8
Davus réagit aussitôt. Il se leva d’un bond, me tira de mon fauteuil et me poussa jusqu’à l’extrémité de la terrasse, puis se posta devant moi. Comme il n’avait pas d’arme, il tendit les poings. À l’époque où il était esclave, il avait reçu une bonne formation de garde du corps.
— Regarde derrière toi, beau-père, me chuchota-t-il. Est-il possible de sauter ?
Je jetai un coup d’œil par-dessus la petite balustrade de la terrasse. En bas, dans la cour, d’autres soldats avaient sorti leur épée.
— Rien à faire, dis-je.
Puis, posant une main sur son épaule, j’ajoutai :
— Recule, Davus, et ne prends pas cette attitude de lutteur. Cela ne fera qu’éveiller leur hostilité. Nous sommes des intrus ici. Nous devons nous en remettre à leur merci.
Hiéronymus m’avait servi généreusement en vin, mais ne m’avait rien donné à manger. La tête me tournait.
Les soldats n’esquissèrent aucun mouvement pour nous attaquer. Ils se mirent en ligne, l’épée dégainée mais tournée vers le sol, et se contentèrent de nous dévisager. Hiéronymus piqua une violente colère.
— Que faites-vous ici ? C’est la résidence sacrée du bouc émissaire ! Vous n’avez pas le droit d’y venir en armes. Vous n’avez pas le droit d’y entrer sans la permission des prêtres d’Artémis !
— Comment oses-tu invoquer la déesse, chien maudit !
La voix tonitruante était celle de l’homme qui, de toute évidence, avait ordonné aux soldats de monter. Il arrivait le dernier. Son armure magnifique brillait comme un sesterce flambant neuf. Une cape bleu pâle flottait sur ses épaules. Le cimier en crin de cheval du casque qu’il portait sous le bras était également bleu pâle, en harmonie avec la couleur de ses yeux. Ceux-ci paraissaient trop petits, tout comme son nez mince et sa bouche minuscule, par rapport à son large front et à sa mâchoire puissante. Ses longs cheveux argentés étaient rejetés en arrière comme une crinière.
— Apollonidès ! éructa Hiéronymus en prononçant ce nom comme s’il s’agissait d’une malédiction.
Un homme qui portait l’armure d’un commandant romain le suivait. Sur son plastron, un disque de cuivre était frappé d’une tête de lion. Je le reconnus aussitôt ; je savais qu’il était à Massilia et ne m’étonnai pas de le voir. Et lui, me reconnaîtrait-il ? Nous nous étions brièvement rencontrés, plusieurs mois auparavant[3].
— Par tous les dieux de l’Olympe ! s’écria Lucius Domitius Ahénobarbus, en mettant les mains sur les hanches et en me dévisageant. Je n’en crois pas mes yeux ! Gordianus, le Fin Limier. Et qui est ce grand gaillard ?
— Mon gendre, Davus.
Domitius acquiesça en tirant sur sa barbe rousse.
— Quand t’ai-je vu la dernière fois ? Ne me le dis pas… Oui, c’était chez Cicéron, à Formiae. En mars. Tu te rendais à Brundisium. Moi, je venais ici. Ah ! Quand les vieillards qui traînent sur la place du marché ont rapporté à Apollonidès que deux Romains étaient sortis du bassin, il voulait être sûr que ce n’étaient pas deux de mes hommes passés à l’ennemi avant de leur trancher la tête. Une chance que je sois venu t’identifier ! Qui aurait cru… ?
Son front s’assombrit. Je remarquai le changement, comme s’il avait exprimé sa pensée à haute voix. Il s’était remémoré mon nom et mes relations avec Cicéron ; puis il s’était rappelé que j’étais le père de Méto. Si Méto était venu à Massilia en restant secrètement fidèle à César, mais en aspirant à de hautes fonctions chez les ennemis de César, c’était à Domitius qu’il avait probablement offert ses services. S’étaient-ils rencontrés ? Que s’était-il passé entre eux ? Domitius savait-il où trouver Méto ? Pourquoi avait-il soudain la mine si sombre ?
— Qui est cet individu ? questionna Apollonidès en s’impatientant.
De toute évidence, lui et Domitius se considéraient sur un pied d’égalité : l’un était le commandant en chef des aimées massiliotes ; l’autre le commandant des troupes romaines de Massilia restées loyales à Pompée et au Sénat romain.
— Il s’appelle Gordianus ; on le surnomme le Limier. C’est un citoyen romain. Nous nous sommes déjà vus une fois par le passé, très brièvement.
En plissant les yeux, Domitius m’examina comme il examinerait une carte tournée à l’envers.
— Partisan de Pompée ou de César ?
Apollonidès me regardait comme un animal curieux.
— C’est une très bonne question, répliqua Domitius.
— Et comment est-il entré dans la cité ?
— Encore une bonne question.
Tous deux rivèrent leur regard sur moi.
Je croisai les mains et respirai profondément.
— Je suis désolé de changer de sujet de conversation, dis-je en pesant mes mots, mais nous venons d’être témoins d’un événement tragique. Là-bas…, déclarai-je en montrant du doigt le Rocher du sacrifice.
— Qu’est-ce que tu racontes ? s’écria Apollonidès en me lançant un regard furieux. Réponds à ma question. Comment es-tu entré dans la cité ?
— Une femme et un homme – un soldat à en juger par la façon dont il était vêtu – viennent de gravir ce promontoire. L’une de ces personnes est tombée dans le vide. L’autre s’est sauvée.
Maintenant, il m’accordait toute son attention.
— Que dis-tu ? Quelqu’un a sauté du haut du Rocher du sacrifice ?
— La femme.
— Personne n’a le droit de gravir le rocher. Et le suicide sans autorisation est strictement interdit à Massilia ! vociféra Apollonidès.
— Le meurtre aussi, je suppose.
— Que dis-tu ?
— L’homme l’a poussée, expliqua Davus.
— Nous ne sommes pas tout à fait d’accord sur ce point, répliquai-je.
Apollonidès nous dévisagea en plissant les yeux, puis fit signe à l’un des soldats.
— Toi, là-bas, emmène quelques hommes et va jusqu’au Rocher du sacrifice. N’y monte pas, mais examine les alentours. Cherche des empreintes de pieds. Interroge les habitants.
— La femme portait un manteau de couleur sombre, précisai-je. L’homme était en armure, mais sans casque. Il avait une cape bleu pâle… qui ressemblait assez à la tienne, magistrat suprême.
— Un de mes officiers ? Je n’en crois rien, déclara Apollonidès, décontenancé. Tu as inventé toute cette histoire pour ne pas répondre à mes questions.
— Non, magistrat suprême.
— Premier magistrat suprême, rectifia-t-il.
Son visage tout rouge contrastait avec sa cape claire. L’homme était éreinté, à la fin d’une journée pénible ; à bout de patience.
— Bien sûr, premier magistrat suprême. Tu demandes comment nous nous trouvons ici. Eh bien, les hommes de Trébonius ont creusé un tunnel sous les murailles de la cité. Il devait déboucher près de la porte principale…
— Je le savais ! s’écria Apollonidès en tapant du poing dans la paume de sa main. Je te l’ai dit, Domitius, l’assaut avec le bélier, ce matin, n’était qu’une diversion. Trébonius est trop avisé pour croire qu’il peut abattre les murailles de Massilia avec un tel joujou. Pendant que notre attention était détournée, il voulait faire passer un détachement par un tunnel et s’emparer de la porte principale. C’est bien cela, Limier ?
— Exactement, premier magistrat suprême.
— Le tourbillon et la chute du niveau de l’eau dans le bassin, tu as dit que cela devait résulter d’une fuite ou d’un défaut dans nos terrassements, Domitius !
Le visage de Domitius était devenu écarlate.
— Je ne suis pas un officier du génie. L’idée m’était passée par la tête.
— Alors que moi je le savais : Trébonius envisageait de pénétrer dans la cité par un tunnel ! C’est pour contrecarrer sa tentative que j’ai fait creuser ce bassin et amener de l’eau. Et cela a marché ! Dis-moi que j’ai raison, Limier.
Il leva vers moi un visage épanoui. J’étais devenu son ami en apportant une bonne nouvelle.
Je poursuivis, la gorge serrée :
— Le tunnel était rempli de soldats, prêts à sortir dès que les sapeurs déboucheraient à l’air libre. Nous avons attendu des heures. Nous entendions le boum du bélier au loin contre les murailles… Soudain, le tunnel a été inondé. L’eau s’est engouffrée, balayant tout sur son passage.
— Parfait ! s’exclama Apollonidès. Tous ces soldats ont été emportés par l’eau comme des rats dans un égout ! Mais toi, Limier, comment as-tu survécu ?
— Mon gendre m’a tiré dans une cavité creusée dans le plafond du tunnel. Nous avons attendu que le niveau de l’eau se stabilise, puis nous sommes sortis à la nage. À ma connaissance, nous sommes les seuls rescapés.
— Les dieux doivent t’aimer, Limier, dit Apollonidès en jetant un coup d’œil à Hiéronymus. Ce n’est pas étonnant que ce misérable bouc émissaire t’ait recueilli et emmené chez lui. Il s’imagine que tu vas lui porter chance.
— Hors d’ici ! hurla soudain Hiéronymus. La maison du bouc émissaire est sacrée. Ta présence est un sacrilège, Apollonidès.
— Imbécile ! Tu déraisonnes. J’ai le droit d’entrer dans toute maison susceptible d’abriter des ennemis de Massilia. Est-ce le cas, Limier ? demanda Apollonidès en me regardant à nouveau. Que faisais-tu dans ce tunnel avec les hommes de Trébonius ? Tu participais à cette attaque ?
— Commence par me regarder, magistrat suprême. Je suis un vieillard, pas un soldat ! Je n’appartiens à aucun camp, Davus non plus. Nous sommes venus de Rome par voie de terre. Nous avons passé une nuit dans le camp de Trébonius. Je voulais entrer dans la ville, et j’ai trouvé un moyen d’y parvenir. Davus et moi, nous nous sommes déguisés et nous nous sommes glissés dans les rangs des soldats. Trébonius l’ignorait. Il aurait été furieux s’il l’avait découvert. Ce que j’ai à régler ici n’est pas d’ordre militaire ou politique. C’est une affaire strictement personnelle.
— Et quelle est exactement cette « affaire strictement personnelle » ?
— On a vu pour la dernière fois mon fils Méto à Massilia, dis-je en lançant un regard à Domitius, dont le visage resta énigmatique. Je suis venu à sa recherche.
— Un enfant disparu ?
L’idée parut susciter la sympathie d’Apollonidès.
— Qu’en penses-tu, Domitius ? Tu connais ce garçon ?
— Pas tellement, répondit-il en croisant les bras.
— Proconsul, dis-je en donnant à Domitius le titre officiel qu’il convoitait – car je savais qu’il se considérait comme le gouverneur de la Gaule légalement nommé par le Sénat. Si Cicéron était là, il répondrait de moi. Toi et moi, nous avons dîné ensemble à sa table à Formiae ; nous avons tous deux dormi sous son toit. Il m’a appelé un jour « l’homme le plus honnête de Rome ».
Je ne jugeai pas opportun d’ajouter que, dans l’esprit de Cicéron, ce n’était pas nécessairement un compliment.
Domitius rejeta la tête en arrière.
— Je veux bien prendre la responsabilité de ces deux hommes, Apollonidès.
— Tu en es sûr ?
— Oui, affirma Domitius après avoir hésité un très court instant.
— Bien. Alors l’affaire est réglée.
Apollonidès bâilla, découvrant des molaires qui auraient pu rivaliser avec celles d’un hippopotame.
— Par Morphée, je suis fatigué. Et j’ai faim ! Est-ce que cette journée épuisante se terminera jamais ? J’espérais avoir un moment de tranquillité, mais il va falloir que j’aille vérifier l’état du bassin pour m’assurer qu’il retient encore l’eau.
Il s’apprêta à partir. Certains de ses soldats le précédèrent dans l’escalier. Sur la seconde marche, il s’arrêta et se retourna.
— Fin Limier, si l’histoire que tu racontes est vraie, tu as gagné la partie que tu avais engagée avec Trébonius, en t’infiltrant parmi ses soldats et en sortant vivant du tunnel. Et nous, nous avons bel et bien déjoué ses plans. Nous sommes venus à bout de son bélier ; nos soldats ont réussi à lui passer un nœud coulant autour de la tête et à le remonter. Un fameux succès ! Tout ce tintamarre me donnait la migraine. Il fallait voir la réaction de Trébonius et de ses officiers du génie. Tous en furie ! Ce bélier fera un beau trophée. Lorsque nous aurons levé le siège et chassé Trébonius, je l’exposerai sur un piédestal en pleine place du marché.
Il se retourna et descendit encore quelques marches.
— Premier magistrat suprême ! criai-je. L’incident… sur le Rocher du sacrifice. Le soldat et la femme…
— Le meurtre ! rappela Davus.
— Vous avez entendu, j’ai envoyé mes hommes, répliqua avec vivacité Apollonidès. Je m’occuperai de cette affaire. Ce n’est plus votre problème.
— Mais je t’ai entendu leur ordonner de ne pas mettre les pieds sur le rocher. Si tu ne veux même pas leur permettre d’examiner l’endroit…
— Personne n’a le droit de s’y aventurer ! Cela s’applique aussi à toi, ajouta-t-il en me transperçant du regard. Les prêtres d’Artémis ont sanctifié ce lieu par leur rituel. Depuis le moment où un bouc émissaire est investi, jusqu’au jour où il accomplit son destin, le Rocher du sacrifice est un lieu sacré, interdit à tous. La prochaine personne qui y mettra les pieds sera ton ami Hiéronymus, ici présent – mais pas avant que les prêtres d’Artémis ne l’y autorisent. Ce sera aussi la dernière fois qu’il les y mettra.
Il lança un regard sardonique à notre hôte, fit volte-face et descendit quatre à quatre l’escalier, escorté par ses soldats.
— Ce n’est pas un mauvais gars pour un Grec, chuchota Domitius.
— Où sont tes soldats, proconsul ? demanda Hiéronymus d’un air méfiant.
— Mes gardes du corps attendent devant la maison, Apollonidès n’a pas voulu qu’ils entrent. Il est tellement pieux – du moins, il ne veut pas d’étrangers armés chez le bouc émissaire. Ne t’inquiète pas. Ils resteront là où ils sont jusqu’à ce que je leur donne l’ordre de partir. Par Hercule, j’ai une de ces faims ! Ne pourrais-tu pas te montrer un peu accueillant ?
Hiéronymus le considéra à son tour d’un air triste pendant un long moment. Après avoir frappé dans ses mains et commandé à un esclave d’apporter à manger, il se retira dans la maison en bougonnant.
— Je me régalerai plus ici que chez Apollonidès, me confia Domitius. Un prêtre d’Artémis veille à ce que l’on offre au bouc émissaire les meilleurs morceaux. La cité connaît une terrible pénurie de vivres, mais on ne le croirait jamais, à voir la façon dont on gave cette oie.
On apporta des lampes sur la terrasse, des plateaux chargés de nourriture et des petits trépieds. La faim me donna le vertige quand j’aperçus le festin : des tranches de porc toutes fumantes enrobées de miel et de graines d’anis, un pâté de ris de veau et du fromage blanc, une purée de fèves au gingembre, une soupe d’orge dont on avait relevé le goût avec du fenouil et des oignons entiers, enfin des petits gâteaux aux raisins secs.
Domitius dévorait, en se mettant les doigts dans la bouche et en les léchant pour ne rien perdre. A la vue de ces manières, si peu délicates, Davus n’eut pas la prétention d’être plus raffiné. J’étais torturé par la faim, mais c’est à peine si je pus avaler quelque chose, car j’avais l’estomac serré tant je m’inquiétais pour Méto. Que savait Domitius ? À plusieurs reprises, j’essayai de soulever la question, mais il refusa de répondre tant qu’il ne fut pas repu.
Enfin, il se carra dans son fauteuil, prit une bonne gorgée de vin et rota.
— C’est le meilleur repas que j’ai eu depuis des mois ! déclara-t-il. Je ne regrette pas d’avoir fait le voyage jusqu’à cette cité perdue. Qu’en penses-tu ?
— Je suis venu ici…
— Oui, je sais. Pas pour te sustenter, mais pour chercher ton fils.
— Connais-tu Méto ? demandai-je d’une voix placide.
— Oh, oui !
Domitius caressa sa barbe rousse et demeura silencieux pendant un long moment, satisfait de me voir si mal à l’aise.
— Pourquoi es-tu venu le chercher ici, Gordianus ?
— J’ai reçu un message anonyme à Rome, sans doute en provenance de Massilia.
Je tâtai la bourse accrochée à ma ceinture, sentis le petit cylindre de bois à l’intérieur, et me demandai si le parchemin qu’il contenait avait résisté à l’inondation.
— Selon le message, Méto… était mort.
— Un message anonyme ? C’est bizarre.
— Je t’en prie, proconsul, dis-moi ce que tu sais sur mon fils.
Il but son vin à petites gorgées.
— Méto est arrivé ici plusieurs jours avant son armée. Il en avait assez de César, m’a-t-il assuré, et il voulait rejoindre notre camp. J’étais sceptique, certes, mais je l’ai bien accueilli. Je l’ai cantonné à la caserne et je l’ai chargé de menues tâches – rien de délicat ni de secret. J’avais l’œil sur lui. Puis est arrivé un navire envoyé par Pompée, le dernier navire entré dans le port avant que César n’entreprît le siège. Dans son message, Pompée a parlé de choses et d’autres : la façon dont il avait échappé de justesse à César à Brundisium, sa situation à Dyrrachium, le moral des sénateurs exilés de Rome. Et il a mentionné tout particulièrement ton fils : il avait eu entre les mains des « preuves irréfutables » – c’est l’expression qu’il a employée – selon lesquelles Méto avait trahi César. On pouvait donc se fier à lui. La question était réglée : la dernière fois que je n’ai pas tenu compte des conseils de Pompée, j’ai eu des raisons de le regretter, bien que les torts fassent partagés.
Domitius faisait allusion à l’humiliation que lui avait infligée César en Italie : Pompée avait poussé Domitius à se retirer devant l’avance de son ennemi et à se joindre à lui, mais Domitius avait décidé de résister à Corfinium. Fait prisonnier, sa tentative de suicide avait échoué. César lui avait pardonné et l’avait libéré. Domitius s’était alors enfui à Massilia avec des gladiateurs – une vraie racaille – et une fortune de six millions de sesterces.
— Malgré le message de Pompée, expliqua Domitius, j’avais encore des soupçons à l’égard de ton fils, ô combien habile ! Milon m’a mis en garde. Tu dois te souvenir de Titus Annius Milon, exilé il y a quelques années pour avoir assassiné Clodius sur la voie Appienne.
— Bien sûr. C’est moi qui ai mené l’enquête pour Pompée.
— En effet ! Je l’avais oublié. Est-ce que tu as… offensé Milon ?
— Pas à ma connaissance.
— Non ? Eh bien, pour je ne sais quelle raison, Milon n’aimait pas ton fils. Il s’est tout de suite méfié de lui. J’aurais pu ne prêter aucune attention à ce que disait Milon – a-t-il jamais eu la réputation d’avoir un jugement sûr ? –, mais il se faisait l’écho de ce que je ressentais instinctivement. J’ai continué de surveiller Méto de très près. Je n’ai jamais pu le prendre en flagrant délit de mensonge. Jusqu’à ce que…
Domitius tourna la tête et regarda au loin en dégustant son vin en silence, pendant si longtemps que je crus qu’il avait perdu le fil de l’histoire.
— Jusqu’à ce que… ? demandai-je enfin, en essayant d’empêcher ma voix de trembler.
— Tu sais, je crois que c’est Milon lui-même qui devrait te le dire. Allons le voir tout de suite. Nous pourrons nous targuer d’avoir festoyé, alors que lui se contente de pain rassis et d’un reste de marinade de poisson qu’il a apportée de Rome.
Quelques mois auparavant, quand j’avais rencontré Domitius pour la première fois chez Cicéron, j’avais conclu que c’était un individu vaniteux et imbu de son importance. Je découvrais qu’il était également mesquin et méchant. Il semblait jouir de mon chagrin.
Nous dîmes adieu au bouc émissaire. Hiéronymus nous invita, Davus et moi, à revenir dormir sous son toit cette nuit-là. Tout en lui promettant que nous reviendrions, je doutais de mes paroles. J’avais déjà échappé deux fois à la mort au cours de la même journée. Il n’y avait aucune raison de penser qu’elle ne viendrait pas encore me surprendre.
Et Méto ? La mort l’avait-elle surpris ? Jusqu’à présent, Domitius avait refusé de me le dire, mais je ressassais ses paroles : « Milon n’aimait pas ton fils. » Pourquoi avait-il utilisé l’imparfait ?