche

 

L’ambassadeur soviétique revint à 16 heures. Pour ne pas éveiller l’attention des journalistes, on l’avait fait entrer par le bâtiment du Trésor, en face de la Maison-Blanche, et passer par un tunnel dont fort peu de gens connaissaient l’existence. Le président espérait qu’Arbatov trouverait cela inquiétant et Pelt se hâta pour être présent à l’arrivée du visiteur.

« Monsieur le président », commença Arbatov, au garde-à-vous. Le président ignorait qu’il eût eu une expérience militaire. « Je suis chargé de vous transmettre les regrets de mon gouvernement, qui n’a pas eu le temps de vous informer. L’un de nos sous-marins nucléaires est porté disparu, et présumé perdu. Nous faisons une opération de sauvetage d’urgence. »

Le président hocha sobrement la tête et fit signe à l’ambassadeur de s’asseoir. Pelt prit place à côté de lui.

« Il s’agit là d’une affaire quelque peu embarrassante, monsieur le président. Voyez-vous, dans notre marine comme dans la vôtre, l’embarquement à bord d’un sous-marin nucléaire est un poste de la plus haute importance, et les hommes sélectionnés pour cela appartiennent par conséquent à l’élite, tant par leur niveau de formation que par la confiance qu’ils méritent. Dans le cas particulier qui nous occupe, plusieurs membres du personnel – c’est-à-dire, bien sûr, des officiers – sont les fils de dirigeants du Parti. L’un d’eux est même le fils d’un membre du comité central – je ne puis vous dire lequel, naturellement. L’énorme effort que déploie l’Union soviétique pour retrouver ses fils se comprend donc, même si, je l’avoue, cela semble un peu désordonné. » Arbatov feignait superbement l’embarras, avec l’air de révéler un important secret de famille. « Et par conséquent, cela a pris la tournure de ce qu’on appelle chez vous une opération d’alerte générale. Comme vous devez le savoir, tout s’est déclenché pratiquement d’un jour à l’autre.

— Je comprends, acquiesça le président, avec compassion. Cela me rassure un peu, Alex. Jeff, je crois que la journée est suffisamment avancée, si vous nous donniez quelque chose à boire ? Un bourbon, Alex ?

— Oui, monsieur le président. Merci. »

Pelt se dirigea vers un joli meuble ancien en bois de rose, qui renfermait un petit bar dans lequel était déposé, chaque après-midi, un seau à glace. Le président buvait volontiers un verre ou deux avant le dîner, autre détail qui rappelait à Arbatov ses compatriotes.

Pelt avait l’habitude de servir de barman présidentiel. En quelques instants il était de retour, trois verres à la main.

« Pour tout vous dire, annonça Pelt, nous envisagions la possibilité d’une opération de sauvetage.

— Je me demande comment nous pouvons imposer de tels risques à nos jeunes hommes. » Le président prit une petite gorgée. Arbatov buvait avidement. Il avait souvent dit, dans les réceptions, qu’il préférait le bourbon à sa vodka natale. Peut-être était-ce vrai. « Nous-mêmes avons perdu une ou deux unités nucléaires, je crois. Combien cela vous en fait-il ? Trois ? Quatre ?

— Je ne sais pas, monsieur le président. Votre information sur ce point est sans doute meilleure que la mienne. » Le président remarqua qu’il venait de dire la vérité, pour la première fois de la journée. « Mais je suis d’accord avec vous, ce sont là des postes dangereux et exigeants.

— Combien d’hommes à bord, Alex ? s’enquit le président.

— Aucune idée. Sans doute une centaine. Je n’ai jamais embarqué sur un navire de guerre.

— Surtout des gamins, j’imagine, comme chez nous. Il est bien accablant pour nos deux pays que nos méfiances mutuelles doivent condamner tant de notre belle jeunesse à ces hasards, quand nous savons que certains n’en reviendront pas. Mais... comment faire autrement ? » Le président se tut, et regarda un moment par les fenêtres. La neige fondait sur la pelouse sud. Le moment de la réplique suivante était venu.

« Peut-être pourrions-nous vous aider, suggéra-t-il songeusement. Oui, peut-être pourrions-nous faire de cette tragédie une occasion de réduire un peu ces méfiances. Peut-être pourrions-nous tirer de cette triste affaire quelque chose de positif, pour prouver que nos relations se sont réellement améliorées. »

Pelt se détourna en fouillant ses poches, à la recherche de sa pipe. Pendant toutes leurs années d’amitié, il n’avait jamais pu comprendre comment le président se tirait de situations aussi énormes. Pelt l’avait connu à l’université de Washington, lorsqu’il étudiait les sciences politiques et que le président commençait le droit. A l’époque, le futur président avait dirigé le groupe de théâtre. Et il ne faisait aucun doute que le théâtre amateur avait aidé sa carrière juridique. On disait qu’au moins un patron de la Mafia s’était laissé envoyer à Sing-Sing par la seule force de la rhétorique. Le président évoquait cette affaire comme étant son numéro de sincérité.

« Monsieur l’ambassadeur, je vous offre l’assistance et les ressources des Etats-Unis pour rechercher vos compatriotes disparus.

— C’est extrêmement généreux de votre part, monsieur le président, mais...»

Le président leva la main. « Pas de mais, Alex. Si nous ne pouvons pas coopérer dans une telle circonstance, comment pouvons-nous espérer le faire dans des affaires plus graves ? Si la mémoire peut servir, souvenez-vous que l’an dernier, quand l’un de nos avions de patrouille maritime s’est écrasé au large des Aléoutiennes, c’est un de vos navires de pêche – il s’agissait en fait d’un chalutier des services de renseignements – qui a repêché l’équipage et lui a sauvé la vie. Alex, nous avons pour cela une dette envers vous, une dette d’honneur, et il ne sera pas dit que les Etats-Unis se comportent en ingrats. » Il marqua une pause pour renforcer l’effet. « Ils sont sans doute tous morts, vous savez. Je ne pense qu’on ait plus de chance de survivre à un accident de sous-marin qu’à un accident d’avion. Mais au moins, les familles de l’équipage sauront ce qui a été tenté. Jeff, n’avons-nous pas du matériel spécialisé pour le sauvetage des sous-marins ?

— Avec tout l’argent que nous donnons à la marine ? J’espère bien que si, morbleu ! Je vais appeler Poster pour le savoir.

— Bien. Alex, il serait déraisonnable d’espérer qu’un geste aussi ténu puisse alléger nos suspicions mutuelles. Votre histoire et la nôtre conspirent contre nous. Mais que ce soit un modeste début. Si nous pouvons nous serrer la main dans l’espace ou autour d’une table de conférence à Vienne, peut-être pouvons-nous le faire ici aussi. Je donnerai toutes les instructions nécessaires à mes chefs d’état-major dès la fin de cet entretien.

— Merci, monsieur le président. » Arbatov dissimulait tant bien que mal son embarras.

« Et veuillez transmettre mes respects au président Narmonov, ainsi que ma sympathie pour les familles de vos hommes disparus. J’apprécie ses efforts et les vôtres pour nous communiquer cette information.

— Oui, monsieur le président. » Arbatov se leva et s’en alla après les poignées de main. Que manigançaient donc les Américains ? Il avait pourtant averti Moscou : parlez-leur de mission de sauvetage, et ils imposeront leur aide. C’était leur stupide saison de Noël, et par-dessus le marché, les Américains raffolaient des histoires qui finissent bien. Il était insensé de ne pas décrire autrement l’opération – et au diable le protocole.

En même temps, il était bien forcé d’admirer le président américain. Un homme étrange, très ouvert, et cependant rusé. Un type cordial, la plupart du temps, mais toujours prêt à saisir l’avantage. Arbatov se souvenait d’histoires que lui racontait autrefois sa grand-mère, au sujet de gitanes qui échangeaient des bébés. Le président américain était très russe.

« Bien, commença le président dès que les portes furent refermées, maintenant nous pouvons les garder à l’œil sans qu’ils puissent s’en plaindre. Ils mentent et nous le savons – mais ils ne savent pas que nous le savons. Et nous mentons aussi – ils s’en doutent sûrement, mais sans savoir pourquoi nous mentons. Dieu du ciel ! Et je lui ai dit ce matin qu’il était dangereux de ne pas savoir ! Jeff, j’ai réfléchi à toute cette affaire. Je n’aime pas l’idée qu’une partie aussi importante de leur flotte opère au ras de nos côtes. Ryan avait raison, l’Atlantique nous appartient. Je veux que l’aviation et la marine les recouvrent comme un véritable édredon ! C’est notre océan, et je veux qu’ils le sachent, bon Dieu !

— Mais la marine voudra quand même le garder.

— Je ne vois vraiment pas comment nous pourrions le garder sans éliminer l’équipage, et nous ne pouvons pas faire cela.

— Très juste. » Le président appela sa secrétaire. « Passez-moi le général Hilton. »

 

Le Pentagone

 

Le centre informatique de l’armée de l’air se trouvait dans un sous-sol du Pentagone. La température de la salle était maintenue au-dessous de vingt degrés, et cela suffisait à endolorir la jambe de Tyler, au contact de sa prothèse en métal et plastique. Il avait l’habitude.

Tyler était installé devant une console de contrôle. Il venait de finir un essai de son programme, intitulé Murène en hommage ironique à cette bête vicieuse qui peuple les récifs océaniques. Skip Tyler était fier de ses compétences en matière de programmation. Il avait sorti le vieux programme dinosaure des dossiers du labo Taylor, l’avait adapté au langage informatique du département de la Défense, Ada – en souvenir de Lady Ada Lovelace, fille de Lord Byron – puis l’avait resserré. Pour la plupart des gens, cela aurait représenté un mois de travail. Il l’avait accompli en quatre jours, non seulement parce que la somme promise constituait une solide stimulation, mais aussi parce qu’il s’agissait d’un véritable défi professionnel. Il terminait le travail avec la paisible satisfaction d’avoir encore un peu de temps devant lui avant la fin du délai imparti. Il était 8 heures du soir. Murène venait de passer un test de valeur à une variable sans s’effondrer. Il était prêt.

Il n’avait encore jamais vu le Cray-2, sauf en photographie, et appréciait vivement l’occasion de pouvoir s’en servir. Cet ordinateur se composait de cinq unités, chacune de forme à peu près pentagonale et d’environ trois mètres de haut sur deux de large. L’unité la plus importante était la mémoire centrale ; les quatre autres étaient des banques de données, réparties en carré autour de la première. Tyler entra l’instruction de chargement des séries de variables. Pour chacune des dimensions principales d’Octobre rouge – longueur, largeur, hauteur – il entra dix valeurs numériques. Suivaient six valeurs légèrement différentes pour les coefficients de la conformation de la coque et de son architecture. Il y avait cinq séries de valeurs pour le tunnel de circulation d’eau de mer de propulsion. Tout cela s’additionnait pour fournir plus de trente mille permutations possibles. Il entra ensuite dix-huit variables de puissance pour couvrir toutes les possibilités du système de propulsion. Le Cray-2 absorba l’information et plaça chaque donnée dans sa case. Il était prêt à calculer.

« Okay, annonça-t-il à l’opérateur, un sergent-chef de l’armée de l’air.

— Bien reçu. » Le sergent tapa XQT sur son terminal. Le Cray-2 se mit au travail.

Tyler s’approcha de la console du sergent.

« C’est un programme sacrement long que vous entrez là. » Le sergent posa un billet de dix dollars sur la console. « Je vous parie que mon bijou vous le fait en dix minutes.

— Pas une chance. » Tyler posa un billet à côté de celui du sergent. « Quinze minutes au moins.

— On partage la différence ?

— Okay. Où sont les gogues, dans le secteur ?

— A droite après la porte, et à gauche au bout du couloir. » Tyler se dirigea vers la porte. Il souffrait de marcher de manière aussi disgracieuse mais, au bout de quatre ans, cet inconvénient avait perdu de son acuité. Il vivait – et c’était ce qui comptait. L’accident s’était produit à Groton, dans le Connecticut, par une nuit froide et claire, à quelques centaines de mètres de l’entrée principale de l’arsenal. A 3 heures du matin, un vendredi, il rentrait chez lui après une journée de vingt-quatre heures passée à préparer son nouveau bâtiment pour l’appareillage. L’ouvrier civil du chantier avait également eu une longue journée et s’était arrêté pour boire quelques verres de trop à son bistrot favori, comme l’avait établi la police par la suite, avant de monter en voiture, de démarrer et de brûler un feu rouge, enfonçant le flanc de la Pontiac de Tyler à quatre-vingts à l’heure. Pour lui, l’accident avait été fatal ; Skip avait eu plus de chance. Au carrefour, il avait le feu vert et, quand il avait vu le capot de la Ford à moins d’un mètre de sa portière, il était trop tard. Il ne se souvenait pas d’avoir traversé la vitrine d’un prêteur sur gages, et la semaine suivante, pendant laquelle il oscilla entre la vie et la mort à l’hôpital de Yale-New Haven, n’avait laissé qu’un vide dans sa mémoire. Mais il se souvenait très précisément d’avoir vu sa femme, Jane, qui lui tenait la main à son réveil ; huit jours plus tard, avait-il appris par la suite. Leur vie conjugale avait jusqu’alors été agitée, problème assez répandu chez les officiers de sous-marins nucléaires. La première vision qu’il avait eue d’elle n’était guère flatteuse – elle avait les yeux injectés de sang et les cheveux en bataille – mais il ne l’avait jamais trouvée si belle. Jamais il n’avait apprécié l’importance de Jane dans sa vie. Infiniment plus précieuse qu’une malheureuse demi-jambe.

« Skip ? Skip Tyler ! »

L’ancien sous-marinier se retourna gauchement, pour voir un officier de marine courir vers lui.

« Johnny Coleman ! Comment vas-tu, mon vieux ! »

Tyler remarqua qu’il avait été promu capitaine de vaisseau. Ils avaient servi deux fois ensemble, un an à bord du Tecumseh, et un an sur le Shark. Expert en armements, Coleman avait commandé un ou deux sous-marins nucléaires.

« Comment va la famille, Skip ?

— Jane va très bien. Nous avons cinq enfants, maintenant, et un petit sixième en route.

— Sacré Skip ! » Ils se serrèrent la main avec enthousiasme. « Tu as toujours été un chaud lapin. Il paraît que tu es prof à Annapolis ?

— Oui, et je fais un peu de consultance en plus.

— Qu’est-ce que tu fabriques ici ?

— Je passe un programme sur l’ordinateur de l’aviation. Pour vérifier la configuration d’un nouveau bâtiment pour le Commandement des systèmes maritimes. » Cela constituait une couverture assez plausible. « Et toi, que fais-tu ?

— Bureau d’OP-02. Je suis le chef d’état-major de l’amiral Dodge.

— Pas possible ? » Tyler était impressionné. Le contre-amiral Sam Dodge était l’OP-02. Le sous-chef d’état-major des opérations de guerre sous-marine exerçait son autorité sur toutes les opérations des sous-marins. « Cela t’occupe beaucoup ?

— Tu peux le deviner, non ! La merde a touché le ventilo !

— Comment cela ? » Tyler n’avait pas lu un journal ni regardé les informations depuis lundi.

« Tu plaisantes ?

— J’ai travaillé vingt heures par jour sur ce programme depuis lundi, et je ne lis plus les messages. » Tyler fronça les sourcils. Il avait entendu quelque chose à l’école navale, l’autre jour, mais sans y prêter attention. Il était du genre qui pouvait concentrer toute son attention sur un seul problème.

Coleman parcourut le couloir du regard. Il était tard ce vendredi soir, et ils étaient seuls. « Je peux sans doute te le dire. Nos amis russes effectuent une sorte d’exercice de grande ampleur. Leur Flotte du nord tout entière est en mer, ou presque. Ils ont des sous-marins partout.

— Pour quoi faire ?

— Nous ne sommes pas sûrs. On dirait qu’ils font une grande opération de recherche et de sauvetage. La question est : rechercher qui ? Ils ont quatre Alfas lancés à toute vitesse vers nos côtes en ce moment même, avec une quantité de Victors et de Charles qui suivent au pas de charge. Nous avons d’abord craint qu’ils veuillent bloquer nos routes commerciales, mais non, ils ont franchi le rail. Ils se dirigent sans aucun doute vers nos côtes et, quel que soit l’objet de leur mission, nous amassons des tonnes de renseignements.

— Qu’est-ce qu’ils ont mis en branle ?

— Cinquante-huit sous-marins nucléaires et une trentaine de navires de surface.

— Bon Dieu ! Cinclant doit être hors de lui !

— Tu imagines, Skip. La flotte est en mer, au complet. Tous nos sous-marins nucléaires sont en cours de redéploiement. Tous les Lockheed P-3 existants volent au-dessus de l’Atlantique ou sont en route. » Coleman s’interrompit un instant. « Tu es toujours habilité, non ?

— Bien sûr, pour le travail que je fais pour la bande de Crystal City. J’ai eu un bout de l’évaluation du nouveau Kirov.

— Je me disais bien que ça ressemblait à du boulot Tyler. Tu as toujours été très fort. Tu sais, le patron parle toujours du travail que tu avais fait pour lui sur le vieux Tecumseh. Je pourrais peut-être t’emmener voir ce qui se passe. Ouais, je vais lui demander. »

La première affectation de Tyler, après l’école de sous-marins nucléaires dans l’Idaho, avait été avec Dodge. Il avait effectué un délicat travail de réparation sur un réacteur d’appoint en deux semaines de moins que prévu, grâce à un peu d’effort créatif et à sa débrouillardise pour se procurer les pièces manquantes. Cela lui avait valu, ainsi qu’à Dodge, une belle lettre de félicitations officielles.

« Je parie que le vieux serait ravi de te voir. Quand auras-tu terminé, ici ?

— Peut-être une demi-heure.

— Tu sais où nous trouver ?

— On n’a pas déménagé OP-02 ?

— Même endroit. Appelle-moi quand tu auras fini. Poste 78730. D’accord ? Il faut que j’y retourne.

— Bon. » Tyler regarda son vieil ami disparaître au bout du couloir, puis reprit son chemin vers les toilettes en se demandant ce que mijotaient les Russes. En tout cas, c’était quelque chose qui faisait travailler tard le soir, un vendredi juste avant Noël, un amiral et un capitaine de vaisseau.

« Onze minutes, cinquante-trois secondes et dix-huit dixièmes », annonça le sergent en empochant les deux billets verts.

L’imprimante avait sorti plus de deux cents pages de données. La page de couverture présentait une courbe en cloche assez irrégulière pour les possibilités d’allure, et au-dessous apparaissait la courbe prévisionnelle du bruit. Les solutions étaient imprimées cas par cas sur les autres feuilles. Comme prévu, les courbes étaient assez embrouillées. La courbe de vitesse montrait la majorité des solutions entre dix et douze nœuds, l’éventail total allant de sept à dix-huit. Quant à la courbe du bruit, elle était étrangement basse.

« C’est une sacrée machine que vous avez là, sergent.

— Vous pouvez avoir confiance, croyez-moi. Pas une seule faute électronique de tout le mois.

— Je peux téléphoner ?

— Bien sûr, allez-y.

— Merci, sergent. » Tyler décrocha le téléphone le plus proche. « Ah, détruisez le programme.

— Okay. » Il entra des instructions. « Murène est... effacé. J’espère que vous avez gardé un exemplaire ? »

Tyler acquiesça et composa un numéro.

« Ici OP-02A, commandant Coleman.

— Johnny, c’est Skip.

— Ah, formidable ! Le patron veut te voir. Monte vite. »

Tyler rangea dans sa serviette les feuillets sortis de l’imprimante et la ferma à clé. Il remercia une nouvelle fois le sergent avant de sortir en boitant, avec un dernier regard pour le Cray-2. Il faudrait absolument qu’il revienne ici.

Ne trouvant aucun ascenseur en état de marche, il dut affronter la pente douce d’une rampe de montée. Cinq minutes plus tard, il se retrouva devant un marine qui montait la garde dans le couloir.

« Vous êtes le commandant Tyler ? Puis-je voir votre carte d’identification, s’il vous plaît ? »

Tyler montra au caporal son passe du Pentagone, en se demandant combien il pouvait exister d’anciens sous-mariniers unijambistes.

« Merci, commandant. Vous pouvez avancer dans le couloir. Vous connaissez la salle ?

— Bien sûr. Merci, caporal. »

L’amiral Dodge était assis sur le coin d’une table et lisait des messages sur papier pelure. Dodge était un petit homme combatif qui s’était distingué au commandement de trois bâtiments, puis en poussant les SM d’attaque Los Angeles dans le long développement de leur carrière. Il était à présent le « Grand Dauphin », l’amiral qui menait toutes les batailles au Congrès.

« Skip Tyler ! Vous avez l’air en pleine forme, mon gars ! » Dodge ne put retenir un coup d’œil furtif à la jambe de Tyler en s’avançant pour lui serrer la main. « On me dit que vous faites un boulot superbe à l’Académie.

— Ça marche assez bien, amiral. Ils me laissent même recruter les joueurs, quand il y a un match de base-ball.

— Hum, dommage qu’ils ne vous aient pas laissé recruter dans l’armée. »

Tyler baissa théâtralement la tête. « J’ai recruté dans l’armée, amiral. Mais cette année ils étaient trop durs. Vous avez entendu ce qui est arrivé à leur avant-centre, non ?

— Non, quoi donc ?

— Il a choisi les blindés comme affectation, et ils l’ont expédié aussitôt à Fort Knox – pas pour étudier les tanks. Pour être un tank.

— Ha ha ! s’exclama Dodge en riant. Johnnie me dit que vous avez une flopée de gosses ?

— Le numéro six est programmé pour fin février, annonça fièrement Tyler.

— Six ? Mais vous n’êtes pas catholique ou mormon ? C’est de l’élevage en batterie, dites-moi ! »

Tyler lança à son ancien patron un regard tordu. Il n’avait jamais compris ce préjugé de la marine nucléaire. Cela venait de Rickover, qui avait inventé l’expression désobligeante d’élevage en batterie pour les familles dépassant un enfant. Qu’y avait-il de mal à faire des gosses ?

« Depuis que je ne suis plus nuc, amiral, il faut bien que je fasse quelque chose de mes nuits et de mes week-ends ! » Tyler roula des yeux lubriques. Puis : « Il paraît que les Russkoffs s’amusent à des petits jeux. »

Dodge reprit instantanément son sérieux. « Et comment ! Cinquante-huit bâtiments d’attaque – tous les SM nucléaires de la Flotte du nord – en route vers chez nous, avec un groupe de surface considérable, et l’essentiel de leurs forces de ravitaillement qui suit.

— Que font-ils ?

— Vous pourrez peut-être me le dire. Venez dans mon sanctuaire. » Dodge le précéda dans une pièce où il vit un nouveau gadget, un écran de projection montrant l’Atlantique depuis le tropique du Cancer jusqu’aux glaces du pôle. Des centaines de navires étaient représentés. Les navires de commerce étaient blancs, avec des drapeaux indiquant leur nationalité ; les bâtiments soviétiques étaient rouges, et de forme différente selon leur type ; enfin, les Américains et alliés étaient en bleu. L’Océan commençait à être bien encombré.

« Bon Dieu !

— C’est le mot juste, mon gars. » Dodge hocha sombrement la tête. « Quelle est votre habilitation ?

— Top secret et quelques projets spéciaux, amiral. Je vois tout ce que nous avons sur leur matériel lourd, et je travaille beaucoup avec les systèmes maritimes en plus.

— Johnnie me disait que c’était vous qui aviez fait l’évaluation du nouveau Kirov qu’ils viennent d’envoyer dans le Pacifique – pas mal du tout, à propos.

— Ces deux Alfas se dirigent sur Norfolk ?

— On dirait. Et ils brûlent du neutron pour y arriver, précisa Dodge. Celui-ci court vers Long Island Sound comme pour bloquer l’entrée de New London, et celui-là vise Boston, à mon avis. Ces Victors ne sont pas loin derrière. Ils ont déjà jalonné la plupart des ports britanniques. D’ici lundi, ils auront deux SM ou davantage devant chacun de nos grands ports.

— Je n’aime pas beaucoup la tournure que cela prend, amiral.

— Moi non plus. Comme vous le voyez, nous-mêmes sommes en mer à près de cent pour cent. Ce qui est intéressant, toutefois... ce qu’ils font n’a aucun sens. Je...» Le commandant Coleman entra.

« Je vois que vous laissez entrer le fils prodigue, lança Coleman.

— Soyez gentil avec lui, Johnnie. Je crois me rappeler qu’il était un vaillant sous-marinier. Bon, d’abord on aurait dit qu’ils allaient bloquer les communications maritimes, mais ils ont continué. Avec ces Alfas, après tout, ils pourraient vouloir faire le blocus de nos côtes.

— Et à l’ouest ?

— Rien. Rien du tout. Que leur activité de routine.

— C’est absurde, objecta Tyler. On n’occulte pas la moitié de la flotte. Evidemment, si on part en guerre, on ne l’annonce pas en poussant toutes les machines à fond.

— Les Russes sont de drôles de gens, Skip, fit observer Coleman.

— Si nous commencions à leur tirer dessus, amiral...

— Nous leur ferions du mal, répondit Dodge. Avec tout le bruit qu’ils font, ils sont presque tous dans le collimateur. Ils doivent bien le savoir, aussi. C’est le seul élément qui me donne à penser qu’ils ne manigancent rien de vraiment méchant. Ils sont tout de même suffisamment astucieux pour ne pas se montrer aussi ouvertement... à moins qu’ils ne veuillent nous donner à penser.

— Ont-ils dit quelque chose ?

— Leur ambassadeur prétend qu’ils ont perdu un bâtiment et que, comme il était rempli de gosses de gros bonnets, ils ont lancé une opération de sauvetage d’urgence. Pour ce que ça vaut. »

Tyler posa sa serviette et se rapprocha de l’écran. « Je vois bien un déploiement de recherche et de sauvetage, mais pourquoi bloquer nos ports ? » Il se tut un moment, pour réfléchir, tout en étudiant la carte. « Je ne vois pas de SM lance-engins, amiral.

— Ils sont tous rentrés à leur base – oui, tous, ceux des deux océans. Le dernier Delta vient de s’amarrer. C’est drôle, tout de même, conclut Dodge en scrutant de nouveau l’écran.

— Tous, amiral ? » s’enquit Tyler de l’air le plus désinvolte possible. Une idée venait de lui effleurer l’esprit. Il voyait sur l’écran le sous-marin Bremerton dans la mer de Barents, mais pas le sous-marin soviétique qu’il avait mission de pister. Il attendit la réponse quelques secondes et, comme il n’en recevait pas, se retourna, pour voir les deux officiers l’observer attentivement.

« Pourquoi posez-vous cette question, fiston ? » demanda très doucement Dodge. Chez lui, l’amabilité pouvait être un signal de mise en garde.

Tyler réfléchit quelques instants. Il avait donné sa parole à Ryan. Pouvait-il tourner une réponse non compromettante et néanmoins découvrir ce qu’il cherchait ? Oui, décida-t-il. Il y avait en lui un penchant à l’investigation et, une fois lancé sur quelque chose, il continuait jusqu’au bout.

« Ont-ils un sous-marin nucléaire en mer, amiral, un modèle tout neuf ? »

Dodge se raidit. Il devait encore lever les yeux, cependant, pour dévisager Tyler. Lorsqu’il répondit, ce fut d’une voix glaciale : « Où exactement avez-vous trouvé cette information, commandant ? »

Tyler secoua la tête. « Je suis désolé, amiral, mais je ne peux rien dire. C’est protégé. Je pense que vous devriez le savoir aussi, et je vais m’efforcer de vous le faire savoir. »

Dodge fit marche arrière pour tenter une approche différente. « Vous travailliez pour moi, Skip, naguère. » L’amiral était malheureux. Il avait fait une entorse au règlement pour montrer quelque chose à son ancien subordonné, parce qu’il le connaissait bien et regrettait qu’il n’eût pas reçu le commandement pour lequel il avait tant travaillé. Techniquement, Tyler était un civil, même s’il continuait à porter la tenue bleu marine. Le pire, c’était que Tyler lui-même savait quelque chose. Dodge lui avait fourni une information, et Tyler ne lui donnait rien en retour.

« Amiral, j’ai donné ma parole, s’excusa Skip. Je vais essayer de vous faire parvenir cette information. C’est une promesse, amiral. Puis-je téléphoner ?

— Du bureau, dehors », répondit Dodge d’une voix terne. Il y avait quatre appareils en vue.

Tyler sortit et s’assit à un bureau de secrétaire. Il tira son carnet d’une poche intérieure et composa le numéro que Ryan lui avait donné.

« Acres, répondit une voix de femme.

— Pourrais-je parler à M. Ryan, s’il vous plaît ?

— M. Ryan est absent pour le moment.

— Alors... passez-moi l’amiral Greer, je vous prie.

— Un moment, voulez-vous. »

« James Greer ? » Dodge était derrière lui. « Est-ce pour lui que vous travaillez ? »

« Greer à l’appareil. Vous êtes Skip Tyler ?

— Oui, amiral.

— Vous avez ces renseignements pour moi ?

— Oui, amiral, je les ai.

— Où êtes-vous ?

— Au Pentagone.

— Bien, venez directement ici. Vous saurez comment arriver ? Les gardes de l’entrée principale vous attendront. Dépêchez-vous, mon vieux. » Greer raccrocha.

« Vous travaillez pour la CIA ? interrogea Dodge.

— Amiral... je ne peux rien dire. Si vous voulez bien m’excuser, amiral, j’ai des renseignements à livrer.

— Les miens ? voulut savoir Dodge.

— Non, amiral. Je les avais déjà en entrant ici. C’est la vérité, amiral. Et je vais tâcher de vous les communiquer.

— Appelez-moi, ordonna Dodge. Nous serons ici toute la nuit. »

 

Quartier général de la CIA

 

Le parcours de l’autoroute George Washington fut plus facile que Tyler ne l’aurait pensé. La vieille route décrépite était encombrée de gens qui revenaient des magasins, mais la circulation restait fluide. Tyler prit la bonne sortie et se retrouva au poste de garde de l’entrée routière principale de la CIA. La barrière était abaissée.

« Vous vous appelez Tyler, Oliver W. ? interrogea le garde. Carte d’identification, s’il vous plaît. »

Tyler lui tendit son passe du Pentagone.

« Parfait, commandant. Roulez jusqu’à l’entrée principale, quelqu’un vous y attendra. »

Il roula encore deux minutes jusqu’à l’entrée principale du bâtiment, à travers des parkings vides où la neige fondue avait glacé. Le garde armé qui l’attendait à la porte voulut l’aider à sortir de voiture. Tyler n’aimait pas être aidé. Il le repoussa d’un mouvement d’épaule. Un autre homme l’attendait sous la marquise d’entrée. On leur fit signe d’avancer jusqu’à l’ascenseur.

Il trouva l’amiral Greer assis devant la cheminée de son bureau, et apparemment en état de somnolence. Skip ignorait que le directeur de la CIA fût rentré d’Angleterre depuis quelques heures à peine. L’amiral se ressaisit et ordonna à son garde du corps de se retirer. « Vous devez être Skip Tyler. Venez vous asseoir.

— Vous avez là un beau feu, amiral.

— Je ne devrais pas : je m’endors toujours quand je regarde le feu. Evidemment, dormir un peu ne me ferait pas de mal, en ce moment. Alors, que m’apportez-vous ?

— Puis-je vous demander où est Jack ?

— Vous pouvez. Il est absent.

— Ah ! » Tyler ouvrit sa serviette et en sortit la liasse imprimée. « J’ai programmé le modèle de ce SM russe. Puis-je vous demander son nom, amiral ? »

Gréer eut un petit rire. « D’accord, vous l’avez bien gagné. Il s’appelle Octobre rouge. Il faut m’excuser, mon garçon. Je viens de passer deux jours assez animés, et la fatigue me fait oublier mes bonnes manières. Jack vous juge très intelligent. Votre dossier personnel dit la même chose. Et maintenant, dites-moi. Que va-t-il faire ?

— Eh bien, amiral, nous avons ici un vaste éventail de données, et...

— La synthèse, je vous prie, commandant. Je ne joue pas aux ordinateurs. J’ai des gens qui le font pour moi.

— Dans la plage sept à dix-huit nœuds, sa meilleure allure est entre dix et douze. A cette vitesse, on peut supposer un niveau de bruit comparable à celui d’un Yankee à six nœuds, mais il faut y ajouter celui du réacteur. De plus, le type de bruit est différent de celui dont nous avons l’habitude. Ces modèles de turbines multiples ne produisent pas des bruits de propulsion normale. Ils semblent provoquer une sorte de grondement harmonique irrégulier. Jack vous en a-t-il parlé ? Cela résulte d’une vague de pression en retour dans les collecteurs, qui va contre la circulation d’eau, produisant ce grondement. Il n’existe manifestement pas d’autre circuit. Ces gens ont passé deux ans à essayer d’en trouver un. Ce qu’ils ont découvert, c’est un nouveau principe hydrodynamique. L’eau agit presque comme l’air dans un moteur d’avion à réaction, à vitesse moyenne ou lente, sauf que l’eau ne se comprime pas comme l’air. Nos gars pourront donc détecter quelque chose, mais ce sera différent. Ils vont devoir s’accoutumer à une signature acoustique fondamentalement différente. Ajoutez à cela l’intensité de signal plus faible, et vous avez un bateau qui sera plus difficile à détecter que tout ce qu’ils peuvent connaître à l’heure actuelle.

— Voilà donc ce que tout cela raconte. » Greer tourna négligemment les pages.

« Oui, amiral. Vous voudrez sans doute que vos collaborateurs le regardent. Le modèle – c’est-à-dire, le programme – pourrait être un peu amélioré. Je n’ai pas eu beaucoup de temps. Jack m’a dit que vous étiez pressé. Puis-je vous poser une question, amiral ?

— Vous pouvez essayer. » Greer s’adossa à son siège en se frottant les yeux.

« Est-ce que, euh, Octobre rouge est en mer ? C’est cela, n’est-ce pas ? Ils essaient de le repérer en ce moment ? demanda Tyler d’un air innocent.

— Ouais, quelque chose de ce genre-là. Nous ne comprenions pas à quoi servaient ces portes. Ryan disait que vous y arriveriez, et il avait sans doute raison. Vous avez bien gagné votre solde, commandant. Ces renseignements vont peut-être nous permettre de le retrouver.

— Amiral, je pense qu’Octobre rouge prépare quelque chose, peut-être même qu’il essaie de passer à l’Ouest, en Amérique. »

La tête de Greer pivota. « Qu’est-ce qui vous le fait penser ?

— Les Russkoffs ont une opération navale considérable en cours. Ils ont truffé l’Atlantique de SM, et on dirait qu’ils veulent bloquer notre côte. Selon eux, ils essaient de sauver un bateau disparu. D’accord, mais Jack arrive lundi avec des photos d’un nouveau SM nuc – et j’entends dire aujourd’hui qu’ils ont rappelé tous leurs autres lance-engins. » Tyler sourit. « Cela forme un curieux ensemble de coïncidences, amiral. »

Greer se replongea dans la contemplation du feu. Il venait d’entrer à la DIA[18] quand l’armée et l’aviation avaient monté un raid audacieux contre le camp de prisonniers de Son Tay, à trente kilomètres à l’ouest de Hanoi. Le raid avait échoué parce que les Nord-Vietnamiens avaient déplacé quelques semaines auparavant tous les pilotes capturés et que cela ne pouvait pas se voir sur des photographies aériennes. Mais tout le reste s’était déroulé parfaitement. Après avoir pénétré en territoire ennemi sur quelques centaines de kilomètres, le commando avait provoqué une surprise totale et pris les gardes du camp littéralement déculottés. Les Bérets verts avaient fait un boulot idéal pour le retour aussi bien que l’arrivée. Ce faisant, ils avaient tué plusieurs centaines de soldats ennemis sans autres dommages qu’un blessé dans leurs rangs, une cheville brisée. La partie la plus impressionnante de l’entreprise avait toutefois été son secret. L’opération Kingpin avait fait l’objet de plusieurs mois d’entraînement, et malgré cela nul n’en avait deviné la nature ni l’objectif, ni ami ni ennemi – jusqu’au jour du raid. Ce jour-là, un jeune capitaine des services secrets de l’aviation était entré dans le bureau de son général pour lui demander si l’on n’avait pas prévu un raid de pénétration au Nord-Viêt-nam pour attaquer le camp de prisonniers de Son Tay. Le général effaré avait entrepris de questionner le jeune officier, pour découvrir peu à peu que ce brillant garçon avait vu assez de bouts et de morceaux pour se faire une idée très précise de ce qui allait se passer. Des incidents de ce genre suffisaient à donner des ulcères aux officiers de sécurité.

« Octobre rouge va passer à l’Ouest, n’est-ce pas ? » insista Tyler.

Si l’amiral avait eu plus de sommeil, peut-être aurait-il pu s’en tirer mieux. Mais en l’occurrence, sa réaction fut une erreur. « C’est Ryan qui vous a dit cela ?

— Amiral, je n’ai pas reparlé avec Jack depuis lundi. C’est la stricte vérité.

— Alors d’où tenez-vous cette information ? répliqua Greer d’un ton cinglant.

— Amiral, j’ai porté l’uniforme de la marine, et la plupart de mes amis le portent encore. J’entends des choses, ajouta-t-il d’un air évasif. J’ai compris la situation il y a environ une heure. Les Russes n’ont jamais rappelé tous leurs lance-engins à la fois. Je le sais, je les poursuivais. »

Greer soupira. « Jack pense la même chose que vous. Il est en mer avec la flotte, en ce moment. Si vous parlez de cela à qui que ce soit, je me ferai monter votre deuxième jambe en dessus de cheminée, c’est bien compris ?

— Oui, oui, amiral. Qu’allons-nous en faire ? » Tyler souriait aux anges, certain que, en sa qualité de consultant supérieur du Commandement des systèmes maritimes, il aurait sa chance de tripoter un vrai sous-marin soviétique.

« Le rendre. Après avoir fait une petite inspection, bien sûr. Mais il peut arriver bien des choses qui nous empêcheraient même de l’entrevoir. »

Il fallut un moment à Skip pour comprendre ce qu’il venait de s’entendre dire. « Le rendre ! Mais pourquoi ?

— Franchement, commandant, quelle est la vraisemblance du scénario ? Croyez-vous que l’équipage entier ait décidé de débarquer chez nous en chœur ? » Greer secoua la tête. « II y a fort à parier que ce sont uniquement les officiers, sans doute même pas tous, et qu’ils essaient d’arriver jusqu’ici sans que l’équipage s’en doute.

— Ah ! » Tyler réfléchit. « Je suppose que c’est logique – mais pourquoi le rendre ? Nous ne sommes pas au Japon. Si quelqu’un capturait un MIG-25 ici, nous ne le rendrions pas.

— Ce n’est pas la même chose qu’un avion égaré. Il s’agit d’un bateau qui vaut au bas mot un milliard de dollars, et bien plus si vous ajoutez les missiles et les ogives. Et d’après le président, il leur appartient légalement. Alors s’ils s’aperçoivent que nous l’avons, ils le réclameront. Bon, d’accord, comment sauront-ils que nous le tenons ? Les hommes d’équipage qui ne veulent pas passer à l’Ouest exigeront de rentrer chez eux. Et tous ceux qui le demanderont, nous les renverrons.

— Vous savez bien, amiral, que les partisans du retour se retrouveront là-bas dans un joli merdier – passez-moi l’expression.

— Un merdier colossal, vous voulez dire. » Tyler ignorait que Greer était sorti du rang, et qu’il parlait le langage des mariniers. « Certains voudront rester, mais la plupart préféreront rentrer. Ils ont des familles. Je vous vois venir, vous allez me demander si nous ne pourrions pas faire disparaître l’équipage.

— L’idée m’en est venue, admit Tyler.

— A nous aussi. Mais nous ne le ferons pas. Assassiner une centaine d’hommes ? Même si nous le voulions, il nous serait impossible de nous en cacher, à l’époque où nous vivons. Enfin, bon Dieu, je crois que même les Russes n’y arriveraient pas. Et d’ailleurs, c’est un genre de choses qu’on ne peut pas faire en temps de paix. C’est l’une des différences qui existent entre eux et nous. Et vous pouvez aligner ces raisons dans l’ordre que vous voudrez.

— Ainsi donc, s’il n’y avait pas le problème de l’équipage, nous pourrions le garder...

— Oui, si nous pouvions le cacher. Et si les cochons avaient des ailes, ils pourraient voler.

— Plein d’endroits où on pourrait le cacher, amiral. J’en vois déjà plusieurs ici sur le Chesapeake et, si nous pouvions lui faire passer le cap Horn, il y a un million de petits atolls qui pourraient nous servir, et qui sont tous à nous.

— Mais l’équipage le saura et, quand nous les renverrons chez eux, ils le diront à leurs chefs, expliqua Greer patiemment. Et Moscou réclamera qu’on le lui rende. Oh, bien sûr, nous disposerons d’une semaine ou deux pour effectuer, euh, des inspections de sécurité et de quarantaine, pour nous assurer qu’ils n’essaient pas d’infiltrer de la cocaïne chez nous. » L’amiral se mit à rire. « Un amiral britannique nous a même suggéré d’invoquer le vieux traité sur le trafic des esclaves. Quelqu’un l’avait fait déjà, pendant la Seconde Guerre mondiale, pour mettre le grappin sur un forceur de blocus allemand juste avant que nous ne lui rentrions dedans. Nous obtiendrons par conséquent des tonnes d’informations.

— Ce serait encore mieux de le garder, de le faire marcher, de le démonter...» répondit calmement Tyler, les yeux rivés sur les flammes orange et blanches qui dansaient sur les bûches de chêne. Comment faire pour le garder ? se demandait-il. Une idée commençait à prendre forme dans sa tête. « Dites-moi, amiral, et si nous pouvions évacuer l’équipage sans lui laisser comprendre que nous tenons le sous-marin ?

— Vous vous appelez bien Oliver Wendell Tyler ? Eh bien, mon garçon, si vous portiez le nom de Harry Houdini au lieu de celui d’un juge de la Cour suprême, je...» Greer scruta le visage de l’ingénieur. « A quoi songez-vous exactement ? »

Tandis que Tyler le lui expliquait, Greer écoutait intensément.

« Pour cela, amiral, il faut de toute urgence mettre la marine dans le coup. Nous aurons besoin en particulier de la collaboration de l’amiral Dodge et, si mes estimations de vitesse sont exactes, il va falloir agir sans délai. »

Greer se leva et fit plusieurs fois le tour du canapé pour se dégourdir les jambes. « Intéressant. Mais la maîtrise de la chronologie risquerait de nous échapper.

— Je n’ai pas dit que ce serait facile, amiral : seulement que nous pourrions le faire.

— Téléphonez chez vous, Tyler. Dites à votre femme que vous ne rentrerez pas. Si je dois me passer de sommeil cette nuit, vous aussi. Vous trouverez du café derrière mon bureau. D’abord il faut que j’appelle le juge, et ensuite nous pourrons parler à Sam Dodge. »

 

L’USS Pogy

 

« Pogy, ici Goéland noir 4. Le niveau de carburant commence à baisser. Devons rentrer à la base », transmit le coordinateur tactique de l’Orion, en s’étirant après dix heures de quart à la console de veille. « Voulez-vous qu’on vous rapporte quelque chose ? Terminé.

— Ouais, faites-nous livrer deux caisses de bière », répondit le commandant Wood. C’était la blague traditionnelle entre P-3C et sous-mariniers. « Merci pour la situation. Nous continuerons à partir de là. Terminé. »

Au-dessus du Pogy, l’Orion Lockheed Goéland noir prit de la vitesse et vira au sud-ouest. Au dîner, à terre, chacun des membres de l’équipage faucherait une ou deux canettes de bière en plus, en disant que c’était pour leurs amis du sous-marin.

« Dyson, venez à soixante-dix mètres. Moteurs avant à un tiers. »

L’officier de quart donna les ordres correspondants, tandis que le commandant Wood se dirigeait vers la table traçante.

A trois cents milles au nord-est de Norfolk, l’USS Pogy attendait deux sous-marins soviétiques de la classe Alfa que plusieurs avions de surveillance ASM avaient suivi depuis l’Islande en se relayant. Le Pogy portait le nom d’un mémorable sous-marin de la flotte de la Seconde Guerre mondiale, qui n’avait lui-même été nommé ainsi qu’en référence à un vulgaire poisson. Le Pogy était en mer depuis dix-huit heures, après une longue période de remise à neuf au chantier de Newport News. Presque tout à bord sortait directement des caisses du fabricant, ou bien avait été entièrement refait par les excellents techniciens de James River. Cela ne signifiait pas que tout marchait parfaitement, et de nombreux appareils s’étaient révélés défectueux la semaine précédente, lors de l’essai de la sortie de chantier, ce qui était hélas plus navrant que surprenant, songeait le commandant Wood. L’équipage du Pogy était également nouveau. Wood exerçait là son premier commandement, après une année de travail administratif à Washington, et un trop grand nombre de ses hommes étaient novices, juste au sortir de l’école de sous-marins de New London, et devaient encore s’adapter à leur nouvelle vie. Des hommes habitués au ciel bleu et à l’air frais mettent toujours un certain temps à assimiler leur nouveau régime, à l’intérieur d’un tuyau de dix mètres de diamètre. Les hommes de métier eux-mêmes devaient s’adapter à leur nouveau bâtiment et à leurs officiers.

Le Pogy avait atteint la vitesse maximale de trente-trois nœuds, lors des essais. C’était rapide pour un sous-marin, mais moins que les Alfas qu’il guettait. De même que tous les autres sous-marins américains, son point fort résidait dans sa discrétion. Les Alfas ne disposaient d’aucun moyen de repérer sa présence, ni de savoir qu’ils constitueraient une cible facile pour lui, et ce d’autant plus que l’Orion patrouilleur avait fourni au Pogy des informations précises de portée, ce qu’un graphe établi au sonar passif met habituellement un certain temps à déterminer.

Le commandant en second Tom Reynolds, coordinateur des armes, se tenait penché au-dessus de la table tactique. « Trente-six milles jusqu’au plus proche, et quarante pour l’autre. » Sur la table ces objectifs étaient baptisés Appât-Pogy 1 et 2. Tout le monde se régalait de ces épithètes de travail.

« Vitesse quarante-deux ? interrogea Wood.

— Oui, commandant. » Reynolds s’était chargé des transmissions radio jusqu’au moment où Goéland noir 4 avait annoncé son intention de regagner la base. « Ils mènent ces bâtiments à fond de train. Tant mieux pour nous. Nous avons des solutions dures pour les deux... vlan ! Que croyez-vous qu’ils mijotent ?

— D’après Cinclant, leur ambassadeur parle d’une mission de recherche et de sauvetage d’un SM disparu.

— Recherche et sauvetage, hein ? » Reynolds haussa les épaules. « Bah, ils croient peut-être qu’ils ont perdu un bâtiment au large de Point Comfort, parce que s’ils ne se dépêchent pas de ralentir, c’est là qu’ils vont finir. Je n’ai jamais entendu parler d’Alfas opérant si près de nos côtes. Et vous, commandant ?

— Non. » Wood fronça le sourcil. La particularité des Alfas, c’était leur vitesse et le bruit qu’ils faisaient. La doctrine tactique soviétique ne semblait faire appel à eux que pour des rôles défensifs : comme « sous-marins d’interception », ils pouvaient protéger leurs propres SNLE et, grâce à leur rapidité, ils pouvaient défier les sous-marins d’attaque américains, puis esquiver la contre-attaque. Wood ne trouvait pas cette doctrine très efficace, mais elle ne le dérangeait pas.

« Ils veulent peut-être bloquer Norfolk, suggéra Reynolds.

— Peut-être avez-vous raison, dit Wood. De toute façon, nous allons rester à l’affût ici et les laisser passer comme des météores. Ils seront bien obligés de ralentir pour aborder la plate-forme continentale, et alors nous les suivrons tranquillement, sans bruit.

— Bien », répondit Reynolds.

S’ils devaient lancer leurs torpilles, songeaient les deux hommes, ils découvriraient enfin quelle était la robustesse de ces fameux Alfas. On avait beaucoup parlé de la solidité du titane employé pour construire la coque, en se demandant si elle résisterait à l’impact de plusieurs centaines de kilos d’explosifs très brisants. Une nouvelle ogive avait été conçue pour la torpille Mark 48, avec une charge de forme spéciale, précisément dans ce but, ainsi que pour perforer la coque très résistante des Typhons. Les deux officiers chassèrent cette pensée. Leur mission consistait à repérer et suivre.

 

E. S. Politovsky

 

Appât-Pogy 2 était connu dans la marine soviétique sous le nom d’E. S. Politovsky. Ce sous-marin d’attaque de classe Alfa portait le nom de l’ingénieur en chef du génie naval russe qui avait parcouru le tour du monde avant de se trouver au rendez-vous de son destin dans le détroit de Tsushima en 1905. Evgeni Sigismondavitch Politovsky avait servi la marine du tsar avec une compétence et un dévouement égaux à ceux de n’importe quel autre officier de l’histoire, mais dans son journal, découvert des années plus tard à Leningrad, ce brillant officier avait critiqué dans les termes les plus violents la corruption et les excès du régime tsariste, traçant un sombre contrepoint au patriotisme désintéressé qu’il avait manifesté en voguant consciemment vers son trépas. Cela faisait de lui un authentique héros, à donner en exemple aux marins soviétiques, et l’Etat avait consacré à sa mémoire la plus grande réussite technologique. Malheureusement, le Politovsky n’avait guère eu plus de chance que son parrain face aux canons du Togo.

La signature acoustique du Politovsky était baptisée Alfa 3 par les Américains, ce qui était faux : il avait été le premier des Alfas. Ce petit SM d’attaque bien profilé avait atteint quarante-trois nœuds dans les trois premières heures d’essai initial. Et l’essai avait été interrompu une minute plus tard par un incident incroyable : une baleine de cinquante tonnes avait traversé sa route, et le Politovsky avait enfoncé le flanc de la malheureuse créature. L’impact avait écrasé dix mètres carrés de surface de l’étrave, anéanti le dôme sonar, faussé un tube de torpille, et presque noyé le compartiment des torpilles, sans parler des dommages subis par la quasi-totalité des systèmes internes, depuis l’équipement électronique jusqu’au matériel de cuisine, et l’on disait que s’il n’y avait pas justement eu le fameux maître de Vilnius comme commandant, le bâtiment aurait été perdu corps et biens. Un segment de deux mètres d’une côte du cétacé ornait désormais le club des officiers de Severomorsk, spectaculaire hommage à la solidité des sous-marins soviétiques : en fait, les réparations avaient duré plus d’un an et, lorsque le Politovsky avait finalement pu reprendre la mer, il y avait déjà deux autres Alfas en service. Deux jours après l’appareillage, lors du carénage suivant, il avait subi de nouveaux dégâts : la mise hors service de sa turbine à haute pression, dont le remplacement prit à nouveau six mois. Trois incidents de moindre importance étaient intervenus depuis, et le sous-marin s’était acquis une indélébile réputation de malchance.

Le chef du service machines, Vladimir Petchukocov, était un loyal membre du Parti et ardemment athée, mais il était également marin et, en tant que tel, profondément superstitieux. Au bon vieux temps, son navire aurait reçu le baptême et, à chaque appareillage, une bénédiction solennelle donnée par un prêtre barbu, dans des nuages d’encens et d’hymnes évocateurs. Il avait dû appareiller sans rien de tout cela, et se surprenait à le regretter. Il avait bien besoin de chance. Petchukocov avait des problèmes de réacteur.

Le réacteur de l’Alfa était de faible volume et logé dans une coque relativement petite. Il était puissant pour sa taille, et celui-ci venait de marcher à cent pour cent de sa puissance pendant un peu plus de quatre jours. Le sous-marin filait vers la côte américaine à 42,3 nœuds, aussi vite que le permettait un réacteur vieux de huit ans. Le Politovsky devait subir une refonte : un nouveau sonar, de nouveaux ordinateurs et un système de commande du réacteur d’une conception nouvelle étaient prévus pour les prochains mois. Petchukocov jugeait irresponsable – dangereux – de pousser ainsi son bâtiment, même si tout avait marché normalement. Jamais les machines d’un Alfa n’avaient été poussées à ce point, pas même quand il était neuf. Et sur celui-ci, tout laissait prévoir des avaries.

La pompe de refroidissement du circuit primaire à haute pression du réacteur commençait à vibrer de manière menaçante, ce qui inquiétait tout particulièrement l’ingénieur. Il y avait une pompe auxiliaire, mais d’une puissance nettement inférieure et, si l’on s’en servait, il faudrait réduire l’allure de huit nœuds. Les machines de l’Alfa fonctionnaient à pleine puissance non pas grâce à un système de refroidissement au sodium – comme le croyaient les Américains – mais grâce à une pression très supérieure à celle d’aucun autre réacteur existant, et en utilisant un échangeur de chaleur révolutionnaire, qui poussait l’efficacité thermodynamique globale des machines à quarante et un pour cent, très au-delà de celle des autres sous-marins. Mais la contrepartie était un réacteur qui, à pleine puissance, déclenchait le rouge sur toutes les jauges de contrôle – et dans ce cas, le rouge n’était pas qu’un symbole. Il signifiait un danger réel.

Ce fait, ajouté aux vibrations de la pompe, préoccupait sérieusement Petchukocov ; une heure avant, il avait suggéré au commandant une réduction de puissance de quelques heures, afin que son équipe de techniciens, très compétente, pût procéder aux réparations. Il s’agissait sans doute simplement d’un palier défectueux, et ils en avaient plusieurs de rechange. La pompe était conçue de manière à pouvoir se réparer aisément. Le commandant avait acquiescé, prêt à suivre la suggestion, mais l’officier politique était intervenu, signalant que les ordres étaient à la fois impérieux et explicites : ils devaient parvenir à leur zone de patrouille le plus vite possible, et tout autre comportement serait « politiquement déraisonnable ». Voilà tout.

Petchukocov se rappelait amèrement l’expression du regard de son commandant. Quel était l’intérêt d’avoir un commandant, si chacun de ses ordres devait recevoir l’approbation d’un larbin politique ? Petchukocov était un loyal communiste depuis son adhésion aux octobristes, dans sa jeunesse – mais merde ! à quoi bon avoir des experts et des ingénieurs ? Le Parti croyait-il vraiment que les lois de la physique accepteraient les caprices d’un apparatchik pourvu d’un gros bureau et d’une datcha dans les environs de Moscou ? L’ingénieur jura entre ses dents.

Il était seul devant le tableau de manœuvre situé au central, à l’arrière du compartiment du réacteur et du générateur de vapeur-échangeur de chaleur, ce dernier placé précisément au centre de gravité du bâtiment. Le réacteur était pressurisé à deux mille huit cents livres par pouce carré. Seule une fraction de cette pression provenait de la pompe. La pression plus élevée entraînait un point d’ébullition plus élevé pour le liquide de refroidissement. L’eau chauffait à plus de neuf cents degrés Celsius, une température suffisante pour produire de la vapeur, qui se concentrait en tête du réacteur ; le bouillonnement de la vapeur exerçait une pression sur l’eau située au-dessous, empêchant la formation de vapeur supplémentaire. La vapeur et l’eau s’équilibraient très précisément. En conséquence de la réaction de fission qui se produisait à l’intérieur des barreaux de combustible d’uranium, l’eau présentait une radioactivité dangereuse. La fonction des barreaux consistait à régulariser la réaction. Là encore, le contrôle était délicat. Au maximum, les barreaux pouvaient absorber un peu moins d’un pour cent du flux des neutrons, mais cela suffisait à permettre la réaction ou l’empêcher.

Petchukocov aurait pu réciter toutes ces données dans son sommeil. De mémoire, il aurait pu tracer un diagramme très précis de tout l’ensemble moteur, et il pouvait instantanément comprendre la signification du moindre changement des relevés de ses instruments. Il se tenait très droit au-dessus du tableau de contrôle, suivant des yeux la foule de cadrans et d’indicateurs, une main à portée de la manette d’arrêt, et l’autre près des vannes de refroidissement d’urgence.

Il entendait distinctement la vibration. Ce devait être un palier voilé, car cela empirait peu à peu. Si les vilebrequins se faussaient aussi, la pompe se gripperait, et ils seraient obligés de s’arrêter. Ce serait une situation d’urgence, même si ce n’était pas vraiment dangereux. Cela entraînerait la nécessité d’une réparation de plusieurs jours – si même ils pouvaient réparer – au lieu de quelques heures, gaspillant de précieuses heures et des pièces de rechange. C’était ennuyeux. Mais le pire, et Petchukocov l’ignorait, c’était que la vibration créait des ondes de pression dans le liquide de refroidissement.

Dans le nouvel échangeur de chaleur de l’Alfa, l’eau devait circuler très rapidement dans les nombreuses boucles et déflecteurs. Cela nécessitait l’usage d’une pompe à haute pression qui représentait cent cinquante livres de la pression totale du système – près de dix fois ce qu’on estimait sage dans les réacteurs occidentaux. Avec une pompe aussi puissante, l’ensemble des machines, normalement très bruyantes à grande vitesse, ressemblait à une gigantesque chaudière, et la vibration de la pompe perturbait le fonctionnement des instruments de contrôle. Elle faisait trembler les aiguilles des cadrans, observa Petchukocov. Il avait raison et tort tout en même temps. En réalité, les aiguilles oscillaient à cause des ondes de trente livres de surpression qui circulaient dans le système. Le chef ingénieur n’analysait pas bien les symptômes. Il était de quart depuis trop longtemps.

A l’intérieur du réacteur, ces ondes de pression approchaient de la fréquence à laquelle une pièce de l’équipement entrait en résonance. Vers le milieu de la surface interne se trouvait une pièce en titane du système de refroidissement de secours. Dans le cas d’une perte de liquide de refroidissement, et après un arrêt réussi, les vannes intérieures et extérieures du circuit devaient s’ouvrir, refroidissant le réacteur soit avec un mélange d’eau et de barium, soit, en dernier recours, avec de l’eau de mer que l’on pompait – noyant le réacteur. Cela s’était fait une fois et, malgré les conséquences coûteuses de l’opération, l’initiative d’un jeune ingénieur avait évité la perte d’un sous-marin d’attaque Victor par suite d’une fusion catastrophique.

Aujourd’hui, la vanne interne était fermée, ainsi que le passage de coque correspondant. Les vannes étaient en titane parce qu’elles devaient pouvoir fonctionner après une exposition prolongée à des températures élevées, et aussi parce que le titane résistait à la corrosion – l’eau à température élevée se révélait un corrosif dangereux. Ce qui n’avait pas fait l’objet d’une étude suffisante, c’était que le métal se trouvait également soumis à une radiation nucléaire intense, et que cet alliage de titane manquait de stabilité sous un bombardement soutenu de neutrons. Au fil des ans, le métal était devenu cassant. Les ondes de pression hydraulique répétées battaient contre le clapet de la vanne. A mesure que changeait la fréquence de vibration, le clapet se mit à résonner, heurtant de plus en plus fort son siège dont les bords métalliques commencèrent à se briser.

Le premier, un michman de quart à l’avant du compartiment entendit le grondement sourd à travers la cloison. Croyant d’abord qu’il s’agissait du bruit en retour du haut-parleur de communication générale, il attendit trop longtemps pour vérifier. Le clapet se brisa et sortit de son logement. Ce n’était rien de bien gros, à peine dix centimètres de diamètre et cinq millimètres d’épaisseur. Cette pièce s’appelle une vanne papillon, et son clapet ressemblait tout à fait à un papillon, voletant et tourbillonnant dans le flot. S’il avait été en acier, son poids l’aurait entraîné au fond du récipient. Mais il était en titane, matière à la fois plus solide et plus légère que l’acier. Le liquide de refroidissement l’emporta vers le collecteur d’échappement.

Le flot charria le clapet dans le collecteur, qui avait un diamètre intérieur de quinze centimètres. Ce collecteur était en acier inoxydable, constitué d’éléments de deux mètres soudés de manière à être aisément remplacés dans les locaux encombrés. Le clapet fut rapidement entraîné vers l’échangeur de chaleur. Là, le tuyau formait un coude de quarante-cinq degrés vers le bas, et le clapet s’y trouva momentanément coincé, bloquant la moitié du tuyau et, avant que la pression pût déloger le clapet, trop d’événements se produisirent. Le mouvement de l’eau atteignit son point culminant et, se trouvant bloqué, créa une onde de retour à l’intérieur du tuyau. La pression totale grimpa brusquement à trois mille quatre cents livres, ce qui tordit le tuyau de plusieurs millimètres. L’accroissement de pression, le déplacement latéral d’un joint soudé et l’effet cumulé de plusieurs années d’érosion due à une température très élevée endommagèrent le joint : un trou de la taille d’une pointe de crayon s’y ouvrit. L’eau s’échappa aussitôt en un jet de vapeur, déclenchant des sonneries d’alarme dans le compartiment du réacteur et les compartiments voisins. Le reste du joint fut rapidement rongé, jusqu’au moment où le liquide de refroidissement du réacteur devint une véritable fontaine horizontale de vapeur, dont un jet détruisit les circuits électriques de contrôle du réacteur. C’était le début d’un terrible accident de perte de liquide de refroidissement.

Le réacteur se trouva totalement dépressurisé en trois secondes. Les dizaines de litres de liquide explosèrent en vapeur, s’échappant dans le compartiment. Une douzaine d’alarmes retentirent aussitôt au panneau de contrôle et, en l’espace d’un clin d’œil, Vladimir Petchukocov affronta son dernier cauchemar. Sa réaction professionnelle automatique fut d’écraser la manette d’arrêt, mais la vapeur avait détruit le système de contrôle des barreaux, et Petchukocov n’avait plus le temps de résoudre le problème. En un instant, il comprit que son bâtiment était condamné. Il ouvrit les contrôles d’urgence de refroidissement, faisant entrer à flots l’eau de mer dans le récipient du réacteur. Aussitôt l’alarme retentit dans tout le sous-marin.

Au central, le commandant comprit immédiatement la nature du drame. Le Politovsky se trouvait à cent cinquante mètres d’immersion. Il fallait remonter de toute urgence, et il hurla l’ordre de chasser aux ballasts, et de remonter avec les barres orientées à plus toute.

Le réacteur obéissait aux lois de la physique. Privée de système de refroidissement pour absorber la chaleur des barreaux d’uranium, la réaction nucléaire s’arrêta complètement – il n’y avait plus d’eau pour retenir le flux des neutrons. Ce n’était cependant pas une solution, car la chaleur résiduelle suffisait à tout détruire dans le compartiment. L’eau froide introduite dans le récipient diminua la chaleur, mais elle freinait également trop de neutrons, les maintenant à l’intérieur du réacteur. Cela provoqua une réaction de fuite qui produisit davantage encore de chaleur, plus qu’aucune quantité de liquide de refroidissement n’aurait pu contrôler. Ce qui avait commencé comme un accident de fuite de liquide de refroidissement devint quelque chose de bien pire : un accident d’eau froide. En quelques minutes le réacteur entier allait fondre, et le Politovsky avait besoin de tout ce temps pour faire surface.

Petchukocov demeura à son poste, à faire tout ce qu’il pouvait. Sa propre vie, il le savait, était presque sûrement condamnée. Il devait donner à son commandant le temps d’amener le bâtiment à la surface. Il existait une manœuvre pour ce genre d’urgence, et il aboya les ordres pour l’effectuer. Cela ne fît qu’aggraver les choses.

L’électricien de quart s’affairait pour brancher le système de secours, puisque l’énergie résiduelle de la vapeur dans les turboalternateurs allait s’éteindre dans quelques secondes. En un instant, la puissance du sous-marin ne dépendit plus que des batteries de secours.

Au central, aucune énergie n’alimentait plus les compensateurs des bords de fuite de la barre avant, qui se remirent automatiquement sur contrôle hydroélectrique, ce qui eut pour effet de redresser non seulement les compensateurs, mais le gouvernail aussi. Les assemblages de contrôle formèrent aussitôt un angle de quinze degrés en remontée – et le sous-marin filait toujours à trente-neuf nœuds. Maintenant qu’on avait fermé les purges et rentré les barres, le sous-marin était très léger, et il se mit à monter comme un avion. En quelques secondes, l’équipage stupéfait du central sentit le bâtiment grimper à un angle de quarante-cinq degrés, puis plus encore. Ils étaient trop occupés à tenter de garder leur équilibre pour pouvoir dominer la situation. L’Alfa montait à présent presque à la verticale, à près de cinquante kilomètres à l’heure. Tous les hommes et les objets non amarrés basculèrent.

Dans la salle des machines, à l’arrière, un matelot tomba sur le panneau électrique principal, provoquant un court-circuit, et coupant tout le courant à bord. Un cuisinier qui faisait l’inventaire du matériel de survie dans la chambre des torpilles cherchait à s’introduire dans la jupe de la sortie de secours tout en s’efforçant de revêtir une combinaison insubmersible. Même avec une seule année d’expérience, il avait vite compris le sens des klaxons et des mouvements incroyables du sous-marin. Il déverrouilla le panneau de secours comme on le lui avait appris à l’école de navigation sous-marine.

Le Politovsky jaillit hors de l’eau comme une baleine en furie, émergeant aux trois quarts avant de sombrer en arrière.

 

L’USS Pogy

 

« Ici sonar.

— Commandant, j’écoute.

— Vous feriez bien d’écouter cela, commandant. Quelque chose vient d’arriver à bord d’Appât 2 », signala le chef opérateur du Pogy. Wood accourut au sonar, coiffa des écouteurs branchés sur un magnétophone décalé de deux minutes. Le commandant Wood entendit un bruit de mouvement d’eau. Les bruits de moteur s’arrêtèrent. Quelques secondes plus tard, il y eut une explosion d’air comprimé et une succession de bruits de craquements de coque, comme quand un sous-marin change rapidement de profondeur.

« Que se passe-t-il ? » demanda Wood.

 

L’E. S. Politovsky

 

Dans le réacteur du Politovsky, le dérèglement de la réaction de fission avait littéralement volatilisé l’eau de mer qui entrait, et les barres d’uranium, dont les débris se posèrent sur la paroi arrière du récipient du réacteur. En une minute, il y eut une mare de scories radioactives d’un mètre de large, suffisante pour former sa propre masse menaçante. La réaction déchaînée se poursuivait, attaquant désormais directement l’acier inoxydable de la chaudière. Aucun produit fabriqué ne pouvait soutenir bien longtemps la pleine force d’une chaleur de cinq mille degrés. En dix secondes, la paroi céda. La masse d’uranium s’échappa librement contre la cloison arrière. Petchukocov sut qu’il mourait. Il vit la peinture de la cloison avant noircir, et sa dernière impression fut une masse sombre auréolée d’une lueur bleue. Le corps de l’ingénieur fut pulvérisé un instant plus tard, et la masse des scories alla heurter la cloison arrière.

A l’avant, l’angle presque vertical du sous-marin dans l’eau s’atténua. L’air sous pression des ballasts s’échappa par les remplissages et l’eau s’y engouffra, faisant retomber l’angle du bâtiment et le submergeant. A l’avant du sous-marin, des hommes hurlaient. Le commandant s’efforça de se relever sans s’occuper de sa jambe cassée, pour reprendre son quart, pour organiser ses hommes et leur faire quitter le sous-marin avant qu’il soit trop tard, mais la malchance d’Evgeni Sigismondavitch Politovsky allait agir une dernière fois sur le sous-marin qui portait son nom. Un seul homme put s’échapper : le cuisinier ouvrit le panneau de secours et sortit. Suivant ce qu’il avait appris à l’entraînement, il entreprit de fixer le panneau pour que d’autres puissent y passer à sa suite, mais une lame l’arracha à la coque tandis que le sous-marin sombrait par l’arrière.

Dans la salle des machines, le changement d’assiette fit retomber la masse en fusion sur le sol. La chaleur attaqua d’abord le revêtement d’acier, puis la coque en titane. Cinq secondes plus tard, la salle des machines prenait l’eau. La plus grande section du Politovsky fut rapidement noyée, et le peu de réserve de flottabilité qu’avait le bâtiment se trouva ainsi détruit ; l’angle de chute s’accentua. L’Alfa commença sa dernière plongée.

L’arrière s’affaissa au moment où le commandant commençait à reprendre son autorité sur l’équipage au central. Sa tête heurta une console de commande. Les faibles espoirs de ses hommes moururent avec lui. Le Politovsky tombait en arrière, et l’hélice tournoyait à l’envers pendant la descente vers le fond.

 

Le Pogy

 

« Commandant, je servais sur le Chopper, en 69. » L’opérateur sonar évoquait un terrible accident survenu à bord d’un sous-marin diesel. « C’est exactement ce qu’on entend là », acquiesça le commandant. Il écoutait directement au récepteur sonar, à présent. Impossible de s’y tromper. Le sous-marin coulait. Ils avaient entendu l’eau s’engouffrer dans les ballasts ; cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : que les compartiments intérieurs se remplissaient d’eau. S’ils avaient été plus près, ils auraient sans doute entendu les hurlements des hommes dans la coque condamnée, Wood était bien content de ne pas les entendre. Ce bouillonnement d’eau était bien assez atroce.

Des hommes mouraient. Des Russes, des ennemis, mais des hommes guère différents de lui, et l’on ne pouvait rien faire pour les sauver. Quant à Appât 1, observa Wood, il continuait sans se préoccuper de ce qui était arrivé à son jumeau resté en arrière.

 

L’E. S. Politovsky

 

En neuf minutes, le Politovsky toucha le fond, à sept cents mètres. Il heurta violemment le sable dur du bord du plateau continental. Preuve de la qualité de sa construction, les cloisons intérieures tinrent bon. Tous les compartiments de l’arrière, à partir de la salle du réacteur, étaient inondés, et la moitié de l’équipage y avait péri ; mais les compartiments avant étaient restés secs, ce qui constituait un malheur plutôt qu’une bénédiction. Comme les réserves d’air de l’arrière étaient inutilisables et qu’il ne restait plus que la batterie de secours pour faire marcher les systèmes complexes d’habitabilité, les quarante hommes ne disposaient que d’une quantité d’air limitée. Ils n’échappaient à une mort rapide par noyade dans l’océan Atlantique que pour en affronter une plus lente par asphyxie.

A La Poursuite D'Octobre Rouge
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Clancy,Tom-[Jack Ryan]A la poursuite d'Octobre Rouge.(The hunt for Red October).(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_006.htm
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